- 3 - SOMMAIRE Hommage au Professeur Maxime Armengaud 4
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- 3 - SOMMAIRE Hommage au Professeur Maxime Armengaud 4
SOMMAIRE Hommage au Professeur Maxime Armengaud 4 Max Maurette, médecin Les obstacles à la maîtrise et à la prévention des infections sexuellement transmissibles 5 Nuisance parasitaires de la peau du voyageur en zones tropicales 5 Roger Pradinaud, médecin Président d’Honneur de l’Institut Guyanais de Dermatologie Tropicale Le post-humanisme veut-il en finir avec le corps ? 7 Jean-Michel Besnier Professeur de philosophie à l’Université Paris-Sorbonne. Délégué à la professionnalisation. Directeur du Master Professionnel « Conseil éditorial et Gestion des connaissances » Chercheur au CREA (CNRS/Ecole Polytechnique) Psycho-pathologie et Voyage :Les infortunes de l’être en jet. 15 Christophe Recasens Psychiatre, praticien attaché au département hospitalo-universitaire de psychiatrie du CHU de Créteil, médecin-directeur du CMPP de Saint-Maur Les nouvelles typologie des voyageurs 25 Danielle Laplace-Treyture Maître de Conférences en géographie Université de Pau et des Pays de l’Adour Le pèlerinage à Saint Jacques de Compostelle :l’expérience de la marche au cœur du voyage 33 Sylvie Miaux En post-Doctorat à la direction de la santé publique et à l’INRS Urbanisation Culture et Société de Montréal Le récit de voyage : dire le corps autrement 41 Mathilde Jégou Doctorante Sorbonne Lausanne Voyage comme un art des sens 49 David Le Breton Professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, Membre de l’Institut Universitaire de France, Laboratoire de cultures et sociétés en Europe Le voyage accessible : de l’utopie à l’injonction Pierre Zembri Maître de Conférences en Géographie des transports Université de Cergy-Pontoise ‐ 3 ‐ 58 ‐ 4 ‐ Le 7éme colloque du Collège International du Voyage sera le premier à se tenir sans la présence de Maxime Armengaud. Lors de sa disparition de nombreux hommages lui ont été rendus et mon propos n’est pas de dire ce que d’autres ont déjà exprimé, bien mieux sans doute que je ne pourrais le faire moi-même.Mais je voudrais simplement évoquer ce personnage hors du commun tel qu’il m’est apparu lorsque j’étais étudiant à la faculté de Médecine de Toulouse et tel que je l’ai surtout perçu au sein de l’AFORCOPI. Ce fut un homme qui ne ménageait jamais sa peine, et qui était aussi exigeant avec ses collaborateurs qu’il ne l’était avec lui-même. Cela tout au long de sa longue carrière. Même si ces derniers temps, pour diverses raisons, l’ardeur s’est assoupie, l’enthousiasme lui n’a jamais vacillé. Ayant pris un temps le secrétariat de l’AFORCOPI des Médecins Hospitaliers, fonction je peux l’avouer aujourd’hui, que j’ai assuré un peu contraint et forcé, j’avais à subir comme bon nombre d’entre vous dans des situations identiques, les invigorations du Maître .Ignorant, au feignant d’ignorer la charge de travail de chacun de nous, en dehors des activités de secrétariat, il n’était pas rare qu’il appelât dans le service souvent tard. Il s’étonnait, avec ce ton de naïveté dont il usait à merveille de ne pas avoir reçu de réponse à une question posée la veille.Il est évident que nous n’avions pas classifié la réponse dans la rubrique extrême urgence ; lui oui.Quelque peu désarçonné, surtout en début de mandat, vous vous confondiez en excuses et autre entiènes déjà usées sur les activités chronophages ; il vous assenait le coup de grâce en déclarant : « Si ce travail ne t’intéresse pas, ou ne t’intéresse plus, mieux vaut le dire franchement et tout de suite ! ».Pouvait-on lui dire franchement ce que l’on pensait à ce moment là ? Et encore ce jour, la décence posthume ne le permet pas ! Cet homme de croyance, de conviction et d’exigence a compris très tôt, et c’est peut être là, une de ses plus grande qualité, que la médecine devait s’affranchir de la faculté et sortir de ses murs, pour s’ouvrir sur le monde. Cette vision s’est concrétisée dans les différentes associations qu’il a créées, animées avec énergie et détermination ; dans les voyages qu’il a souhaités et réalisé avec son approche pédagogique particulière. Il nous a enrichi par l’exemple qu’il nous a donné. Mais surtout, nous sommes attachés à ce qu’il a laissé en nous, cette trace, cette empreinte de sa vision particulière du monde et de son humanisme. Max Maurette ‐ 5 ‐ Les obstacles à la maîtrise et à la prévention des IST, dont l’infection au VIH/SIDA Docteur Roger Pradinaud Réflexions avec les malades, les familles, les soignants médecins, aides-soignants, infirmières, psychologue, médiateur culturel, journaliste pour tenter de comprendre les échecs dans les domaines d’une sexualité entraînant des pathologies qu’on aimerait tant maîtriser dans leur épidémiologique diffusion : telle a été notre approche après une trentaine d’années particulièrement riches en vénérologie tropicale. La liberté sexuelle acquise avec la contraception, le partenariat multiple , l’ignorance, les soins inappropriés, les difficultés d’accès aux soins, la pauvreté économique, la subordination des femmes, les notions de procréation, fécondité, virilité, stérilité, la non identification à la maladie, les difficultés d’assimilation des messages,leur inadéquation, leur discordance dans des contextes culturels et sociaux étrangers au «rationalisme», l’incompréhension du bio-médecin dans «Nature» et «Culture», l’inadéquation connaissances et comportements, l’AMOUR, l’alcool et autres drogues, les perturbations émotionnelles ou les troubles psychiques… constituent une liste non exhaustive des éléments de discussion, qui nous font prendre conscience de la futilité des recommandations : «y’a qu’à mettre la capote !», «faut faire attention»…. Et ainsi le voyageur goûtant innocemment, en toute simplicité aux délices d’un merveilleux exotisme, peut se réveiller brutalement devant une situation nullement « programmée », totalement irrationnelle, parfois d’une extrême gravité, destructrice non seulement de l’individu , mais de sa vie familiale et de son environnement social. Nuisances parasitaires de la peau du voyageur en zones tropicales Docteur Roger Pradinaud Les prurigos par piqûres et morsures d’insectes, d’acariens, d’arachnides ou de leurs larves, sont des désagréments qui peuvent perturber un voyage à divers niveaux et le prurit, c’est comme l’amour, ça va de «un peu» à «passionnément» La rencontre vespérale de papillons urticants est parfois si intense qu’on a vu de jeunes femmes blondes aux yeux bleus venir à la consultation en disant «docteur...je deviens folle!», comme celles qui dans les Landes ont connu les souffrances des contacts avec les chenilles urticantes des pins ! Se prélasser sur une plage sans savoir que sous la serviette humide se cachent, diluées dans le sable chaud, des matières fécales animales contenant des œufs de vers qui ne demandent qu’à libérer une larve mobile et pénétrante qui va s’égarer et cheminer dans une peau humaine, impasse parasitaire, créant des sillons prurigineux, est une situation sans gravité, mais particulièrement désorientante pour le bon médecin de campagne consulté au retour d’un si agréable séjour sous les cocotiers ! Et l’orteil qui gratouille de manière «exquise» parce qu’une puce minuscule a décidé de s’introduire chez cet animal à sang chaud qu’est l’Homme, pour y assurer sa descendance ovulaire : gare au chirurgien qui proposera une large exérèse de la «tumeur» ! ‐ 6 ‐ Mais par quel génie ces mouches à l’abdomen verdâtre vont-elles loger en plein vol leurs œufs sur l’abdomen d’un moustique qui, champion de phorésie passive, ira les déposer au moment de leur éclosion pour que la larve au séduisant nom de «myiase» puisse pénétrer dans la peau du gentil touriste qui ne pensait qu’à capturer quelques beaux Morphos ou Rothénors ? Porteur de lésions «furonculeuses» il aura malheureusement droit à une inutile antibiothérapie, avant qu’un éminent spécialiste le débarrasse après une légère «épisiotomie» des indésirables locataires. Rien de dramatique dans tout cela, mais quelles sources d’erreurs de diagnostics ! Amusons-nous de toutes ces prouesses de la nature sur la musique Amazonia des extraordinaires enregistrements de l’ORSTOM dans le paradis écologique de notre belle France Equinoxiale où les chants des oiseaux se mêleront aux incroyables vociférations de singes hurleurs. ‐ 7 ‐ Le post-humanisme veut-il en finir avec le corps ? Jean-Michel Besnier Préambule : Le titre de mon intervention évoque le post-humanisme. Qu’entendre par ce terme qui risque de connoter pour la plupart d’entre vous quelques élucubrations de sciencefiction ? On peut assez précisément entendre par « post-humanisme » les réflexions ouvertes par les perspectives technoscientifiques contemporaines – celles qui relèvent des biotechnologies ou des nanosciences, en particulier, mais aussi celles que dessinent la robotique ou les technologies d’information et de communication. Le post-humanisme désigne l’interrogation sur l’homme à venir que l’on prétend fabriquer (grâce au clonage ou à l’ectogenèse, par exemple), dont on annonce pouvoir augmenter les performances (grâce aux technologies cognitives ou aux neurosciences, par exemple) et qu’on envisage finalement de rendre immortel (grâce à la maîtrise de l’invisible, du virtuel ou des techniques de téléchargement de la conscience sur des matériaux inaltérable, par exemple). Le post-humanisme a fait son entrée dans les débats philosophiques à l’occasion d’une conférence donnée en 1999 par le philosophe autrichien Peter Sloterdjick qui se demandait notamment comment s’organiseraient les hommes dans un monde qui aurait atteint une maîtrise du vivant telle que devraient y cohabiter des êtres hybrides, purs produits de la technique, avec des humains. Ses « Règles pour le parc humain », selon le titre de sa conférence, ont déchaîné une polémique bien inutile. Car, le post-humanisme que Sloterdjick envisage ne traduit pas le cynisme que Habermas lui attribue et il reste au contraire attaché à la détermination des valeurs qui devront être mobilisées pour assurer un vivre-ensemble élargi aux non-humains. Ce qui n’est sans doute pas le cas du transhumanisme qui, lui, désigne sans nuances les spéculations induites par les technologies susceptibles d’éviter aux hommes de naître, de souffrir, de vieillir et de mourir, c’est-à-dire capables de mettre bientôt à notre disposition les moyens de nous débarrasser de l’humanité au profit d’une condition à peu près irreprésentable, qu’on nomme souvent de manière emphatique « la Singularité ». Il y a du cynisme assumé dans le transhumanisme, qui se convainc qu’on ne peut plus rien attendre de l’humanité et qu’il faut seulement l’aider à quitter le terrain de l’évolution naturelle, - un cynisme qu’évite encore, je crois, le post-humanisme. Mais, entre les deux, la pente est glissante et de toutes façons, elle n’offre pas beaucoup de frein pour préserver la conception de l’homme que la culture occidentale a pour l’instant privilégiée. On devinera en particulier que les deux attitudes post- et trans-humanistes pourraient s’accorder pour vouloir en finir avec le corps qui enferme l’humanité dans des limites jugées trop étroites. Une seconde remarque, avant d’entrer dans le vif du sujet : Je vais évoquer la figure du cyborg et vous demander de ne pas me soupçonner, ce faisant, de céder aux fantasmes de la science-fiction. Le cyborg évoque bien sûr ces mixtes de vivant et de machine, ces rescapés d’accidents ou d’agressions dotés de prothèses au pouvoir surréel, ces robots couplés à des cerveaux marinant dans une espèce de liquide amniotique… Mais, en le réduisant à cet imaginaire facile, l’on est injuste avec lui. Le cyborg est à l’origine une chose parfaitement sérieuse et il a historiquement affaire avec le voyage – ce qui milite en faveur de la pertinence de mon intervention dans le cadre de ce colloque. C’est en effet dans le contexte de la conquête de l’espace, dans les années 1960, qu’on imagine le moyen de faire voyager des êtres vivants qui devront accomplir des tâches cognitives aussi bien que des activités sensori-motrices, dans un environnement totalement artificiel. Afin de le leur permettre et de préserver l’équilibre de leur relation avec cet environnement, on envisage de les relier à des mécanismes capables d’auto-régulation. Telle est l’origine du cyborg, cette association d’organisme vivant et de cybernétique dont l’image a évidemment évolué en direction d’une certaine fantasmagorie : après avoir désigné la simple mise en relation d’un ‐ 8 ‐ humain avec des dispositifs rétroactifs, le mot 1 a servi à qualifier l’être hybride qui associe de manière interne l’organisme biologique et des prothèses électroniques. Et le cyborg a fini par nommer le couplage d’êtres humains – éventuellement réduits à leur seul cerveau - avec des machines de toutes espèces et de toutes dimensions – depuis la puce de silicium jusqu’aux usines les plus sophistiquées. C’est là un étrange parcours sémantique qui connote sans doute la part grandissante prise par la technique sur l’homme, pour aboutir au fantasme d’une « Singularité », comme dit Ray Kurzweil, qui incarnerait de manière non anthropomorphe l’Intelligence enfin débarrassée des limites corporelles. Ces deux remarques préliminaires ont en commun, vous l’aurez observé, de suggérer combien le corps est, si j’ose dire, la bête à abattre dans la prospective offerte par les technosciences contemporaines. Elles pourraient suffire à répondre à ma question : « le post-humanisme veut-il en finir avec le corps ? ». Mais je ne vais évidemment pas m’en tenir là. L’impatience à en finir avec le corps que révèlent tant de fantasmes alimentés par les sciences et les techniques, mérite qu’on interroge ses raisons. Il n’est tout d’abord pas sûr que cette impatience soit nouvelle. Tout philosophe issu de la tradition platonicienne l’admettrait : le corps est l’indice d’une insupportable finitude, c’est-à-dire qu’il est perçu comme un obstacle au désir d’absolu et d’éternité censé caractériser ce qu’il y a de plus digne en l’homme. D’où le fait que la plupart des sagesses – qu’elles soient occidentales ou orientales - invitent à faire abstraction du corps afin d’en émanciper l’âme ou de lui permettre de coïncider avec le grand Tout. A l’aube de la Modernité, Le dualisme cartésien a réactivé la disqualification traditionnelle du corps, en le rapportant à l’animal en nous et en lui réservant un statut exclusivement mécaniste. Par la suite, même lorsqu’ils combattront le dualisme pour privilégier une conception de la matière dotée de sensibilité et susceptible de produire l’intelligence la plus élaborée, - les philosophes resteront convaincus que le corps représente la part d’hétéronomie en nous, celle qui hypothèque les perspectives d’émancipation auxquelles nous aspirons. En d’autres termes, l’autonomie qui constitue l’idéal des Modernes devait, d’une manière ou d’une autre, en finir avec le corps. De là à envisager que nous n’avons depuis lors d’autre obsession que celle de mettre à la raison ce qui nous limite, voire de l’effacer, il n’y a qu’un pas. Au fond, l’obsession du corps parfait que traduisent tant de nos contemporains ne dit peut-être rien d’autre que ce refus de la finitude qui réside au cœur de toute métaphysique. Je l’ai annoncé en commençant : la question reprend toute son actualité à l’heure où les développements technologiques laissent augurer une relève de l’humanité qui nous dispenserait de naître, de souffrir et de mourir. Je cite là les trois ingrédients des prophéties transhumanistes qu’on formule, par exemple, dans l’environnement des centres de recherches axées sur des programmes du type NBICs 2. Le transhumanisme dessine un avenir où le corps n’aura plus sa part, ni non plus aucun des déterminismes qui nous rivent à la nécessité et font de nous de simples donnés naturels. Le fantasme de l’homme remodelé, puis intégralement auto-fabriqué, appartient plus que jamais partie à l’imaginaire d’aujourd’hui. Il est la conséquence logique des illusions générées par la Modernité. Les signes de l’évacuation du corporel sont évidemment discutables et paradoxaux : à côté des excès de l’hygiénisme, du souci de l’asepsie ou du recours croissant à la crémation qui révéleraient à leur manière la décision d’éliminer le charnel – « la viande », comme disent brutalement les transhumanistes -, on objectera que le body-building, par exemple, ou la 1 C’est le savant américain Klyne qui invente le mot, comme le rappelle Ian Hacking dans « Canguilhem et le cyborg » (réf.), pour désigner l’interdépendance de l’astronaute et de le technique dans la fusée. Par la suite, le mot a été récupéré par l’anthropologue féministe Donna Haraway qui dans « Le Manifeste du Cyborg » se réjouit du pouvoir d’émancipation qu’impliquera l’interface croissante du vivant et de la machine. Certains théoriciens des nanotechnologies iront plus loin encore, anticipant une fusion complète du vivant et de la machine. Voir, par ex. : http://www.davis-floyd.com/USERIMAGES/File/Bucky%20balls%20Fullereness%20and%20the%20future.pdf 2 NBICs désignent le programme américain de convergence des nanosciences, des biotechnologies, des sciences de l’information et des sciences cognitives. ‐ 9 ‐ pratique des arts martiaux suggèrent une hyper-attention au corps, de même que l’intérêt porté aux modes vestimentaires ou aux régimes alimentaires, quand ils n’invitent pas à l’anorexie. Mais ces derniers signes révèlent aussi bien une concession au conformisme, voire l’attirance pour une standardisation qui équivaut à neutraliser la singularité attachée au corps vécu, au fait d’être ce corps-ci plutôt que celui-là. Car c’est cela que devrait dénoter le corps s’il était accepté : la revendication du sans pareil, de la différence inaltérable voire de l’hyper-individualisation. Or, cette revendication fait de plus en plus défaut dans nos sociétés soumises aux idéaux égalitaires jadis décrits par Tocqueville comme conduisant à ce que l’on décrira après lui comme une sorte d’entropie. De nombreux symptômes pourraient indiquer ce renoncement à endosser la position d’un unique et sans-pareil : ainsi, de plus en plus de nos contemporains seraient disposés à souscrire aux thèses du célèbre biologiste Richard Dawkins soutenant que nos organismes ne sont ni plus ni moins que de simples réservoirs à gènes, des gènes qu’ils doivent transmettre et optimiser dans la mesure du possible. Le corps, dans cette perspective, n’est rien de plus qu’un simple container à gènes ! Et il est indifférent d’être ce corps-ci plutôt que ce corps-là, pourvu que l’on soit en mesure de véhiculer de bons gènes. De leur côté, les spécialistes des sciences de l’information et de la communication, comme Pierre Lévy 1, se font un plaisir de nous expliquer qu’avec le triomphe d’Internet et des technologies du virtuel, le corps se trouvera dématérialisé et apparentable à une flamme circulant de proche en proche, dans le cyberespace. Le corps ainsi réduit au statut d’information volatile, pourrait pour cette raison, se prétendre enfin spiritualisé et satisfaire une pulsion d’anéantissement toute mystique. Il y a bien sûr ici beaucoup de naïveté et il n’est pas sûr qu’en éliminant ainsi le hardware, on sauvegarde le logiciel, comme l’ont objecté les philosophes inspirés par la phénoménologie aux cogniticiens qu’on qualifie d’ « éliminativistes » parce qu’il soutiennent que l’esprit se confond avec le cerveau, de sorte qu’un ordinateur qui simulerait le fonctionnement du cortex assurerait les performances cognitives dont l’homme se prévaut. C’est une source de surprise que de constater cette naïveté qui consiste tout de même à prétendre penser encore la relation esprit-corps en termes dualistes et pourtant, dans le monde des ingénieurs high tech, chez les théoriciens de l’intelligence artificielle, la chose n’est pas rare. On aurait pu imaginer que la leçon des philosophes disciples de Husserl aurait pénétré ce monde, ne serait-ce que parce qu’elle offre des aperçus très pragmatiques et donc utilisables par l’ingénierie de pointe qui prospecte sur le terrain des phénomènes complexes : soucieuse d’en appeler au sens commun, la tradition phénoménologique a en effet tenté d’exprimer le vécu corporel comme expérience de l’effet que cela pourrait faire d’être ce corps-ci plutôt que celui-là. Elle a livré des arguments aux théoriciens de la complexité pour résister à la mécanisation qui homogénéise tout ce qu’elle touche. MerleauPonty, par exemple, comparait le corps non pas à un objet physique mais à une œuvre d’art – « un nœud de significations vivantes et non pas la loi d’un certain nombre de termes covariants »2. Aux mécanistes, il objectait ceci : « On répondra peut-être que l’organisation de notre corps est contingente, que l’on peut « concevoir un homme sans mains, pieds, tête » /Pascal, Pensées 339/ et à plus forte raison un homme sans sexe et qui se produirait par bouture ou par marcottage. Mais cela n’est vrai que si l’on considère les mains, les pieds, la tête ou l’appareil sexuel abstraitement, c’est-à-dire comme des fragments de matière, non dans leur fonction vivante, - et que si l’on forme de l’homme une notion abstraite elle aussi, dans laquelle on ne fait entrer que la Cogitatio »3. L’attitude 1 Cf. Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ? p.31 : « Mon corps personnel est l’actualisation temporaire d’un énorme hyper-corps hybride, social, technobiologique. Le corps contemporain ressemble à une flamme. Il est souvent minuscule, isolé, séparé, presque immobile. Plus tard, il court hors de lui-même, intensifié par les sports ou les drogues, passe par un satellite, lance quelque bras virtuel très haut vers le ciel, le long de réseaux de soins ou de communication. Il se noue alors au corps public et brûle de la même chaleur, brille de la même lumière que d’autres corps-flammes. Il retourne ensuite, transformé, dans une sphère quasi privée, et ainsi de suite, tantôt ici, tantôt partout, tantôt en soi, tantôt mêlé. Un jour, il se détache complètement de l’hyper-corps et s’éteint ». 2 Cf. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, pp.176-177. 3 Ibid. p.198 ‐ 10 ‐ phénoménologique est claire : « l’homme est une idée historique et non pas une espèce naturelle »1, le produit d’expériences singulières et non pas le spécimen d’une classe universelle découpée au sein du règne du vivant. Il suffit qu’on oublie cette évidence et que l’on adhère au réductionnisme mécaniste dominant depuis le temps de Descartes pour se montrer disposé à accueillir l’élimination du corps comme une possibilité offerte aux technosciences de nous délivrer de nous-mêmes. C’est là où l’on se dit que l’obstination à disqualifier le corps qui caractérise les promoteurs des technologies du futur procède d’une attitude raisonnablement peu justifiable – une attitude qui relève d’un pathos révélateur d’une conception émotionnelle du monde, plutôt que d’un engagement épistémologique. Je formulerais l’hypothèse suivante : Il y a au fond des utopies posthumaines une lassitude d’être ce qu’on est, une manifeste fatigue d’être soi, une désaffection pour « ces significations vivantes », dont parle Merleau-Ponty, qui exigeraient qu’on veuille s’incarner dans l’histoire, qu’on s’implique dans les expériences qui façonnent l’individualité. Dans ces utopies – que je préférerais nommer « dystopies » - on admet comme une bonne nouvelle le fait que l’homme vive peut-être ses dernières heures. Je prendrai à témoin l’analyse du sociologue Alain Ehrenberg qui considère que notre temps vit sous le signe de la dépression, d’une impuissance à vivre que pourrait expliquer la propension de nombreux internautes à rechercher les occasions d’endosser des avatars, d’engager des vies de substitution, grâce notamment aux technologies du virtuel. Longtemps la névrose a prévalu dans nos sociétés et nous a destinés au « drame de la culpabilité ». Désormais, selon Ehrenberg, la dépression prend la place et nous enferme dans « la tragédie de l’insuffisance »2. Le corps n’y a rien gagné, assurément : il reste en trop, il reste la prison de l’âme, l’équivalent du tombeau auquel Platon aimait à le comparer, jouant de la proximité des mots « sêma » et « soma ». Les sociologues, depuis longtemps, pouvaient prévoir que les hommes ne supporteraient bientôt plus l’image d’eux-mêmes et qu’ils tâcheraient de se fuir par tous les moyens. En 1970, dans Le choc du futur, Alfin Toffler expliquait déjà que la société allait imposer de plus en plus la mobilité et exiger de la flexibilité, du précaire et de « l’hyperchoix », c’est-àdire l’obligation d’avoir continuellement à décider et anticiper sa trajectoire. La fatigue qui devrait en résulter conduit inexorablement à la dépression qui nous habite aujourd’hui et qui se manifeste de multiples façons, non seulement par de la tristesse mais aussi par de l’hyperactivité, par le souci de la performance individuelle – sans état d’âme, puisqu’on expulse en ce cas l’intériorité. « La fatigue, observe Alain Ehrenberg, est un refus de voir en soi-même ». Rien de plus propice que cette vulnérabilité psychologique pour accueillir comme un palliatif la leçon des sciences et les ressources de technologies qui éliminent la préoccupation pour la vie intérieure, pour cette vie intérieure dont Pascal disait qu’elle devrait nous donner la force de résister aux divertissements ruineux pour l’âme. Rien n’est plus salutaire aujourd’hui, semble-t-il, que l’engouement pour les technologies d’information et de communication qui encouragent à l’abstraction et à la désubstantialisation des individus. Telle serait bien l’issue ultime de cette fatigue d’être soi dont on identifie sans difficulté le symptôme dans les fantasmes transhumanistes. Abandonnons l’idéal d’autonomie qui nous contraint à devoir « tout choisir et tout décider »3. Confions-nous à la perfection de nos machines qui doivent à présent nous relayer. « Le manque d’initiative est le trouble fondamental du déprimé », rappelle encore Alain Erhenberg, qui donne ainsi à comprendre combien l’espoir mis dans l’émergence du nouveau, grâce aux machines intelligentes, constitue un alibi à nos insuffisances. Günther Anders a baptisé, en 1956, la pathologie dominante aujourd’hui : « la honte prométhéenne »4. Le nom résume l’essentiel : « la honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même 1 p.199 Alain Ehrenberg, «La fatigue d’être soi. Dépression et société, p.19 3 Alain Erhenberg, op.cit. p.236 4 Günthers Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956), éditions de l’Encyclopédie des nuisances, Paris 2002 2 ‐ 11 ‐ fabriquées ». Etrange situation qui donne sa pleine mesure à la dépression dont nous faisons le signe du temps présent : le degré atteint par nos techniques nous persuade que nous ne saurions plus être à la hauteur et la honte que nous en concevons touche au plus intime de l’humain. « Si j’essaie d’approfondir cette « honte prométhéenne », écrit Anders, il me semble que son objet fondamental, l’ « opprobre fondamental » qui donne à l’homme honte de lui-même, c’est son origine. Il a honte d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué. Il a honte de devoir son existence – à la différence des produits qui, eux, sont irréprochables parce qu’ils ont été calculés dans les moindres détails – au processus aveugle, non calculé et ancestral de la procréation et de la naissance »1. Peut-il y avoir source de désespoir plus profonde ? Peut-on lui donner une autre réponse que l’investissement dans cette « ingénierie humaine » qui prétend repousser « les limites innées de la nature vers le royaume de l’hybride et de l’artificiel » ? Le programme de transformation du corps qui résulte de cette honte d’être soi – seulement soi – et qui entend le mettre en phase avec les machines, relaie aux yeux de G. Anders l’ambition des métaphysiques de toujours qui aspirent à dépasser la finitude humaine : « Les folles exigences que l’homme impose à son corps pour le rendre capable d’accomplir les folles tâches que lui imposent ses instruments ressemblent étonnamment à ces folles exigences que les métaphysiciens spéculatifs imposaient autrefois à la raison : dans un cas comme dans l’autre, on a ignoré le fait que les capacités de l’homme étaient limitées. Ici aussi, des limites doivent être repoussées ou franchies. Sauf que, cette fois-ci, l’homme ne prétend pas être omniscient « à l’égal de Dieu », mais vise à devenir semblable à l’instrument, c’est-à-dire « l’égal d’un gadget » »2. A la racine de cette aspiration à imiter les machines, il y a bien – comme dans les métaphysiques ou les religions – cette impatience à fuir la condition humaine. Alain Erhenberg parachève la description de la dépression de notre temps en soulignant qu’elle porte à tourner le dos au conflit caractéristique de la névrose3. La précision n’est pas inutile pour comprendre l’absence de combativité du posthumanisme : il ne s’agit pas pour lui d’objecter au temps présent un idéal de réforme qui réconcilierait l’homme avec lui-même mais d’accompagner le mouvement par lequel celui-ci se déprend de soi-même, espérant ainsi donner libre cours à l’indéterminé qui le définit fondamentalement et dont l’expression ouvrira des horizons qui ne pourront être que meilleurs. Au conflit qui structurait les relations humaines, au risque de la névrose, a succédé l’aspiration à la fusion qui satisfait le déprimé parce qu’elle le dissout ou le transforme en simple flamme. Les technologies convergentes sont en phase avec cette aspiration qui exprime au mieux la volonté d’en finir avec soi. « Défaut de projet, défaut de motivation, défaut de communication, le déprimé est l’envers exact de nos normes de socialisation »4. Les utopies posthumaines exercent sans doute leur pouvoir de fascination de ce qu’elles dispensent l’homme de tout objectif de réalisation de soi, pour ne lui proposer au mieux qu’un remodelage rédempteur. De ce remodelage, je ne dirais pas grand-chose, sinon que ceux qui en ont étudié les différents aspects – comme Vance Packard, en 1977, dans L’Homme remodelé ou, beaucoup plus récemment, comme Hervé Kempf en 1998, dans La Révolution biolithique – ont rarement manqué d’apercevoir l’inclination à l’eugénisme qui sous-tend les techniques d’intervention sur le corps – un eugénisme décomplexé que Habermas qualifiera de « libéral » parce qu’il correspond à l’individualisme et au consumérisme caractéristiques de notre époque. Un eugénisme qu’on présente parfois comme un devoir à rendre à nos enfants5 et qu’on trouve de moins en moins indécent de référer à Francis Galton (18221911), le sulfureux cousin de Darwin et l’inspirateur de l’eugénisme nazi, expliquant qu’ « il est devenu désormais tout à fait nécessaire de procéder à l’amélioration de l’espèce humaine, l’individu moyen étant trop inférieur aux tâches quotidiennes que requiert la 1 p.38 p. 55 note 14 3 Loc.cit.p.261 4 p.293 5 Vance Packard cite Muller qui exprime ce devoir. Cf. p.243 2 ‐ 12 ‐ civilisation moderne »1. Voilà bien l’argument décisif : si l’homme doit être perfectionné et si pour cela, il faut le débarrasser de son corps, c’est avant tout pour qu’il puisse se montrer digne des machines qu’il a inventées et dont il a peuplé son environnement. La co-évolution de la technique et de l’homme devient un impératif, après s’être simplement révélé comme un avantage sélectif pour l’espèce – un impératif pour peu qu’on souhaite préserver l’équilibre et ne pas se laisser distancer par nos machines. Certains pensent qu’il est déjà trop tard et qu’il vaut mieux se disposer à l’émergence de quelque « forme de vie nouvelle susceptible de prendre la suite de l’homme comme habitacle de la conscience »2. Ceux-là sont déjà dans l’imaginaire achevé du cyborg, c’est-à-dire dans un univers qui a éliminé le corps et la finitude humaine. C’est le cas de Jean-Michel Truong qui se réclame volontiers de Teilhard de Chardin pour annoncer que nous sommes enfin prêts à éprouver « l’espérance totalement inhumaine » d’une Conscience qui trouverait le moyen d’échapper à la décomposition qu’implique nécessairement le corps. L’intelligence est disposée à « embarquer dans un nouvel esquif », dit-il : il faut l’y aider3. Et Truong s’efforce de démontrer que la vie qui a commencé avec des composés de carbone, peut tout à fait continuer avec d’autres supports et qu’elle n’est pas enchaînée à l’ADN. C’est dire aussi que l’intelligence n’a pas constitutivement besoin de l’homme tel que nous le connaissons et qu’elle peut trouver un régime optimal dans l’univers des artefacts. Jean-Michel Truong en appelle ainsi, sur la base d’une révocation du corps, à cet au-delà de l’humanité qui hante ceux qui, comme lui, diraient qu’ « après Auschwitz, il n’est plus possible de trouver désirable un futur à visage humain. Qu’après l’homme ce soit encore l’homme, voilà en vérité le comble du désespoir »4. La voilà bien avouée cette extrême fatigue d’être soi, que j’évoquais tout à l’heure et qui justifie l’attente de la singularité : « J’appelle Successeur, proclame Truong, cette forme de vie nouvelle susceptible de prendre la suite de l’homme comme habitacle de la conscience ». Et il ajoute cette précision : « Le Successeur est l’espèce émergeant sous nos yeux de ce substrat artificiel – fait de mémoires et de processeurs toujours plus nombreux et en voie d’interconnexion massive – qu’on appelle le Net »5. Il n’est pas facile d’imaginer que le cyberespace soit appelé à faire éclore une espèce nouvelle appelée à remplacer la communauté des humains. Et pourtant, c’est bel et bien de cela qu’il s’agit. Et c’est Ray Kurzweil qui se montre sur ce point le plus démonstratif. Une intelligence non biologique dominera bientôt (sans doute, en 2030). Nous aurons d’abord les moyens de transformer radicalement nos corps, grâce à des milliards de nanorobots qui circuleront dans notre sang, dans notre corps, dans notre cerveau. Ces nanorobots « détruiront les agents pathogènes, corrigeront les erreurs de notre ADN, élimineront les toxines et effectueront toutes sortes d’autres tâches pour améliorer notre bien-être physique »6. Ils interagiront avec nos neurones biologiques, avant de pouvoir les remplacer et de générer des organismes plus durables, plus performants et à peu près inusables. Se dessinera la version 2.0 du corps humain où les organes biologiques, comme le cœur ou les poumons, seront remplacés par « d’autres ressources nécessaires au fonctionnement des systèmes nanorobotiques ». Notre transformation en cyborgs sera alors en voie d’achévement et Truong résume le chemin qui aura été parcouru aux alentours de 2030 : « Les ordinateurs étaient à l’origine des machines très grossières et distantes, dans des pièces climatisées où travaillaient des techniciens en blouse blanche. Ils sont ensuite arrivés sur nos bureaux, puis sous nos bras et maintenant dans nos poches. Bientôt, nous n’hésiterons pas à les mettre dans notre corps ou dans notre cerveau7 ». Le non-biologique 1 2 Cité p.243 Cf. Jean-Michel Truong qui baptise cette forme de vie nouvelle du nom emphatique de « Sucesseur », in Totalement inhumaine, Paris, éd. Les Empêcheurs de penser en rond 2001, p.49. 3 Jean-Michel Ttruong, Totalement inhumaine, Paris, éd. Les empêcheurs de penser en rond 2001, pp.18-19. 4 Ibid. p.25 5 pp.49-50 6 Ray Kurzweil, Humanité 2.0. La Bible du changement, M21 éditions 2007, p.322 7 p.332 ‐ 13 ‐ se sera alors effacé devant l’intelligence non-biologique. L’attachement au corps sera décidément devenu archaïque et nous aurons toute latitude pour en changer à volonté. Kurzweil prédit là, sérieusement, l’émergence du corps humain version 3.0 – un corps équipé d’ordinateurs quasi invisibles qui capteront des signaux venant d’environnements virtuels, tout aussi réels pour eux que s’ils venaient du monde des corps physiques. Le cerveau interprétera ces signaux au même titre que les stimuli sensoriels constitutifs de toute expérience véritable. Rien de plus simple, dans ces conditions, que de changer d’apparence physique et de devenir quelqu’un d’autre1. La fable racontée par Daniel Dennett pour donner à imaginer le bouleversement des relations du corps et de l’esprit envisageable avec les technologies contemporaines pourrait trouver ici des prolongements pédagogiques. Que raconte cette fable ? Elle invite à imaginer qu’un homme (Dennett en personne) est missionné par la NASA pour intervenir auprès des débris radioactifs d’une fusée. Cet homme aurait, pour ce faire, subi une intervention chirurgicale destinée à séparer son corps de son cerveau, lequel cerveau n’aurait pas pu supporter l’épreuve des rayonnements radioactifs tandis que le corps n’aurait rien risquer. La liaison du corps et du cerveau étant assurée par « de petits appareils de liaison radio », c’est un cyborg presque ordinaire qu’imagine ici le philosophe Dennett. L’expérience d’un corps évoluant à distance de son cerveau maintenu dans une cuve pleine d’un liquide amniotique n’a plus rien de vraiment déconcertant pour l’imaginaire d’aujourd’hui. Ce qui donne du relief à l’expérience de pensée proposée par Dennett, ce sont les péripéties qui sont survenues dans l’aventure et qui ont rendu la situation plus complexe encore : d’abord, la destruction inattendue du corps à proximité de la fusée, puis son remplacement chirurgical par un autre corps connecté au cerveau, le téléchargement de ce même cerveau sur un ordinateur censé en sauvegarder le contenu en cas de malheur, et enfin la révélation que cet ordinateur prenait progressivement, sans qu’on s’y soit attendu, son autonomie par rapport au cerveau avec lequel il était couplé – cet ordinateur gérant finalement à sa guise la relation avec le corps d’emprunt et devenant ainsi en quelque sorte un « ordinateur vivant », selon une définition du cyborg couramment admise. L’embrouillamini de la situation, qui s’achève avec la scène de ce logiciel relié à un corps anonyme – en lieu et place de la solidarité initiale et naturelle de l’esprit et du corps du héros de cette histoire – est propice à décrire le corps version 3.0 qu’annonce Kurzweil : il suffit d’envisager que l’ordinateur émet des signaux vers le corps et qu’il en reçoit en retour mais que ce corps n’est qu’un corps virtuel, de l’espèce de ces avatars qui s’offrent sur le Net. On admettra que cet usurpateur du cerveau humain se trouve bien dans la position d’une intelligence non-biologique, éventuellement capable de convertir de simples signaux en émotions. Quelle différence serait-il encore permis de faire entre le couple cerveau-corps biologiques, auquel on attache communément la conscience, et l’association ordinateur-corps virtuel qui gérerait des signaux simulant les transformations opérées dans l’organisme biologique par des stimuli sensoriels ? Il est difficile de répondre autrement qu’en invoquant un principe de réalité un peu facile : nous ne sommes pas encore capables de la prouesse chirurgicale des ingénieurs de Houston imaginés par Dennett et ne le serons peut-être jamais. Mais le pouvoir d’anticipation de Ray Kurzweil ne se laisse pas arrêter par l’objection : « Avec un corps version 3.0 capable de se transformer en différentes formes à volonté, et un cerveau majoritairement non biologique, qui n’est plus contraint à l’architecture limitée dont la biologie nous a équipés, la question de savoir ce qui est humain fera l’objet d’une reconsidération poussée »2. On ne saurait mieux dire, en effet… 1 Kurzweil raconte, à l’appui de sa prophétie, comment il a lui-même expérimenté cette faculté de devenir une femme exécutant un spectacle de danse sur la scène d’un cabaret. Cf. pp.338-339. Plus visionnaire encore, un chercheur américain à l’Institute for Molecular Manufacturing, J. Storrs Hall, a inventé la notion de « foglets » pour représenter la possibilité qu’auront les corps de changer à volonté, grâce à des nanorobots capables de se lier entre eux pour former une grande variété de structures qui peuvent changer très rapidement. Les « foglets » pourront former des réalités virtuelles externes, en contrôlant l’image et le son, mais également interne, en agissant sur les centres nerveux. Cf. sur ce point et sur d’autres le site de Kurzweil : www.kurzweilai.net 2 Pp.364-365 ‐ 14 ‐ Comment conclure sans donner à penser qu’il y a, dans cette description d’une futurologie qui prend date pour la vingtaine d’années à venir, une complaisance de ma part, une sorte de catastrophisme jubilatoire ? J’avoue une certaine impuissance devant l’étalage des arguments mis en avant par les prophètes du cyborg : le refus viscéral, si j’ose dire, de consentir à ce qui est humain (la naissance, la maladie, le vieillissement, la mort), n’appelle pas de réponse rationnelle. Que répondre, en effet, à qui vous dit que, par peur de la mort ou par découragement devant ses faiblesse, il est prêt à se déposséder de ce qui le fait homme et qu’il mise pour cela sur le pouvoir technoscientifique disponible ? Que répondre à qui soutient que l’évolution ayant laissé se développer une espèce, l’humain, capable de penser et de manipuler son environnement, il n’est pas étonnant que cette espèce veuille désormais manipuler et améliorer son propre design, au point de reconsidérer les principes biologiques qui la conditionnaient jusqu’à présent ? Dans son livre, Humanité 2.0, Ray Kurzweil imagine un dialogue entre lui et un écologiste qu’il nomme Bill1, dont je voudrais, pour conclure, donner un extrait qui résume l’impasse argumentative dans laquelle on se trouve par rapport aux spéculations posthumanistes : -« Bill : Une partie de notre humanité vient de nos limitations. Nous ne prétendons pas être les entités les plus rapides du monde, avoir les plus grandes capacités de mémoire, et ainsi de suite. Mais il y a une qualité indéfinissable, spirituelle dans le fait d’être humain qu’une machine, par définition, ne peut pas posséder. - Ray : Je demande encore une fois, jusqu’où pouvons-nous aller ? Les humains remplacent déjà des parties de leur corps et de leur cerveau par des dispositifs non biologiques qui réalisent mieux leurs fonctions « humaines ». - Bill : C’est mieux de ne remplacer que les organes et les systèmes malades ou endommagés. Mais vous remplacez en essence toute notre humanité pour améliorer les capacités de l’être humain, et ça, c’est profondément inhumain. - Ray : Alors peut-être que notre désaccord vient de la nature de ce qu’est l’être humain. Pour moi, l’essence de l’humain n’est pas dans nos limitations – même si nous en avons beaucoup – mais dans notre capacité de les dépasser. Nous ne sommes pas restés cloués au sol. Nous ne sommes pas restés sur notre planète. Et déjà nous ne nous contentons pas des limitations de notre biologie. - Bill : Mais nous devons utiliser ce pouvoir technologique avec une grande précaution. Audelà d’un certain point, nous perdrons la qualité inexplicable qui donne un sens à la vie. - Ray : Je crois que nous sommes d’accord sur le fait que nous devons reconnaître ce qui est important dans notre humanité. Mais il n’y a aucune raison de célébrer nos limitations ». 1 Cf. op.cit. pp.334-335. Peut-être ce Bill désigne-t-il Bill Joy, auteur de « Pourquoi l’avenir n’a pas besoin de nous », écrit après une conversation avec Ray Kurzweil, au cours d’un colloque ? ‐ 15 ‐ Les infortunes de l’être en jet Christophe Recasens Ma première question lorsque les organisateurs m’ont parlé du thème du colloque a été pour me demander : Pourquoi un psychiatre alors qu’il est question du corps ? On suppose souvent que les psys délaissent ce qui a trait au corps, qu’en descendants de la dualité cartésienne et plus encore d’une psychologie « spiritualiste, immatérielle » ils ne s’intéressent qu’à la vie psychique qu’on oppose, ou tout du moins qu’on sépare, de la vie somatique. Je ne vais pas consacrer l’exposé à tenter de « corriger » ce que A. Damasio, un neurologue américain a appelé « l’erreur de Descartes », mais j’espère montrer que la psychopathologie n’est pas dissociable de l’expérience du corps, le corps n’étant d’ailleurs pas à confondre avec l’organisme, somme d’organes qui a une unité fonctionnelle. Le corps est bien un espace habité par une présence au monde, c’est donc un espace à la fois physique et psychique. Un mot sur le titre de l’exposé Comment doit-on le lire ? A l’anglaise : en « jet » comme dans jet-set, ou jet-lag (qui est la manifestation la plus commune d’un lien corps esprit, ou plutôt psyché/soma au cours des voyages puisque la violence faite à nos horloges internes par le franchissement des fuseaux horaires se traduit par des troubles de la sphère psychique : fatigue, troubles du sommeil, etc.…) On peut aussi le lire en français, le jet du projet, ou du rejet… pour donner un accent phénoménologique à la question de l’être pris entre sa détermination et sa liberté. Liberté de sa conscience intentionnelle, de son existence comme « Pro-jet », comme tension vers un futur et facticité de sa détermination comme « être-jeté », jeté dans la vie sans l’avoir demandé, dans un environnement social, culturel, linguistique qu’il n’a pas choisi et qui va agir comme autant de détermination conscientes et surtout non conscientes. On retrouvera dans la perspective du voyage ce double aspect du choix (projet de voyage) et du non choix (aspects inconscients, fuite, besoin d’ailleurs et d’inconnu, besoin d’être « dépaysé ») Les infortunes sont une référence à la terminologie de L. Binswanger (traduction de missglückten Daseins), ce sont les formes manquées de la présence humaine, lorsque le sujet échoue, temporairement ou durablement, à mener son existence de façon harmonieuse parmi les hommes. (Harmonie/ proportion anthropologique). Ce sont certaines formes de ces infortunes que nous rencontrerons aujourd’hui Qu’est ce que je fais là ? Arthur Rimbaud n’est pas le seul à s’être posé cette question, de façon aussi abrupte, au cours d’un de ses voyages. H Michaux, autre écrivain connu pour avoir voyagé et parlé de ses voyages dans ses écrits, arrête ses études de médecine en 1919 pour s’embarquer sur un bateau comme matelot et lui aussi se dit : « des mois passent, souffrir, souffrir, mais que fais-tu à bord de ce bateau ? ». « Je sais ce que je fuis, non ce que je cherche » disait de son côté Montaigne en parlant de ses voyages. Il y a donc là quelque chose de récurrent, quelque chose qui se présente « en creux » dans la perspective du voyage. Il y a du désir à partir, mais il y a aussi une indétermination, une place vide, une tâche aveugle, qui inscrit le voyage dans une perspective de « renaissance », de « recommencement » à partir de rien. On retrouve là la notion de l’être jeté, de l’être pour la mort, qui traverse la vie en se demandant comment et ‐ 16 ‐ pourquoi il est arrivé là. Partir, c’est mourir un peu dit-on parfois, mais on dit aussi bien de façon imagée, quand quelqu’un meurt, qu’il est «parti». Il existe aussi des voyages ou la mort «réelle» est une des perspectives possible du voyage… Pourquoi ai-je choisi cette photo pour illustrer la question ? Ce soldat en Irak peut lui aussi parfois se demander ce qu’il fait là, même si la fonction qu’il occupe est censé lui «interdire» ce genre d’interrogation. Sa mission est claire, sa soumission à l’ordre et à l’impératif d’état est supposée le dégager de ces angoisses existentielles… Le nombre de suicides survenus chez des soldats en mission et surtout au retour de leur mission en Irak démontre qu’il n’en est rien ! Ce cliché nous rappelle aussi que l’histoire du rapatriement sanitaire, et en particulier du rapatriement sanitaire psychiatrique a été écrit en premier par les militaires, et est même à l’origine de l’invention d’un syndrome particulier : le PTSD (syndrome de stress posttraumatique). Comment allez-vous ? C’est la question inaugurale de la rencontre. L’expérience du monde est avant tout une expérience sensible, qui suppose un mouvement de soi vers le monde. Sans mouvement dans l’espace, dans l’étendue du monde, pas de rencontre avec le monde physique et le monde humain. Comment ça va ? C’est une façon de dire que «aller bien, ou aller mal» c’est avant tout aller vers l’autre, pouvoir le rencontrer, être dans une disposition intérieure qui permet le mouvement. Il y a donc ici l’évidence d’une relation étroite entre le mouvement du corps et la santé, physique et psychique A contrario, ne dit on pas de quelqu’un qui perd la tête, qu’il a «perdu le nord, perdu la boussole». On trouve là un témoignage parlant du fait que notre raison est un processus d’orientation et que le sens de notre existence s’exprime par la possibilité de trouver, de se donner une direction (voir les verbes «se diriger» «se conduire» Les consignes d’insécurité Avant de nous embarquer pour notre voyage au pays de la clinique, quelques consignes d’insécurité qui vous inspireront toute la méfiance nécessaire envers la tendance normative de la psychiatrie… Bruce Chatwin écrit ceci dans Le chant des pistes: «Les psychiatres, les politiciens, les tyrans nous assurent depuis toujours que la vie vagabonde est un comportement aberrant, une névrose, une forme d’expression des frustrations sexuelles, une maladie qui, dans l’intérêt des civilisations, doit être combattue. Les propagandistes nazis affirmaient que les tziganes et les juifs – peuples possédant le voyage dans leurs gènes- n’avaient pas leur place dans un Reich stable. Cependant, à l’Est, on conserve toujours ce concept, jadis universel, selon lequel le voyage rétablit l’harmonie originelle qui existait entre l’homme et l’univers» Mais d’où cet auteur a-t-il bien pu tirer ce sentiment. Pour les aliénistes du XVIIème siècle, c’est surtout les aspects thérapeutiques du voyage qui étaient mis en avant…de façon probablement un peu excessive d’ailleurs. Mais si l’on se réfère à d’autres travaux, ceux du début du XXème siècle qui ont étudié plus spécifiquement les fugues amnésiques ou épileptiques, les errances psychopathiques, il faut reconnaître que l’accent mis sur la dimension morbide est plus marqué. De même les travaux des psychanalystes ont pu ‐ 17 ‐ contribuer à donner le sentiment que le désir de voyage, répondant à des conflits inconscients, s’inscrivent dans une logique névrotique. Ainsi, le 6 Mars 1912, la Société psychanalytique de Vienne s’est intéressée à cette thématique et voici ce qu’il en ressort. Von Winterstein : montre l'origine psycho-sexuelle du besoin de voyager. Désir de satisfaction libidinale ou représentation du violent détachement de la libido, ou désir de mort déguisé en symboles sexuels. (Partir = mourir; fantasme du ventre maternel) Sachs: le voyage comme fin en soi a débuté à l'époque de Rousseau - époque qui doit être comprise comme réaction aux excès sexuels. Cela confirme le caractère érotique du voyage. Stekel : le voyage représente le plus souvent un compromis entre les tendances érotiques et la tendance à se libérer des liens de la névrose. Rank: le désir de se détacher comme étant la raison psychologique la plus importante du voyage. Ce dernier doit être considéré comme une représentation, dans la réalité, d'une tentative manquée de libération intérieure. Ce mécanisme a pour origine la séparation des parents et de la famille. S. FREUD lui-même dans une Lettre à R. Rolland écrit : «Le désir ardent de voyager était certainement une expression de mon désir d‘échapper à cette pression, apparentée en cela à la poussée qui incite tant d'adolescents à s'en aller de la maison. Il m‘était devenu clair de puis longtemps qu'une grande partie du plaisir à voyager consiste dans la réalisation de ces désirs précoces, donc s'enracine dans l'insatisfaction de la maison et de la famille» Que retenir de tout cela ? Qu’il est question de désir, tant mieux ! Qu’il est question de séparation, tant mieux aussi, cela fait partie d’un mouvement souhaitable dans le processus du développement. Mais on ne sent pas vraiment d’accent positif dans ces différents points de vue. A vouloir rapporter tous les mouvements du désir à la névrose, on a le sentiment, comme le suggère B. Chatwin, que les psychanalystes, qui ne nient pas la dimension essentielle du désir, du refoulement, de l’Œdipe, rattachent pourtant les mouvements essentiels de notre existence à un fond «négatif» d’insatisfaction, de frustration, qui peut donner le sentiment d’une conception morbide de la vie elle-même… cela mérite de plus amples débats qui ne sont pas ceux que nous avons à traiter aujourd’hui, aussi je vais plutôt poursuivre ma route. .. Le plan de route ou de déroute Qui va nous conduire concrètement au cœur de la psychopathologie du voyage dans ses aspects cliniques. Cela ne se résumera pas à dire en quoi le désir de voyage est en luimême pathologique (le voyageur est malade au moment de partir) ou pathogène (le voyage est à l’origine de la maladie), mais comment les troubles psychiques et le voyage peuvent être reliés, dans une relation réciproque où le phénomène pathologique peut être un élément déterminant de l’acte de voyager, mais où dans le même temps, le voyage peut être aussi une tentative de résoudre une difficulté ou un trouble psychique. (Ainsi entre la notion de voyage pathologique ou de voyage thérapeutique, on verra que la frontière est parfois très mince…). On parlera successivement des pathologies psychotiques, délirantes, puis des troubles de l’humeur, de l’angoisse, des consommations de substances psychoactives, et de quelques variétés de syndromes spécifiques… ‐ 18 ‐ Les drôles d’oiseaux : aliénés migrateurs… Voyage et Psychose Le voyage pathologique : C’est la pathologie emblématique du voyage, celle dont on parle le plus souvent. Elle a tendance à effacer les autres aspects de la pathologie du voyage. Le voyage pathologique est un voyage dont la motivation même est sous-tendue par une idée délirante. Le plus souvent il s’agit d’idées délirantes de grandeur ou de persécution. Idées de grandeur : notion de mission «délirante» à accomplir (religieuse, humanitaire, etc.…). Dans ce contexte, c’est la DESTINATION qui prévaut (sentiment de destinée illustre). (On retrouvera cela à propos du syndrome de Jérusalem) Idées de persécution : Ici c’est la FUITE qui prévaut. Il y a un climat de danger à fuir comme dans le cas d’hallucinations persécutantes, proférant des menaces pour le patient ou pour son entourage. Le sujet fuit un danger qu’il court, ou qu’il fait courir aux autres. Ce voyage pathologique se transforme souvent en errance puisque la fuite ne fait pas, ou fait très rarement disparaître les hallucinations, et les troubles persistent ou réapparaissent, le sujet ne parvenant pas à les critiquer, transformant son voyage en une fuite incessante qui s’arrête par l’épuisement des ressources ou par des complications liées à des troubles du comportement. La rechute du patient stabilisé : Des patients atteints de schizophrénie partent souvent dans des voyages organisés, avec ou sans leur famille, et cela se passe bien le plus souvent, mais pas toujours. Pour différentes raisons, il leur arrive de faire des rechutes pendant le voyage. La raison la plus fréquente, c’est l’arrêt du traitement, mais il faut noter que c’est aussi la raison la plus fréquente de rechute en général, même lorsque les patients ne voyagent pas ! Il existe des raisons spécifiques pour lesquelles les patients arrêtent leur traitement lors des voyages : désir de faire des rencontres et arrêt des médicaments ayant des effets indésirables sur leur libido, disparition du cadre qui favorise habituellement l’observance, notion de « vacances thérapeutiques » (les vacances devraient me faire du bien, je n’ai plus besoin de mes traitements), absorption de drogues,… Le déclenchement de la psychose : C’est la décompensation d’un état psychotique (délire, perte de contact avec la réalité, dépersonnalisation, trouble du comportement inaugural…) chez une personne sans antécédents : Notion de voyage « déclencheur » Cas de Mr S. la cinquantaine, célibataire, commercial dans l’agro-alimentaire, bien inséré dans son travail mais ayant peu de relations sociales en dehors de liens avec ses parents, gagne un voyage pour l’Afrique du Sud. Il n’ jamais voyagé de sa vie, part dans un voyage relativement cadré mais n’est accompagné d’aucune personne qu’il connaisse. 24 h après son arrivée, il téléphone à la compagnie d’assistance et demande qu’on lui envoie un avion sanitaire pour le récupérer. Il se dit en danger de mort, observe les gens autour de lui qui parlent en anglais ou en allemand, mais sans qu’il comprenne ce que ces gens disent, est persuadé qu’on parle de lui, qu’on se moque de lui et qu’on est en train de le faire tomber dans un traquenard. Il n’accepte pas de suivre la procédure normale qui consiste à rencontrer au préalable un médecin sur place et se place donc en situation d’exclusion des clauses contractuelles. On lui propose d’organiser un retour anticipé, qu’il accepte et je me rends à l’aéroport pour une « évaluation et éventuellement proposition de l’accompagner ensuite pour son retour dans le Sud ». Sa famille est présente à l’aéroport, des renseignements pris auprès d’elle nous permettent d’établir qu’il n’a pas d’antécédent psychiatrique mais que c’est un homme renfermé, réservé, plutôt méfiant. A son arrivée, j’essaie d’établir un contact mais c’est difficile, je lui propose de venir jusqu’au VSL pour au ‐ 19 ‐ moins lui prendre la tension, voir s’il n’existe pas un problème médical et essayer d’en savoir un peu plus sur ce qui s’est passé. Peine perdue, fin de non recevoir, il semble en colère, nerveux, et veut rapidement repartir avec ses parents, ce qu’il fait, non sans m’avoir donné congé avec une phrase allusive dite sur un ton « entendu » : « Vous remercierez bien la télé de ma part !! » me dit-il sans que je puisse saisir le sens caché du propos. A cette époque, Koh Lanta ne sévissait pas encore sur nos écrans et je doute qu’il y ait eu dans ce propos une allusion au fait qu’il se soit imaginé victime d’une « mise en scène » du genre expérimentation télévisée, mais qui sait ? En repartant avec le conducteur, qui portait un blouson rutilant avec le nom de la compagnie, et me voyant avec ma mallette médicale, volumineuse, de couleur argentée, comme les flight case des cinéastes, j’ai imaginé qu’il m’avait pris pour un reporter venu enregistrer ses pénibles impressions de voyage, en tout cas j’avais la certitude qu’il était la proie d’un épisode de déréalisation, où le monde environnant lui apparaissait comme une construction entièrement centrée sur lui et destinée à le piéger ou a en faire son jouet. Nous avons gardé contact téléphoniquement pendant quelques temps avec sa famille pour suivre l’évolution, car le patient avait refusé de voir un médecin dans les suites de l’épisode, et nous étions un peu inquiets. Il semble qu’il a repris son travail, et mis une chape de plomb sur ce qui s’était passé, sa famille n’ayant pu en savoir beaucoup plus sur cette effraction délirante, qu’on qualifiera de « paranoïaque » dans la mesure où il s’agit d’un délire survenant chez une personne d’un certain âge, délire structuré autour d’un mécanisme interprétatif et d’une thématique persécutive bien circonscrite. La description de la personnalité de base du patient (introversion, méfiance, irritable) va dans le sens de cette hypothèse. Le contexte du voyage, vécu comme une opportunité et non décidé, le sentiment d’isolement et d’étrangeté du patient dès son arrivée et l’intrusion immédiate du sentiment persécutif témoigne s’il le fallait que le voyage est susceptible de rompre très rapidement et très brutalement les équilibres fragiles. Les troubles de l’humeur Dans la perspective du mouvement et de la spatialité, les troubles de l’humeur se situeraient dans le registre du haut et du bas. Si on se réfère au travail de Bachelard sur l’imaginaire du mouvement « l’air et les songes », la manie serait dans le registre de l’envol sans effort, on pourrait le situer un peu comme l’état amoureux, ou l’expérience toxicomaniaque, ces états où l’on plane sans avoir fait vraiment d’effort pour l’ascension. Le danger, c’est évidemment la chute, et cette chute, c’est la mélancolie qui guette toujours le maniaque La manie : C’est un état pathologique caractérisé par une euphorie, une humeur exaltée, une accélération des processus de pensée se traduisant par une logorrhée, une fuite des idées, et un sentiment de toute puissance. Une hyperactivité et des dépenses excessives sont aussi présentes. Cet état peut être aussi à l’origine de véritables voyages pathologiques, liés à des idées délirantes de grandeur qui s’expriment souvent lors de ces états. Un patient que nous avons suivi dans le service, faisait des états maniaques très fréquents et se rendait systématiquement à Monaco lors de chaque décompensation, convaincu, sur un mode érotomaniaque, que Caroline de Monaco l’attendait pour l’épouser. Inutile de vous dire qu’il était rapidement arrêté dans son entreprise, et le nombre de séjours qu’il a faits en garde à vue avant d’être hospitalisé systématiquement. A la fuite des idées caractéristiques de la vie psychique, on peut associer la de « fuite en avant », sorte d’impatience motrice, de passion du mouvement. Dans son livre « le neveu de Wittgenstein », Thomas Bernhardt parle de sa relation avec Paul Wittgenstein personnage moins connu que son oncle philosophe, mais qui a marqué par son originalité la vie viennoise dans la première moitié du XXè siècle. Il souffrait, quoiqu’en dise Thomas ‐ 20 ‐ Bernhardt, d’une psychose maniaco-dépressive, et tous deux étaient la proie d’une forme particulière d’instabilité que Thomas Bernhardt a décrite de façon intéressante. «… je m’enfuis tous les 15 jours de Natahl à Vienne puis, à nouveau de Vienne à Nathal, et , de ce fait, je suis devenu, pour simplement pouvoir survivre, un personnage balloté entre Vienne et Nathal, qui ne peut plus vivre que grâce à un rythme imposé avec la plus grande détermination. Je viens à Nathal pour me remettre de Vienne, et inversement à Vienne pour me guérir de Nathal. Cette agitation, je la tiens de mon grand père maternel qui a dû passer toute sa vie dans une pareille agitation usante pour les nerfs, et qui a fini par mourir de cette agitation… trois jours à Vienne, je n’y tiens plus, trois jours à Nathal je n’y tiens plus non plus … dès que j’arrive à Nathal, je me demande ce que je fais à Nathal, dès que j’arrive à Vienne, je me demande ce que je viens faire à Vienne…Comme quatre-vingt-dix pour cent de l'humanité, je voudrais au fond toujours être là où je ne suis pas, là d'où je viens de m'enfuir. … et la vérité c’est que je ne suis heureux qu’installé en voiture entre l’endroit que je viens de quitter et celui vers lequel je roule, je ne suis heureux qu’en voiture et pendant le trajet, je suis le plus malheureux des arrivants que l’on puisse imaginer, où que j’arrive, dès que j’y arrive, je suis malheureux d’être arrivé. Je fais partie de ces êtres qui au fond ne supportent pas un endroit sur terre et ne sont heureux qu'entre les endroits d'où ils partent et vers lesquels ils se dirigent .Il y a des années, je croyais que cette fatalité morbide me mènerait forcément à la folie complète, mais elle ne m’a pas mené à ce genre de folie complète, elle m’a en fait préservé de ce genre de folie dont j’ai eu le plus peur ma vie durant. Et mon ami Paul justement, avait la même maladie que moi, pendant des années et des années il n’avait fait qu’aller d’un endroit à un autre, son seul but étant de quitter un endroit et d’aller à un autre endroit, sans jamais pouvoir trouver son bonheur dans aucune espèce d’arrivée. » Cette description n’est pas caractéristique de l’état maniaque, mais elle reflète quelque chose de la disposition existentielle du maniaque, celle de la fuite en avant, d’une temporalité « impatiente », d’une impossible installation dans le temps présent, dont la traduction se fait par la recherche d’un mouvement perpétuel, comme si chaque lieu, dans sa permanence et sa stabilité renvoyait à une forme d’anéantissement de l’être. La manie apparaît alors dans sa dimension de lutte permanente contre le risque d’effondrement dépressif La mélancolie Envers de la manie, elle nous renvoie plutôt à l’abolition de tout mouvement, à une stagnation douloureuse de l’être dans l’impossibilité d’aller et venir dans le monde. A priori rien ne la relie à la question du voyage… elle s’oppose même aux désirs d’aller vers le monde et se caractérise surtout par un repli sur une vie intérieure douloureuse. Dans les formes délirantes ou anxieuses, la mélancolie peut toutefois conduire à des errances prolongées. On peut dire aussi quelque chose de la dépression, qui représente une forme d’altération de l’élan vital plus vaste sur le plan clinique que la mélancolie. Comme on l’a vu avec le texte de T Bernhardt, l’expérience ou la menace dépressive peut inciter au mouvement, pour fuir le sentiment morbide, et c’est ce que l’on retrouve dans ces propos de Rimbaud : « Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours et, levé, je continuais les rêves les plus tristes. J’étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l’ombre et des tourbillons. Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon cerveau » (Arthur Rimbaud, Une saison en enfer). C’est une perspective de voyage "thérapeutique" à visée antidépressive qui est envisagée par le poète. Thomas Bernhardt disait également que son agitation pourrait le conduire à la folie mais qu’en définitive, elle l’en a préservé. On a donc tous au fond de nous cette idée : Changez d’air, ça vous fera du bien (pour oublier vos soucis, la mort d’un proche, le divorce douloureux, le départ de vos enfants…). ‐ 21 ‐ On se rappelle qu’au XVIIIème siècle, le voyage était considéré par les aliénistes comme une des meilleures thérapeutiques de la mélancolie. On envoyait les médecins accompagner les patients, enfin ceux qui en avaient les moyens, voyager dans des pays, préférentiellement "chargés d’histoire". Le Dr Marchant écrivait en 1822 : « Il faut dans les voyages seconder, suivant les affections, l’action morale par des réactions de tout genres, par tout ce qui peut exciter et instruire. …Quel est celui qui n’aimerait à parcourir des pays qui furent le théâtre de grands évènements ? La terre est couverte de souvenirs mémorables. Rome et l’Italie, Athènes et la Grèce inspirent toujours le plus vif intérêt. C’est dans ces pays, et dans tous ceux qui attestent leur grandeur passée qu’on doit préférablement voyager, puisqu’ils offrent l’avantage de nourrir l’esprit, et celui de faire naître des sensations d’autant plus agréables qu’elles intéressent. Le moral est ainsi affecté par tout ce qui exalte les sentiments, communique au physique des effets salutaires, et le malade au milieu de cet heureux concours de circonstances, en oubliant son mal, recouvre la santé ». En pratique il est difficile de savoir avec quelle fréquence cette solution est efficace. L’expérience des rapatriements nous montre que ça ne marche pas toujours et qu’un séjour, même "reposant, ou divertissant" à l’étranger, peut aggraver des troubles dépressifs présents avant le départ, ou améliorés depuis peu de temps. Aussi ne faut il pas céder trop facilement à cette notion de voyage thérapeutique dans les contextes dépressifs, et surtout ne pas envisager cette perspective sans que la personne y adhère pleinement, en définissant elle-même le contexte de voyage qui lui conviendrait (ce ne serait d’ailleurs pas nécessairement un séjour "reposant "). L’angoisse Il n’est pas nécessaire de définir l’angoisse, expérience psychique désagréable connue de chacun d’entre nous, mais dont les formes cliniques sont extrêmement diverses et dont l’intensité peut aller de la légère inquiétude jusqu’à l’insupportable attaque de panique, crise d’angoisse aiguë qui est une urgence thérapeutique. Rapportée à la question du voyage, on peut la considérer de différentes façons. L’angoisse des transports concerne surtout l’avion. Elle est plutôt une source d’évitement des voyages, ou bien complique singulièrement les perspectives de déplacement, obligeant à utiliser des transports mieux supportés. On peut penser aux conséquences parfois paradoxales des automédications de certaines personnes pour lutter contre l’angoisse des transports. Le mélange entre les anxiolytiques pris pour réduire les troubles et l’alcool consommé dans l’avion entraîne parfois des désinhibitions et des troubles du comportement dont un exemple assez retentissant a été fourni par un animateur de télévision renommé. L’angoisse des conditions de vie (hygiène, alimentation) et des maladies nous indique à quel point le corps est un rempart à la fois essentiel et fragile lors des voyages. On peut mentionner ici qu’il est arrivé à plusieurs reprises de rapatrier des patients dont une des manifestations lors du voyage était une anorexie totale, un refus d’ingurgiter quoi que ce soit, sans qu’il y ait nécessairement un "délire sous jacent (empoisonnement)". En fait il s’agissait de mécanismes anxieux se traduisant par une fermeture totale, comme si plus rien ne pouvait "entrer", comme si le corps était menacé et se refusait à toute intrusion. Chez certains patients cette "fermeture" se traduit aussi par un mutisme (cf. cas clinique) L’angoisse de l’étranger : expression étrange dans ce contexte… en fait il me semblait utile de rappeler que dans le développement de l’enfant, il existe, autour de l’âge de 8 mois une phase normale du développement qu’on nomme ainsi. Que signifie-t-elle ? Qu’à cet âge là le bébé a développé un processus d’attachement à un univers familier et qu’il distingue d’un univers non familier. Avant, l’enfant passe plus ou moins facilement de bras en bras, mais autour de 8 mois, la seule vue d’un visage non familier peut déclencher une crise de larmes difficile à calmer. Ce phénomène dure quelques temps puis s’atténue, sans nécessairement disparaître, cela dépend aussi de l’attitude du contexte. Ce phénomène peut se prolonger ensuite par l’angoisse de séparation, lorsque l’enfant est séparé de sa « source ‐ 22 ‐ d’attachement » (crèche, nourrice, école). Là encore le phénomène est normal, transitoire, mais peut devenir pathologique par son intensité, sa durée, son retentissement. La question qu’on peut se poser dans notre contexte est de savoir s’il existe un lien entre cette forme d’angoisse, constitutive de l’attachement et du rapport à l’autre, et la difficulté voire le malaise profond éprouvé par certaines personnes dès lors qu’elles ont à affronter un contexte nouveau, une situation géographique, linguistique, sociale et culturelle différente. Je n’ai pas la réponse à cette question, je ne peux pas non plus lui donner ici un développement trop important, mais je peux tout de même proposer une ou deux remarques : Freud a abordé la question de l’angoisse en utilisant des termes comme Heimlich et unheimlich : Il a lié la question du « unheimlich » à la notion d’inquiétante étrangeté et on ne peut oublier que dans « étranger », il y a « étrange ». Ce qui est intéressant dans la perspective freudienne, c’est que cette étrangeté n’a pas nécessairement à voir avec le monde extérieur. L’inquiétante étrangeté pour Freud, est lié à sa découverte que le « moi » n’est pas maître dans sa maison, que le psychisme comporte des instances, qu’il qualifie de « folles du logis » et qui viennent semer le trouble dans la sphère psychique. Il n’y a pas seulement en nous une raison cohérente qui garantit notre unité psychique, il y a des forces de division, de tension, des lignes de fragilité, qui se manifestent justement dans l’angoisse, que Freud a modélisée en faisant appel à la notion de processus inconscient. Il a d’ ailleurs procédé à l’autoanalyse de certains symptômes qu’il a lui-même éprouvé lors de ses voyages L’angoisse de séparation est également un phénomène normal du développement de l’enfant, lié au processus d’attachement et au sentiment douloureux du détachement qui renvoie à la crainte de la perte de l’objet aimé. Mais cette angoisse est, elle aussi, susceptible de persister et de limiter l’espace d’épanouissement d’une personne tout au long de sa vie. On la retrouve en effet dans la difficulté de quitter ses proches, l’établissement de relations de dépendance par rapport à l’entourage, le malaise éprouvé dans toutes les situations nouvelles. Les craintes des espaces mal délimités ou très fréquentés (agoraphobie), la crainte des relations sociales (phobie sociale) en sont les avatars les mieux connus Il est clair que le voyage, l’éloignement des repères familiers, est susceptible de faire surgir ou d’amplifier ce genre de manifestations. Et pourtant ces personnes peuvent avoir parfois un réel désir de voyager … Elles choisiront préférentiellement des voyages organisés, où elles pourront rester protégées par le groupe dont elles ne se sépareront jamais, préférant à la rencontre directe avec cet ailleurs angoissant, le maintien d’une certaine distance. Je pense d’ailleurs à ces "touristes" décrits par Jean Didier Urbain dans son ouvrage, cachés derrière leur appareil photo, cherchant à confirmer que l’autre et l’ailleurs sont bien tels qu’on les décrit dans les catalogues, que tout est bien à sa place dans le monde, conforme aux "clichés" qu’on véhicule. Le voyage n’est pas là pour « ouvrir » un espace, il ne peut pas conduire à se demander « qu’est ce que je fais là ? », ce serait trop menaçant, trop dangereux. Le voyage est un objet de consommation, une façon de faire comme tout le monde, de ne pas s’écarter du chemin, une perspective qui serait comme l’envers de ce que nous avons tenté de décrire au début de l’exposé. Les drogues : foncer dans la défonce Parmi les causes fréquentes de rapatriement ou de décompensation au cours des voyages, les consommations de substances sont au premier rang, même si elles sont « théoriquement » des clauses d’exclusion des contrats. Il y a d’abord la question de l’accessibilité, dans certains pays, la disponibilité des drogues est telle qu’il est presque ‐ 23 ‐ impossible d’y échapper… mais consommer une drogue ne signifie pas, fort heureusement, décompenser sur le plan psychologique ou psychiatrique. Cela arrive pourtant quelquefois, et ce d’autant plus que la personne n’est pas dans son environnement familier, ne sait pas toujours la puissance des substances qu’il consomme, et donc ne maîtrise pas toujours sa capacité à faire face à l’expérience qui l’attend. Les drogues sont aussi associées à un certain exotisme…Moreau de Tours a découvert le haschich lors d’un "voyage thérapeutique" où il accompagnait un patient. C Castaneda décrit une expérience d’initiation par un chaman lors de voyages au Mexique. L’inde n’est pas seulement une destination pour les psychotiques… les voyages en Asie et particulièrement au Népal dans les années 70 ont aussi été associés à des pratiques toxicophiles. Analogie d’expérience : «Celui qui, comme expérience témoin, prendra du haschich après la mescaline, quitte une auto de course pour un poney» Henri Michaux, Misérable miracle Des expressions du langage suggèrent une analogie entre l’expérience des drogues et celle du voyage. On parle de : "trip" de "bad-trip". Le voyage toxique est un voyage à l’intérieur de soi, mais à l’intérieur d’un soi soumis à une perturbation qui distord les activités perceptives, le sentiment de soi et aussi le processus de réflexivité qui est à l’œuvre dans la conscience de soi. Avec les différentes substances psychodysleptiques, l’expérience est un celle d’un voyage en territoire inconnu, une sorte de dépaysement intérieur. Mais on pourrait aussi "opposer" le voyage à l’expérience des drogues. Avec la drogue, notamment dans les toxicomanies, peut être moins dans l’usage récréatif, il y a comme une tentative de fuite de soi, tandis que le voyage, celui qui se déroule dans la perspective de la rencontre de l’autre, amène plutôt une rencontre avec soi. Mais ce point là mériterait un développement pour être réellement discuté. Le voyage comme thérapie des dépendances Plusieurs expériences ont été réalisées, utilisant le voyage comme une source d’expérience visant à surmonter les difficultés du sevrage chez les toxicomanes. Le voyage permet d’associer les deux éléments de rupture et de recherche d’une expérience nouvelle. Rupture d’avec la drogue, mais rupture aussi d’avec le contexte spatial et social dans lequel le sujet vit habituellement sa toxicomanie. Rupture et donc création de possibilités nouvelles, de perspectives et de transformations. Et le voyage (marche, bateau,…) donne effectivement la possibilité d’expériences sensorielles, perceptives, affectives susceptibles d’induire des changements ou de meilleures dispositions à des changements de rapport à soi et à ses habitudes… Les addictions au voyage, le voyage comme drogue… Le syndrome de Stendhal En 1979, le Dr Graziella Magherini décrit un cortège de symptômes observés de façon récurrente chez des personnes visitant Florence. Ce trouble se caractérise par de « fortes émotions se traduisant par un déséquilibre momentané, des crises d'angoisses, un intense dérangement somatique, des actes bizarres, une sensation de dépersonnalisation ou de déréalisation avec des idées interprétatives sur la réalité pouvant aller jusqu'à la bouffée délirante ». Elle va nommer ce trouble syndrome de Stendhal en référence à une expérience décrite par cet écrivain lors d’un séjour à Florence : «les souvenirs se pressaient dans mon cœur, je me sentais hors d'état de raisonner, et me livrait à ma folie comme auprès d'une femme qu'on aime…» «…les Sybilles du Volterrano m'ont donné peut-être le plus vif plaisir que la peinture m'ait jamais fait. … En sortant de Santa Croce, j'avais un battement de cœur, ce qu'on appelle les nerfs à Berlin ; la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. » ‐ 24 ‐ Le syndrome de Jérusalem Autre syndrome associé à un lieu particulier, il correspond en réalité à tous les troubles psychiques observés chez des touristes en séjour à Jérusalem et comportant une thématique religieuse. Ce n’est donc une appellation très satisfaisante car il s’agit en fait de plusieurs syndromes avec des caractéristiques cliniques distinctes. On pourra retrouver les éléments principaux sur ce sujet à l’adresse internet suivante : http://www.jerusalem-pedibus.net/site_fr/index_fr.html?http&&&www.jerusalempedibus.net/site_fr/syndr_fr.html Conclusion La psychopathologie du voyage n’est pas univoque, elle est diverse. Elle ne répond pas à une mécanique simpliste, purement constitutionnelle (le voyageur est un malade en puissance) ou au contraire strictement réactionnelle (le voyage est une source de souffrance) mais répond à une logique complexe et enchevêtrée où, comme le dit si bien N. Bouvier, on peut toujours se demander si c’est le voyageur qui fait le voyage, ou le voyage qui fait le voyageur. Je souhaite avoir montré que la façon dont un voyage peut nous « défaire », nous conduire sur les chemins de la déroute, ne répond pas tout à fait à la vision caricaturale de B. Chatwin dénonçant la tendance normative des psychiatres. La psychopathologie du voyage n’est pas univoque, elle est diverse. Elle ne répond pas à une mécanique simpliste, purement constitutionnelle (le voyageur est un malade en puissance) ou au contraire strictement réactionnelle (le voyage est une source de souffrance) mais répond à une logique complexe et enchevêtrée. Pour terminer cet exposé, j’ai choisi de lire un fragment du poisson-scorpion de Nicolas Bouvier où il raconte avec une plume remarquable de précision et de folie une expérience pathologique vécue au cours d’un voyage. Pourquoi les écrivains sont ils une source de connaissance aussi précieuse que les situations cliniques que nous rencontrons. Probablement parce que certains savent trouver dans le langage les moyens de transcrire des expériences aux limites du dicible. En cela, ils sont souvent des cliniciens bien plus précis et pertinents que nous. Lecture : fin de la p 135 et p 136-137 ‐ 25 ‐ Les nouvelles typologies des voyageurs. Danièle Laplace Treyture Touristes, portraits au vitriol Depuis presque 30 ans, les spécialistes du tourisme soulignent combien le tourisme et les touristes font l’objet d’un « discours ordinaire et partagé de déploration et de mépris » (Urbain, 1986, p. 24). C’est même un portrait au vitriol que l’on trouve chez Mathieu Kessler dans son essai Le paysage et son ombre (1999). L’auteur envisage cinq types anthropologiques du voyage (l’explorateur, l’aventurier, le voyageur, le touriste et le conquérant) qui illustrent différentes expériences du paysage, chaque posture étant plus ou moins propice (ou réfractaire) à la manifestation de ce dernier dans sa plénitude. A l’explorateur revient la terre qu’il découvre, à l’aventurier et au conquérant, le pays qu’ils défrichent et exploitent, l’un par ruse, l’autre par force ; le touriste quant à lui consomme un site domestiqué, tandis que le voyageur, seul vraiment digne du paysage, en a une approche authentique car il va, sans hâte, solitaire, délesté de toutes préoccupations, disponible aux choses et à lui-même, capable d’entrer dans l’intimité du paysage pour le saisir dans ses articulations au pays. Du touriste, passif, empressé, lascif et collectionneur d’images (les photos sont, pour lui, des prothèses visuelles), Kessler dira aussi qu’il n’est jamais changé par son voyage (voir pages 14 et sv.). Tzvetan Todorov, dans Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine (1989) dresse un portrait similaire du touriste. Considérant plusieurs types de voyageurs sous l’angle du rapport à autrui, l’auteur distingue deux sortes de touristes : le touriste proprement dit et l’impressionniste qui est un touriste qualifié de « très perfectionné ». Le premier est pressé, préfère les monuments aux humains, l’inanimé à l’animé par manque de temps, par peur aussi de se confronter à autrui ; il accumule des images et contribue à la folklorisation de la culture de l’Autre. Et l’auteur de conclure que la pratique touristique n’est pas « méprisable en elle-même » mais qu’en termes de relation aux autres elle produit « des résultats plutôt pauvres » (p. 454). Le second (l’impressionniste) à un comportement sensiblement différent mais reste malgré tout seul sujet de la rencontre car autrui n’a de sens qu’en référence à un projet personnel et n’est le plus souvent perçu que de façon assez stéréotypée ou superficielle. Ces approches illustrent, ici de façon caricaturale, une « touristophobie » ambiante qui ne va pas non plus sans une certaine idéalisation du voyageur. Certes le voyage touristique n’est pas tout le voyage1, mais il semble que les quelque 800 000 millions d’arrivées de touristes recensées par l’Organisation Mondiale du Tourisme en 2005 méritent mieux que ce regard réducteur et ces jugements hâtifs. Au-delà d’une simple question de nombre, il s’agit de bien prendre la mesure d’un tourisme considéré aujourd’hui comme un véritable « phénomène civilisationnel » (Michel, 2000, p. 73), et le « touriste comme le sujet d’une ethnologie nécessaire à l’interprétation de notre propre société » (Jean-didier Urbain cité par Michel, idem., p. 39). Parmi un grand nombre de typologies, celles qui ont été retenues - issues de travaux d’anthropologues et de sociologues – permettent de réinscrire les touristes dans l’espace du voyage et ainsi d’avoir prise sur la part de complexité qui caractérise chacun de nous lorsqu’il voyage. A travers l’étude de leurs comportements, motivations/mobiles et expériences, ces typologies appréhendent les différentes facettes du voyageur et permettent par là aussi de questionner l’opposition radicale, quelque peu commode ou rassurante (le touriste, c’est l’autre) , entre le voyageur et le touriste: « en Europe, souligne J.-D. Urbain, la distinction entre touriste et voyageur demeure dans l’opinion une inébranlable différence de 1 mais ces autres figures du voyage parfois évoquées que sont l’écrivain-voyageur et le« savanturier » ne sauraient non plus, à elles seules, rendre compte de la diversité des pratiques actuelles du voyage. ‐ 26 ‐ nature. Cette différence est la clé de voûte d’une mythologie moderne du voyage » (2002, p. 35). Typologies et comportements On évoque ici deux approches des voyageurs prenant en compte leurs comportements. La première (E. Cohen) embrasse un ensemble large et varié d’attitudes, saisies en amont du voyage et pendant celui-ci : les quatre catégories de voyageurs résultent de l’analyse de ces dernières. La seconde (Ph. Pearce) pose a priori des types de voyageurs en cherchant à les caractériser à travers une liste « finie » d’attitudes clés. Il s’agit en outre de définir des voyageurs à travers les représentations d’autres voyageurs (cf. plus bas). La classification proposée par Eric Cohen (1972) Cette classification, quoique relativement ancienne, mérite néanmoins d’être mentionnée car elle est fondatrice de la plupart des typologies de voyageurs proposées par la suite en sociologie et en anthropologie (relatives au voyage touristique contemporain, après les années 50). En effet, Cohen est le premier à considérer que les touristes ne forment pas un groupe homogène d’individus. Il distingue donc quatre types de voyageurs. Le touriste de masse, en groupe organisé (dit massif de groupe) Contenus de voyage fixés au départ par le tour opérateur ; touristes demeurant coupés de la communauté d’accueil ; prennent peu de décisions quant à leur vacances : ce sont les moins aventureux. Le touriste de masse, individuel et organisé (dit massif individuel) Recourent également aux services d’un tour opérateur mais gardent une certain marge de manœuvre (par exemple dans le choix de l’itinéraire) ; si certains se lancent seuls dans quelques excursions, la plupart iront cependant voir les curiosités classiques (attitudes que l’on retrouve dans le groupe 1). L’explorateur Organise seul son voyage et cherche à s’écarter des sentiers battus sans pour autant renoncer à ses habitudes et à son confort ; souhaite avoir des contacts avec les populations locales dont-il parle souvent la langue. L’aventurier marginal (the drifter) Cherche à fuir les touristes et les hauts lieux du tourisme pour se rapprocher des communautés locales en adoptant un certain nombre de leurs pratiques ; participe à de « petits travaux » qui lui sont accessibles. Au-delà de ces quatre portraits-types (que la perspective même de la typologie tend à présenter comme distincts les uns des autres), deux idées sont sous-jacentes à cette classification : d’abord celle que les comportements varient le long d’un continuum entre d’une part, recherche de la nouveauté et d’autre part, préférence pour quelque chose de plutôt familier ; ensuite celle que le degré d’organisation (de « formatage ») du voyage indique une autonomie plus ou moins grande de la part du voyageur mais conditionne aussi une relation plus ou moins directe avec la population d’accueil. Cette classification, fondée sur des observations datant des années 60 a nécessairement vieilli du fait de la différenciation croissante des pratiques. Par exemple, on peut faire observer avec Chris Ryan (2003) que le type « aventurier marginal », inspiré à Cohen par les ‐ 27 ‐ voyages des hippies dans les années 60, n’a plus la même homogénéité : ce groupe a éclaté en divers sous-groupes parmi lesquels on trouve de plus en plus de voyageurs s’appuyant sur toute une infrastructure (agences, hébergement, etc. dans le pays d’origine comme dans le pays d’accueil) ayant quelque peu transformé le voyage à Katmandou en une destination « banale » et où, de surcroît, on peut fort bien ne rencontrer que des gens comme soi. De même et s’agissant des catégories rattachées au tourisme de masse, on ne peut plus ignorer le fait que beaucoup de gens aujourd’hui, notamment par Internet, arrangent directement leur voyage, ou bien à un moment ou un autre de leur voyage, se prennent en charge totalement. La notion même d’autonomie du voyageur serait donc à redéfinir à travers un contenu plus en prise avec les comportements actuels. On pourrait enfin faire remarquer (toujours à la suite de Ryan) que l’aventure, recyclée par l’industrie touristique, est parfois aussi devenue un produit « sans risque » ou presque, la rendant du coup accessible à des types bien plus divers d’individus 1. Les voyageurs vus par d’autres voyageurs (Pearce, 1982) Philip L. Pearce s’est lui aussi intéressé aux comportements des voyageurs, mais tels que les voyait un échantillon représentatif de 100 australiens âgés de 18 à 57 ans et voyageurs eux-mêmes. Les attitudes associées à chaque type de voyageurs expriment non pas une vision académique des voyageurs mais des représentations sociales les plus répandues dans l’opinion. Cette classification vaut aussi par la tentative (certes toujours critiquable) qu’elle représente de cerner les voyageurs à travers quelques attitudes supposées caractéristiques. Les personnes enquêtées avaient à caractériser une quinzaine de types de voyageurs : le touriste, le voyageur, le vacancier, le jet–setter ; l’homme d’affaire ; le migrant ; le défenseur de l’environnement ; l’explorateur ; le missionnaire ; l’étudiant étranger ; l’anthropologue ; le hippie, l’athlète international ; le reporter ; le pèlerin, et ce, à travers une vingtaine d’attitudes caractéristiques : le fait (ou non) : de prendre des photos ; de tirer un profit économique des populations locales ; de se rendre dans des lieux connus ; d’avoir une compréhension de la population locale ; de vivre dans le luxe ; d’observer la société visitée de manière approfondie ; d’être intéressé par l’environnement ; de contribuer à l’économie ; de prendre des risques physiques ; de se sentir à l’étroit au sein de sa propre société ; de s’attarder dans un même lieu ; de comprendre difficilement la langue de l’autre ; de goûter la nourriture locale ; de visiter les lieux par soi-même ; d’être en quête d’un statut social ; de rechercher un sens à la vie ; d’être en quête de sensations ; de préférer se retrouver avec des gens comme soi ; d’acheter des souvenirs. De cette recherche, il ressort que le touriste est majoritairement associé à ces cinq attitudes : prendre des photos, acheter des souvenirs, visiter des lieux connus, ne pas s’attarder dans les lieux, ne pas comprendre les populations locales. Rien de très valorisant dans ce portrait mais surtout, il est à remarquer que du point de vue d’un Australien, voyageur et touriste ne s’opposent pas en tout puisque le premier est aussi associé au fait de prendre des photos et 1 Sur la base de cette idée d’un changement rapide des pratiques, certains auteurs considèrent que les touristes sont susceptibles d’endosser différents rôles identifiés de la manière suivante par Yiannakis et Gibson (2002): les inconditionnels du soleil / sun lovers ; les actifs / action seekers ; les anthropologues (cultures vivantes) / anthropologists ; les archéologues (ruines)/ archaeologists ; touristes massifs de groupe / organised mass tourists; ceux qui recherchent le frisson / thrill seekers; explorateurs / explorers; jetsetters; touristes massifs individuels / independant mass tourits; elites touristiques / high class tourists; aventuriers marginaux / drifters ; ceux qui recherchent l’évasion / escapists ; les amoureux du sport / sports lovers. Parmi les critères à partir desquels les individus se détermineraient, ils proposent les trois suivants : choisir des itinéraires ou activités plus ou moins structurés, souhaiter un environnement stimulant ou bien reposant, découvrir un environnement familier ou non familier. Par exemple, Les « actifs » rechercheront plutôt des activités organisées, dans un environnement stimulant et non familier. ‐ 28 ‐ de fréquenter des lieux connus…1. Voyageur et touriste ne seraient donc pas les vecteurs d’un même imaginaire en Europe et en Australie (Cf. premier point : « en Europe, souligne J.-D. Urbain, la distinction entre touriste et voyageur demeure dans l’opinion une inébranlable différence de nature. Cette différence est la clé de voûte d’une mythologie moderne du voyage »)2. Typologies, motivations et expériences Face à la complexification des pratiques et des contenus de voyage (c’est-à-dire leur diversité et leur caractère changeant, non pas tant d’un individu à l’autre, mais bien plutôt au sein de chaque individu selon les différents types de vacances qu’il choisit, voire au sein d’un même voyage : cf. annexe 1 le récit de Patricia), et jugeant les typologies de comportements plus descriptives que réellement explicatives, d’autres approches se sont attachées à saisir « le pourquoi » de ces comportements en les ramenant à un nombre plus restreint de grands mobiles. Les grands mobiles du voyage (Ryan, 2003) Chris Ryan retient ainsi les motivations suivantes : rompre avec le quotidien ; se détendre ; se divertir ; resserrer les liens familiaux ; affirmer un statut social (à travers le choix d’une destination, d’un mode d’hébergement) ou bien se l’approprier « le temps des vacances » ; rechercher l’interaction sociale à travers des rencontres, par exemple autour d’un objectif ou d’une passion partagés ; découvrir des différences (motivation que l’on retrouve notamment dans le tourisme dit culturel3) ; l’accomplissement de soi, par exemple à travers la visite de certains lieux « sacralisés » (sites naturels remarquables), à travers des activités ou lieux permettant de repousser ses limites, de se ressourcer (le voyage comme « recréation ») ; accomplir un rêve : se rendre dans un lieu jugé mythique, ou bien se « prendre pour un cowboy » équivalent d’un voyage dans le temps 4 ; le voyage comme offrant l’opportunité de nouer des relations sexuelles (Ryan ne fait pas ici référence au tourisme sexuel) ; le shopping. Si ces motivations peuvent caractériser certains types de voyageurs, animés qu’ils seraient par un « mobil dominant », force est de constater - comme Ryan le fait lui-même observer que ces motivations ne sont pas exclusives les unes des autres et qu’un voyage sera 1 Deux autres exemples : le pèlerin : en quête du sens de la vie, ne vit pas dans le luxe, n’est pas en quête d’un statut social, n’exploite pas les populations locales et n’achète pas de souvenirs (voir la communication de Sylvie Miaux). L’anthropologue : explore les lieux par lui-même (mais ne recourt-il pas à des informateurs…), observe la société en profondeur (Cf. Todorov, comparant le « savant » et le « touriste impressionniste » sur le plan des discours que tous deux tiennent sur autrui : le second, à la différence du premier, n’ayant pas la prétention à dire la vérité), s’intéresse à l’environnement, n’achète pas de souvenir (a pu, parfois, ramener des objets d’art…), prend des photos (cf. Kessler : des photos qui ne seraient pas ici des « prothèses visuelles » mais des documents de travail…). 2 On pourrait également ajouter qu’on a souvent opposé une culture américaine du loisir à une autre, européenne, du tourisme (notamment culturel) ayant connu un développement plus tardif des loisirs ; aussi les chercheurs américains, à la différence des chercheurs français, ont-ils plus tôt pensé le couple tourisme/loisir, et en outre sans introduire de distinction absolue entre tourisme et voyage. 3 Distinguer les voyageurs en fonction des contenus de voyage peut paraître simple. Cependant, comme Chris Ryan le rappelle à propos du type « touriste culturel », celui-ci recouvre des attitudes variables susceptibles d’être situées le long d’un continuum entre « intérêt superficiel » et « loisir sérieux », traduisant par là un investissement différent par rapport à l’ailleurs et à l’autre. Ainsi et relativement au tourisme centré sur les cultures aborigènes d’Australie, une étude a montré que l’on pouvait distinguer les touristes qui s’immergent un certain temps en quête d’une compréhension « un peu » approfondie (3% d’entre eux), puis ceux qui sont intéressés certes par la culture aborigène mais tout autant par l’outback (l’intérieur du pays en général), enfin ceux qui ne souhaitent en avoir qu’un aperçu, et ce, seulement sur un mode à la fois éducatif et ludique. 4 Dennis Tito a recensé en 2002 pas moins de 610 sites internet consacrés au tourisme spatial, cité par Ryan. ‐ 29 ‐ souvent perçu comme « réussi » s’il permet aussi de satisfaire plusieurs besoins à la fois ou successivement (par exemple, d’abord la détente puis la découverte, et le shopping)1. Une phénoménologie des expériences du touriste. Phenomenology of tourist experiences (Cohen, 1979) Cohen a cherché à comprendre l’expérience des touristes en se demandant ce que l’on fuyait et ce que l’on recherchait à travers le voyage. L’idée sous-jacente est que les individus se perçoivent comme étant prisonniers de leur quotidien, confrontés à la nécessité de se conformer à des rôles et à celle de respecter des conventions sociales pas toujours bien acceptées et qu’ils ont aussi le sentiment d’une perte d’authenticité du monde moderne. Voulant échapper au stress du quotidien et étant en quête d’authenticité, ils se tourneraient alors vers l’autre et l’ailleurs. Cohen met ainsi en évidence cinq types d’expériences qui vont graduellement éloigner les individus de leur univers quotidien. Ces dernières traduisent aussi différentes manières d’entrer en relation avec l’environnement, les autres et soi-même. Le mode récréatif (the recreational mode) : celui du divertissement dans un environnement plutôt familier, pendant un temps assez court, autour de valeurs centrées sur soi ; renvoie à quelque chose de facilement et rapidement accessible. Le mode de l’évasion (the diversionary mode) est celui de la fuite par rapport à un quotidien stressant et/ou ennuyeux ; le temps des vacances permet de « recharger les batteries » ; le contexte importe peu. Le mode de la découverte (the experiential mode) : fort sentiment qu’un monde vrai existe mais ailleurs, un ailleurs qui est alors synonyme d’expériences enrichissantes éventuellement « authentiques » (mais pas obligatoirement) ; ce touriste aime s’informer et voir son imagination stimulée par le voyage. Ce troisième mode indique un degré d’implication dans le voyage plus important que dans les postures 1 et 2 précédemment évoquées. Les deux modes suivants traduisent la recherche d’une expérience de l’altérité plus affirmée. Le mode de l’exaltation (the experimental mode / the rapture) traduit le besoin de s’éprouver, de repousser ses limites personnelles (morales ou physiques) pour accéder au meilleur de soi-même (la nature est perçue comme étant propice à ce type d’expériences), le touriste est ouvert à la nouveauté, à l’inattendu. Le mode existentiel (the existential mode) est celui de l’identification forte à l’autre ; indique la volonté d’être le plus près possible de la réalité incarnée par l’autre et l’ailleurs ; dans cette perspective, les populations vivant (ou censées vivre) près de leurs racines paraissent attractives ; c’est la volonté d’épouser ou de se laisser envelopper dans un ailleurs ou un temps autre. Ces catégories souvent décrites par la littérature « grise » comme étant théoriques ont été mises à l’épreuve de divers terrains d’enquête par deux chercheurs, Birgit Elands et Jaap Lengkeek (2000). Ces derniers ont montré que ces cinq types d’expériences, bien que tous 1 J.-M. Dewailly (2006) plaide pour des analyses considérant le touriste comme un être multi-motivé, les motivations étant définies comme un « ensemble de démarches psychologiques volontaires et conscientes en vue d’atteindre des objectifs préalablement déterminés, et non pas seulement « occasions » ou « opportunités » qui seront saisies, plus ou moins par hasard, au cours du voyage, pour faire telle ou telle activité que l’on n’avait pas prévue » (p. 121). ‐ 30 ‐ pertinents1, n’apparaissaient cependant pas selon la même fréquence : les voyages vécus sur les modes récréatif et existentiel (1 et 5) sont de loin les moins fréquents ; viennent ensuite, bien mieux représentés, les modes dits de l’évasion et de la confrontation exaltante (2 et 4) ; le plus représenté, et de loin, étant le voyage synonyme de découverte de l’autre et de l’ailleurs. A la différence des « typologies marketing » qui vont systématiquement croiser des caractéristiques liées au champ du voyage avec des variables socio-démographiques (âge ; profession ; niveau d’études ; revenus ; sexe ; lieu de résidence (grande ville/ville moyenne/espaces ruraux), situation familiale, etc.)2, les « typologies académiques » proposent très rarement cette mise en perspective, s’en tenant le plus souvent à une exploration de l’individu-touriste (c’est-à-dire ne prenant pas nécessairement en compte le poids de ces variables socio-démographiques)3. Des travaux de Elands et Lengkeek, il ressort que le mode du divertissement concerne davantage les voyageurs les plus âgés adeptes des destinations familiales mais aussi les jeunes, quoiqu’à travers des modalités différentes ; que l’évasion caractérise les parents entre 35 et 50 ans ayant une vie trépidante, un travail stressant, une vie sociale faite d’engagements multiples, que le voyage-découverte attire des gens plus âgés, aux centres d’intérêts multiples, en quête de diversité et d’authenticité ; que le mode de la confrontation exaltante concerne des jeunes, prêts à prendre des risques dans des activités de pleine nature, ou bien pouvant s’enthousiasmer pour des activités festives, voire pouvant être adeptes des 3 S (sea/sun/sand) ; que le mode de l’identification à l’autre est le mieux représenté chez les personnes possédant un niveau d’éducation élevé, s’informant beaucoup et préférant le voyage en solitaire. Pour conclure… avec Jean Didier Urbain Le voyage touristique est tout à la fois une scène sociale mettant en jeu des phénomènes de distinction et d’imitation4 et une pratique culturelle empreinte d’une curiosité bien réelle pour l’autre et l’ailleurs. « Dans l’imaginaire du touriste se nouent des projets et des craintes, des désirs et des inhibitions. Tel est aujourd’hui son bagage psychologique. Rempli de rêves, d’espaces mythologiques, il l’est aussi de contradictions et de paradoxes (…) » (Urbain, p. 257-258). Parmi ces contradictions et paradoxes auxquels le touriste se confronte sans jamais parvenir à les résoudre tout à fait, il y aurait aussi ces deux questions difficilement contournables dans le contexte actuel du voyage : « être ou ne pas être touriste ? » et cette 1 C’est-à-dire synthétisant bien ce que les personnes enquêtées exprimaient à propos de leur vécu vacancier. Dans la perspective d’une typologie marketing, le touriste est avant tout un client. Les catégories (ou profils) qu’elle dégage correspondent à des groupes d’individus cibles, susceptibles de se voir proposer des produits touristiques. Elles appréhendent en général l’individu-touriste en relation avec ses autres comportements, valeurs, etc. qui le caractérisent aussi dans des champs de pratiques non liés au voyage. 3 En 2004, Expedia.fr (Agence de voyages en ligne) et l'Institut Novatris (Institut d’études de marché en ligne) ont réalisé une étude auprès des internautes français. Des réponses de 971 internautes (Panel Novatris) émergent six portraits-types de voyageurs, fondés sur leurs comportements, attentes et relation au voyage : les « casaniers » ; les « pragmatiques » ; les « prêts-à-partir » ; les « meccanos » ; les « opportunistes » et les « grands voyageurs » à propos desquels il est dit « qu’ils privilégient les formules sur mesure pour leurs weekend et séjours en France et des formules tout compris pour tous leurs déplacements à l’étranger » ; on devine ici le sens que peut avoir « Grands voyageurs » : vraisemblablement celui de « grands consommateurs de produits touristiques » Pour des précisions, voir le site http://www.tourmag.com/Dis-moi-qui-t-es,-je-te-dirais-comment-tu-pars_a5094.html On pourra également consulter le site d’Aventure Au Bout du Monde : http://www.abm.fr/pratique/frvoyage2.html 2 4 J.-M. Dewailly (2006) rappelle qu’une étude réalisée sur la base d’enquêtes effectuées en Inde par Richards et Wilson (communication à la Commission de Géographie du Tourisme et des Loisirs, Saumur, 2004), a montré la tendance des enquêtés à se « surclasser » dans une catégorie jugée plus valorisante : le « touriste » se décrit comme un « routard » qui lui-même se perçoit comme un « voyageur ». ‐ 31 ‐ autre « plus humiliante encore : paraître ou ne pas paraître touriste ? » (p. 257). En forme de réponse, J.-D. Urbain propose lui aussi une typologie des touristes voyageurs, une typologie qui a notamment le mérite de souligner l’existence de différents moments dans ce que l’on pourrait appeler un apprentissage du voyage. Ainsi, trois degrés d’une prise de conscience » pourraient caractériser ce touriste (voir le chapitre XV) : Le touriste huron serait le novice habitué plutôt à la villégiature balnéaire ; il est naïf, inexpérimenté, prudent, voit ce qu’on dit devoir être vu ; c’est un tourisme préliminaire, initial, de reconnaissance, où l’on suit des chemins balisés ; c’est aussi un premier palier d’observation. Le touriste révolté est celui qui prend conscience des contradictions et paradoxes qui l’habitent, une prise de conscience qui le pousse au déni naïf de son statut de touriste : toutes les attitudes qui vont le faire paraître moins touriste que les autres seront bonnes à prendre. Le touriste sioux : ni révolté, ni ignorant mais rusé et grands négociateurs de paradoxes, c’est le touriste de l’interstice, des marges temporelles ou spatiales (le hors saison/ la destination nouvelle ou la redécouverte du quotidien) ; celui-là se met dans une disposition particulière pour recréer une distance entre lui et les lieux ou les autres ; il se nourrit d’imaginaire, recherche la rénovation du regard, se fait explorateur ou ethnologue pour retrouver dans le voyage la part d’événement, pour réinventer l’expérience de l’étrangeté et le plaisir de la découverte. Ce tourisme est possible n’importe où : le rite est là initiatique, de passage, et a à voir avec une quête existentielle (Le Guide du voyage expérimental (Joël Henry, Lonely Planet, 2006) pourrait en donner quelques exemples originaux, jusqu’à l’absurde). Dans L’idiot du voyage. Histoires de touristes (2002), J.-D. Urbain fait encore observer : « voyageurs et touristes s’inscrivent dans un vaste processus d’observation et de reconnaissance. Ils sont portés par un même flux qui irrigue et reconstruit sans cesse notre vision du monde. Le tourisme n’est pas la massification dégradante du voyage. Il est bien plutôt la généralisation d’un mode de connaissance» (p. 120) : ce mode de connaissance peut être appréhendé à travers les comportements, les motivations et les expériences des voyageurs. Si les critères pertinents sont à l’évidence très nombreux, leurs relations (et corrélations) sont complexes à établir, et les catégories dégagées n’apparaissent alors pas toujours suffisamment discriminantes (en tout cas pas autant qu’on le voudrait). Comportements, attitudes, pratiques, contenus de voyage, motivations, valeurs personnelles, expérience vécue, attentes, etc., disent toutes et tous quelque chose des voyageurs que nous sommes. Les typologies présentées, insatisfaisantes parce que toujours trop réductrices (parfois rapidement caduques), offrent néanmoins quelques jalons pour appréhender nos identités nomades en référence à des pratiques du voyage devenues de plus en plus complexes, à l’image de ce que montre Patricia (cf. annexe 1). Références bibliographiques Dewailly (J.-M.), 2006, Tourisme et géographie, entre pérégrinité et chaos ?, Paris, L’Harmattan, 221p. Elands (B. H. M.), Lengkeek (J.), 2000, Typical tourists. Research into the theoretical and methodological fondations of a typology of tourism and recreation experiences, Wageningen, Mansholt Graduate School, 114p. Kessler (M.), 1999, Le paysage et son ombre, Paris, P.U.F., 88p. e MacCannell (D.), 1999, The tourist : a new theory of the leisure class, Berkeley : University of California Press, 231p. (1 édition :1976). Michel (F.), 2000, Désirs d’ailleurs. Essai d’anthropologie des voyages, Paris, A. Colin/HER, 273p. (Préface de J.D. Urbain). Pearce (Ph.-L.), 1982, The social psychology of tourist behaviour Oxford ; New York : Pergamon Press, 155 p. (Collection : International series in experimental social psychology, v. 3). Todorov (T.), 1989, Nous et les autres La réflexion française sur la diversité, Paris, Seuil, 540p. Ryan (Ch.), 2003, Recreational tourism : demand and impacts, Clevedon, England ; Buffalo [N.Y.] : Channel View Publications, cop., 358 p. Urbain (J.-D.), 1986, »Tourisme et touriste », in Sociétés, 2 (8), p. 3-26. e Urbain (J.-D.), 2002, L’idiot du voyage. Histoires de touristes, Paris, Payot, 354p. (1 édition : 1991). ‐ 32 ‐ Annexe Camille, Claudia, Patricia… et les autres. Trois courts extraits d’entretiens montrant la difficulté de faire entrer le « vécu vacancier » (JD Urbain) dans des catégories pertinentes tant l’expérience du voyage relève de motivations et pratiques complexes, socialement et culturellement construites. Camille (45 ans, française, enseignante, originaire de la région parisienne, vit à Pau depuis 6 ans) raconte son voyage de 3 mois en Indonésie, avec son mari alors tous deux étudiants, avec très peu d’argent, ayant soin d’éviter les lieux touristiques (sauf une fois, juste pour voir), manger et dormir chez l’habitant incroyablement accueillants, ou mieux dormir à la belle étoile : dit que voyager c’est vivre quelque chose alors que quand on est un touriste, on ne fait que voir ; dit aussi que ça c’était avant les enfants et les contraintes professionnelles et qu’aujourd’hui elle n’est plus la voyageuse qu’elle aimerait être (Camille, touriste huron ou sioux ?). Claudia (28 ans, Colombienne, étudiante, a vécu 1 an au canada, est depuis 4 ans en France (dans différentes villes, Paris, Strasbourg et Pau) : dit qu’elle adore faire du tourisme, aller voir de belles choses, ne saisit pas pourquoi le tourisme fait horreur à Camille ; et surtout dit à Camille que ce qu’elle a fait c’est pas voyager, c’est juste une autre façon de faire du tourisme et que voyager vraiment c’est être capable de retrouver un quotidien dans un pays étranger et que ça prend plusieurs années… (Claudia, sédentaire, voyage à travers les étonnements nombreux que lui procure son quotidien en France). Patricia (37 ans, enseignante à Pau depuis 10 ans, originaire de Savoie) est partie au Népal et dit avoir fait 3 voyages en un : une partie touristique (parce que ça vaut quand même le coup, tant qu’à y être)/une partie « aventure »/une partie humanitaire ; dit qu’elle préfère être reçue par quelqu’un qui connaît (en l’occurrence une amie travaillant dans une ONG) parce que quand tu connais pas, tu comprends pas ce que tu vois). Alors, d’accord pour dire qu’elle a fait 3 types de voyages, mais quel type de voyageuse est-elle ? Par ailleurs, rien ne dit qu’elle rééditera ce type de formule (3 voyages en un) lors de ses prochaines vacances : faut-il alors imaginer qu’on différencie les voyageurs aussi par la variété plus ou moins grande de voyage qu’ils pratiquent ? ‐ 33 ‐ Le pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle : l’expérience de la marche au coeur du voyage Sylvie Miaux Depuis quelques années, on observe le retour à certaines activités autrefois délaissées qui aujourd’hui redeviennent, avec force, phénomènes de mode. La marche, activité sportive actuellement très pratiquée, en est un des exemples. C’est pourquoi on remarque une recrudescence de la pratique des randonnées pédestres et sportives, mais aussi la réhabilitation de parcours « plus spirituels » comme les chemins de Saint-Jacques-deCompostelle. Dans cette optique, j’ai choisi de m’intéresser à l’itinéraire de ces chemins de Saint-Jacques comme objet de recherche. Cette expérience se caractérise par un retour aux sources, un dénuement en symbiose avec l’esprit du pèlerinage qui comme le dit Claude Rivière « est une spatialisation émotionnelle du désir. Il vise essentiellement à réduire par déplacement de l’individu la distance entre lui-même et son dieu ». A cette occasion, l’individu manifeste un besoin de se retrouver, de faire son introspection au travers d’une expérience particulière qui consiste à progresser sur un itinéraire durant plusieurs semaines par le biais de la marche. Ce déplacement à vitesse réduite dans l’espace va donner le temps nécessaire à la méditation, à l’appréhension et à la compréhension du monde environnant. Ce pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle, sollicite une expérience pleine du sujet fortement influencée par sa volonté, ses attentes… Cette communication débutera par une présentation de l’itinéraire des chemins de SaintJacques-de-Compostelle à la fois comme un voyage solitaire mais aussi de rassemblement, ensuite sera analysée l’influence des motivations des pèlerins dans leur expérience du voyage (typologie : l’itinéraire religieux, l’itinéraire sportif…) et, enfin nous verrons la relation particulière que le pèlerin développe vis-à-vis de son corps et de l’espace parcouru, en se questionnant sur la manière dont l’expérience d’une longue marche implique une redécouverte voire une découverte de son corps. D’un voyage solitaire à une expérience collective Dans l’idée de mettre en évidence les caractéristiques du pèlerin, il est important de revenir sur la définition du pèlerinage donnée par Paul Poupard: « acte global de sacralisation. C’est dire que celui-ci est un tout : au départ, déploiement spatial de soi sacralisant, son terme est un lieu saint, où dans la démarche pèlerine la plus authentique, il faut être présent à des dates déterminées fixées par un calendrier sacral, et observer un rituel bien établi » (P.Poupard, 1984, 1547). J’ai choisi de citer cet auteur, car il met en évidence l’importance du rituel et des dates pour les pèlerins qui entreprennent cette démarche. Cela conforte l’idée du pèlerinage comme phénomène organisé, structuré à la fois spatialement, temporellement et spirituellement. De plus, comme le dit Claude Rivière « le pèlerinage opère un bouleversement mental de l’espace, en ce qu’il est affrontement à l’inconnu. Simultanément il favorise la mise en question du sens des choses et se déploie comme appel à l’altérité »(C. Rivière, 1995,141). En même temps qu’il permet un retour sur soi, il favorise la rencontre avec l’ « autre ». ‐ 34 ‐ Un voyage solitaire Sachant que la plupart des personnes interrogées sont parties seules, on peut penser que leur voyage s’inscrivait dans une démarche individuelle. Leslie est partie seule le 6 septembre 1999 du Puy-en-Velay. Originaire de Montréal au Québec, sans motivation religieuse, elle a décidé de partir loin de ses soucis « pour vivre les moments présents et réfléchir car la marche permet de méditer et de faire le point sur sa vie ». Sa démarche était au départ solitaire, car pour elle « c’est une façon d’effectuer un cheminement qui correspond à une transition dans ma vie pour arriver à autre chose ». Dans le cas de Patricia, originaire de la Loire (Sorbiers), elle est partie au mois d’août 1999, sur un coup de tête. Il s’agissait « d’un impératif car j’étais au chômage, j’avais besoin de fuir la maison, faire un nettoyage intérieur. C’était une grande aventure vraiment personnelle ». Elle partait pour la première fois de sa vie seule. Elle a dû faire l’expérience de l’autonomie. « Ça n’était pas pour moi une démarche de foi, mon désir était de partir seule pour ne pas être influencée par qui que ce soit ». Dans la même perspective que Patricia, Philippe qui vit au Puy-en-Velay, au cœur même de l’itinéraire, se trouvait aussi au chômage. Il n’avait plus goût à rien, aucun but dans la vie. « Ce fut une véritable opportunité pour moi, je suis parti sans aucune préparation, dans l’urgence, sans vraiment savoir pourquoi ». On remarque au travers de ces quelques témoignages de personnes qui ressentaient la nécessité de fuir leur situation de crise, un véritable besoin de se retrouver seules face à elles-mêmes loin de leurs soucis. Dans le cas des pèlerins qui ont longuement préparé leur itinéraire dans une optique soit culturelle, soit religieuse ou sportive, l’idée était aussi d’avoir une démarche solitaire. Léo, originaire d’Annecy, est parti durant l’été 1999. Passionné par l’art roman, il effectuait seul son pèlerinage comme une sorte de retraite. « J’aime la solitude, le chemin de Compostelle c’était seul que je devais le faire. J’avais besoin de faire un retour sur moimême. » Il s’agit aussi « d’une expérience unique, très forte dans le sens de la découverte de soi ». Quant à Marie-Claire, d’Annecy, qui a réalisé son pèlerinage de mai à juillet 1999, elle est partie « pour effectuer une intention personnelle au niveau de la foi ». Tout le long de son parcours, elle profitait des temps de marche pour prier. Pour finir, Michèle est partie sur le chemin en 1985, alors que l’itinéraire GR 65 n’était pas complètement achevé. « Je suis partie pour faire une recherche sur l’énergie au plan personnel. Je ne suis pas partie seule, mais ma démarche était tout de même personnelle ». Les documents, à cette époque, sur l’itinéraire étaient rares, la préparation a été difficile et les surprises, le long du chemin, nombreuses. Au regard de ces différents témoignages, on constate qu’au départ la démarche envisagée est individuelle. Tous souhaitent se retrouver, même si leurs motivations sont différentes. Cependant qu’en est-il le long du chemin ? La rencontre avec les autres pèlerins ne changet-elle pas la vision des choses ? ‐ 35 ‐ Itinéraire de rassemblement : Après quelques jours de marche, les pèlerins vont commencer à se côtoyer, à échanger leurs impressions. Leslie nous apprend à quel point l’entraide et le partage sont présents tout le long du chemin. « On est tous dans la même galère, on souffre des ampoules, on a parfois des doutes, on se motive… Les gens se confient beaucoup sur le chemin, ils parlent de leur vie amoureuse, de leur séparation, de leurs souffrances. Je suis surprise de voir leur ouverture d’esprit ». Les relations sont tellement spontanées que les gens commencent à se lier d’amitié et à partager leur expérience. « Je suis partie seule, à présent j’ai l’impression d’appartenir au groupe. On a tous la même apparence avec le sac à dos, les chaussures de marche, les vêtements de pluie…la même souffrance, les mêmes difficultés, les mêmes doutes. On est tous là pour se soutenir, ne pas lâcher. Seule, je ne serais peut-être pas allée jusqu’au bout ». Le soutien paraît un élément important à la cohésion du groupe. « Notre vie est rythmée par les étapes qui nous permettent de nous retrouver après de longues heures de marche solitaire ». L’itinéraire semble alors organiser les rencontres entre les pèlerins sur les lieux de repos en fin de journée. Patrick, originaire de Cahors, est parti en tant que randonneur. La rencontre avec les autres pèlerins l’a transformée. « On a tous le même but, Compostelle, même si on n’a pas tous les mêmes motivations. En même temps qu’on apprend à connaître les autres, on réapprend à se connaître soi-même ». Ce témoignage donne l’impression qu’expérience collective et individuelle sont fortement liées. Un autre élément soulevé par Marie-Claire me semble important à souligner : « j’ai rencontré des jeunes espagnols sur le chemin, avec qui j’ai marché durant quelques journées, je ne connaissais par leur langue, mais on a quand même réussi à communiquer ». Même la barrière de la langue semble disparaître. Il en est de même pour la différence sociale : « j’ai côtoyé des banquiers, des chefs d’entreprise… mais jamais je ne me suis sentie à l’écart. Sur le chemin on est avant tout pèlerin, les critères sociaux n’existent plus ». L’identité de pèlerin semble effacer toute autre appartenance. En effet, si l’on reprend l’idée de Paul Poupard, « Phénoménologiquement, le pèlerinage est un fait collectif. Tout pèlerinage physiquement individuel s’inscrit dans une tradition collective, celle justement d’une route, d’un lieu sacré, d’un culte ou d’un conformisme établi. On ne se sacralise pas en effet à soi tout seul. En tant qu’acte de sacralisation, le pèlerinage est nécessairement société : société dans l’attente et la conjuration d’espérance, société du chemin, …société multipliante de la rencontre, car l’intensité et la marque de celle-ci se trouvent naturellement approfondies par le nombre, société de mémoire enfin, le pèlerinage accompli. Société en quête d’extraordinaire, c’est-à-dire de rupture ou de détachement d’avec le quotidien des travaux et des jours, la société pèlerine est une société de la non-distinction sociale : classes, sexes, fonctions s’y fondent dans une confusion physique d’unité, jusqu’à atteindre, aux grands moments du pèlerinage, communion d’âme »1. Les individus, tout en vivant une expérience qui leur est propre, se rassemblent, tout de même, à travers l’expérience collective du pèlerinage, ce groupe existe en tant que « société du pèlerinage »2 durant le parcours. Dans quelle mesure ces deux expériences (individuelle et collective) se mêlent-elles au cours de la progression du pèlerin ? 1 2 POUPARD Paul. Dictionnaire des religions. Op. Cit., p.1548 Ibid. p.1549 ‐ 36 ‐ Il est possible de repérer deux temps dans la progression du pèlerin. Tout d’abord, les moments de marche qui sont les plus importants s’effectuent le plus souvent seul. Comme le dit Rousseau : « la marche est solitaire, elle est une expérience de la liberté, … » (D. Le Breton, 2000, 19). La solitude paraît tout à fait nécessaire pour profiter de tout ce qui est nouveau, insolite. De plus, « c’est un chemin qu’on fait avant tout pour soi, c’est un chemin de liberté jusqu’au bout». Comme le dit David Le Breton « La marche, même une modeste promenade, met provisoirement en congé des soucis qui encombrent l’existence hâtive et inquiète de nos sociétés contemporaines. Elle ramène à la sensation de soi, aux frémissements des choses et rétablit une échelle de valeurs que les routines collectives tendent à élaguer ». Néanmoins, l’étape finie, les pèlerins se retrouvent pour les repas. Ils échangent leur point de vue sur la journée passée, sur les inquiétudes qu’ils peuvent avoir ou sur les joies procurées par le chemin. Pour Patrick, ces moments là, « permettent de partager, de se soutenir pour parvenir tous à notre but. » Se dégage aussi du chemin une certaine authenticité, simplicité qui facilite les relations. On a pu mettre en évidence l’existence, le long de cet itinéraire, d’une expérience à la fois individuelle et collective, les deux se complétant. En effet, la progression sur ce chemin autrefois emprunté par des millions de pèlerins peut procurer le sentiment d’appartenir à ce même groupe. De plus, la présence sur un même parcours de milliers d’individus qui cheminent tous vers un même but, un même lieu confirme l’existence d’une expérience collective. Néanmoins, la majorité des pèlerins sont seuls lorsqu’ils marchent, ceci pour différentes raisons. Tout d’abord, il est difficile d’avancer au même rythme. D’autre part, il s’agit d’un moment privilégié pour faire une sorte de bilan sur sa vie. Enfin, Nous sommes plus à l’écoute du monde qui nous entoure lorsque nous sommes seuls. Le Pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle : de l’itinéraire aux itinéraires La réalisation des entretiens a permis au fur et à mesure des rencontres, de mettre en évidence l’importance de la démarche du pèlerin. Leurs motivations n’orientent-elles pas l’expérience et la perception de l’itinéraire ? L’itinéraire religieux : comme on a pu le voir précédemment certains pèlerins ont un objectif purement religieux. Marie-Claire, d’Annecy, avant son départ, a adhéré à une association religieuse des amis de Saint-Jacques et assistait à une réunion chaque mois. Les personnes qui avaient déjà réalisé le pèlerinage faisaient part de leur expérience et donnaient des conseils de lecture et de préparation. Pour elle, « tout le long du chemin s’est opérée une véritable osmose, une intime communion avec les lieux et les gens rencontrés. La richesse des édifices religieux sur cet itinéraire en témoigne ». Paul, originaire de l’Ardèche, accomplissait ce pèlerinage pour « rendre grâce à Dieu pour toute la chance que j’ai eue dans ma vie privée comme professionnelle ». Tout au long du chemin, « on a le temps de prier tranquillement. On finit par avoir des phrases que l’on répète et qui arrivent à nous mettre dans un état second ». Quant aux échanges entretenus avec les autres pèlerins, ceux qui l’ont marqué sont « les échanges sur la façon de communier ». De plus, le chemin permet d’aller à la messe tous les soirs. Son expérience l’a ainsi poussé à devenir hospitalier à Estaing, à son retour de Compostelle. « Je voulais donner un peu de ce que j’avais reçu. Pour moi, le chemin de Saint-Jacques est totalement un chemin de foi ». On constate que ces deux pèlerins qui ont effectué leur pèlerinage dans une démarche totalement religieuse n’ont retenu que les éléments fondés sur la foi. A la question relative ‐ 37 ‐ aux lieux qui les ont marqués, ces pèlerins ne répondaient que par des édifices religieux comme la basilique de Conques, l’église de Saint-Jean-Pied-de-Port ou la cathédrale de Burgos… Seuls les lieux sacrés sont privilégiés. Les actions entreprises tout le long du chemin sont empreintes de religiosité. En effet, il semble que ce n’est pas l’homme, mais le croyant qui marche. L’itinéraire est donc partie intégrante du « soi croyant » et non de l’être en tant qu’homme. Seule l’appartenance à la religion se révèle sur le chemin, car c’est elle qui oriente les pas du pèlerin. L’itinéraire du sportif : sur l’itinéraire des chemins de Saint-Jacques, il est possible de croiser quelques « accros » du sport et plus particulièrement de la randonnée comme Marcel pour qui « la randonnée représente 50% de ma vie ». Suite à une opération de la colonne vertébrale, le chirurgien lui avait signalé que s’il refaisait 5 kilomètres à pied il pouvait être heureux. « Le pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle était un défi pour moi, que j’ai accompli en septembre 1999. Aujourd’hui je me dis que c’est un peu comme à l’armée : on en bave, on se dit que c’est la plus mauvaise période de sa vie, puis avec les années, on se souvient des copains et des bons moments ». La perception du sportif est davantage fondée sur l’effort physique que sur le spirituel. Cependant, Marcel a avoué « qu’on se transforme très rapidement en pèlerin. La population vous estime comme si vous étiez un randonneur à part. En Espagne, le peregrino est sacré ». Le regard des autres a changé l’identité de Marcel. Il est parti randonneur pour arriver pèlerin. Même si sa démarche n’était pas religieuse, il a eu le sentiment de faire partie d’un groupe. Malgré tout, c’est son défi qui l’a poussé à continuer. C’est l’itinéraire en lui-même qui intéressait Marcel, pour sa durée et sa longueur et non pour ce qu’il représentait au niveau symbolique. Le but sportif semble être un test vis-à-vis de soi qui à la fois peut être un enrichissement tout en étant un véritable effort de dépassement. Ce chemin est là pour tester sa résistance à la fois physique et morale. Il est jalonné d’obstacles (dénivelés, chemins cabossés, intempéries …) qui le rendent d’autant plus attrayant. C’est le dépassement physique que la topographie et la longueur de l’itinéraire permettent qui interpellent le pèlerin sportif et vont organiser son expérience. De l’itinéraire " introspectif " à l’ouverture au monde : nombreux sont les pèlerins qui ont décidé de prendre leur sac à dos pour faire le point, se remettre en question. Pour ainsi dire, ils souhaitent se retrouver seuls face à eux-mêmes. Quelle va être leur expérience ? Léo qui est parti à la fois pour sa passion de l’art roman, mais aussi pour un désir d’approche spirituelle, m’explique que ce pèlerinage a été une véritable « découverte de soi ». D’une part, « découverte des ressources physiques insoupçonnées et pourtant présupposées puisque indispensables du seul fait de tenter l’aventure. Se réveiller et repartir le matin en pleine forme alors que la veille au soir on était totalement épuisé et rempli de doute sur sa capacité à redémarrer, est quelque chose de quasi miraculeux ». D’autre part, « des manifestations mystérieuses se sont produites sous forme de vagues d’émotions intempestives qui, à plusieurs reprises et sans pouvoir en identifier les causes, m’ont véritablement submergé. Je me revois par exemple descendre le grand escalier à la sortie de la cathédrale du Puy en pleurant comme jamais. Cela s’est reproduit à plusieurs reprises et sur des lieux à caractères sacrés. C’est comme si ma sensibilité s’en trouvait décuplée ». Léo n’est pourtant pas parti avec des motivations religieuses, cependant les édifices sacrés l’ont profondément touché. Leslie, quant à elle, semblait autant marquée par les éléments religieux que par les éléments de la nature. La traversée du plateau de l’Aubrac a été un moment fort dans sa progression, de la même façon que la Meseta espagnole. Les grandes étendues ont procuré à Leslie un sentiment puissant à la fois d’osmose avec la nature et de méditation. « Ce sont les choses ‐ 38 ‐ d’une simplicité extraordinaire qui m’ont marquée, comme le fait de pouvoir manger des figues dans l’arbre, où le goût, la saveur de ce fruit semblent être décuplés… ». Pour Patrick, l’Aubrac a été aussi un moment inoubliable : « c’est un paysage sauvage, dans lequel on a l’impression de renaître, on revient à nos origines, plus proche de la nature et de soi-même. L’immensité de ce plateau dont on ne voit pas la fin, peut parfois être stressante, car on s’y sent seul et capable de se plonger au plus profond de soi, de ses craintes, ses doutes… ». Les paysages sont aussi importants dans la démarche de ces individus en quête de leur « être ». Le passage des Pyrénées pour accéder à Roncevaux a aussi révélé des sentiments forts chez certains, comme Philippe. « Tout le long du chemin, de nombreux villages, parfois des villes nous ramènent à une civilisation qui nous rappelle le passage des Maures. Mais, entre ces villages et ces villes, les sentiers qui traversent les Pyrénées nous offrent des points de vue à nous couper le souffle. Parfois nous nous sentons très petits devant l’immensité du paysage ; parfois nous avons l’impression de faire partie de cette immensité ». Les pèlerins semblent totalement à l’écoute du monde qui les entoure. Comme l’écrit Jean-Claude Bourlés « Poursuivre, descendre vers le sud. Déjà les fermes ont perdu de leur austérité, fenêtres sans barreaux, cours ouvertes, façades plus claires. La pierre de flammes et de nuit, sombre minerai volcanique, cède la place au schiste, comme il le fit déjà au granit. Dans moins de trois jours, la tuile et le grès annonceront la vigne »1. On conçoit à quel point la perception des choses s’affine. Tout en étant plus proches d’euxmêmes, les pèlerins sont plus à l’écoute de la nature. Le dénuement, la solitude de la marche renvoient le pèlerin aux origines de l’homme en tant que bipède confronté chaque jour aux aléas de la nature. A travers son corps le pèlerin reprend contact tant avec ce qui l’entoure ainsi qu’avec lui-même. Parce que ses sens sont fortement stimulés durant la marche le pèlerin vit une expérience pleine alors que l’homme de nos sociétés modernes s’est éloigné de ses sensations. L’itinéraire de marche procure au pèlerin tous les atouts nécessaires à sa découverte spirituelle. Le pèlerinage permet un dépassement de soi : comme le dit Rachid Amirou « l’aller pèlerin est ainsi un départ vers un ailleurs qui rend autre »2. Ces personnes qui sont parties pour donner un sens à leur vie, sont encore plus sensibles à ce qui les entoure car leur motivation est la découverte. Leur regard est ouvert à tout, le moindre mouvement les interpelle, les changements de couleurs, d’odeurs… Cet itinéraire que j’avais qualifié d’intérieur semble au contraire s’ouvrir au monde et à l’appréhension de différents lieux (sacrés, naturels…). A la lecture de ces différents itinéraires influencés par les démarches que peuvent choisir les pèlerins, j’ai constaté un rapport différent des individus à leur être et aux lieux. Ce qui au départ pouvait s’apparentait à un itinéraire unique, doit être nuancé. En effet, d’une part il y a l’itinéraire du croyant où seuls les éléments religieux suscitent l’intérêt des pèlerins. Cet itinéraire comme « espace sacré » semble alors faire seulement partie intégrante de ses convictions religieuses. D’autre part, le parcours du sportif est un défi. L’homme doit se dépasser autant physiquement que mentalement. Seule la difficulté de l’itinéraire intéresse le « pèlerin sportif », le but étant de parvenir à Saint-Jacques-de-Compostelle dans un temps donné. L’itinéraire est alors considéré comme un parcours permettant d’atteindre son but. Enfin, pour le pèlerin qui recherche la méditation, le sens de sa vie, l’itinéraire est une ouverture au monde environnant. Il apprend à se retrouver tout en s’ouvrant aux éléments qui l’entoure. Il cherche à travers la marche solitaire et les échanges avec les autres pèlerins un moyen de retrouver ses repères dans une vie qui semble lui avoir échappé (surtout dans le cas des pèlerins qui doivent faire face au chômage, donc à une certaine perte d’identité sociale). 1 2 Jean-Claude BOURLES. Passants de Compostelle. Paris : Ed. Payot & Rivages, 1999. p. 29. Rachid AMIROU. Imaginaire touristique et sociabilités du voyage. Paris : PUF, 1995. p. 199. ‐ 39 ‐ La dimension corporelle, élément central de l’expérience du pèlerin Au regard des différentes expériences que je viens de présenter, j’ai pu constater l’importance de la dimension corporelle et de l’altérité dans la réalisation du pèlerinage. C’est pourquoi j’ai choisi de m’attarder sur l’impact de ces deux aspects dans l’expérience du pèlerinage. Le pèlerinage : la découverte de son corps Le corps accompagne les états d’âme du pèlerin tout le long du chemin. Au début, il se fait le plus souvent pénible à assumer (courbatures, crampes, ampoules, tendinite…). D’ailleurs, certains m’ont fait part de la découverte de leur corps durant le pèlerinage. Ils expliquent à quel point les choses, les événements, prennent un autre sens : en effet comme l’écrit David Le Breton « la marche transfigure les moments ordinaires de l’existence, elle les invente sous de nouvelles formes ». Par exemple, Patricia m’a avoué être partie sans s’être préparée physiquement. Elle a ainsi du faire face aux limites de ses capacités physiques qui lui demandaient un certain « rodage » et toute son attention. Elle a découvert à quel point corps et pensée ne font plus qu’un durant une marche aussi longue. Ceci confirme l’idée développée par Augustin Berque « …la pensée relève de la corporéité ». La fatigue du corps peut parfois prendre le dessus et obliger le pèlerin à abandonner son voyage. Effectivement, comme le rappelle Varela « la relation du corps et de l’esprit est conçue en fonction de ce qu’elle peut accomplir » (F. Varela, E. Thompson, E. Rosch, 1993, 63). L’expérience du pèlerinage révèle cette dimension qui nécessite d’aborder le corps comme indissociable de l’esprit. La volonté du pèlerin existe par son engagement physique et spirituel. Cette expérience humaine, particulière, qu’est le pèlerinage, « nécessite la présence du corps comme centre et unité de l’existence » (B. Andrieu, 1993, 393). Le chemin s’accomplit, prend sens à travers le corps qui ne peut être limité à un simple « objet soumis à une volonté qui le meut et le transcende » (C. Detrez, 2002, 158). Au contraire, certains parlent même d’intelligence corporelle, comme Christine Detrez « il y a en fait une compréhension du corps qui dépasse et précède la pleine compréhension visuelle et mentale » (C. Detrez, 2002, 158). Cette dernière est fort présente durant ce voyage à pied, durant lequel le pèlerin apprend à écouter son corps, ses manifestations pour éviter de se blesser et de ne pouvoir récupérer. Comme disait Léo, on ne peut pas aller à l’encontre de son corps sinon c’est l’échec. Même si certains partent pour se dépasser physiquement, ils sont obligés de se préparer pour atteindre leur but. La marche comme voyage initiatique Cette marche longue devient un véritable apprentissage comme le note Pierre Bourdieu « ce qui est appris par le corps n’est pas quelque chose que l’on a, comme un savoir que l’on peut tenir devant soi, mais quelque chose que l’on est » (Pierre Bourdieu, 1980, 123) . Le pèlerin apprend à se connaître à travers cette marche initiatique qui va entraîner des changements émotionnels et physiques. Ceci renvoie à l’idée du pèlerinage en tant que rite de passage ou initiatique dans lequel le pèlerin doit franchir trois étapes: séparation, attente, intégration, comme le stipule A.Van Gennep. Car, le fait de partir durant plusieurs semaines loin de chez soi entraîne une séparation d’avec la vie quotidienne. Puis le sujet va traverser une période de remise en question, d’introspection qui va, enfin, lui permettre d’atteindre la phase d’intégration de soi et du monde qui l’entoure. Le pèlerin revient différent, il renoue avec son corps qui lui permet de prendre contact à la fois avec « soi » et le monde (idée développée par Merleau-Ponty). Cette expérience totale que le pèlerinage propose réconcilie l’homme moderne avec son corps si souvent délaissé. ‐ 40 ‐ Pour finir, il semblerait que le corps prenne tout son sens à travers cette expérience du pèlerinage. Le pèlerin apprend à se connaître en restant à l’écoute de celui qui le porte, le guide, l’interpelle dans la difficulté. Le corps transmet des informations qui vont permettre au marcheur d’ajuster le pas, de découvrir ses limites ou, au contraire, l’ampleur de ses potentialités physiques dont il devra prendre soin. Les émotions générées par cette progression à la fois mentale et physique donneront toute sa consistance à cette expérience humaine particulière qui permet de renouer avec les ancêtres pèlerins, pour qui la marche faisait partie de leur vie quotidienne, comme seul moyen de déplacement. En quelque sorte, le corps retrouve sa place première, en tant qu’objet de mobilité, sans perdre son attachement à l’être qui quant à lui renoue avec ses origines bipèdes. Dans nos sociétés urbanisées, les habitants ont perdu contact avec leur corps. Le retour qu’impose le pèlerinage à l’activité première du corps, permet au sujet de se retrouver, de prendre contact avec son être et le monde qui l’entoure. De la même façon que le corps agit sur la pensée, l’ailleurs et l’ouverture au monde durant la marche, invitent le sujet à s’interroger, à méditer et à trouver sa place. ‐ 41 ‐ Le récit de voyage : dire le corps autrement Mathilde Jégou Nous allons nous intéresser à la manière dont on aborde le corps de l’autre dans deux œuvres de voyage de la seconde moitié du vingtième siècle, celles de Lorenzo Pestelli et de Nicolas Bouvier. Ces deux écrivains voyageurs ont suivi le même parcours en Orient, à peu près à la même période, les années cinquante pour N. Bouvier, les années soixante pour L. Pestelli. Celui-ci part à Pékin en 1965 accompagné de sa femme et de ses deux petites filles. Il se rend ensuite un an au Japon puis rentre tranquillement en Europe par le chemin le plus long. Le voyage s’achève en août 1967, il aura duré environ trois ans. Japon, Corée, Vietnam, Siam, Cambodge, Thaïlande, Malaisie, Bali, Java, Sumatra, Ceylan, Inde du sud et du nord, Népal, Tibet, feront la matière de son récit de voyage intitulé Le Long Eté publié en Suisse en 1971. En ce qui concerne N. Bouvier, son ouvrage le plus connu, l’Usage du monde, retrace son grand voyage en Orient avec son ami le peintre Thierry Vernet. Tous deux sont partis de Genève au mois de juin 1953 et ils se séparent près de Kaboul en 1954. Nicolas Bouvier poursuit seul sa descente de l’Inde et séjourne à Ceylan avant de gagner le Japon en octobre 1955. Il y reste un an puis rentre en Europe après un vagabondage de trois ans et huit mois. Nous allons donc suivre leurs trajets respectifs en Asie en cherchant dans leurs textes l’inscription du corps de l’autre. Les deux voyageurs sont partis pour faire des rencontres mais, contre toute attente, le corps de l’autre n’est pas celui que nous renvoient les textes, ou du moins pas seulement ou alors autrement. En effet, on doit en passer par beaucoup d’autres corps avant d’atteindre la discrète présence de l’autre au cœur des récits. Le voyage conduit à la découverte d’une multitude de corps, à la diversité autant qu’à l’altérité. Un des buts du récit de voyage est en effet, de réaliser cette épreuve de l’incorporation qui consiste à mettre en mots le corps de l’autre certes mais aussi le sien et celui du monde. Commençons par observer le voyageur qui prend conscience de son propre corps. Car se découvrir corps étranger est bien la première leçon d’altérité dont nous parlent, dans leurs textes, Nicolas Bouvier et Lorenzo Pestelli. Le corps à l’épreuve de l’altérité Mise à nu « On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. »1 écrit N. Bouvier. Le voyage défait le corps par les étapes souvent rudes mais défait aussi l’image qu’on se faisait de son corps. Si le voyage peut être considéré comme le temps d’une connaissance particulière du corps, d’une revue de détails, dans cette mise à nu inédite, le moment très particulier du bain fait figure d’apogée. Dans les œuvres de N. Bouvier et L. Pestelli, en effet, et plus spécialement dans les témoignages qu’ils nous laissent du Japon, le bain est un épisode incontournable. Les deux voyageurs se disent avant tout marqués par l’apparent naturel avec lequel le Japonais assume son corps. 1 N. Bouvier, L’Usage du monde, Œuvres, Paris, Quarto, Gallimard, 2004, p. 82. ‐ 42 ‐ « Le Japonais, n’est pas troublé par le nu au bain ; il en a trop l’habitude, et si, exceptionnellement, il est troublé, eh bien ! où est le mal ? Sur ce point, il est plus naturel que nous. Il a dû rester longtemps perplexe devant notre société qui mettait des caleçons longs et faisait tant d’histoires pour entrer dans l’eau…puis garnissait ses jardins publics d’opulentes femmes nues représentant le Commerce ou l’Industrie. 1 » Ce nudisme tranquille suscite également l’admiration et même la jalousie de L. Pestelli. Bien loin de cette apparente sérénité, le voyageur se trouve renvoyé à son corps mal assumé d’Occidental, gaijin déplacé, encombré, disproportionné. Le bain japonais est un moment de vérité, le corps y est dévoilé et la différence physique crûment révélée : « Quel malheur d’avoir des membres aussi gros ! » s’exclame Pestelli. Que faire de ce corps gênant, incommode, de « ses pieds qui prenaient une place énorme et qu’il ne parvenait jamais à glisser dans les pantoufles délicates qu’on lui proposait (…) On le poussait aimablement à se déshabiller ! (…) voilà qu’on le priait aussitôt de s’immerger dans l’eau bouillante (…). Il ne savait pas comment faire pour se laver sans salir l’eau qui devait servir aux Honorables Autres qui le suivraient dans le bain. » 2 Dans cet univers si policé, le corps de l’étranger fait tâche. Avili par sa condition d’occidental, il se voit « matière à souillure »3 Presque mot pour mot, N. Bouvier exprime le même malaise : « (…) la perfection de cette chambre nue m’écrase. Me réprouve. Me donne l’impression d’être sale alors que je sors du bain. D’avoir trop de poils, et de désirs immodestes, et peut-être même un ou deux membres superflus.4 » Reflet accusateur, l’Orient, le Japon en particulier, malmène le corps et ses représentations. Dans ces deux extraits on est frappé par ce constat de difformité du corps occidental auquel Bouvier et Pestelli finissent tous deux par aboutir. Les voyageurs se découvrent un corps dont l’image n’est pas très convaincante. Que faire alors ? Changer de peau ? Pour L. Pestelli, le corps se révèle en effet impropre dans tous les sens du terme, à la fois sale et inconvenant, il est ambassadeur de tout ce à quoi il essaie d’échapper : sa culture, sa naissance, sa famille, etc. Ce voyageur cherche avant tout à s’extraire de sa condition de blanc plus qu’à endosser une peau en particulier. La question, pour lui comme pour beaucoup de voyageurs de la deuxième moitié du XXe siècle, est de se désoccidentaliser plutôt que de s’orientaliser, il ne s’agit pas de se revêtir de costumes exotiques mais de trouver sa place face au corps de l’autre, « rien qu’une musique des corps perdue depuis longtemps, qu’on retrouve petit à petit et à laquelle il faut s’accorder. »5 écrit N. Bouvier. A mesure qu’il progresse dans son voyage, Lorenzo Pestelli s’approche d’une métamorphose assez singulière: « Depuis longtemps, notre peau inhospitalière d’Européens avait séché au désert, quelque part dans le sud de la Perse. Nous étions devenus des singes ou des colombes, je ne sais pas, mais le fils de mon père était sûrement égaré dans quelque poubelle, chez un riche Iranien. 6 » 1 N. Bouvier, Chronique japonaise, Œuvres, p. 585. L. Pestelli, Le Long Eté, Genève, Zoé, 2000, p.94-95. 3 L. Pestelli, Le Long Eté, p.385 4 N. Bouvier, Chronique japonaise, Œuvres, p. 628. 5 N. Bouvier, L’Usage du monde, Œuvres, p. 132. 6 L. Pestelli, Le Long Eté, p.380. 2 ‐ 43 ‐ Qu’importe la nouvelle peau donc du moment qu’elle annule la première. Son corps ne convient pas à son voyage, à ses idées anticolonialistes et L. Pestelli tente de le modifier et d’en travailler la représentation dans le texte, en se rêvant chemin faisant, tout sauf blanc. Or certains se chargent de le ramener à la réalité comme cet « emmerdeur américain rencontré dans une laiterie de Katmandu »1 Petit extrait de leur conversation : «Of course ! You have been in the hot countries, but you are still a white man ! (vous êtes quand même un blanc !) Peut-être, répond le voyageur, mais avec quelque chose de très noir à l’intérieur (with something very dark inside), qui finira tôt ou tard par apparaître sur ma peau ! Faites-moi le plaisir de ne pas me considérer comme l’un des vôtres, mais comme un ennemi !2 » N’être ni soi, ni l’autre, mais un « blanc à l’envers », cette place est cependant dure à trouver. Nicolas Bouvier a lui aussi des envies de métamorphoses et elles semblent a priori plus réussies. Au Japon et après deux ans de route, il constate : « J’ai posé ma vieille peau quelque part dans l’étendue du sommeil. La nouvelle est encore douloureuse et fragile mais il y aura certainement moyen de vivre à l’aise quelques années dans cette peau-là ; l’autre n’allait vraiment plus. 3 » Cette déclaration ne doit pas faire illusion : c’est à des petits riens que N. Bouvier reconnaît le changement impossible. Difficile par exemple de ne pas se trahir ne serait-ce, dit-il, que par « ces voix de tableaux noirs tellement de chez nous. J’ose à peine ouvrir la bouche, de peur de m’entendre, moi aussi. Je me demande combien de temps il faudrait passer sur les routes et dans quelles canailleries il faudrait se lancer pour perdre ce ton pastoral. »4 En effet, comment se débarrasser de ces trainantes intonations, comment modifier le corps ? En le mettant en jeu répond N. Bouvier qui disait ne pas comprendre que l’on puisse ne pas « vouloir céder au voyage un pouce de son intégrité »5 Concrètement, cela passe par le choix d’un voyage aux conditions rudimentaires, fait de privations alimentaires, de transports de seconde classe, d’hébergements de fortune, etc. Les mêmes que pour Pestelli. Ce désir de voyager pour s’appauvrir, déjà prôné par H. Michaux sera aussi le refrain hippie, mais nos voyageurs n’en restent pas là. Ils poussent tout à l’extrême, décidés à en finir avec leur corps d’imposteur. Perdre le corps, tel est clairement l’enjeu du voyage de N. Bouvier. « Le but de l’état nomade n’est pas de fournir au voyageur trophées ou emplettes mais de le débarrasser par érosion du superflu, c’est dire de presque tout. Il rançonne, étrille, plume essore et détrousse comme un bandit de grand chemin mais ce qu’il nous laisse « faire le carat » : personne ne nous le prendra plus. On se retrouve réduit et allégé. (…) De retour à l’état sédentaire – qui a lui aussi ses « moyens libératoires » – il faut veiller à ne pas reprendre cette corpulence et cette opacité qu’on se flattait d’avoir perdues.6 » Rinçage, essorage, le voyage apparaît presque comme un cycle de lavage. Tout cela pour nettoyer ce que l’auteur appelle la corpulence qui fait barrage au monde. Le voyage mène bien Bouvier vers une « crise de la dimension » pour reprendre une expression de Michaux, celle de son corps dont les contours sont donc à redéfinir par la route, à racornir, à 1 L. Pestelli, Le Long Eté, p. 339. Ibid. 3 N. Bouvier, Chronique japonaise, Œuvres, p. 543. 4 N. Bouvier, L’Usage du monde, p. 138. 5 Ibid., p.410. 6 N. Bouvier, Réflexions sur l’espace et l’écriture, Œuvres, p. 1061. 2 ‐ 44 ‐ estomper. Être transformé, de préférence blessé, est bien la preuve que le voyage a eu lieu, qu’il a littéralement marqué, alors que l’on se plaindra comme ici L. Pestelli « (…) de n’avoir aucune égratignure d’ongle à montrer, / ma peau est sans histoire,/ rivage sans falaises ! » 1 La peau, surface où s’inscrit le voyage, se doit d’en être l’histoire. Comme le visage d’Eliane, la femme de Nicolas Bouvier. Après une excursion éprouvante, le couple rencontre un étudiant qui demande son âge à Eliane, 37ans, il l’a croyait beaucoup plus vieille. « J’étais heureux que cette équipée admirable nous ait marqués. C’était comme une encoche sur un couteau d’assassins. Si on ne laisse pas au voyage le droit de nous détruire un peu, autant rester chez soi. 2» N. Bouvier va donc naturellement se prouver corps au monde en s’éprouvant. Sa méthode est bien rodée : maladie, fièvre, fatigue extrême, amaigrissement, un cocktail qui fait merveille en Inde : « Comme je prenais peu de place et n'écrasais pas leurs paquets, le plus hardi m'a demandé en anglais si j'étais un indien du Népal. C'est grand l'Inde – dix-sept alphabets, plus de trois cents dialectes – on ne s'y connaît guère. Moi j'étais bruni, salé comme une galette, un peu recroquevillé de jaunisse aussi. 3 » Victoire pour le voyageur ! Le corps malmené se fait enfin couleur locale, se confond, en image, et uniquement en image, avec le corps de l’autre. L. Pestelli quant à lui, remarque que le corps misérable et amoché n’est pas sans lui conférer une certaine innocence. En Inde, il découvre ainsi un bon usage de la laideur: « Mon corps se couvre peu à peu de pustules ; j’ai, en commun avec la foule qui m’entoure, la plaie suintante qui est comme un tissu de divinité ; accroupi dans la poussière, je perds peu à peu l’usage de mes membres (…) Je m’y traîne à l’aide d’une béquille et je n’ai plus besoin de m’excuser auprès du gardien ; mes yeux creux, mes cheveux qui tombent sur l’épaule n’ont plus le pouvoir de les inquiéter. Je leur ressemble et je n’ai plus l’âge où l’on donne l’obole ; je ne suis riche que de racines brisées. 4 » Si le Japon leur a révélé leur monstruosité, l’Inde leur a permis de la noyer. Aspirant tous les deux à des « dimensions réduites »5 Nicolas et Lorenzo vont tenter de se dissoudre ou comme le dit N. Bouvier, de se diluer. Pour ce dernier, le but est de « se perdre de vue » 6 Pas être un autre mais être moins, moins sûr de son fait, un être en pointillé, presque effacé. L. Pestelli, adepte quant à lui, d’une certaine radicalité, ne transige pas. Si le corps gêne, il faut s’en débarrasser: « (…) je perds peu à peu l’usage de mes membres » 7 disait-il plus haut. Le voyage va donc servir très précisément à le démembrer. D’une part, on l’a vu avec son refus d’être membre de l’Occident, de la « race blanche » selon sa propre expression. Et d’autre part avec cet écartèlement du corps qui est à l’œuvre dans le voyage , celui-ci ne conduit pas seulement à la métamorphose, il réduit le corps à néant : « (…) mes lèvres palissent, mes cheveux tombent, mes dents pourrissent. Je ne suis plus que sable fin, édition petit format, parapluie, maillot de bain… ! »8 1 L. Pestelli, Le Long Eté, p. 451. N. Bouvier, Les chemins du Halla-San ou The old shittrack again, Œuvres, p 1026. 3 N. Bouvier, Le Poisson-Scorpion, p.728. 4 Ibid., p. 313. 5 L. Pestelli, Pour une décollation de saint Soi-même. L’amour sur les pentes raides, Genève, Zoé, 1984, p. 39. 6 N. Bouvier, « L’attente », L’Echappée belle, p. 48. « En près d’une année de voyage, j’avais oublié ma vie au profit de LA VIE, tant entre Zagreb et l’Iran, celle-ci s’était révélée colorée, imprévisible et cocasse. Je m’étais tout à fait perdu de vue, ce qui est finalement la meilleure façon –et la plus discrète – de disparaître. Ce qui est aussi une des leçons du voyage. » 7 L. Pestelli, Le Long Eté, p. 313. 8 Ibid., p. 205. 2 ‐ 45 ‐ Le corps du voyageur se retrouve éparpillé par le mouvement du voyage : il devient « cette personne de plus en plus complexe dont il me semble être un reflet et à laquelle je finis par ne plus savoir attribuer un visage. »1 Chez L. Pestelli le corps est victime d’une description dévastatrice, marquée par un parti pris de misérabilisme. L’auteur développe une esthétique de la défiguration en mettant en œuvre sa propre dégradation. Les méthodes de L. Pestelli et N. Bouvier sont donc différentes mais, dans tous les cas, la mise à l’épreuve du corps est au cœur du voyage, quand elle n’en constitue pas l’enjeu principal. Le voyage impose une évidente radicalité mais on se demande bien pour quel résultat ? Est-ce qu’il faut faire disparaître la corpulence pour mieux rencontrer l’autre ? Ce deuil du corps est-il le préambule nécessaire à la rencontre ? De la disparition à la fusion Et si oui, quelle rencontre ? Où est l’autre ? Les auteurs ne disent pas directement le corps de l’autre qui devient l’insaisissable du récit. Le corps féminin surtout, l’autre par excellence, semble presque tabou. Les voyageurs partant en Orient semblent avoir voulu se prémunir d’un mythe envahissant et solidement inscrit dans l’imaginaire occidental, celui de la très exotique femme orientale.2 Le terrain est tellement miné que le désir est nécessairement sous contrôle. Pestelli délocalise et s’oriente vers l’amour courtois ou le mythe grec, parlant de femme Pénélope et de chevaliers cherchant l’aimée et N. Bouvier s’acharne à déjouer systématiquement les pièges de séduction que lui tend le voyage. Dans les deux cas, on se garde bien de faire de la possession de la femme orientale un passage obligé du voyage en Orient, comme elle pouvait l’être dans les récits antérieurs. N. Bouvier critique même vertement certains occidentaux qui provoquent la difficulté d’un Japon fermé par un « donjuanisme un peu niais et éperdu »3 Le voyageur quant à lui refuse d’être assimilé à ces « pères tranquilles prenant soudain des allures de Roméo – parce que coucher avec des femmes, même payées, leur donne l’impression vengeresse de forcer ce pays qui ne s’ouvre pas. Il faut ensuite les entendre parler de leurs conquêtes : atterrant. »4 Ce corps de l’ailleurs, L. Pestelli le sait insaisissable, il ne rêve plus de l’incorporation de la différence et sait déjà l’impossible métissage. Alors et même si le voyage affirme la nécessité de la rencontre, l’autre n’est pas souvent au rendez-vous dans le texte ! Et le voyageur est le plus souvent confronté à ce que Pestelli appelle « (…) cette maladie confuse et irrécupérable (…) LA SOLITUDE» 5 C’est sur l’île de Ceylan, où Nicolas Bouvier va séjourner pendant neuf mois qu’il va durement l’expérimenter. S’enlisant petit à petit, il va presque perdre la raison, tomber malade avant de trouver miraculeusement la force de repartir. Or ce qui nous intéresse dans cette expérience c’est la manière dont N. Bouvier va tromper la solitude. Puisque lors de ce séjour à Ceylan, et en Orient de manière générale, la femme est inaccessible, N. Bouvier choisit de déplacer l’exotisme ordinaire qui pousse le voyageur vers le corps de la femme orientale et se rabat en quelque sorte sur les seuls corps disponibles : en l’occurrence ceux des insectes qui envahissent sa chambre. Quand l’autre 1 L. Pestelli, Le Long Eté, p. 262. F. Michel, En route pour l’Asie, le rêve oriental chez les colonisateurs, les aventuriers et les touristes occidentaux, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 70. 3 N. Bouvier, Le Vide et le plein, Carnets du Japon, Paris, Hoëbeke, 2004, p.16. 4 Ibid., p. 17. 5 L. Pestelli, Pour une décollation de saint Soi-même. L’amour sur les pentes raides, p. 34. 2 ‐ 46 ‐ échappe, N. Bouvier s’adapte. Il donne toute son attention au feuilleton microcosmique qui se joue quotidiennement dans l’auberge où il réside: « Par les fissures du béton éclaté les termites volants montaient du sol en rangs serrés pour leurs épousailles, les ailes collées au corps, leur corselet neuf astiqué comme les perles noires du bazar. (…) une dégaine hallucinante : ventre mou, plastron blindé et cette énorme tête en forme d’ampoule qui expédie sur l’adversaire une goutte d’un liquide poisseux et corrosif. De profil ce sont de minuscules chevaliers en armure de tournoi, visière baissée. »1 C’est un monde résolument physique qui entoure le voyageur mais auquel il ne prend part qu’en simple observateur. Il réalise cependant la nécessité de faire corps pour survivre et s’accroche désespérément à la matière, au corps, quand bien même ce ne serait que celui d’un insecte. Dans son récit le corps de l’autre, de la femme surtout, est approché avec précaution, avec toutes les précautions du langage. Le corps du monde, par contre, peut-être célébré avec moins de garde-fous semble-t-il. La corporalisation du monde est célébrée dans les poèmes surtout. N. Bouvier y évoque l’Inde et ses « deltas vert pâle comme des paumes ouvertes »2 Il loue surtout les couleurs, des couleurs goûteuses qui composent un tableau ou comme ici une recette « les jours de cérémonies, des tuniques framboise, safran, pistache ou violettes, (…) font dans le gris-brun-vert du paysage japonais un effet admirable. »3 Cependant sa manière d’aborder le monde et l’autre reste très intellectualisée, très maîtrisée. N. Bouvier a beaucoup de mal, il le dit lui-même, à formuler cette « présence plénière » au monde (l’expression est de K. White, un autre voyageur,) ce qu’il désigne quant à lui du terme japonais « satori » C’est dit-il, « une sorte d'irruption du monde dans votre mince carcasse, fantastique, dont on ne parvient pas à rendre compte avec les mots. »4 Mais comment trouver cette extase ? C’est là que ça se complique et la question reste plus ou moins sans réponses: « En voyage j’ai, par usure physique, fatigue, ou au contraire après une excellente sieste dans le trèfle, vécu quelques-unes de ces illuminations et ne suis jamais parvenu à en rendre vraiment compte. Quand je dis « en voyage », je ne songe pas à dire que ces instants fulgurants soient le monopole de l’état nomade ; ils peuvent aussi bien survenir dans la cellule d’un moine ou dans le lit d’une femme. » 5 Et finalement toute sa sensualité s’exprime dans ce flou, cette imprécision de l’objet du désir, l’autre ou le monde on se sait plus bien quel est l’objet dans cette confusion des plaisirs. Dans cette pagaille des sens, l’étape suprême est l’extase, « la mort perchée sur la folie des sens »6 pour reprendre B. Cendrars. Pour Bouvier également, certaines étapes du voyage sont si intenses qu’elles n’ont de familiarité qu’avec la mort : La lune montante était si pleine Et la vie était si fine Qu’il n’était ce soir-là Plus d’autre perfection que dans la mort.33 1 N. Bouvier, Le Poisson-Scorpion, Œuvres, p. 771. N. Bouvier, Les Indes galantes, Le Dehors et le Dedans, Œuvres, p. 834. 3 N. Bouvier, Chronique japonaise, Œuvres, p. 515. 4 N. Bouvier, Routes et déroutes, Œuvres, p. 1299. 5 N. Bouvier, Routes et Déroutes. 6 B. Cendrars, L’Homme foudroyé, Paris, Denoël, 1960, p.263. 2 ‐ 47 ‐ Il s’agit pour lui de porter le voyage jusqu’à l’extrême bonheur, jusqu'au point de non-retour, et surtout jusqu’à l’idéal du corps disparu. Finalement c’est par cette image du corps mort, de l’anéantissement illuminant, que N. Bouvier exprime paradoxalement le bonheur physique d’être au monde. Ce retrait discret, cette usure si soigneusement préparée jusqu’au final de disparition restent par contre inconnus à L. Pestelli dont le rapport au monde est basé sur la possession, même impossible. Il y a chez L. Pestelli une sexualisation outrancière du monde. Cela se traduit dès ses premières œuvres par une sexualisation du paysage et non plus seulement par une corporalisation du monde comme on peut la trouver chez Bouvier. Son récit de voyage va rituellement blasonner « les corps divisés des continents »1 « survolant les bras gigantesques (…) les mains couvertes d’espaces bruns »2 « les pores du paysage »3 et « l’abdomen de la terre »4 L’Asie se prête particulièrement à cette personnification : « L’Asie est comme une femme ! écrit-il. C’est le plus féminin d’entre tous les continents ! »5L’Orient est véritablement pour lui un espace sexué. Même si l’Asie reste la matière du désir, ce qui l’exacerbe et non ce qui le comble, il y a bien chez L. Pestelli un fantasme de « la pénétration de l’Orient »6 (Barthes) espace à ravir ne serait-ce qu’en pensée : « L’épée de ma pensée traverse la chair oscillante d’un espace dont je ne puis mesurer l’étendue »7 Dans des textes intitulés « scories érotiques », il est plus explicite encore et rêve de son « sexe à tout jamais fixé dans le ventre de la terre »8 Mais tout comme la femme se dérobe à son envahissant désir, de la même façon, le corps du monde lui reste défendu. L’adéquation avec le corps du monde est rarement trouvée, et il faut le plus souvent endurer la frustration d’être renvoyé: « aux rivières marginales qui font le tour du globe sans jamais pénétrer dans l’abdomen. »9 Le désir d’enfouissement reste inassouvi bien que maintes fois exprimé.10 Sans doute parce que L. Pestelli est exigeant, il souhaiterait une fusion : « J’aurais voulu que mon corps fût conforme aux plis du désert, écrit-il, que ma bien-aimée fût aussi riche en sinuosités que la plus recourbée des péninsules (…) je ne m’attendais pas à un continent d’interdictions ni à une kyrielle de frontières s’enjambant les unes les autres de par le monde. »11 Le désir est inassouvi également parce qu’il est coupable. Le monde, comme la femme, se révèle « chair interdite » »12 Et il y a plusieurs causes à cette culpabilité : tout d’abord le rapport que L. Pestelli entretient avec l’Asie est très explicitement incestueux. L’Asie est en effet présentée la fois comme femme et mère. Ensuite, le voyageur se sent coupable d’être homme. « Il y a toujours en moi cette grimace masculine qui abîme tout (…)»13 écrit-il. Pour lui, le sexe mâle est celui du colonisateur, du destructeur et du dominateur. On a vu que 1 L. Pestelli, Le Long Eté, p. 32. L. Pestelli, Le Long Eté, p. 26. 3 Ibid., p. 46. 4 Ibid., p. 33. 5 Ibid., p. 170. 6 R. Barthes, Mythologies, p. 152. 7 L. Pestelli, Le Long Eté, p. 211. 8 Ibid., p. 48. 9 Ibid., p. 340. 10 A. Buisine, L’Orient voilé, Paris, essai Zulma, Calman-Lévy, 1993, p. 187. A propos du désir d’enfouissement, l’auteur montre que l’enfouissement plutôt que le dévoilement deviendra progressivement la nouvelle tentation de l’Orient. 11 L. Pestelli, Le Long Eté, p. 30. 12 Ibid., p. 33. 2 13 L. Pestelli, Pour une décollation de saint Soi-même, p. 75. ‐ 48 ‐ Pestelli détestait sa race, il avoue maintenant détester son sexe 1 Il s’établit une correspondance directe entre le Mâle et le Mal et le voyage doit permettre d’en sortir: Je crois alors à un extraordinaire voyage qui me déracine de ce qu’il y a de plus lourd dans mes os ; et je perds tout ce qui de mâle en moi m’empêche de partager l’amour. 2 C’est un parcours d’une sexualisation du monde à un voyage hors genres, dans tous les sens du terme, que nous propose donc Pestelli. Il n’atteint pas le corps de l’autre, il ne fusionne pas avec la terre non plus mais finit par se détacher de son propre corps en proposant cette étonnante sortie du genre. Pour conclure, dans les textes de L. Pestelli et de N. Bouvier, les corps s’échappent. Le leur parce qu’il ne leur convient pas, celui du monde parce qu’il ne se livre que dans des instants fulgurants et celui de l’autre, peut-être parce qu’il est délicat à dire. Pourquoi une telle prudence de plume ? On peut supposer que la pression est forte de conserver une vision idéale de l’autre ou une version idéale du récit de voyage ? Et si on peut livrer sans ménagement au lecteur les affres de son corps dévasté par la route, il serait sans doute mal venu de parler de cette manière du corps de l’autre. Dans ces récits de voyage, la rencontre est tellement attendue qu’elle n’a finalement presque jamais lieu. Ainsi le corps de l’autre est-il tout juste effleuré, esquissé dans les textes au fil des rêves, des éblouissements ou de vagues sensations. Le contact avec le corps de l’autre est virtuel, visuel tout au plus. Mais cette présence par intermittence, proche de l’absence, préserve l’autre dans son mystère et fait du voyage un viatique du désir. 1 2 Ibid. L. Pestelli, L’Amour sur les pentes raides, p. 145. ‐ 49 ‐ Le voyage comme un art des sens David Le Breton « J’étais heureux que cette équipée admirable nous ait marqués. C’était comme une encoche sur le couteau d’un assassin. Si on ne laisse pas au voyage le droit de nous détruire un peu, autant rester chez soi » (Nicolas Bouvier, Les chemins du Halla San). Eloge de la marche1 Marcher dans le contexte du monde contemporain pourrait évoquer une forme de nostalgie ou de résistance. Pourtant, il n’y a pas de racines à nos pieds, ceux-ci sont faits pour se mouvoir et non se figer dans une immobilité les rendant inutiles en ce siècle de vitesse et de transports routier ou aérien, ou d’escalators ou de trottoirs roulants qui transforment la majorité de leurs usagers en infirmes dont le corps ne sert plus à rien sinon à leur gâcher la vie. Les marcheurs sont des individus singuliers qui acceptent des heures ou des jours de sortir de leur voiture pour s’aventurer corporellement dans la nudité du monde. La marche est le triomphe du corps avec des tonalités différentes selon le degré de liberté qu’elle propose. La marche est une dérobade, un pied de nez à la modernité. Elle introduit à la sensation du monde, elle en est une expérience pleine laissant à l'homme l'initiative. Elle ne privilégie pas le seul regard à la différence du train, de la voiture qui instruisent la passivité du corps et l'éloignement du monde. On marche pour rien, pour le plaisir de goûter le temps qui passe, faire un détour d’existence pour mieux se retrouver au bout du chemin, découvrir des lieux et des visages inconnus, élargir sa connaissance par corps d’un monde inépuisable de sens et de sensorialités ou simplement parce que la route est là. La marche est une méthode tranquille de réenchantement de la durée et de l’espace. Elle est un dessaisissement provisoire par l’atteinte d’un gisement intérieur qui tient seulement dans le frisson de l’instant. Elle implique un état d’esprit, une humilité heureuse devant le monde, une indifférence à la technique et aux moyens modernes de déplacement ou, du moins, un sens de la relativité des choses. Elle anime un souci de l’élémentaire, une jouissance sans hâte du temps. Elle est une expérience de la liberté, une source inépuisable d’observations et de rêveries, une jouissance heureuse des chemins propices aux rencontres inattendues, aux surprises. Même sous la forme d’une modeste promenade, la marche met provisoirement en congé des soucis qui encombrent l’existence hâtive et inquiète de nos contemporains. Elle ramène aux frémissements des choses et rétablit une échelle de valeurs que les routines collectives tendent à élaguer. Elle ravive une intériorité mise à mal par une société bruyante et ne jurant que par l’extériorité. L’apparence est la seule profondeur valorisée de nos sociétés. Le sentier, ou même le chemin, est une mémoire incisée à même la terre, la trace dans les nervures du sol des innombrables marcheurs ayant hanté les lieux au cours du temps, une sorte de solidarité des générations nouée dans le paysage. L’infinitésimale signature de chaque passant est là, indiscernable. Emprunter ces routes terreuses amène à emboîter le pas à la foule des autres marcheurs au long d’une invisible mais réelle connivence. Le chemin est une cicatrice de terre au milieu du monde végétal ou minéral en proie à l’indifférence du passage des hommes. Le sol battu des innombrables pas imprimés pour une infime durée est une marque d’humanité. Les pieds foulant le sol n’ont pas l’agressivité du pneu qui écrase tout ce qui croise son chemin sans état d’âme et imprime dans la terre la blessure de son passage. 1 Cf David Le Breton, Eloge de la marche, op. cit. et La saveur du monde, op. cit. ‐ 50 ‐ Nu devant le monde, contrairement à l’automobiliste ou aux usagers des transports en commun, le marcheur se sent responsable de ses actes, il est à hauteur d’homme et oublie difficilement son humanité la plus élémentaire. Il est son seul maître d’heures, il baigne dans le temps comme dans son élément. S'il choisit ce mode de déplacement au détriment des autres, il marque sa souveraineté face au calendrier, son indépendance devant les rythmes sociaux, son souci de pouvoir poser sa besace pour savourer une bonne sieste ou se repaître de la beauté d'un arbre ou d'un paysage qui le touche soudain, ou encore s'intéresser à une coutume locale que sa bonne fortune lui permet de surprendre. Pour lui, seul compte le chemin, la destination n’est souvent qu’un prétexte. Le plus souvent le marcheur est un homme disponible n'ayant de compte à rendre à personne, il est par excellence l'homme de l'occasion, l'artiste du temps qui passe, le flâneur des circonstances qui fait sa provision de trouvailles au fil du chemin. « Une vie passée à ne plus observer les heures, c’est l’éternité, dit Stevenson. On ne saurait concevoir, à moins d’avoir essayé, la longueur d’une journée d’été que l’on mesure seulement par la faim et que l’on termine seulement quand on a sommeil » (Stevenson, 1978, 183). Le marcheur est dans un temps ralenti à la mesure du corps et du désir. La seule hâte est parfois celle d’aller plus vite que la tombée du jour. L’horloge est cosmique, elle est celle de la nature et du corps, moins celle de la culture avec son découpage méticuleux de la durée. Le marcheur est celui qui prend son temps, et ne laisse pas le temps le prendre. Livré aux seules ressources de sa résistance physique et de sa sagacité à emprunter le chemin le plus propice à sa progression géographique et intérieure, il participe de toute sa chair aux pulsations du monde, il touche les pierres ou la terre de la route, ses mains se portent sur les écorces, ou trempent dans les ruisseaux, il se baigne dans les étangs ou les lacs, les odeurs le pénètrent : odeurs de terres mouillées, de tilleul, de chèvre-feuilles, de résine, fétidité des marécages, iode du littoral atlantique, nappes d’odeurs de fleurs mêlées saturant l’air. Il sent l'épaisseur subtile de la forêt que recouvre l'obscurité, les effluves de la terre ou des arbres, il voit les étoiles, et éprouve la texture de la nuit, il dort sur le sol inégal. Il entend les cris des oiseaux, les frémissements des forêts, les bruits de l’orage ou les appels des gamins dans les villages, les stridulations des cigales ou le craquement des pommes de pin sous le soleil. Il connaît la meurtrissure ou la sérénité de la route, le bonheur ou l'angoisse de la tombée de la nuit, les blessures dues aux chutes ou aux infections. La pluie mouille ses vêtements, trempe ses provisions, embourbe le sentier; le froid ralentit sa progression, le force à la confection d'un feu pour se réchauffer, mobilise tous ses vêtements pour le couvrir; la chaleur colle sa chemise sur sa peau, la sueur coule sur ses yeux. Il cueille les fraises des bois, les framboises sauvages, les myrtilles, les mûres, les noisettes, les noix, les châtaignes, les champignons, etc., selon les saisons. La marche est une expérience sensorielle totale ne négligeant aucun sens, Jamais la nourriture n'est aussi savoureuse, même réduite, qu'au moment de la halte qui suit l'effort fourni depuis des heures. La marche transfigure les moments ordinaires de l'existence, elle les invente sous de nouvelles formes. Laurie Lee décrit avec justesse les mille repas qui attendent les marcheurs épuisés, le bonheur du repos, l’attente frémissante des premiers plats. « Je m’affalai à table et, la tête au creux des bras, écoutai avec volupté les moindres mouvements de la femme. La poêle à frire chanta sur la cuisinière, il y eut un bruit de coquille d’oeuf qui se brise, d’huile qui grésille. Des gouttes de sueur tombaient de mes cheveux et me coulaient sur les mains. J’avais la tête pleine de chaleurs et voyais encore trembler la poussière blanche de la route, étinceler les champs de blés cuivrés (…) La première gorgée d’eau minérale m’explosa littéralement dans la bouche avant de s’y pulvériser en un ‐ 51 ‐ givre d’étoiles. On me servit une assiette de jambon et quelques verres de jerez. Une douce langueur se répandit dans mes membres 1». Bernard Ollivier bloqué par des douaniers imbus de leur pouvoir, trouve une treille lourde de grosses grappes de raisin : « N’est ce pas cette sagesse que je viens chercher au bout du monde que je trouve là ? N’est ce pas sous cette treille que je me dépouille du sentiment de l’urgence, de l’oppression du temps, des astreintes qui bousculent la vie du citadin ? Grain après grain, tout en surveillant à travers les pampres de la vigne le soleil monter au zénith, je savoure ce plaisir si simple qui me vient, bien malgré elle, d’une douane chicanière2 ». Jouissance éperdue de l’eau, de la limonade ou de la bière qui désaltère après l’accablement du soleil. La frugalité d’un repas vaut parfois les festins les meilleurs et laisse un souvenir plus impérissable de satiété et de jubilation. Des plats de rien deviennent de savoureuses gourmandises quand ils sont portés par la faim et la délicieuse fatigue d’une bonne journée de marche. Extase d’une source d’eau fraîche, d’une rivière ou d’un lac qui surgit inopinément au bord du chemin. Percevoir le monde : l’œuvre de Nicolas Bouvier Nos perceptions sensorielles, enchevêtrées à des significations et à des valeurs, organisent les limites fluctuantes de l'environnement où nous vivons, elles en disent les qualités et en établissent les frontières. Le monde de l'homme est un monde de la chair, une construction née de sa sensorialité passée au tamis de sa condition sociale et culturelle, de son histoire personnelle, de son attention à son milieu, de ses émotions. Entre ciel et terre, souche identitaire, le corps est le filtre par lequel l'homme s'approprie la substance du monde et la fait sienne par l'intermédiaire des systèmes symboliques qu'il partage, nourris de son style propre, avec les membres de sa communauté3. Le corps est la condition humaine du monde, ce lieu où le mouvement incessant des choses s'arrête en significations précises ou en ambiances, se métamorphose en images, en sons, en saveurs, en odeurs, en textures, en couleurs, en paysages, etc. L'homme participe au lien social non seulement par sa sagacité et ses paroles, ses entreprises, mais aussi par une série de gestes, de mimiques qui concourent à la communication, par l'immersion au sein des innombrables rituels qui scandent l'écoulement du quotidien. Toutes les actions qui forment la trame de l'existence, même les plus imperceptibles, engagent l'interface du corps. Le corps n'est pas un artefact ou un habitacle logeant un homme devant mener son existence toujours encombré de ce détour. A l'inverse, toujours en relation d'étreinte avec le monde, il en trace le chemin et rend hospitalier son accueil. Un monde de significations et de valeurs, de connivence et de communication ne cesse de s’ouvrir face au cheminement de l’homme. Le monde se donne à travers la profusion des sens. Il n’est rien dans l’esprit qui ne soit au préalable passé par les sens. Certains écrivains se laissent imprégner par ces ambiances diffuses dégagées par leur environnement ou bien ils la repoussent dans une sorte de puritanisme. L’écriture de Nicolas Bouvier est sous le plein vent de ses géographies intimes, elle est éminemment sensible et sensuelle. Chaque perception est en résonance avec mille autres et le monde qui l’entoure ne cesse de se donner comme inépuisable de propositions. Une continuité se noue en permanence entre le corps du voyageur et la chair du monde, la géographie extérieure est sensuelle, vivante, elle menace, elle respire, elle saigne, elle s’ébroue ou s’endort, elle est une seconde chair pour le voyageur. 1 Laurie Lee, Un beau matin d’été Paris Payot 1994, p 87 et 104. Bernard Ollivier, Vers Samarcande, Paris, Phébus, 2001, p. 266. 3 David Le Breton, La saveur du monde. Une anthropologie des sens, Paris, Métailié, 2007. 2 ‐ 52 ‐ Dès les premières lignes de L’usage du monde les perceptions se pressent sous la plume dans la peur d’en oublier une, elles se renvoient les unes les autres dans une résonance heureuse où tout est lié : « J’étais dans un café de la banlieue de Zagreb, pas pressé, un vin blanc-siphon devant moi. Je regardais tomber le soir, se vider une usine, passer un enterrement –pieds nus, fichus noirs et croix de laiton. Deux geais se querellaient dans le feuillage d’un tilleul. Couvert de poussière, un piment à demi rongé dans la main droite, j’écoutai au fond de moi la journée s’effondrer joyeusement comme une falaise. Je m’étirais, enfouissant l’air par litre. Je pensais aux neufs vies proverbiales du chat ; j’avais bien l’impression d’entrer dans la deuxième » (1992a, 12). La trame du récit ne néglige jamais les innombrables moments de doutes, de désarrois, de fatigues inhérents au voyage, le froid, la faim, la dysenterie, la colique, d’autres maladies plus exotiques, ou la déprime. Les chambres crasseuses, pleines de punaises, de puces ou d’insectes innombrables… Les transports souffreteux ou tombant en panne… Il ne s’agit pas de tricher et de donner des lettres de créance à l’idée du seul émerveillement procuré par le dépaysement. Même si toujours l’étonnement de vivre amène à trouver de l’or dans l’eau sale. Ainsi dans les vestiges de Persépolis : « Dormir dans ces ruines nous payait bien des tracas. La nuit surtout elles étaient belles : lune safran, ciel troublé de poussière, nuages de velours gris. Les chouettes perchaient sur les colonnes tronquées, sur la mitre des sphinx qui gardent le portique ; les grillons chantaient dans le noir des murailles. Du Poussin funèbre » (1992a, 215) Un écheveau de sensations ricochent les unes sur les autres, chacune ajoutant sa nécessité de présence. La contemplation suspend le temps mais elle ne s’épuise pas dans le seul regard, elle mêle le son, les impressions tactiles, la saveur du vin … Le monde n’est pas avare de ses offrandes ni le voyageur de les recevoir. Tout voyage est un cheminement à travers les sens. Une invitation à la sensualité dont il revient à l’écrivain de la partager avec ses lecteurs ou de la leur tenir à distance. Certains écrivains sont puritains, ils décrivent le monde avec distance, élaguant les vertiges, les sollicitations effaçant les couleurs, les odeurs, la sueur pour transformer leur expérience en sobriété, en théâtre épuré où se meuvent des ombres. D’autres succombent à la jubilation des sens et ne peuvent se retenir de traduire sans fin une foule de sensations heureuses qui les justifient mille fois d’exister et surtout d’être là à ce moment. Nicolas Bouvier dit son extrême attention lors de ses voyages afin de ne perdre aucun détail. Le don de présence des événements n’est pas moins prodigue que la fringale du voyageur. Il s’efforce de faire une large provision des perceptions glanées ça et là afin d’en rendre compte à ses correspondants. Il dit écrire des lettres de vingt pages à sa femme et en recevoir autant d’elle (1992b, 23). Toute perception acquise sur le monde est un détour pour toucher l’autre et se rappeler au réel. Pour rendre compte du foisonnement sensoriel du monde il faut un tamis suffisamment large pour ne rien perdre d’essentiel. « Quand j’ai voulu raconter ces premières randonnées, j’ai bientôt compris que le langage dont je disposais alors ne ferait pas l’affaire, il était trop maigre, nerveux, moral, rhétorique, linéaire. Il me fallait des mots rêches comme un tissu villageois, stridents comme les voix des monastères bulgares, lourds dans la main comme les galets noirs du Péloponèse, légers comme la cendre la plus fine pour les spéculations enchanteresses du soufisme iranien » (1996, 80) Bouvier souligne son amour des adjectifs, sa « grande épicerie » (1996, 88), là où toute la sensorialité du monde trouve ses miroitements. Il cite les conteurs orientaux mais aussi Cohen, Mandelstam, Kazantzakis, Istrati surtout. Ces ouvrages sont écrits après dans une sorte de reviviscence des émotions et des sensations alors éprouvées dont il retrouve les traces dans ses carnets. Comme s’il fallait multiplier les dimensions du voyage, et ne jamais y renoncer, même chez soi auprès de sa cheminée. L’écriture a cette vertu de multiplier les ‐ 53 ‐ chemins même en restant immobile et les mots de ramener au présent les émois d’autrefois. Ainsi L’usage du monde est rédigé six ans après le voyage, et publié non sans difficultés en 1963. L’écriture chez Nicolas Bouvier est un art des sens. Jamais cependant ces derniers ne se réduisent à des impressions purement esthétiques, ils condensent toute l’ambivalence du monde et sont traduits dans leurs aspects de grâce ou de dégoût car de toute façon ils participent de la qualité d’un monde qui ne vaut que par ses contradictions. Impossible de partager entre l’or et la boue. Ainsi, Nicolas Bouvier se ballade au bord de la Save, à Belgrade, « Sur le quai, deux hommes nettoyaient d’énormes tonnes qui empestaient le soufre et la lie. L’odeur de melon n’est bien sûr pas la seule qu’on respire à Belgrade. Il y en a d’autres aussi préoccupantes ; odeur d’huile lourde et de savon noir, odeur de choux, odeur de merde. C’était inévitable ; la ville était comme une blessure qui doit couler et puer pour guérir, et son sang robuste paraissait de taille à cicatriser n’importe quoi. Ce qu’elle pouvait déjà donner comptait plus que ce qui lui manquait encore. Si je n’étais pas parvenu à y écrire grand-chose, c’est qu’être heureux me prenait tout mon temps » (1992a, 44) La terre est toujours vivante et sensuelle. Les montagnes, les rochers, les déserts, les étoiles, la nuit, les humains, tout ce qui existe est en suspens de mouvements et de résonance avec le voyageur. « Puis la glaise et la boue s’allument de mille feux et le soleil d’automne se lève sur les six horizons qui nous séparent encore de la mer. Tous les chemins autour de la ville sont tapissés de feuilles de saule que les attelages écrasent en silence et qui sentent bon. Ces grandes terres, ces odeurs remuantes, le sentiment d’avoir encore devant soi ses meilleures années multiplient le plaisir de vivre comme le fait l’amour » (1992a, 85). A Galle, au seuil du continent indien, il est comme suspendu dans les frémissements du monde, un élément parmi les autres. « J’entendais des cris d’enfants, très haut sur la vieille route des nomades, et de légers éboulis sous le sabot des chèvres invisibles, qui résonnaient dans toute la passe en échos cristallins. J’ai passé une bonne heure immobile, saoulé par ce paysage apollinien. Devant cette prodigieuse enclume de terre et de roc, le monde de l’anecdote était comme aboli. L’étendue de la montagne, le ciel clair de décembre, la tiédeur de midi, le grésillement du narghilé et jusqu’aux sous qui sonnaient dans ma poche, devenaient les éléments d’une pièce où j’étais venu, à travers bien des obstacles, tenir mon rôle à temps » (1992a, 348). Les livres de Bouvier sont gorgés de ces moments où la présence au monde atteint une culmination sensuelle. Brèche dans l’ordonnance familière du monde où la grâce déborde pour qui sait la recevoir, des scènes paraissent d’une étoffe dérobée à un monde parallèle. A Chiraz, il dort sur la terrasse d’une auberge donnant sur la chambre d’une famille de Barheim allant au pèlerinage de Meched avec une jeune servante tzigane « ce que j’ai vu de plus beau depuis longtemps ». Il décrit ses vêtements, son foulard de soie verte qui dérobe ses bras et ses seins au regard, ses anneaux d’argent à ses chevilles, sa légèreté à se mouvoir. Elle est venue boire à l’outre de cuir pendue au frais devant la porte : « Quand elle a bu, elle reste assise sur ses talons à regarder le ciel. Elle me croit endormi. J’entrouvre un œil, je ne bronche pas, je la regarde : les pieds nus, le jet sombre et divergent des cuisses, la ligne du cou tendu et les pommettes qui brillent dans le clair de lune. C’est parce qu’elle se croit seule qu’elle est si émouvante et libre d’attitude. Au moindre geste elle s’enfuirait. Je fais le mort, j’étanche, moi aussi, ma soif en faisant provision de grâce » (1992a, 227). Henri Michaux dans Ecuador donne la philosophie première de Nicolas Bouvier : « Dix, quinze minutes, voilà ma vie ». L’irruption permanente de moments de grâce entrouvre l’ordinaire de l’existence pour laisser percevoir un flamboiement sensoriel et des scènes qui ‐ 54 ‐ divisent la durée en un avant et un après. « Il y a des moments où j’ai cru étouffer de bonheur » (1992b, 86). Il regrette de ne pas être un chat afin de pouvoir ronronner comme il dit que font les Japonais heureux. Nicolas Bouvier décrit un monde d’amitié et de tendresse qui laisse aujourd’hui le sentiment d’une humanité perdue si l’on sait ce qu’il est advenu plus tard de la Serbie et des autres Etats qu’il parcourt dans les années cinquante avec Thierry Vernet. « Je n’étais pas plutôt assis que le patron m’apportait un godet d’encre violette et une plume rouillée. De temps en temps, il venait voir par-dessus mon épaule si la besogne avançait (…) Il y avait d’impérieuses fermières musulmanes qui ronflaient sur les banquettes entre leurs paniers d’oignon, des camionneurs au visage grêlé, des officiers assis tout droits devant leur verre qui tripotaient des cure-dents, ou bondissaient pour vous offrir du feu et tenter d’engager la conversation (1992a, 32) Le voyage est un dépaysement des routines sensorielles 1, la certitude de se surprendre en permanence, et de devoir renouveler ses repères de significations et de valeurs au fil de la route. « Le voyage fournit des occasions de s’ébrouer mais pas –comme on le croyait- la liberté. Il fait plutôt éprouver une sorte de réduction ; privé de son cadre habituel, dépouillé de ses habitudes comme d’un volumineux emballage, le voyageur se trouve ramené à de plus humbles proportions. Plus ouvert aussi à la curiosité, à l’intuition, au coup de foudre » (1992, 68). Loin des automatismes propres à un environnement familier, le voyageur est soumis en permanence à l’étonnement de voir, de goûter, de toucher, de sentir, d’entendre, et de plonger même dans d’autres dimensions sensorielles relevant de perceptions qui lui étaient inconnues. Le voyage est une métaphysique, un long rite d’initiation dont le mouvement impulsé sur les routes ne doit plus jamais cesser : « Des idées qu’on hébergeait sans raison vous quittent ; d’autres au contraire s’ajustent et se font à vous comme les pierres du torrent. Aucun besoin d’intervenir ; la route travaille pour vous. On souhaiterait qu’elle s’étende ainsi en dispensant ses bons offices, non seulement jusqu’à l’extrémité de l’Inde, mais plus loin encore, jusqu’à la mort » (1992a, 49). La route est université car elle est universalité qui ne se contente pas de diffuser un savoir mais aussi une philosophie d’existence propre à polir l’esprit et à le ramener toujours à l’humilité et à la souveraineté de son chemin. Elle est le lieu où se polir, se défaire des schémas conventionnels d’appropriation du monde pour être plutôt à l’affût de l’inattendu, déconstruire ses certitudes plutôt que de s’ancrer en elles. Le voyage est un état d’alerte permanent pour les sens et l’intelligence. Lorsque Nicolas Bouvier porte les yeux sur le monde, ce n’est jamais de spectacle qu’il s’agit mais de l’ouverture à une multitude de sensations. La vue n’est jamais pour lui le sens philosophique de la distance, mais celui de l’étreinte, de la profusion des sens. Il ne sait où donner des yeux tant ils se donnent à mille autres perceptions qui ne sont plus seulement visuelles. « A cinq heures du matin, le soleil d’août nous trouait les paupières et nous allions nous baigner dans la Save de l’autre côté du pont de Saïmichte. Sable doux aux pieds, quelques vaches dans les vernes, une gamine en fichu qui gardait les oisons et dans un trou d’obus un mendiant endormi recouvert de journaux » (1992a, 18). ‐ 55 ‐ « Jardin de rose entouré de hauts murs et centré sur un bassin rectangulaire. Amarante, blanc, thé, safran, des espaliers, des touffes, des arceaux de roses dévorées de lumière. Quelques plans de fleurs presque noires protégées par des écrans de gaze répandent un parfum étourdissant. Deux serviteurs pieds nus sillonnent les allées de sable avec des arrosoirs » (1992a, 210). Même s’il s’agit de décrire, la scène ne s’épuise pas dans le visuel mais implique le mélange des sens, la tactilité des roses ou des pieds nus des serviteurs, la fraicheur de l’eau ou les effluves des fleurs. Une synesthésie déborde en permanence un monde inépuisable que la phrase cherche à contenir. Ainsi à propos d’un bistrot de Belgrade : « On y servait un pruneau parfumé qui tremblait dans le verre au passage des charrettes » (1992a, 44). Nicolas Bouvier est sensible aux couleurs, il les vit sur un mode sensuel comme si leur stimulation provoquait une jouissance des yeux. A Téhéran, par exemple, il évoque les platanes « comme on n’en voit qu’en songe »: « Et surtout il y a le bleu. Il faut venir jusqu’ici pour découvrir le bleu. Dans les Balkans déjà l’œil s’y prépare ; en Grèce, il domine mais il fait l’important : un bleu agressif, remuant comme la mer, qui laisse encore percer l’affirmation, les projets, une sorte d’intransigeance. Tandis qu’ici ! Les portes des boutiques, les licous des chevaux, les bijoux de quatre sous : partout cet inimitable bleu persan qui allège le cœur, qui tient l’Iran à bout de bras, qui s’est éclairé et patiné avec le temps comme s’éclaire la palette d’un grand peintre » (1992a, 200) Le bleu n’est plus seulement couleur mais seuil d’un autre monde, cosmologie qui contient une géographie, un monde social… Il se perd dans la couleur comme dans une soif : « L’émerveillement que j’ai éprouvé dans le sud iranien en découvrant ces harmonies de couleurs, qui sont très douces et comme usées, était doublé du fait que je venais de passer sept mois à Tabriz, dans une sorte de bichromie noir blanc. Il y avait les paletots noirs de ces ruffians, la neige, et ici et là un peu de bleu dans les mosaïques des mosquées à moitié ruinées » (Bouvier, 1996, 96). Nicolas Bouvier introduit la peinture dans l’écriture comme une forme de nostalgie, il déroule les images devant le lecteur toujours abreuvé de mille sensations. Il dit de son jardin qu’il plante des fleurs en pensant aux couleurs qui émergeront bientôt. « Quand je plante des dahlias en mai, je pense déjà à la chromographie du jardin en septembre » (Bouvier, 1996, 235). Son jardin est sa façon d’être peintre (238). Les odeurs sont présentes dans l’univers sensoriel de Nicolas Bouvier mais à une moindre mesure, et souvent associées plutôt à une composante nécessaire de l’environnement sans lettre de noblesse : odeurs de latrines, de fumée, de melon, etc. Elle ne mérite guère de notations sauf à travers une impression générale. Ainsi quand il reçoit de plein fouet « l’odeur mûre et brûlée du continent indien » (1992a, 349). De même le goût n’est pas un sens privilégié de l’œuvre de Nicolas Bouvier, il dit lui-même « qu’une indifférence quasi-totale à la gastronomie a fait de moi un voyageur très endurant » (1996, 41). Sa sensibilité première va à l’ambiance, au degré d’amitié qui unit les convives. Ainsi de ce moment où un meunier attend de la compagnie pour replacer une pierre d’au moins 300 kilos. Celle-ci est remise à sa place. Et le meunier étend « des peaux sur l’herbe autour d’une corbeille de tomates et d’oignons, et remplit de raki une cafetière d’émail bleu. Nous avons commencé à faire ripaille, assis sur nos talons, pendant qu’Eyoub, le luth entre les cuisses, les veines du cou gonflées par l’effort, nous berçait de sanglots suraigus. Il faisait bon. Pendant les pauses, on entendait soupirer au cœur du moulin ; c’était le chaudron où le siamois mitonnait sur un lit d’aubergines qui lâchait vers le ciel d’automne une bouffée de vapeur » (1992a, 61). Le repas s’achève des heures plus tard : « Le chamois nettoyé jusqu’à l’os, on s’est tous allongé dans le trèfle pour une de ces siestes où l’on sent la terre vous ‐ 56 ‐ pousser dans le dos » (63). Ou encore, à Zahidan, dans une auberge tenue par un Grec : « Une pastèque, des œufs, un pied de mouton, de la bière et du thé. La cuiller tournait dans le verre, brassant la fatigue avec les souvenirs. J’oubliais délibérément les menaces de la piste de Quetta. Je cédais aux sirènes. Petit débit d’alcool perdu dans une province d’Asie, alimenté par camions ou trirèmes, qui ressemblaient sans doute à celui qu’autrefois Jason avait dû tenir en Crimée » (1992a, 251). Ce que Nicolas Bouvier aime dans les repas ce n’est pas le goût des plats mais le fait de savourer la présence des autres. Le repas, même le partage de quelques tartines, implique la commensalité, une célébration du lien, une culmination festive et paisible du lien social. Une morale de routard préside plutôt aux repas, même si pour les voyageurs il s’agit de la plus belle nourriture du monde : « A midi : un oignon, un poivron, pain bis et fromage de chèvre, un verre de vin blanc et une tasse de café turc amer et onctueux. Le soir les brochettes de mouton et le petit luxe d’un coup de pruneau sous les sorbiers élèvent un peu le prix du repas. En ajoutant les excellentes cigarettes locales et la poste, c’est la vie pour deux, à sept cent dinars par jour » (1992a, 66). Plus souvent l’austérité l’emporte : « Nous en étions maintenant réduits à l’épi de maïs grillé ou à la gargote de mauvaise mine. Sur la rive d’Asie elles ne manquaient pas, ni l’occasion d’y attraper des infections foudroyantes » (1992a, 78). Mais souvent les moments où l’on mange à cause du repos qu’ils impliquent et de la faim qui les anime sont des moments de tangence avec le mouvement du monde. Après avoir échappé à un accident de camion, Nicolas Bouvier déguste une bouteille de vin sous un déluge d’étoile, et il savoure « le plaisir de mâchouiller paisiblement dans le noir, entre l’ombre seigneuriale de la mort et la vie de seigneur que la vie nous avait faite » (1992a, 226). Si elle est un partage de paroles et d’amitié, la nourriture est une suspension du temps, un moment de méditation, toujours une brèche pour s’arracher aux routines du quotidien. Pour Nicolas Bouvier plusieurs mondes s’arcboutent dans le même monde, des dimensions différentes du réel s’enchevêtrent. L’apparence n’est qu’un seuil dont il faut surmonter l’appréhension pour accéder à ses couches sédimentaires innombrables. La fièvre est un dissolvant de la discipline du réel à se ranger sous des auspices reconnaissables. Elle fait tomber les défenses et dès lors « on peut en mourir, mais il y a un ressac du monde qui vous atteint, qui peut vous emporter et vous noyer. S’il ne vous noie pas, vous l’avez eu. Ce sont des moments de surgissement, je dirais presque de rugissement de la réalité, où tout à coup elle est tellement forte qu’on disparaît corps et biens dans le bonheur de l’avoir perdu » (1992b, 158). Mais il y aussi des mondes périlleux dissimulés sous la géographie et dont il faut se méfier. « A deux reprises il m’est arrivé de déguerpir sans raison valable, sans menace objective perceptible, parce que je sentais de très mauvaises ondes telluriques. J’ai pris mes jambes à mon cou. Chose intéressante, une fois ça m’est arrivé alors que j’étais encore en compagnie de Thierry Vernet. C’était au sud d’Ispahan, à la tombée du jour, alors que le paysage était magnifique, mais tout à coup, sans nous consulter, tous les deux nous avons senti qu’il fallait décamper » (1992b, 87) Il parle à ce propos « de paysages qui vous en veulent et qu’il faut quitter immédiatement sous peine de conséquences incalculables, il n’en existe pas beaucoup, mais il en existe. Il y en a bien sur cette terre cinq ou six pour chacun de nous » (1992a, 219). Dans Le poissonscorpion, il évoque les chausses trappes possibles du réel, ces « zones de silence » ou « ces calmes plats où les voiles qui pendent condamnent un équipage entier à la démence ou au scorbut » (1991, 24). Au Sri Lanka, à Galle, il s’enlise dans une telle zone et devient captif du génie du lieu dans une sorte de torpeur qui ne le lâche plus. Une géographie confuse et malsaine se referme comme un piège sur le voyageur. Il est englué dans un univers de sortilèges qui l’amène à écrire un article avec le fantôme du père Alvaro, un ‐ 57 ‐ Jésuite mort depuis des années avec lequel pourtant il a un échange intense, ou à être témoin de transformations sorcières du monde qui l’entoure. Il tourne en rond dans un temps figé tant que dure le sort qu’on lui a jeté. Il fait un cauchemar interminable, impuissant à sortir de son rêve. Et c’est le heurt contre un écriteau rouillé qui lui ouvre l’arcade qui remet le monde en marche et signe la délivrance. Une brèche s’est ouverte, peut-être brève. Nicolas se sent à nouveau réel, vivant. La douleur et le sang sont en effet de terribles matières d’éveil. Il regarde la mer comme pour la première fois, sa sensorialité reprend le dessus. Il vient de sortir de son coma. « Cette tête enfin ouverte se vidait comme en songe de tout le noir mirage qui y pourrissait depuis trop longtemps. Je ne veux plus nommer aujourd’hui tout ce qui s’en va, en un éclair, échappé pour s’abolir en silence. Devant l’auberge, la mer lourde et troublée battait exactement au rythme de mon cœur » (1991, 156). Le sang qui coule est une purification (Le Breton, 2003), il entraine avec lui le mauvais sort. Le prisonnier voit soudain la porte de sa cellule demeurée ouverte par la négligence du geôlier, il ramasse ses affaires en toute hâte, dépose de l’argent sur la table pour payer l’aubergiste et il quitte le pays. Albert C., Laporte N., Pouilloux J-Y., Autour de Nicolas Bouvier. Résonances, Carouge-Genève, 2002. Bouvier N., L’échappée belle. Eloge de quelques pérégrins, Genève, Métropolis, 1996. Bouvier N., Journal d’Aran et d’autres lieux. Feuilles de route, Paris, Payot, 1993. Bouvier N., L’usage du monde, Paris, Payot, 1992a. Bouvier N., Routes et déroutes (entretiens avec I. Lichtenstein-Fall), Genève, Métropolis, 1992b. Bouvier N., Le poisson-scorpion, Paris, Payot, 1991. ‐ 58 ‐ Le voyage accessible : de l’utopie à l’injonction Pierre Zembri À l’exception notable de certains pèlerinages destinés à guérir, les voyageurs devaient jouir de l’ensemble de leurs facultés physiques pour entreprendre des déplacements parfois longs et périlleux. Les personnes à mobilité réduite (PMR) étaient condamnées à des parcours limités, à des assistances coûteuses, ou tout simplement à voyager par la pensée. La pression sociale pour une meilleure intégration des PMR a été croissante, pour finalement en arriver à une injonction légale généralisée, qui impose une vision systémique de l’ensemble des composantes du voyage. La mise en œuvre d’une telle injonction est rendue difficile par le caractère dirimant de l’indisponibilité du moindre équipement ou point de passage adapté au sein d’une chaîne de déplacements : on est dans une logique binaire de « tout ou rien », particulièrement contraignante. Voyager avec un corps diminué ou souffrant : entre singularités et régularités Le voyageur physiquement diminué est un personnage rare, qui pose problème aux transporteurs du fait de la nécessité de développer des réponses personnalisées à des demandes qui peuvent dans certaines circonstances émerger au cours du déplacement. Le cas de figure le plus singulier est celui des atteintes en cours de voyage ou de séjour : des explorateurs du passé aux voyageurs ordinaires d’aujourd’hui, on n’est pas à l’abri d’un accident de parcours, d’une attaque ou d’agressions, nécessitant la mise en œuvre de moyens spécifiques pour la poursuite du voyage ou pour le retour sur le lieu d’origine du voyageur. C’est sur cette base que s’est développé le marché de l’assurance voyage et du rapatriement sanitaire, assuré par des prestataires spécialisés et nécessitant, outre un déplacement physique des personnes atteintes, un soutien psychologique voire psychiatrique et des moyens médicaux parfois lourds. Bien que certains rapatriements s’effectuent par services réguliers, une part non négligeable s’effectue par des moyens dédiés, généralement coûteux. Quelques rares voyageurs à mobilité réduite, nécessitant des moyens et logistiques dédiés, ont pu tenter d’effectuer des voyages, pour différentes raisons parmi lesquelles la nécessité de voyager pour se faire soigner ou appareiller, mais aussi tout simplement l’envie et les moyens de voyager autrement. Les moyens nécessaires sont adaptés à de petits flux, du fait soit du recours à des modes individuels (automobiles ou minibus adaptés, ambulances, avions sanitarisés, etc.), soit de la rareté des capacités de prise en charge de voyageurs souffrant d’un handicap physique par les transporteurs de masse1. S’y ajoute la nécessité de concevoir une chaîne globale de déplacements : l’ensemble des modes utilisés et des interfaces doivent être adaptés à la mobilité réduite. On trouve des déplacements de PMR plus réguliers, et organisés en conséquences. Le premier exemple qui vient à l’esprit est celui des pèlerinages des malades : ils se déplacent pour être soulagés de leurs maux vers un lieu précis, qui a pu être équipé au fil du temps en conséquence. C’est le cas du pèlerinage à Lourdes, qui met en œuvre des trains 1 À titre d’illustration, il n’existe qu’un nombre très limité d’emplacements PMR dans les autocars, les trains ou les avions. ‐ 59 ‐ spécialement équipés avec des voitures-ambulances, une gare médicalisée avec du personnel dédié et des cheminements adaptés, y compris à des personnes souffrant de pathologies lourdes et voyageant couchées. Les récentes récriminations (2006) de l’évêque de Lourdes et Tarbes à propos de la « désinvolture » de la SNCF vis-à-vis de cette catégorie particulière de voyageurs, largement relayées par la presse (figure 1), montrent que les conditions ne sont pas idéales et qu’il existe un marché « captif » qui ne pourra pas se reporter sur des moyens routiers, contrairement au gros des pèlerins qui ont déjà d’une certaine manière « voté avec leurs roues ». Figure 1 : fac-similé de l’article paru dans La Dépêche du Midi le 10 novembre 2006 La catégorie la plus régulière de déplacements est la mobilité quotidienne des PMR dans un cadre géographique restreint. Il s’agit, pour des personnes soucieuses de mener une vie aussi normale que possible, de pouvoir se déplacer pour leurs activités quotidiennes : domicile – travail, domicile – études, domicile – achats et domicile – loisirs. Ces besoins sont satisfaits par des services à la demande mettant en œuvre des véhicules adaptés, ou par la mise en accessibilité des réseaux de transport public plus classiques. Nous verrons plus loin que les technologies permettant une meilleure adaptation des différents modes de transport aux besoins spécifiques des PMR ont progressé ces dernières années, permettant l’acheminement d’un nombre accru de personnes par des moyens classiques. ‐ 60 ‐ Des contraintes de moins en moins bien vécues : du technique au sociétal L’accessibilité des transports publics et des installations (lieux d’embarquement et de débarquement, lieux de correspondances) est généralement difficile, sauf équipements spécifiques jusqu’ici mis en place au coup par coup afin de répondre à des demandes spécifiques (question de coût). Des « bricolages » sont acceptables dans un contexte qui n’est pas celui du transport de masse et qui n’est pas encore soumis à des exigences de sécurité et de sûreté. C’est notamment le cas du transport aérien : on passait jusqu’aux récents renforcements de la sûreté aérienne par les pistes pour embarquer une PMR dans un avion, ce qui dispensait d’équiper les aérogares et les passerelles pour une clientèle somme toute anecdotique. On met également en place un accompagnement systématique sur réservation (personnel dédié). La conséquence de ce mode de fonctionnement est que le voyageur diminué ou souffrant, à mobilité réduite, ne peut ni improviser ses déplacements, ni en choisir les modalités. Choix modal et itinéraires sont souvent imposés, les cas d’impossibilités sont loin d’être anecdotiques. Cette situation est de plus en plus mal vécue par les PMR, dans un contexte de mobilité généralisée érigée en valeur cardinale : les plus mal intégrés à la société sont ceux qui bougent le moins. « De plus en plus fréquemment, les associations de tous les types de handicaps évoquent la notion de fatigabilité. Elles font remarquer que les indisponibilités d’équipements d’accessibilité accroissent la fatigue d’un déplacement pour une personne handicapée et, partant, l’intérêt même du déplacement. A la longueur d’un trajet, à l’importante dépense d’énergie s’ajoute, pour toutes les personnes handicapées, une tension nerveuse cause de grande fatigue : ne pas rater le bon arrêt pour un aveugle, ne pas être attendu à l’arrivée d’un train pour un utilisateur de fauteuil roulant, ne pas être informé d’une perturbation pour un sourd, etc… » (Defoug & Vincenti, 1998) Un lobbying de plus en plus efficace d’associations de PMR, ponctué de manifestations pour souligner les incongruités les plus criantes, s’est progressivement développé, sur la base de l’équation : accès aux transports difficile = exclusion sociale = assistanat inéluctable. Or, les idées ont évolué : on considère désormais que les PMR doivent pouvoir s’autosuffire, y compris dans leurs déplacements, et accéder aux mêmes services et loisirs que les personnes valides. Dans sa thèse soutenue en 2007, Murielle Larrouy, chargée de mission à l’accessibilité à la RATP, montre que cette évolution s’est faite en deux temps : En 1975, lors de l’adoption de la loi d’orientation pour les personnes handicapées, une vision médicale et fonctionnelle du handicap prédomine se traduisant par « si la personne ne peut atteindre un lieu c’est du fait de ses déficiences ». Il s’agit d’un référentiel partagé par tous qui conduit le secteur des transports à préconiser des solutions en fonction des déficiences des individus. Il y a d’une part des aménagements spécifiques perçus et conçus comme "techniques” à l’image de “prothèses” venant palier une déficience (transports spécialisés, ascenseurs réservés, aménagements dédiés) pour ceux en fauteuil roulant considérés comme “lourdement” handicapés ou “non autonomes”. Ce sont les termes utilisés à l’époque. ‐ 61 ‐ Cette perspective conduit à écrire, dans un rapport de 1982 qui préfigure la politique de la RATP, que les personnes en fauteuil roulant qui revendiquent une intégration élevée sont “ utopiques ” : que “ Leur comportement montre une fuite dans l’imaginaire ; le handicapé se projette dans un discours où il s’imagine pareil aux autres, où il revendique que le monde environnant s’adapte à lui. ”. Le transport spécialisé est alors la seule solution envisageable, au détriment de l’accessibilité des transports en commun. Parallèlement, on opère de légers ajustements, notamment dans le domaine de la signalétique, pour faciliter la vie des voyageurs considérés comme légèrement handicapés. À partir des années 1990, la représentation du handicap se diversifie : celui-ci n’est plus uniquement une déficience individuelle mais également le résultat d’une interaction entre un environnement non favorable et les capacités d’un individu. On parle alors de “handicap de situation“. La vision est sociale et politique et non plus individuelle. Elle conduit à revendiquer une autre conception de l’espace qui prenne en compte tous les individus. Nous ne sommes plus alors dans la même configuration que précédemment. Cette approche environnementale débouche sur des solutions intégrées dans l’espace, conçues et disponibles pour tous sans restriction d’utilisation, utilisables en autonomie et appréhendées comme un enjeu d’écologie urbaine (des ascenseurs en libre service, des lignes accessibles à tous,…). Ces évolutions donnent naissance à une politique d’accessibilité des transports, matérialisée par des solutions intégrées. S’y ajoute l’idée d’un vieillissement croissant de la population, qui multipliera le nombre des PMR potentielles. Le rapport de la Conférence européenne des Ministres des transports (CEMT) paru en avril 2001 reconnaît certes que : « la majeure partie des personnes âgées seront relativement en bonne santé et autonomes pendant deux à trois décennies après avoir pris leur retraite ; elles auront aussi un meilleur niveau d’instruction, plus de revenus et de ressources que des personnes comparables il y a quelques années seulement ; elles mèneront une vie dynamique, d’où le rôle essentiel de la mobilité et de l’accessibilité ; presque toutes les personnes âgées, notamment une majorité de femmes du troisième âge conduiront et seront habituées au confort et à la mobilité que procure l’automobile. » Cependant, en vieillissant, « beaucoup de personnes âgées risquent de souffrir de handicaps physiques, financiers, émotionnels, voire psychologiques, qui les empêcheront d’emprunter divers modes de transport pour se déplacer dans leur localité et d’accéder aux services et équipements qu’ils souhaiteront utiliser. Certaines personnes âgées seront particulièrement désavantagées, notamment celles qui vivront seules, sans famille proche ou financièrement démunies. Nombre de celles qui éprouveront les plus grandes difficultés seront des personnes du quatrième âge et des femmes -- pour qui la probabilité de vivre seules est plus grande ». Le rapport préconise donc de considérer deux groupes pouvant partiellement se recouvrir : les personnes âgées qui, faute de mobilité, se passent de services dont elles ont besoin et celles qui n’arrivent qu’imparfaitement à jouir de la mobilité nécessaire pour bénéficier de ces services. Transporteurs et gestionnaires d’aéroports ont pris conscience de cette demande et ont tenté d’y apporter des réponses. La figure 2 synthétise à titre d’illustration les efforts réalisés par la SNCF, qui a mis en place un Site Internet spécifique, pour montrer les efforts qu’elle entreprend afin de faciliter la vie des PMR en voyage. Il faut dire que les incidents survenus à ‐ 62 ‐ des PMR en voyage, à l’image du groupe de handicapés en fauteuil roulant ayant dû effectuer le trajet Paris – Rouen dans un compartiment-fourgon faute d’emplacements PMR en nombre suffisant, peuvent être lourds de conséquences sur l’image du transporteur dans le grand public. Figure 2 : Illustration de la réponse donnée par les transporteurs aux demandes récurrentes de reconnaissance par les PMR de leur existence et de leurs spécificités. Parallèlement, l’évolution des techniques permet d’envisager une mise en accessibilité des différents modes de transport plus aisée. Palettes rabattables sur les autobus, dispositifs d’agenouillement par action sur les suspensions, rehaussement des quais et trottoirs, dispositifs de reconnaissance d’une demande émanant d’un PMR se sont considérablement développés au point d’être proposés en série pour un surcoût limité aux exploitants. Le temps de mise en œuvre de ces dispositifs, potentiellement pénalisant pour la régularité des services et les vitesses commerciales, a été considérablement réduit. Il devient donc bon pour l’image globale du transporteur de se doter systématiquement de tels équipements : ainsi, la RATP programme dans son plan d’entreprise 2008-2012 un taux d’équipement PMR au terme du contrat de 90 % de son parc d’autobus. Des tour-opérateurs spécialisés (Handitours, Accès Tourisme Services, etc. en France) proposent désormais des services spécifiques à destination des PMR. La chaîne de transport et les hébergements sont garantis accessibles et le tour-opérateur s’engage à assurer la continuité des prestations. Le marché des PMR est donc réputé solvable et suffisamment consistant pour que des acteurs spécifiques proposent leurs services. ‐ 63 ‐ Vers l’accessibilité globale : de l’injonction à la mise en œuvre Textes importants : Conférence européenne des Ministres des Transports : 90/4 L’accès aux autobus, aux trains et aux autocars pour les personnes à mobilité réduite ; 94/2 L’accès aux taxis pour les personnes à mobilité réduite ; 97/3 Résolution d’ensemble sur les transports pour les personnes à mobilité réduite ; 97/4 Les facilités réciproques de stationnement pour les personnes à mobilité réduite ; 01/3 Résolution d’ensemble pour des transports accessibles Loi française : Loi du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées concernant l'accessibilité au cadre bâti, aux transports et aux nouvelles technologies. La nécessité de légiférer et de réglementer est apparue du fait de la convergence des facteurs suivants : -la multiplication des revendications et de l’activisme des PMR, représentées par des associations très actives comme l’Association des Paralysés de France (APF), -l’existence d’équipements et de technologies facilitant l’accessibilité, pouvant être acquis sans surcoûts excessifs, -l’insuffisance des efforts consentis par les collectivités et les transporteurs. Ce n’est pas un phénomène spécifiquement français : les pays scandinaves, l’Allemagne, la Suisse ont adopté des règles contraignantes depuis une à deux décennies. Les États-Unis en sont à la seconde génération de textes, après le vote d’une Loi fédérale en 1990 (Americans with Disabilities Act) et la mise en place de réglementations au niveau des États fédérés. Avec 51 millions d’habitants recensés en situation d’invalidité partielle, dont les deux-tiers connaissant des difficultés sérieuses de déplacement, L’exemple de la Loi française du 11 février 2005 mérite que l’on s’y attarde du fait de son volontarisme. En effet, l’ensemble des établissements recevant du public et des modes de transport sont concernés, avec une date-butoir pour la mise en conformité fixée à 2015. L’article 45 de la Loi sur l’égalité des chances de 2005, relatif aux déplacements « I. - La chaîne du déplacement, qui comprend le cadre bâti, la voirie, les aménagements des espaces publics, les systèmes de transport et leur intermodalité, est organisée pour permettre son accessibilité dans sa totalité aux personnes handicapées ou à mobilité réduite. Dans un délai de dix ans à compter de la date de publication de la présente loi, les services de transport collectif devront être accessibles aux personnes handicapées et à mobilité réduite. » À défaut de mise en accessibilité des réseaux existants, des services spécifiques PMR doivent être mis en place. ‐ 64 ‐ « En cas d'impossibilité technique avérée de mise en accessibilité de réseaux existants, des moyens de transport adaptés aux besoins des personnes handicapées ou à mobilité réduite doivent être mis à leur disposition. Ils sont organisés et financés par l'autorité organisatrice de transport normalement compétente dans un délai de trois ans. Le coût du transport de substitution pour les usagers handicapés ne doit pas être supérieur au coût du transport public existant. Les réseaux souterrains de transports ferroviaires et de transports guidés existants ne sont pas soumis au délai prévu au deuxième alinéa, à condition d'élaborer un schéma directeur dans les conditions prévues au troisième alinéa et de mettre en place, dans un délai de trois ans, des transports de substitution répondant aux conditions prévues à l'alinéa précédent. » L’obligation de conformité porte également sur la voirie et les espaces publics, sous responsabilité des collectivités locales. Il en est de même pour les matériels roulants qui seront désormais achetés (autocars, trains, tramways, etc.). Des sanctions sont prévues en cas de non-respect des dispositions de la loi. L’octroi de subventions publiques est notamment subordonné au respect des engagements pris. La loi développe les conditions de ce que nous pourrions qualifier d’ « accessibilité absolue », à savoir la mise en conformité exhaustive de l’ensemble des équipements et cheminements permettant de les relier entre eux. Cela dit, la réussite de cette politique d’accessibilité généralisée et absolue repose sur une maintenance sans faille des équipements mis en place. C’est un risque qui est loin d’être anodin si l’on fait le bilan, avec MM. Defoug et Vincenti (1998) du fonctionnement des réseaux équipés : « On doit souligner, dès à présent, l’importance de cette réalité vécue au quotidien de l’indisponibilité des équipements d’accessibilité. Dans la hiérarchie des frustrations des personnes handicapées qui se déplacent, il y a certes les lacunes réglementaires, l’absence d’obligation d’accessibilité pour le matériel roulant ou les avions, il y a aussi parfois la nonapplication stricte de la législation sur l’accessibilité des Etablissements Recevant du Public (ERP), mais il y a tout autant, sinon plus, le non-fonctionnement d’un équipement d’accessibilité annoncé : l’ascenseur en panne, la sonorisation décalée d’un autobus, la bande d’éveil de vigilance effacée par endroits... Toutes ces indisponibilités viennent douloureusement rappeler aux personnes handicapées que l’accessibilité n’est pas encore entrée complètement dans la culture des différents acteurs du transport. Ce douloureux rappel est d’autant plus fréquent que les personnes handicapées se déplacent beaucoup plus que par le passé et signalent les multitudes de détails ou d’indisponibilités d’équipements qui remettent en cause leur mobilité. » Se pose également la question du coût de mise en œuvre. Le 22 janvier 2008 a été dévoilée une étude commanditée par l’APAJH1, Dexia Crédit Local de France et divers acteurs du bâtiment, destinée à mesurer les enjeux financiers de la mise en accessibilité des 175000 établissements recevant du public hors transports, et à évaluer l’effort financier que les collectivités devront satisfaire pour aboutir à une mise en conformité en 2015 au plus tard : 15 milliards d’Euros seront nécessaires. Il n’existe actuellement pas d’estimation comparable pour les réseaux de transport. 1 Association pour les adultes et les jeunes handicapés. ‐ 65 ‐ Au final : Voyager en ayant une mobilité réduite devient courant, La notion même de PMR s’est considérablement élargie : « la mobilité réduite peut être due à une incapacité permanente (handicap sensoriel, moteur ou cognitif) ou temporaire (grossesse, accident) ou à des circonstances extérieures (accompagnement d’enfant en bas âge, bagages à porter, etc.) ou à l’âge » (CEMT, 2001), L’accessibilité des différents modes et équipements devient obligatoire avec un terme fixé. Bibliographie CEMT (Conférence européenne des Ministres des Transports), Rapport sur le transport et le vieillissement de la population, 24 avril 2001, 24 p. Defoug (Henri) & De Vincenti (Jean-Charles), Rapport d’audit sur la disponibilité effective des équipements réalisés pour assurer l’accessibilité des personnes handicapées aux transports publics : Accessibilité des transports publics, situation constatée, propositions d’amélioration, Conseil général des Ponts et Chaussées, Ministère de l’Équipement, 1998, 84 p. Hauet (Éric) & Ravaud (Jean-François), Handicap, gênes ou difficultés ressentis par les personnes dans le cadre de leurs déplacements en dehors du domicile, Rapport définitif à l’Association des Paralysés de France, CERMES, Villejuif, août 2002, 130 p. Larrouy (Murielle), L’invention de l’accessibilité ; Des politiques de transport des personnes handicapées aux politiques d’accessibilité des transports urbains de voyageurs en France de 1975 à 2005, Thèse de Sociologie, mars 2007. ‐ 66 ‐