- 3 - SOMMAIRE Hommage au Professeur Maxime Armengaud 4

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- 3 - SOMMAIRE Hommage au Professeur Maxime Armengaud 4
SOMMAIRE
Hommage au Professeur Maxime Armengaud
4
Max Maurette, médecin
Les obstacles à la maîtrise et à la prévention des infections sexuellement
transmissibles
5
Nuisance parasitaires de la peau du voyageur en zones tropicales
5
Roger Pradinaud, médecin
Président d’Honneur de l’Institut Guyanais de Dermatologie Tropicale
Le post-humanisme veut-il en finir avec le corps ?
7
Jean-Michel Besnier
Professeur de philosophie à l’Université Paris-Sorbonne.
Délégué à la professionnalisation.
Directeur du Master Professionnel « Conseil éditorial et Gestion des connaissances »
Chercheur au CREA (CNRS/Ecole Polytechnique)
Psycho-pathologie et Voyage :Les infortunes de l’être en jet.
15
Christophe Recasens
Psychiatre, praticien attaché au département hospitalo-universitaire de psychiatrie du
CHU de Créteil, médecin-directeur du CMPP de Saint-Maur
Les nouvelles typologie des voyageurs
25
Danielle Laplace-Treyture
Maître de Conférences en géographie
Université de Pau et des Pays de l’Adour
Le pèlerinage à Saint Jacques de Compostelle :l’expérience de la
marche au cœur du voyage
33
Sylvie Miaux
En post-Doctorat à la direction de la santé publique et à l’INRS Urbanisation
Culture et Société de Montréal
Le récit de voyage : dire le corps autrement
41
Mathilde Jégou
Doctorante Sorbonne Lausanne
Voyage comme un art des sens
49
David Le Breton
Professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg,
Membre de l’Institut Universitaire de France,
Laboratoire de cultures et sociétés en Europe
Le voyage accessible : de l’utopie à l’injonction
Pierre Zembri
Maître de Conférences en Géographie des transports
Université de Cergy-Pontoise
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‐ 4 ‐
Le 7éme colloque du Collège International du Voyage sera le premier à se tenir sans la
présence de Maxime Armengaud. Lors de sa disparition de nombreux hommages lui ont été
rendus et mon propos n’est pas de dire ce que d’autres ont déjà exprimé, bien mieux sans
doute que je ne pourrais le faire moi-même.Mais je voudrais simplement évoquer ce
personnage hors du commun tel qu’il m’est apparu lorsque j’étais étudiant à la faculté de
Médecine de Toulouse et tel que je l’ai surtout perçu au sein de l’AFORCOPI.
Ce fut un homme qui ne ménageait jamais sa peine, et qui était aussi exigeant avec ses
collaborateurs qu’il ne l’était avec lui-même. Cela tout au long de sa longue carrière. Même
si ces derniers temps, pour diverses raisons, l’ardeur s’est assoupie, l’enthousiasme lui n’a
jamais vacillé.
Ayant pris un temps le secrétariat de l’AFORCOPI des Médecins Hospitaliers, fonction je
peux l’avouer aujourd’hui, que j’ai assuré un peu contraint et forcé, j’avais à subir comme
bon nombre d’entre vous dans des situations identiques, les invigorations
du Maître .Ignorant, au feignant d’ignorer la charge de travail de chacun de nous, en dehors
des activités de secrétariat, il n’était pas rare qu’il appelât dans le service souvent tard. Il
s’étonnait, avec ce ton de naïveté dont il usait à merveille de ne pas avoir reçu de réponse à
une question posée la veille.Il est évident que nous n’avions pas classifié la réponse dans la
rubrique extrême urgence ; lui oui.Quelque peu désarçonné, surtout en début de mandat,
vous vous confondiez en excuses et autre entiènes déjà usées sur les activités
chronophages ; il vous assenait le coup de grâce en déclarant : « Si ce travail ne t’intéresse
pas, ou ne t’intéresse plus, mieux vaut le dire franchement et tout de suite ! ».Pouvait-on lui
dire franchement ce que l’on pensait à ce moment là ? Et encore ce jour, la décence
posthume ne le permet pas !
Cet homme de croyance, de conviction et d’exigence a compris très tôt, et c’est peut être là,
une de ses plus grande qualité, que la médecine devait s’affranchir de la faculté et sortir de
ses murs, pour s’ouvrir sur le monde.
Cette vision s’est concrétisée dans les différentes associations qu’il a créées, animées avec
énergie et détermination ; dans les voyages qu’il a souhaités et réalisé avec son approche
pédagogique particulière.
Il nous a enrichi par l’exemple qu’il nous a donné.
Mais surtout, nous sommes attachés à ce qu’il a laissé en nous, cette trace, cette empreinte
de sa vision particulière du monde et de son humanisme.
Max Maurette
‐ 5 ‐
Les obstacles à la maîtrise et à la prévention des IST, dont
l’infection au VIH/SIDA
Docteur Roger Pradinaud
Réflexions avec les malades, les familles, les soignants médecins, aides-soignants,
infirmières, psychologue, médiateur culturel, journaliste pour tenter de comprendre les
échecs dans les domaines d’une sexualité entraînant des pathologies qu’on aimerait tant
maîtriser dans leur épidémiologique diffusion : telle a été notre approche après une trentaine
d’années particulièrement riches en vénérologie tropicale.
La liberté sexuelle acquise avec la contraception, le partenariat multiple , l’ignorance, les
soins inappropriés, les difficultés d’accès aux soins, la pauvreté économique, la
subordination des femmes, les notions de procréation, fécondité, virilité, stérilité, la non
identification à la maladie, les difficultés d’assimilation des messages,leur inadéquation, leur
discordance dans des contextes culturels et sociaux étrangers au «rationalisme»,
l’incompréhension du bio-médecin dans «Nature» et «Culture», l’inadéquation
connaissances et comportements, l’AMOUR, l’alcool et autres drogues, les perturbations
émotionnelles ou les troubles psychiques… constituent une liste non exhaustive des
éléments de discussion, qui nous font prendre conscience de la futilité des
recommandations : «y’a qu’à mettre la capote !», «faut faire attention»….
Et ainsi le voyageur goûtant innocemment, en toute simplicité aux délices d’un merveilleux
exotisme, peut se réveiller brutalement devant une situation nullement « programmée »,
totalement irrationnelle, parfois d’une extrême gravité, destructrice non seulement de
l’individu , mais de sa vie familiale et de son environnement social.
Nuisances parasitaires de la peau du voyageur en zones
tropicales
Docteur Roger Pradinaud
Les prurigos par piqûres et morsures d’insectes, d’acariens, d’arachnides ou de leurs larves,
sont des désagréments qui peuvent perturber un voyage à divers niveaux et le prurit, c’est
comme l’amour, ça va de «un peu» à «passionnément»
La rencontre vespérale de papillons urticants est parfois si intense qu’on a vu de jeunes
femmes blondes aux yeux bleus venir à la consultation en disant «docteur...je deviens
folle!», comme celles qui dans les Landes ont connu les souffrances des contacts avec les
chenilles urticantes des pins !
Se prélasser sur une plage sans savoir que sous la serviette humide se cachent, diluées
dans le sable chaud, des matières fécales animales contenant des œufs de vers qui ne
demandent qu’à libérer une larve mobile et pénétrante qui va s’égarer et cheminer dans une
peau humaine, impasse parasitaire, créant des sillons prurigineux, est une situation sans
gravité, mais particulièrement désorientante pour le bon médecin de campagne consulté au
retour d’un si agréable séjour sous les cocotiers !
Et l’orteil qui gratouille de manière «exquise» parce qu’une puce minuscule a décidé de
s’introduire chez cet animal à sang chaud qu’est l’Homme, pour y assurer sa descendance
ovulaire : gare au chirurgien qui proposera une large exérèse de la «tumeur» !
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Mais par quel génie ces mouches à l’abdomen verdâtre vont-elles loger en plein vol leurs
œufs sur l’abdomen d’un moustique qui, champion de phorésie passive, ira les déposer au
moment de leur éclosion pour que la larve au séduisant nom de «myiase» puisse pénétrer
dans la peau du gentil touriste qui ne pensait qu’à capturer quelques beaux Morphos ou
Rothénors ?
Porteur de lésions «furonculeuses» il aura malheureusement droit à une inutile
antibiothérapie, avant qu’un éminent spécialiste le débarrasse après une légère
«épisiotomie» des indésirables locataires.
Rien de dramatique dans tout cela, mais quelles sources d’erreurs de diagnostics !
Amusons-nous de toutes ces prouesses de la nature sur la musique Amazonia des
extraordinaires enregistrements de l’ORSTOM dans le paradis écologique de notre belle
France Equinoxiale où les chants des oiseaux se mêleront aux incroyables vociférations de
singes hurleurs.
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Le post-humanisme veut-il en finir avec le corps ?
Jean-Michel Besnier
Préambule : Le titre de mon intervention évoque le post-humanisme. Qu’entendre par ce
terme qui risque de connoter pour la plupart d’entre vous quelques élucubrations de sciencefiction ? On peut assez précisément entendre par « post-humanisme » les réflexions
ouvertes par les perspectives technoscientifiques contemporaines – celles qui relèvent des
biotechnologies ou des nanosciences, en particulier, mais aussi celles que dessinent la
robotique ou les technologies d’information et de communication. Le post-humanisme
désigne l’interrogation sur l’homme à venir que l’on prétend fabriquer (grâce au clonage ou à
l’ectogenèse, par exemple), dont on annonce pouvoir augmenter les performances (grâce
aux technologies cognitives ou aux neurosciences, par exemple) et qu’on envisage
finalement de rendre immortel (grâce à la maîtrise de l’invisible, du virtuel ou des techniques
de téléchargement de la conscience sur des matériaux inaltérable, par exemple).
Le post-humanisme a fait son entrée dans les débats philosophiques à l’occasion d’une
conférence donnée en 1999 par le philosophe autrichien Peter Sloterdjick qui se demandait
notamment comment s’organiseraient les hommes dans un monde qui aurait atteint une
maîtrise du vivant telle que devraient y cohabiter des êtres hybrides, purs produits de la
technique, avec des humains. Ses « Règles pour le parc humain », selon le titre de sa
conférence, ont déchaîné une polémique bien inutile. Car, le post-humanisme que Sloterdjick
envisage ne traduit pas le cynisme que Habermas lui attribue et il reste au contraire attaché
à la détermination des valeurs qui devront être mobilisées pour assurer un vivre-ensemble
élargi aux non-humains. Ce qui n’est sans doute pas le cas du transhumanisme qui, lui,
désigne sans nuances les spéculations induites par les technologies susceptibles d’éviter
aux hommes de naître, de souffrir, de vieillir et de mourir, c’est-à-dire capables de mettre
bientôt à notre disposition les moyens de nous débarrasser de l’humanité au profit d’une
condition à peu près irreprésentable, qu’on nomme souvent de manière emphatique « la
Singularité ». Il y a du cynisme assumé dans le transhumanisme, qui se convainc qu’on ne
peut plus rien attendre de l’humanité et qu’il faut seulement l’aider à quitter le terrain de
l’évolution naturelle, - un cynisme qu’évite encore, je crois, le post-humanisme. Mais, entre
les deux, la pente est glissante et de toutes façons, elle n’offre pas beaucoup de frein pour
préserver la conception de l’homme que la culture occidentale a pour l’instant privilégiée. On
devinera en particulier que les deux attitudes post- et trans-humanistes pourraient
s’accorder pour vouloir en finir avec le corps qui enferme l’humanité dans des limites jugées
trop étroites.
Une seconde remarque, avant d’entrer dans le vif du sujet : Je vais évoquer la figure du
cyborg et vous demander de ne pas me soupçonner, ce faisant, de céder aux fantasmes de
la science-fiction. Le cyborg évoque bien sûr ces mixtes de vivant et de machine, ces
rescapés d’accidents ou d’agressions dotés de prothèses au pouvoir surréel, ces robots
couplés à des cerveaux marinant dans une espèce de liquide amniotique… Mais, en le
réduisant à cet imaginaire facile, l’on est injuste avec lui. Le cyborg est à l’origine une chose
parfaitement sérieuse et il a historiquement affaire avec le voyage – ce qui milite en faveur
de la pertinence de mon intervention dans le cadre de ce colloque. C’est en effet dans le
contexte de la conquête de l’espace, dans les années 1960, qu’on imagine le moyen de faire
voyager des êtres vivants qui devront accomplir des tâches cognitives aussi bien que des
activités sensori-motrices, dans un environnement totalement artificiel. Afin de le leur
permettre et de préserver l’équilibre de leur relation avec cet environnement, on envisage de
les relier à des mécanismes capables d’auto-régulation. Telle est l’origine du cyborg, cette
association d’organisme vivant et de cybernétique dont l’image a évidemment évolué en
direction d’une certaine fantasmagorie : après avoir désigné la simple mise en relation d’un
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humain avec des dispositifs rétroactifs, le mot 1 a servi à qualifier l’être hybride qui associe de
manière interne l’organisme biologique et des prothèses électroniques. Et le cyborg a fini par
nommer le couplage d’êtres humains – éventuellement réduits à leur seul cerveau - avec des
machines de toutes espèces et de toutes dimensions – depuis la puce de silicium jusqu’aux
usines les plus sophistiquées. C’est là un étrange parcours sémantique qui connote sans
doute la part grandissante prise par la technique sur l’homme, pour aboutir au fantasme
d’une « Singularité », comme dit Ray Kurzweil, qui incarnerait de manière non
anthropomorphe l’Intelligence enfin débarrassée des limites corporelles.
Ces deux remarques préliminaires ont en commun, vous l’aurez observé, de suggérer
combien le corps est, si j’ose dire, la bête à abattre dans la prospective offerte par les
technosciences contemporaines. Elles pourraient suffire à répondre à ma question : « le
post-humanisme veut-il en finir avec le corps ? ». Mais je ne vais évidemment pas m’en tenir
là. L’impatience à en finir avec le corps que révèlent tant de fantasmes alimentés par les
sciences et les techniques, mérite qu’on interroge ses raisons. Il n’est tout d’abord pas sûr
que cette impatience soit nouvelle.
Tout philosophe issu de la tradition platonicienne l’admettrait : le corps est l’indice d’une
insupportable finitude, c’est-à-dire qu’il est perçu comme un obstacle au désir d’absolu et
d’éternité censé caractériser ce qu’il y a de plus digne en l’homme. D’où le fait que la plupart
des sagesses – qu’elles soient occidentales ou orientales - invitent à faire abstraction du
corps afin d’en émanciper l’âme ou de lui permettre de coïncider avec le grand Tout.
A l’aube de la Modernité, Le dualisme cartésien a réactivé la disqualification traditionnelle du
corps, en le rapportant à l’animal en nous et en lui réservant un statut exclusivement
mécaniste. Par la suite, même lorsqu’ils combattront le dualisme pour privilégier une
conception de la matière dotée de sensibilité et susceptible de produire l’intelligence la plus
élaborée, - les philosophes resteront convaincus que le corps représente la part
d’hétéronomie en nous, celle qui hypothèque les perspectives d’émancipation auxquelles
nous aspirons. En d’autres termes, l’autonomie qui constitue l’idéal des Modernes devait,
d’une manière ou d’une autre, en finir avec le corps. De là à envisager que nous n’avons
depuis lors d’autre obsession que celle de mettre à la raison ce qui nous limite, voire de
l’effacer, il n’y a qu’un pas. Au fond, l’obsession du corps parfait que traduisent tant de nos
contemporains ne dit peut-être rien d’autre que ce refus de la finitude qui réside au cœur de
toute métaphysique.
Je l’ai annoncé en commençant : la question reprend toute son actualité à l’heure où les
développements technologiques laissent augurer une relève de l’humanité qui nous
dispenserait de naître, de souffrir et de mourir. Je cite là les trois ingrédients des prophéties
transhumanistes qu’on formule, par exemple, dans l’environnement des centres de
recherches axées sur des programmes du type NBICs 2. Le transhumanisme dessine un
avenir où le corps n’aura plus sa part, ni non plus aucun des déterminismes qui nous rivent à
la nécessité et font de nous de simples donnés naturels. Le fantasme de l’homme remodelé,
puis intégralement auto-fabriqué, appartient plus que jamais partie à l’imaginaire
d’aujourd’hui. Il est la conséquence logique des illusions générées par la Modernité.
Les signes de l’évacuation du corporel sont évidemment discutables et paradoxaux : à côté
des excès de l’hygiénisme, du souci de l’asepsie ou du recours croissant à la crémation qui
révéleraient à leur manière la décision d’éliminer le charnel – « la viande », comme disent
brutalement les transhumanistes -, on objectera que le body-building, par exemple, ou la
1
C’est le savant américain Klyne qui invente le mot, comme le rappelle Ian Hacking dans « Canguilhem et le
cyborg » (réf.), pour désigner l’interdépendance de l’astronaute et de le technique dans la fusée. Par la suite, le
mot a été récupéré par l’anthropologue féministe Donna Haraway qui dans « Le Manifeste du Cyborg » se réjouit
du pouvoir d’émancipation qu’impliquera l’interface croissante du vivant et de la machine. Certains théoriciens des
nanotechnologies iront plus loin encore, anticipant une fusion complète du vivant et de la machine. Voir, par ex. :
http://www.davis-floyd.com/USERIMAGES/File/Bucky%20balls%20Fullereness%20and%20the%20future.pdf
2
NBICs désignent le programme américain de convergence des nanosciences, des biotechnologies, des
sciences de l’information et des sciences cognitives.
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pratique des arts martiaux suggèrent une hyper-attention au corps, de même que l’intérêt
porté aux modes vestimentaires ou aux régimes alimentaires, quand ils n’invitent pas à
l’anorexie. Mais ces derniers signes révèlent aussi bien une concession au conformisme,
voire l’attirance pour une standardisation qui équivaut à neutraliser la singularité attachée au
corps vécu, au fait d’être ce corps-ci plutôt que celui-là. Car c’est cela que devrait dénoter le
corps s’il était accepté : la revendication du sans pareil, de la différence inaltérable voire de
l’hyper-individualisation. Or, cette revendication fait de plus en plus défaut dans nos sociétés
soumises aux idéaux égalitaires jadis décrits par Tocqueville comme conduisant à ce que
l’on décrira après lui comme une sorte d’entropie. De nombreux symptômes pourraient
indiquer ce renoncement à endosser la position d’un unique et sans-pareil : ainsi, de plus en
plus de nos contemporains seraient disposés à souscrire aux thèses du célèbre biologiste
Richard Dawkins soutenant que nos organismes ne sont ni plus ni moins que de simples
réservoirs à gènes, des gènes qu’ils doivent transmettre et optimiser dans la mesure du
possible. Le corps, dans cette perspective, n’est rien de plus qu’un simple container à
gènes ! Et il est indifférent d’être ce corps-ci plutôt que ce corps-là, pourvu que l’on soit en
mesure de véhiculer de bons gènes. De leur côté, les spécialistes des sciences de
l’information et de la communication, comme Pierre Lévy 1, se font un plaisir de nous
expliquer qu’avec le triomphe d’Internet et des technologies du virtuel, le corps se trouvera
dématérialisé et apparentable à une flamme circulant de proche en proche, dans le
cyberespace. Le corps ainsi réduit au statut d’information volatile, pourrait pour cette raison,
se prétendre enfin spiritualisé et satisfaire une pulsion d’anéantissement toute mystique. Il y
a bien sûr ici beaucoup de naïveté et il n’est pas sûr qu’en éliminant ainsi le hardware, on
sauvegarde le logiciel, comme l’ont objecté les philosophes inspirés par la phénoménologie
aux cogniticiens qu’on qualifie d’ « éliminativistes » parce qu’il soutiennent que l’esprit se
confond avec le cerveau, de sorte qu’un ordinateur qui simulerait le fonctionnement du
cortex assurerait les performances cognitives dont l’homme se prévaut.
C’est une source de surprise que de constater cette naïveté qui consiste tout de même à
prétendre penser encore la relation esprit-corps en termes dualistes et pourtant, dans le
monde des ingénieurs high tech, chez les théoriciens de l’intelligence artificielle, la chose
n’est pas rare. On aurait pu imaginer que la leçon des philosophes disciples de Husserl
aurait pénétré ce monde, ne serait-ce que parce qu’elle offre des aperçus très pragmatiques
et donc utilisables par l’ingénierie de pointe qui prospecte sur le terrain des phénomènes
complexes : soucieuse d’en appeler au sens commun, la tradition phénoménologique a en
effet tenté d’exprimer le vécu corporel comme expérience de l’effet que cela pourrait faire
d’être ce corps-ci plutôt que celui-là. Elle a livré des arguments aux théoriciens de la
complexité pour résister à la mécanisation qui homogénéise tout ce qu’elle touche. MerleauPonty, par exemple, comparait le corps non pas à un objet physique mais à une œuvre d’art
– « un nœud de significations vivantes et non pas la loi d’un certain nombre de termes
covariants »2. Aux mécanistes, il objectait ceci : « On répondra peut-être que l’organisation
de notre corps est contingente, que l’on peut « concevoir un homme sans mains, pieds,
tête » /Pascal, Pensées 339/ et à plus forte raison un homme sans sexe et qui se produirait
par bouture ou par marcottage. Mais cela n’est vrai que si l’on considère les mains, les
pieds, la tête ou l’appareil sexuel abstraitement, c’est-à-dire comme des fragments de
matière, non dans leur fonction vivante, - et que si l’on forme de l’homme une notion
abstraite elle aussi, dans laquelle on ne fait entrer que la Cogitatio »3. L’attitude
1
Cf. Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ? p.31 : « Mon corps personnel est l’actualisation temporaire d’un
énorme hyper-corps hybride, social, technobiologique. Le corps contemporain ressemble à une flamme. Il est
souvent minuscule, isolé, séparé, presque immobile. Plus tard, il court hors de lui-même, intensifié par les sports
ou les drogues, passe par un satellite, lance quelque bras virtuel très haut vers le ciel, le long de réseaux de
soins ou de communication. Il se noue alors au corps public et brûle de la même chaleur, brille de la même
lumière que d’autres corps-flammes. Il retourne ensuite, transformé, dans une sphère quasi privée, et ainsi de
suite, tantôt ici, tantôt partout, tantôt en soi, tantôt mêlé. Un jour, il se détache complètement de l’hyper-corps et
s’éteint ».
2
Cf. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, pp.176-177.
3
Ibid. p.198
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phénoménologique est claire : « l’homme est une idée historique et non pas une espèce
naturelle »1, le produit d’expériences singulières et non pas le spécimen d’une classe
universelle découpée au sein du règne du vivant. Il suffit qu’on oublie cette évidence et que
l’on adhère au réductionnisme mécaniste dominant depuis le temps de Descartes pour se
montrer disposé à accueillir l’élimination du corps comme une possibilité offerte aux
technosciences de nous délivrer de nous-mêmes.
C’est là où l’on se dit que l’obstination à disqualifier le corps qui caractérise les promoteurs
des technologies du futur procède d’une attitude raisonnablement peu justifiable – une
attitude qui relève d’un pathos révélateur d’une conception émotionnelle du monde, plutôt
que d’un engagement épistémologique. Je formulerais l’hypothèse suivante : Il y a au fond
des utopies posthumaines une lassitude d’être ce qu’on est, une manifeste fatigue d’être soi,
une désaffection pour « ces significations vivantes », dont parle Merleau-Ponty, qui
exigeraient qu’on veuille s’incarner dans l’histoire, qu’on s’implique dans les expériences qui
façonnent l’individualité. Dans ces utopies – que je préférerais nommer « dystopies » - on
admet comme une bonne nouvelle le fait que l’homme vive peut-être ses dernières heures.
Je prendrai à témoin l’analyse du sociologue Alain Ehrenberg qui considère que notre temps
vit sous le signe de la dépression, d’une impuissance à vivre que pourrait expliquer la
propension de nombreux internautes à rechercher les occasions d’endosser des avatars,
d’engager des vies de substitution, grâce notamment aux technologies du virtuel. Longtemps
la névrose a prévalu dans nos sociétés et nous a destinés au « drame de la culpabilité ».
Désormais, selon Ehrenberg, la dépression prend la place et nous enferme dans « la
tragédie de l’insuffisance »2. Le corps n’y a rien gagné, assurément : il reste en trop, il reste
la prison de l’âme, l’équivalent du tombeau auquel Platon aimait à le comparer, jouant de la
proximité des mots « sêma » et « soma ». Les sociologues, depuis longtemps, pouvaient
prévoir que les hommes ne supporteraient bientôt plus l’image d’eux-mêmes et qu’ils
tâcheraient de se fuir par tous les moyens.
En 1970, dans Le choc du futur, Alfin Toffler expliquait déjà que la société allait imposer de
plus en plus la mobilité et exiger de la flexibilité, du précaire et de « l’hyperchoix », c’est-àdire l’obligation d’avoir continuellement à décider et anticiper sa trajectoire. La fatigue qui
devrait en résulter conduit inexorablement à la dépression qui nous habite aujourd’hui et qui
se manifeste de multiples façons, non seulement par de la tristesse mais aussi par de
l’hyperactivité, par le souci de la performance individuelle – sans état d’âme, puisqu’on
expulse en ce cas l’intériorité. « La fatigue, observe Alain Ehrenberg, est un refus de voir en
soi-même ». Rien de plus propice que cette vulnérabilité psychologique pour accueillir
comme un palliatif la leçon des sciences et les ressources de technologies qui éliminent la
préoccupation pour la vie intérieure, pour cette vie intérieure dont Pascal disait qu’elle devrait
nous donner la force de résister aux divertissements ruineux pour l’âme. Rien n’est plus
salutaire aujourd’hui, semble-t-il, que l’engouement pour les technologies d’information et de
communication qui encouragent à l’abstraction et à la désubstantialisation des individus.
Telle serait bien l’issue ultime de cette fatigue d’être soi dont on identifie sans difficulté le
symptôme dans les fantasmes transhumanistes. Abandonnons l’idéal d’autonomie qui nous
contraint à devoir « tout choisir et tout décider »3. Confions-nous à la perfection de nos
machines qui doivent à présent nous relayer. « Le manque d’initiative est le trouble
fondamental du déprimé », rappelle encore Alain Erhenberg, qui donne ainsi à comprendre
combien l’espoir mis dans l’émergence du nouveau, grâce aux machines intelligentes,
constitue un alibi à nos insuffisances. Günther Anders a baptisé, en 1956, la pathologie
dominante aujourd’hui : « la honte prométhéenne »4. Le nom résume l’essentiel : « la honte
qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même
1
p.199
Alain Ehrenberg, «La fatigue d’être soi. Dépression et société, p.19
3
Alain Erhenberg, op.cit. p.236
4
Günthers Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle
(1956), éditions de l’Encyclopédie des nuisances, Paris 2002
2
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fabriquées ». Etrange situation qui donne sa pleine mesure à la dépression dont nous
faisons le signe du temps présent : le degré atteint par nos techniques nous persuade que
nous ne saurions plus être à la hauteur et la honte que nous en concevons touche au plus
intime de l’humain. « Si j’essaie d’approfondir cette « honte prométhéenne », écrit Anders, il
me semble que son objet fondamental, l’ « opprobre fondamental » qui donne à l’homme
honte de lui-même, c’est son origine. Il a honte d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué.
Il a honte de devoir son existence – à la différence des produits qui, eux, sont irréprochables
parce qu’ils ont été calculés dans les moindres détails – au processus aveugle, non calculé
et ancestral de la procréation et de la naissance »1. Peut-il y avoir source de désespoir plus
profonde ? Peut-on lui donner une autre réponse que l’investissement dans cette
« ingénierie humaine » qui prétend repousser « les limites innées de la nature vers le
royaume de l’hybride et de l’artificiel » ?
Le programme de transformation du corps qui résulte de cette honte d’être soi – seulement
soi – et qui entend le mettre en phase avec les machines, relaie aux yeux de G. Anders
l’ambition des métaphysiques de toujours qui aspirent à dépasser la finitude humaine : « Les
folles exigences que l’homme impose à son corps pour le rendre capable d’accomplir les
folles tâches que lui imposent ses instruments ressemblent étonnamment à ces folles
exigences que les métaphysiciens spéculatifs imposaient autrefois à la raison : dans un cas
comme dans l’autre, on a ignoré le fait que les capacités de l’homme étaient limitées. Ici
aussi, des limites doivent être repoussées ou franchies. Sauf que, cette fois-ci, l’homme ne
prétend pas être omniscient « à l’égal de Dieu », mais vise à devenir semblable à
l’instrument, c’est-à-dire « l’égal d’un gadget » »2. A la racine de cette aspiration à imiter les
machines, il y a bien – comme dans les métaphysiques ou les religions – cette impatience à
fuir la condition humaine. Alain Erhenberg parachève la description de la dépression de
notre temps en soulignant qu’elle porte à tourner le dos au conflit caractéristique de la
névrose3. La précision n’est pas inutile pour comprendre l’absence de combativité du
posthumanisme : il ne s’agit pas pour lui d’objecter au temps présent un idéal de réforme qui
réconcilierait l’homme avec lui-même mais d’accompagner le mouvement par lequel celui-ci
se déprend de soi-même, espérant ainsi donner libre cours à l’indéterminé qui le définit
fondamentalement et dont l’expression ouvrira des horizons qui ne pourront être que
meilleurs. Au conflit qui structurait les relations humaines, au risque de la névrose, a
succédé l’aspiration à la fusion qui satisfait le déprimé parce qu’elle le dissout ou le
transforme en simple flamme. Les technologies convergentes sont en phase avec cette
aspiration qui exprime au mieux la volonté d’en finir avec soi. « Défaut de projet, défaut de
motivation, défaut de communication, le déprimé est l’envers exact de nos normes de
socialisation »4. Les utopies posthumaines exercent sans doute leur pouvoir de fascination
de ce qu’elles dispensent l’homme de tout objectif de réalisation de soi, pour ne lui proposer
au mieux qu’un remodelage rédempteur.
De ce remodelage, je ne dirais pas grand-chose, sinon que ceux qui en ont étudié les
différents aspects – comme Vance Packard, en 1977, dans L’Homme remodelé ou,
beaucoup plus récemment, comme Hervé Kempf en 1998, dans La Révolution biolithique –
ont rarement manqué d’apercevoir l’inclination à l’eugénisme qui sous-tend les techniques
d’intervention sur le corps – un eugénisme décomplexé que Habermas qualifiera de
« libéral » parce qu’il correspond à l’individualisme et au consumérisme caractéristiques de
notre époque. Un eugénisme qu’on présente parfois comme un devoir à rendre à nos
enfants5 et qu’on trouve de moins en moins indécent de référer à Francis Galton (18221911), le sulfureux cousin de Darwin et l’inspirateur de l’eugénisme nazi, expliquant qu’ « il
est devenu désormais tout à fait nécessaire de procéder à l’amélioration de l’espèce
humaine, l’individu moyen étant trop inférieur aux tâches quotidiennes que requiert la
1
p.38
p. 55 note 14
3
Loc.cit.p.261
4
p.293
5
Vance Packard cite Muller qui exprime ce devoir. Cf. p.243
2
‐ 12 ‐
civilisation moderne »1. Voilà bien l’argument décisif : si l’homme doit être perfectionné et si
pour cela, il faut le débarrasser de son corps, c’est avant tout pour qu’il puisse se montrer
digne des machines qu’il a inventées et dont il a peuplé son environnement. La co-évolution
de la technique et de l’homme devient un impératif, après s’être simplement révélé comme
un avantage sélectif pour l’espèce – un impératif pour peu qu’on souhaite préserver
l’équilibre et ne pas se laisser distancer par nos machines. Certains pensent qu’il est déjà
trop tard et qu’il vaut mieux se disposer à l’émergence de quelque « forme de vie nouvelle
susceptible de prendre la suite de l’homme comme habitacle de la conscience »2. Ceux-là
sont déjà dans l’imaginaire achevé du cyborg, c’est-à-dire dans un univers qui a éliminé le
corps et la finitude humaine.
C’est le cas de Jean-Michel Truong qui se réclame volontiers de Teilhard de Chardin pour
annoncer que nous sommes enfin prêts à éprouver « l’espérance totalement inhumaine »
d’une Conscience qui trouverait le moyen d’échapper à la décomposition qu’implique
nécessairement le corps. L’intelligence est disposée à « embarquer dans un nouvel esquif »,
dit-il : il faut l’y aider3. Et Truong s’efforce de démontrer que la vie qui a commencé avec des
composés de carbone, peut tout à fait continuer avec d’autres supports et qu’elle n’est pas
enchaînée à l’ADN. C’est dire aussi que l’intelligence n’a pas constitutivement besoin de
l’homme tel que nous le connaissons et qu’elle peut trouver un régime optimal dans l’univers
des artefacts. Jean-Michel Truong en appelle ainsi, sur la base d’une révocation du corps, à
cet au-delà de l’humanité qui hante ceux qui, comme lui, diraient qu’ « après Auschwitz, il
n’est plus possible de trouver désirable un futur à visage humain. Qu’après l’homme ce soit
encore l’homme, voilà en vérité le comble du désespoir »4. La voilà bien avouée cette
extrême fatigue d’être soi, que j’évoquais tout à l’heure et qui justifie l’attente de la
singularité : « J’appelle Successeur, proclame Truong, cette forme de vie nouvelle
susceptible de prendre la suite de l’homme comme habitacle de la conscience ». Et il ajoute
cette précision : « Le Successeur est l’espèce émergeant sous nos yeux de ce substrat
artificiel – fait de mémoires et de processeurs toujours plus nombreux et en voie
d’interconnexion massive – qu’on appelle le Net »5. Il n’est pas facile d’imaginer que le
cyberespace soit appelé à faire éclore une espèce nouvelle appelée à remplacer la
communauté des humains. Et pourtant, c’est bel et bien de cela qu’il s’agit. Et c’est Ray
Kurzweil qui se montre sur ce point le plus démonstratif.
Une intelligence non biologique dominera bientôt (sans doute, en 2030). Nous aurons
d’abord les moyens de transformer radicalement nos corps, grâce à des milliards de
nanorobots qui circuleront dans notre sang, dans notre corps, dans notre cerveau. Ces
nanorobots « détruiront les agents pathogènes, corrigeront les erreurs de notre ADN,
élimineront les toxines et effectueront toutes sortes d’autres tâches pour améliorer notre
bien-être physique »6. Ils interagiront avec nos neurones biologiques, avant de pouvoir les
remplacer et de générer des organismes plus durables, plus performants et à peu près
inusables. Se dessinera la version 2.0 du corps humain où les organes biologiques, comme
le cœur ou les poumons, seront remplacés par « d’autres ressources nécessaires au
fonctionnement des systèmes nanorobotiques ». Notre transformation en cyborgs sera alors
en voie d’achévement et Truong résume le chemin qui aura été parcouru aux alentours de
2030 : « Les ordinateurs étaient à l’origine des machines très grossières et distantes, dans
des pièces climatisées où travaillaient des techniciens en blouse blanche. Ils sont ensuite
arrivés sur nos bureaux, puis sous nos bras et maintenant dans nos poches. Bientôt, nous
n’hésiterons pas à les mettre dans notre corps ou dans notre cerveau7 ». Le non-biologique
1
2
Cité p.243
Cf. Jean-Michel Truong qui baptise cette forme de vie nouvelle du nom emphatique de « Sucesseur », in
Totalement inhumaine, Paris, éd. Les Empêcheurs de penser en rond 2001, p.49.
3
Jean-Michel Ttruong, Totalement inhumaine, Paris, éd. Les empêcheurs de penser en rond 2001, pp.18-19.
4
Ibid. p.25
5
pp.49-50
6
Ray Kurzweil, Humanité 2.0. La Bible du changement, M21 éditions 2007, p.322
7
p.332
‐ 13 ‐
se sera alors effacé devant l’intelligence non-biologique. L’attachement au corps sera
décidément devenu archaïque et nous aurons toute latitude pour en changer à volonté.
Kurzweil prédit là, sérieusement, l’émergence du corps humain version 3.0 – un corps
équipé d’ordinateurs quasi invisibles qui capteront des signaux venant d’environnements
virtuels, tout aussi réels pour eux que s’ils venaient du monde des corps physiques. Le
cerveau interprétera ces signaux au même titre que les stimuli sensoriels constitutifs de toute
expérience véritable. Rien de plus simple, dans ces conditions, que de changer d’apparence
physique et de devenir quelqu’un d’autre1.
La fable racontée par Daniel Dennett pour donner à imaginer le bouleversement des
relations du corps et de l’esprit envisageable avec les technologies contemporaines pourrait
trouver ici des prolongements pédagogiques. Que raconte cette fable ? Elle invite à imaginer
qu’un homme (Dennett en personne) est missionné par la NASA pour intervenir auprès des
débris radioactifs d’une fusée. Cet homme aurait, pour ce faire, subi une intervention
chirurgicale destinée à séparer son corps de son cerveau, lequel cerveau n’aurait pas pu
supporter l’épreuve des rayonnements radioactifs tandis que le corps n’aurait rien risquer. La
liaison du corps et du cerveau étant assurée par « de petits appareils de liaison radio », c’est
un cyborg presque ordinaire qu’imagine ici le philosophe Dennett. L’expérience d’un corps
évoluant à distance de son cerveau maintenu dans une cuve pleine d’un liquide amniotique
n’a plus rien de vraiment déconcertant pour l’imaginaire d’aujourd’hui. Ce qui donne du relief
à l’expérience de pensée proposée par Dennett, ce sont les péripéties qui sont
survenues dans l’aventure et qui ont rendu la situation plus complexe encore : d’abord, la
destruction inattendue du corps à proximité de la fusée, puis son remplacement chirurgical
par un autre corps connecté au cerveau, le téléchargement de ce même cerveau sur un
ordinateur censé en sauvegarder le contenu en cas de malheur, et enfin la révélation que cet
ordinateur prenait progressivement, sans qu’on s’y soit attendu, son autonomie par rapport
au cerveau avec lequel il était couplé – cet ordinateur gérant finalement à sa guise la relation
avec le corps d’emprunt et devenant ainsi en quelque sorte un « ordinateur vivant », selon
une définition du cyborg couramment admise. L’embrouillamini de la situation, qui s’achève
avec la scène de ce logiciel relié à un corps anonyme – en lieu et place de la solidarité
initiale et naturelle de l’esprit et du corps du héros de cette histoire – est propice à décrire le
corps version 3.0 qu’annonce Kurzweil : il suffit d’envisager que l’ordinateur émet des
signaux vers le corps et qu’il en reçoit en retour mais que ce corps n’est qu’un corps virtuel,
de l’espèce de ces avatars qui s’offrent sur le Net. On admettra que cet usurpateur du
cerveau humain se trouve bien dans la position d’une intelligence non-biologique,
éventuellement capable de convertir de simples signaux en émotions. Quelle différence
serait-il encore permis de faire entre le couple cerveau-corps biologiques, auquel on attache
communément la conscience, et l’association ordinateur-corps virtuel qui gérerait des
signaux simulant les transformations opérées dans l’organisme biologique par des stimuli
sensoriels ? Il est difficile de répondre autrement qu’en invoquant un principe de réalité un
peu facile : nous ne sommes pas encore capables de la prouesse chirurgicale des
ingénieurs de Houston imaginés par Dennett et ne le serons peut-être jamais. Mais le
pouvoir d’anticipation de Ray Kurzweil ne se laisse pas arrêter par l’objection : « Avec un
corps version 3.0 capable de se transformer en différentes formes à volonté, et un cerveau
majoritairement non biologique, qui n’est plus contraint à l’architecture limitée dont la biologie
nous a équipés, la question de savoir ce qui est humain fera l’objet d’une reconsidération
poussée »2. On ne saurait mieux dire, en effet…
1
Kurzweil raconte, à l’appui de sa prophétie, comment il a lui-même expérimenté cette faculté de devenir une
femme exécutant un spectacle de danse sur la scène d’un cabaret. Cf. pp.338-339. Plus visionnaire encore, un
chercheur américain à l’Institute for Molecular Manufacturing, J. Storrs Hall, a inventé la notion de « foglets » pour
représenter la possibilité qu’auront les corps de changer à volonté, grâce à des nanorobots capables de se lier
entre eux pour former une grande variété de structures qui peuvent changer très rapidement. Les « foglets »
pourront former des réalités virtuelles externes, en contrôlant l’image et le son, mais également interne, en
agissant sur les centres nerveux. Cf. sur ce point et sur d’autres le site de Kurzweil : www.kurzweilai.net
2
Pp.364-365
‐ 14 ‐
Comment conclure sans donner à penser qu’il y a, dans cette description d’une futurologie
qui prend date pour la vingtaine d’années à venir, une complaisance de ma part, une sorte
de catastrophisme jubilatoire ? J’avoue une certaine impuissance devant l’étalage des
arguments mis en avant par les prophètes du cyborg : le refus viscéral, si j’ose dire, de
consentir à ce qui est humain (la naissance, la maladie, le vieillissement, la mort), n’appelle
pas de réponse rationnelle. Que répondre, en effet, à qui vous dit que, par peur de la mort ou
par découragement devant ses faiblesse, il est prêt à se déposséder de ce qui le fait homme
et qu’il mise pour cela sur le pouvoir technoscientifique disponible ? Que répondre à qui
soutient que l’évolution ayant laissé se développer une espèce, l’humain, capable de penser
et de manipuler son environnement, il n’est pas étonnant que cette espèce veuille désormais
manipuler et améliorer son propre design, au point de reconsidérer les principes biologiques
qui la conditionnaient jusqu’à présent ?
Dans son livre, Humanité 2.0, Ray Kurzweil imagine un dialogue entre lui et un écologiste
qu’il nomme Bill1, dont je voudrais, pour conclure, donner un extrait qui résume l’impasse
argumentative dans laquelle on se trouve par rapport aux spéculations posthumanistes :
-« Bill : Une partie de notre humanité vient de nos limitations. Nous ne prétendons pas être
les entités les plus rapides du monde, avoir les plus grandes capacités de mémoire, et ainsi
de suite. Mais il y a une qualité indéfinissable, spirituelle dans le fait d’être humain qu’une
machine, par définition, ne peut pas posséder.
- Ray : Je demande encore une fois, jusqu’où pouvons-nous aller ? Les humains remplacent
déjà des parties de leur corps et de leur cerveau par des dispositifs non biologiques qui
réalisent mieux leurs fonctions « humaines ».
- Bill : C’est mieux de ne remplacer que les organes et les systèmes malades ou
endommagés. Mais vous remplacez en essence toute notre humanité pour améliorer les
capacités de l’être humain, et ça, c’est profondément inhumain.
- Ray : Alors peut-être que notre désaccord vient de la nature de ce qu’est l’être humain.
Pour moi, l’essence de l’humain n’est pas dans nos limitations – même si nous en avons
beaucoup – mais dans notre capacité de les dépasser. Nous ne sommes pas restés cloués
au sol. Nous ne sommes pas restés sur notre planète. Et déjà nous ne nous contentons pas
des limitations de notre biologie.
- Bill : Mais nous devons utiliser ce pouvoir technologique avec une grande précaution. Audelà d’un certain point, nous perdrons la qualité inexplicable qui donne un sens à la vie.
- Ray : Je crois que nous sommes d’accord sur le fait que nous devons reconnaître ce qui
est important dans notre humanité. Mais il n’y a aucune raison de célébrer nos limitations ».
1
Cf. op.cit. pp.334-335. Peut-être ce Bill désigne-t-il Bill Joy, auteur de « Pourquoi l’avenir n’a pas besoin de
nous », écrit après une conversation avec Ray Kurzweil, au cours d’un colloque ?
‐ 15 ‐
Les infortunes de l’être en jet
Christophe Recasens
Ma première question lorsque les organisateurs m’ont parlé du thème du colloque a été pour
me demander : Pourquoi un psychiatre alors qu’il est question du corps ? On suppose
souvent que les psys délaissent ce qui a trait au corps, qu’en descendants de la dualité
cartésienne et plus encore d’une psychologie « spiritualiste, immatérielle » ils ne
s’intéressent qu’à la vie psychique qu’on oppose, ou tout du moins qu’on sépare, de la vie
somatique. Je ne vais pas consacrer l’exposé à tenter de « corriger » ce que A. Damasio,
un neurologue américain a appelé « l’erreur de Descartes », mais j’espère montrer que la
psychopathologie n’est pas dissociable de l’expérience du corps, le corps n’étant d’ailleurs
pas à confondre avec l’organisme, somme d’organes qui a une unité fonctionnelle. Le corps
est bien un espace habité par une présence au monde, c’est donc un espace à la fois
physique et psychique.
Un mot sur le titre de l’exposé
Comment doit-on le lire ? A l’anglaise : en « jet » comme dans jet-set, ou jet-lag (qui est la
manifestation la plus commune d’un lien corps esprit, ou plutôt psyché/soma au cours des
voyages puisque la violence faite à nos horloges internes par le franchissement des fuseaux
horaires se traduit par des troubles de la sphère psychique : fatigue, troubles du sommeil,
etc.…) On peut aussi le lire en français, le jet du projet, ou du rejet… pour donner un accent
phénoménologique à la question de l’être pris entre sa détermination et sa liberté. Liberté de
sa conscience intentionnelle, de son existence comme « Pro-jet », comme tension vers un
futur et facticité de sa détermination comme « être-jeté », jeté dans la vie sans l’avoir
demandé, dans un environnement social, culturel, linguistique qu’il n’a pas choisi et qui va
agir comme autant de détermination conscientes et surtout non conscientes. On retrouvera
dans la perspective du voyage ce double aspect du choix (projet de voyage) et du non choix
(aspects inconscients, fuite, besoin d’ailleurs et d’inconnu, besoin d’être « dépaysé »)
Les infortunes sont une référence à la terminologie de L. Binswanger (traduction de
missglückten Daseins), ce sont les formes manquées de la présence humaine, lorsque le
sujet échoue, temporairement ou durablement, à mener son existence de façon
harmonieuse parmi les hommes. (Harmonie/ proportion anthropologique). Ce sont certaines
formes de ces infortunes que nous rencontrerons aujourd’hui
Qu’est ce que je fais là ?
Arthur Rimbaud n’est pas le seul à s’être posé cette question, de façon aussi abrupte, au
cours d’un de ses voyages. H Michaux, autre écrivain connu pour avoir voyagé et parlé de
ses voyages dans ses écrits, arrête ses études de médecine en 1919 pour s’embarquer sur
un bateau comme matelot et lui aussi se dit : « des mois passent, souffrir, souffrir, mais que
fais-tu à bord de ce bateau ? ».
« Je sais ce que je fuis, non ce que je cherche » disait de son côté Montaigne en parlant de
ses voyages. Il y a donc là quelque chose de récurrent, quelque chose qui se présente « en
creux » dans la perspective du voyage. Il y a du désir à partir, mais il y a aussi une
indétermination, une place vide, une tâche aveugle, qui inscrit le voyage dans une
perspective de « renaissance », de « recommencement » à partir de rien. On retrouve là la
notion de l’être jeté, de l’être pour la mort, qui traverse la vie en se demandant comment et
‐ 16 ‐
pourquoi il est arrivé là. Partir, c’est mourir un peu dit-on parfois, mais on dit aussi bien de
façon imagée, quand quelqu’un meurt, qu’il est «parti».
Il existe aussi des voyages ou la mort «réelle» est une des perspectives possible du
voyage… Pourquoi ai-je choisi cette photo pour illustrer la question ? Ce soldat en Irak peut
lui aussi parfois se demander ce qu’il fait là, même si la fonction qu’il occupe est censé lui
«interdire» ce genre d’interrogation. Sa mission est claire, sa soumission à l’ordre et à
l’impératif d’état est supposée le dégager de ces angoisses existentielles… Le nombre de
suicides survenus chez des soldats en mission et surtout au retour de leur mission en Irak
démontre qu’il n’en est rien !
Ce cliché nous rappelle aussi que l’histoire du rapatriement sanitaire, et en particulier du
rapatriement sanitaire psychiatrique a été écrit en premier par les militaires, et est même à
l’origine de l’invention d’un syndrome particulier : le PTSD (syndrome de stress posttraumatique).
Comment allez-vous ?
C’est la question inaugurale de la rencontre. L’expérience du monde est avant tout une
expérience sensible, qui suppose un mouvement de soi vers le monde. Sans mouvement
dans l’espace, dans l’étendue du monde, pas de rencontre avec le monde physique et le
monde humain. Comment ça va ? C’est une façon de dire que «aller bien, ou aller mal» c’est
avant tout aller vers l’autre, pouvoir le rencontrer, être dans une disposition intérieure qui
permet le mouvement. Il y a donc ici l’évidence d’une relation étroite entre le mouvement du
corps et la santé, physique et psychique
A contrario, ne dit on pas de quelqu’un qui perd la tête, qu’il a «perdu le nord, perdu la
boussole». On trouve là un témoignage parlant du fait que notre raison est un processus
d’orientation et que le sens de notre existence s’exprime par la possibilité de trouver, de se
donner une direction (voir les verbes «se diriger» «se conduire»
Les consignes d’insécurité
Avant de nous embarquer pour notre voyage au pays de la clinique, quelques consignes
d’insécurité qui vous inspireront toute la méfiance nécessaire envers la tendance normative
de la psychiatrie…
Bruce Chatwin écrit ceci dans Le chant des pistes: «Les psychiatres, les politiciens, les
tyrans nous assurent depuis toujours que la vie vagabonde est un comportement aberrant,
une névrose, une forme d’expression des frustrations sexuelles, une maladie qui, dans
l’intérêt des civilisations, doit être combattue. Les propagandistes nazis affirmaient que les
tziganes et les juifs – peuples possédant le voyage dans leurs gènes- n’avaient pas leur
place dans un Reich stable. Cependant, à l’Est, on conserve toujours ce concept, jadis
universel, selon lequel le voyage rétablit l’harmonie originelle qui existait entre l’homme et
l’univers»
Mais d’où cet auteur a-t-il bien pu tirer ce sentiment. Pour les aliénistes du XVIIème siècle,
c’est surtout les aspects thérapeutiques du voyage qui étaient mis en avant…de façon
probablement un peu excessive d’ailleurs. Mais si l’on se réfère à d’autres travaux, ceux du
début du XXème siècle qui ont étudié plus spécifiquement les fugues amnésiques ou
épileptiques, les errances psychopathiques, il faut reconnaître que l’accent mis sur la
dimension morbide est plus marqué. De même les travaux des psychanalystes ont pu
‐ 17 ‐
contribuer à donner le sentiment que le désir de voyage, répondant à des conflits
inconscients, s’inscrivent dans une logique névrotique.
Ainsi, le 6 Mars 1912, la Société psychanalytique de Vienne s’est intéressée à cette
thématique et voici ce qu’il en ressort.
Von Winterstein : montre l'origine psycho-sexuelle du besoin de voyager. Désir de
satisfaction libidinale ou représentation du violent détachement de la libido, ou désir de mort
déguisé en symboles sexuels. (Partir = mourir; fantasme du ventre maternel)
Sachs: le voyage comme fin en soi a débuté à l'époque de Rousseau - époque qui doit être
comprise comme réaction aux excès sexuels. Cela confirme le caractère érotique du voyage.
Stekel : le voyage représente le plus souvent un compromis entre les tendances érotiques et
la tendance à se libérer des liens de la névrose.
Rank: le désir de se détacher comme étant la raison psychologique la plus importante du
voyage. Ce dernier doit être considéré comme une représentation, dans la réalité, d'une
tentative manquée de libération intérieure. Ce mécanisme a pour origine la séparation des
parents et de la famille.
S. FREUD lui-même dans une Lettre à R. Rolland écrit : «Le désir ardent de voyager était
certainement une expression de mon désir d‘échapper à cette pression, apparentée en cela
à la poussée qui incite tant d'adolescents à s'en aller de la maison. Il m‘était devenu clair de
puis longtemps qu'une grande partie du plaisir à voyager consiste dans la réalisation de ces
désirs précoces, donc s'enracine dans l'insatisfaction de la maison et de la famille»
Que retenir de tout cela ? Qu’il est question de désir, tant mieux ! Qu’il est question de
séparation, tant mieux aussi, cela fait partie d’un mouvement souhaitable dans le processus
du développement.
Mais on ne sent pas vraiment d’accent positif dans ces différents points de vue. A vouloir
rapporter tous les mouvements du désir à la névrose, on a le sentiment, comme le suggère
B. Chatwin, que les psychanalystes, qui ne nient pas la dimension essentielle du désir, du
refoulement, de l’Œdipe, rattachent pourtant les mouvements essentiels de notre existence à
un fond «négatif» d’insatisfaction, de frustration, qui peut donner le sentiment d’une
conception morbide de la vie elle-même… cela mérite de plus amples débats qui ne sont pas
ceux que nous avons à traiter aujourd’hui, aussi je vais plutôt poursuivre ma route. ..
Le plan de route ou de déroute
Qui va nous conduire concrètement au cœur de la psychopathologie du voyage dans ses
aspects cliniques. Cela ne se résumera pas à dire en quoi le désir de voyage est en luimême pathologique (le voyageur est malade au moment de partir) ou pathogène (le voyage
est à l’origine de la maladie), mais comment les troubles psychiques et le voyage peuvent
être reliés, dans une relation réciproque où le phénomène pathologique peut être un élément
déterminant de l’acte de voyager, mais où dans le même temps, le voyage peut être aussi
une tentative de résoudre une difficulté ou un trouble psychique. (Ainsi entre la notion de
voyage pathologique ou de voyage thérapeutique, on verra que la frontière est parfois très
mince…). On parlera successivement des pathologies psychotiques, délirantes, puis des
troubles de l’humeur, de l’angoisse, des consommations de substances psychoactives, et de
quelques variétés de syndromes spécifiques…
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Les drôles d’oiseaux : aliénés migrateurs… Voyage et Psychose
Le voyage pathologique :
C’est la pathologie emblématique du voyage, celle dont on parle le plus souvent. Elle a
tendance à effacer les autres aspects de la pathologie du voyage. Le voyage pathologique
est un voyage dont la motivation même est sous-tendue par une idée délirante. Le plus
souvent il s’agit d’idées délirantes de grandeur ou de persécution.
Idées de grandeur : notion de mission «délirante» à accomplir (religieuse, humanitaire,
etc.…). Dans ce contexte, c’est la DESTINATION qui prévaut (sentiment de destinée
illustre). (On retrouvera cela à propos du syndrome de Jérusalem)
Idées de persécution : Ici c’est la FUITE qui prévaut. Il y a un climat de danger à fuir comme
dans le cas d’hallucinations persécutantes, proférant des menaces pour le patient ou pour
son entourage. Le sujet fuit un danger qu’il court, ou qu’il fait courir aux autres. Ce voyage
pathologique se transforme souvent en errance puisque la fuite ne fait pas, ou fait très
rarement disparaître les hallucinations, et les troubles persistent ou réapparaissent, le sujet
ne parvenant pas à les critiquer, transformant son voyage en une fuite incessante qui
s’arrête par l’épuisement des ressources ou par des complications liées à des troubles du
comportement.
La rechute du patient stabilisé :
Des patients atteints de schizophrénie partent souvent dans des voyages organisés, avec ou
sans leur famille, et cela se passe bien le plus souvent, mais pas toujours. Pour différentes
raisons, il leur arrive de faire des rechutes pendant le voyage. La raison la plus fréquente,
c’est l’arrêt du traitement, mais il faut noter que c’est aussi la raison la plus fréquente de
rechute en général, même lorsque les patients ne voyagent pas ! Il existe des raisons
spécifiques pour lesquelles les patients arrêtent leur traitement lors des voyages : désir de
faire des rencontres et arrêt des médicaments ayant des effets indésirables sur leur libido,
disparition du cadre qui favorise habituellement l’observance, notion de « vacances
thérapeutiques » (les vacances devraient me faire du bien, je n’ai plus besoin de mes
traitements), absorption de drogues,…
Le déclenchement de la psychose :
C’est la décompensation d’un état psychotique (délire, perte de contact avec la réalité,
dépersonnalisation, trouble du comportement inaugural…) chez une personne sans
antécédents : Notion de voyage « déclencheur »
Cas de Mr S. la cinquantaine, célibataire, commercial dans l’agro-alimentaire, bien inséré
dans son travail mais ayant peu de relations sociales en dehors de liens avec ses parents,
gagne un voyage pour l’Afrique du Sud. Il n’ jamais voyagé de sa vie, part dans un voyage
relativement cadré mais n’est accompagné d’aucune personne qu’il connaisse. 24 h après
son arrivée, il téléphone à la compagnie d’assistance et demande qu’on lui envoie un avion
sanitaire pour le récupérer. Il se dit en danger de mort, observe les gens autour de lui qui
parlent en anglais ou en allemand, mais sans qu’il comprenne ce que ces gens disent, est
persuadé qu’on parle de lui, qu’on se moque de lui et qu’on est en train de le faire tomber
dans un traquenard. Il n’accepte pas de suivre la procédure normale qui consiste à
rencontrer au préalable un médecin sur place et se place donc en situation d’exclusion des
clauses contractuelles. On lui propose d’organiser un retour anticipé, qu’il accepte et je me
rends à l’aéroport pour une « évaluation et éventuellement proposition de l’accompagner
ensuite pour son retour dans le Sud ». Sa famille est présente à l’aéroport, des
renseignements pris auprès d’elle nous permettent d’établir qu’il n’a pas d’antécédent
psychiatrique mais que c’est un homme renfermé, réservé, plutôt méfiant. A son arrivée,
j’essaie d’établir un contact mais c’est difficile, je lui propose de venir jusqu’au VSL pour au
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moins lui prendre la tension, voir s’il n’existe pas un problème médical et essayer d’en savoir
un peu plus sur ce qui s’est passé. Peine perdue, fin de non recevoir, il semble en colère,
nerveux, et veut rapidement repartir avec ses parents, ce qu’il fait, non sans m’avoir donné
congé avec une phrase allusive dite sur un ton « entendu » : « Vous remercierez bien la télé
de ma part !! » me dit-il sans que je puisse saisir le sens caché du propos. A cette époque,
Koh Lanta ne sévissait pas encore sur nos écrans et je doute qu’il y ait eu dans ce propos
une allusion au fait qu’il se soit imaginé victime d’une « mise en scène » du genre
expérimentation télévisée, mais qui sait ? En repartant avec le conducteur, qui portait un
blouson rutilant avec le nom de la compagnie, et me voyant avec ma mallette médicale,
volumineuse, de couleur argentée, comme les flight case des cinéastes, j’ai imaginé qu’il
m’avait pris pour un reporter venu enregistrer ses pénibles impressions de voyage, en tout
cas j’avais la certitude qu’il était la proie d’un épisode de déréalisation, où le monde
environnant lui apparaissait comme une construction entièrement centrée sur lui et destinée
à le piéger ou a en faire son jouet. Nous avons gardé contact téléphoniquement pendant
quelques temps avec sa famille pour suivre l’évolution, car le patient avait refusé de voir un
médecin dans les suites de l’épisode, et nous étions un peu inquiets. Il semble qu’il a repris
son travail, et mis une chape de plomb sur ce qui s’était passé, sa famille n’ayant pu en
savoir beaucoup plus sur cette effraction délirante, qu’on qualifiera de « paranoïaque » dans
la mesure où il s’agit d’un délire survenant chez une personne d’un certain âge, délire
structuré autour d’un mécanisme interprétatif et d’une thématique persécutive bien
circonscrite. La description de la personnalité de base du patient (introversion, méfiance,
irritable) va dans le sens de cette hypothèse. Le contexte du voyage, vécu comme une
opportunité et non décidé, le sentiment d’isolement et d’étrangeté du patient dès son arrivée
et l’intrusion immédiate du sentiment persécutif témoigne s’il le fallait que le voyage est
susceptible de rompre très rapidement et très brutalement les équilibres fragiles.
Les troubles de l’humeur
Dans la perspective du mouvement et de la spatialité, les troubles de l’humeur se situeraient
dans le registre du haut et du bas. Si on se réfère au travail de Bachelard sur l’imaginaire du
mouvement « l’air et les songes », la manie serait dans le registre de l’envol sans effort, on
pourrait le situer un peu comme l’état amoureux, ou l’expérience toxicomaniaque, ces états
où l’on plane sans avoir fait vraiment d’effort pour l’ascension. Le danger, c’est évidemment
la chute, et cette chute, c’est la mélancolie qui guette toujours le maniaque
La manie :
C’est un état pathologique caractérisé par une euphorie, une humeur exaltée, une
accélération des processus de pensée se traduisant par une logorrhée, une fuite des idées,
et un sentiment de toute puissance. Une hyperactivité et des dépenses excessives sont
aussi présentes. Cet état peut être aussi à l’origine de véritables voyages pathologiques,
liés à des idées délirantes de grandeur qui s’expriment souvent lors de ces états. Un patient
que nous avons suivi dans le service, faisait des états maniaques très fréquents et se rendait
systématiquement à Monaco lors de chaque décompensation, convaincu, sur un mode
érotomaniaque, que Caroline de Monaco l’attendait pour l’épouser. Inutile de vous dire qu’il
était rapidement arrêté dans son entreprise, et le nombre de séjours qu’il a faits en garde à
vue avant d’être hospitalisé systématiquement.
A la fuite des idées caractéristiques de la vie psychique, on peut associer la de « fuite en
avant », sorte d’impatience motrice, de passion du mouvement. Dans son livre « le neveu
de Wittgenstein », Thomas Bernhardt parle de sa relation avec Paul Wittgenstein
personnage moins connu que son oncle philosophe, mais qui a marqué par son originalité la
vie viennoise dans la première moitié du XXè siècle. Il souffrait, quoiqu’en dise Thomas
‐ 20 ‐
Bernhardt, d’une psychose maniaco-dépressive, et tous deux étaient la proie d’une forme
particulière d’instabilité que Thomas Bernhardt a décrite de façon intéressante.
«… je m’enfuis tous les 15 jours de Natahl à Vienne puis, à nouveau de Vienne à Nathal, et ,
de ce fait, je suis devenu, pour simplement pouvoir survivre, un personnage balloté entre
Vienne et Nathal, qui ne peut plus vivre que grâce à un rythme imposé avec la plus grande
détermination. Je viens à Nathal pour me remettre de Vienne, et inversement à Vienne pour
me guérir de Nathal. Cette agitation, je la tiens de mon grand père maternel qui a dû passer
toute sa vie dans une pareille agitation usante pour les nerfs, et qui a fini par mourir de cette
agitation… trois jours à Vienne, je n’y tiens plus, trois jours à Nathal je n’y tiens plus non
plus … dès que j’arrive à Nathal, je me demande ce que je fais à Nathal, dès que j’arrive à
Vienne, je me demande ce que je viens faire à Vienne…Comme quatre-vingt-dix pour cent
de l'humanité, je voudrais au fond toujours être là où je ne suis pas, là d'où je viens de
m'enfuir. … et la vérité c’est que je ne suis heureux qu’installé en voiture entre l’endroit que
je viens de quitter et celui vers lequel je roule, je ne suis heureux qu’en voiture et pendant le
trajet, je suis le plus malheureux des arrivants que l’on puisse imaginer, où que j’arrive, dès
que j’y arrive, je suis malheureux d’être arrivé. Je fais partie de ces êtres qui au fond ne
supportent pas un endroit sur terre et ne sont heureux qu'entre les endroits d'où ils partent et
vers lesquels ils se dirigent .Il y a des années, je croyais que cette fatalité morbide me
mènerait forcément à la folie complète, mais elle ne m’a pas mené à ce genre de folie
complète, elle m’a en fait préservé de ce genre de folie dont j’ai eu le plus peur ma vie
durant. Et mon ami Paul justement, avait la même maladie que moi, pendant des années et
des années il n’avait fait qu’aller d’un endroit à un autre, son seul but étant de quitter un
endroit et d’aller à un autre endroit, sans jamais pouvoir trouver son bonheur dans aucune
espèce d’arrivée. »
Cette description n’est pas caractéristique de l’état maniaque, mais elle reflète quelque
chose de la disposition existentielle du maniaque, celle de la fuite en avant, d’une
temporalité « impatiente », d’une impossible installation dans le temps présent, dont la
traduction se fait par la recherche d’un mouvement perpétuel, comme si chaque lieu, dans
sa permanence et sa stabilité renvoyait à une forme d’anéantissement de l’être. La manie
apparaît alors dans sa dimension de lutte permanente contre le risque d’effondrement
dépressif
La mélancolie
Envers de la manie, elle nous renvoie plutôt à l’abolition de tout mouvement, à une
stagnation douloureuse de l’être dans l’impossibilité d’aller et venir dans le monde. A priori
rien ne la relie à la question du voyage… elle s’oppose même aux désirs d’aller vers le
monde et se caractérise surtout par un repli sur une vie intérieure douloureuse. Dans les
formes délirantes ou anxieuses, la mélancolie peut toutefois conduire à des errances
prolongées. On peut dire aussi quelque chose de la dépression, qui représente une forme
d’altération de l’élan vital plus vaste sur le plan clinique que la mélancolie. Comme on l’a vu
avec le texte de T Bernhardt, l’expérience ou la menace dépressive peut inciter au
mouvement, pour fuir le sentiment morbide, et c’est ce que l’on retrouve dans ces propos de
Rimbaud :
« Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours
et, levé, je continuais les rêves les plus tristes. J’étais mûr pour le trépas, et par une route de
dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l’ombre
et des tourbillons. Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon
cerveau » (Arthur Rimbaud, Une saison en enfer). C’est une perspective de voyage
"thérapeutique" à visée antidépressive qui est envisagée par le poète. Thomas Bernhardt
disait également que son agitation pourrait le conduire à la folie mais qu’en définitive, elle
l’en a préservé. On a donc tous au fond de nous cette idée : Changez d’air, ça vous fera du
bien (pour oublier vos soucis, la mort d’un proche, le divorce douloureux, le départ de vos
enfants…).
‐ 21 ‐
On se rappelle qu’au XVIIIème siècle, le voyage était considéré par les aliénistes comme
une des meilleures thérapeutiques de la mélancolie. On envoyait les médecins accompagner
les patients, enfin ceux qui en avaient les moyens, voyager dans des pays,
préférentiellement "chargés d’histoire". Le Dr Marchant écrivait en 1822 : « Il faut dans les
voyages seconder, suivant les affections, l’action morale par des réactions de tout genres,
par tout ce qui peut exciter et instruire. …Quel est celui qui n’aimerait à parcourir des pays
qui furent le théâtre de grands évènements ? La terre est couverte de souvenirs
mémorables. Rome et l’Italie, Athènes et la Grèce inspirent toujours le plus vif intérêt. C’est
dans ces pays, et dans tous ceux qui attestent leur grandeur passée qu’on doit
préférablement voyager, puisqu’ils offrent l’avantage de nourrir l’esprit, et celui de faire naître
des sensations d’autant plus agréables qu’elles intéressent. Le moral est ainsi affecté par
tout ce qui exalte les sentiments, communique au physique des effets salutaires, et le
malade au milieu de cet heureux concours de circonstances, en oubliant son mal, recouvre
la santé ».
En pratique il est difficile de savoir avec quelle fréquence cette solution est efficace.
L’expérience des rapatriements nous montre que ça ne marche pas toujours et qu’un séjour,
même "reposant, ou divertissant" à l’étranger, peut aggraver des troubles dépressifs
présents avant le départ, ou améliorés depuis peu de temps. Aussi ne faut il pas céder trop
facilement à cette notion de voyage thérapeutique dans les contextes dépressifs, et surtout
ne pas envisager cette perspective sans que la personne y adhère pleinement, en
définissant elle-même le contexte de voyage qui lui conviendrait (ce ne serait d’ailleurs pas
nécessairement un séjour "reposant ").
L’angoisse
Il n’est pas nécessaire de définir l’angoisse, expérience psychique désagréable connue de
chacun d’entre nous, mais dont les formes cliniques sont extrêmement diverses et dont
l’intensité peut aller de la légère inquiétude jusqu’à l’insupportable attaque de panique, crise
d’angoisse aiguë qui est une urgence thérapeutique. Rapportée à la question du voyage, on
peut la considérer de différentes façons.
L’angoisse des transports concerne surtout l’avion. Elle est plutôt une source d’évitement
des voyages, ou bien complique singulièrement les perspectives de déplacement, obligeant
à utiliser des transports mieux supportés. On peut penser aux conséquences parfois
paradoxales des automédications de certaines personnes pour lutter contre l’angoisse des
transports. Le mélange entre les anxiolytiques pris pour réduire les troubles et l’alcool
consommé dans l’avion entraîne parfois des désinhibitions et des troubles du comportement
dont un exemple assez retentissant a été fourni par un animateur de télévision renommé.
L’angoisse des conditions de vie (hygiène, alimentation) et des maladies nous indique à
quel point le corps est un rempart à la fois essentiel et fragile lors des voyages. On peut
mentionner ici qu’il est arrivé à plusieurs reprises de rapatrier des patients dont une des
manifestations lors du voyage était une anorexie totale, un refus d’ingurgiter quoi que ce soit,
sans qu’il y ait nécessairement un "délire sous jacent (empoisonnement)". En fait il s’agissait
de mécanismes anxieux se traduisant par une fermeture totale, comme si plus rien ne
pouvait "entrer", comme si le corps était menacé et se refusait à toute intrusion. Chez
certains patients cette "fermeture" se traduit aussi par un mutisme (cf. cas clinique)
L’angoisse de l’étranger : expression étrange dans ce contexte… en fait il me semblait
utile de rappeler que dans le développement de l’enfant, il existe, autour de l’âge de 8 mois
une phase normale du développement qu’on nomme ainsi. Que signifie-t-elle ? Qu’à cet âge
là le bébé a développé un processus d’attachement à un univers familier et qu’il distingue
d’un univers non familier. Avant, l’enfant passe plus ou moins facilement de bras en bras,
mais autour de 8 mois, la seule vue d’un visage non familier peut déclencher une crise de
larmes difficile à calmer. Ce phénomène dure quelques temps puis s’atténue, sans
nécessairement disparaître, cela dépend aussi de l’attitude du contexte. Ce phénomène peut
se prolonger ensuite par l’angoisse de séparation, lorsque l’enfant est séparé de sa « source
‐ 22 ‐
d’attachement » (crèche, nourrice, école). Là encore le phénomène est normal, transitoire,
mais peut devenir pathologique par son intensité, sa durée, son retentissement.
La question qu’on peut se poser dans notre contexte est de savoir s’il existe un lien entre
cette forme d’angoisse, constitutive de l’attachement et du rapport à l’autre, et la difficulté
voire le malaise profond éprouvé par certaines personnes dès lors qu’elles ont à affronter un
contexte nouveau, une situation géographique, linguistique, sociale et culturelle différente. Je
n’ai pas la réponse à cette question, je ne peux pas non plus lui donner ici un
développement trop important, mais je peux tout de même proposer une ou deux
remarques :
Freud a abordé la question de l’angoisse en utilisant des termes comme Heimlich et
unheimlich : Il a lié la question du « unheimlich » à la notion d’inquiétante étrangeté et on ne
peut oublier que dans « étranger », il y a « étrange ». Ce qui est intéressant dans la
perspective freudienne, c’est que cette étrangeté n’a pas nécessairement à voir avec le
monde extérieur. L’inquiétante étrangeté pour Freud, est lié à sa découverte que le « moi »
n’est pas maître dans sa maison, que le psychisme comporte des instances, qu’il qualifie de
« folles du logis » et qui viennent semer le trouble dans la sphère psychique. Il n’y a pas
seulement en nous une raison cohérente qui garantit notre unité psychique, il y a des forces
de division, de tension, des lignes de fragilité, qui se manifestent justement dans l’angoisse,
que Freud a modélisée en faisant appel à la notion de processus inconscient. Il a d’ ailleurs
procédé à l’autoanalyse de certains symptômes qu’il a lui-même éprouvé lors de ses
voyages
L’angoisse de séparation est également un phénomène normal du développement de
l’enfant, lié au processus d’attachement et au sentiment douloureux du détachement qui
renvoie à la crainte de la perte de l’objet aimé. Mais cette angoisse est, elle aussi,
susceptible de persister et de limiter l’espace d’épanouissement d’une personne tout au long
de sa vie. On la retrouve en effet dans la difficulté de quitter ses proches, l’établissement de
relations de dépendance par rapport à l’entourage, le malaise éprouvé dans toutes les
situations nouvelles. Les craintes des espaces mal délimités ou très fréquentés
(agoraphobie), la crainte des relations sociales (phobie sociale) en sont les avatars les mieux
connus
Il est clair que le voyage, l’éloignement des repères familiers, est susceptible de faire surgir
ou d’amplifier ce genre de manifestations. Et pourtant ces personnes peuvent avoir parfois
un réel désir de voyager … Elles choisiront préférentiellement des voyages organisés, où
elles pourront rester protégées par le groupe dont elles ne se sépareront jamais, préférant à
la rencontre directe avec cet ailleurs angoissant, le maintien d’une certaine distance.
Je pense d’ailleurs à ces "touristes" décrits par Jean Didier Urbain dans son ouvrage, cachés
derrière leur appareil photo, cherchant à confirmer que l’autre et l’ailleurs sont bien tels
qu’on les décrit dans les catalogues, que tout est bien à sa place dans le monde, conforme
aux "clichés" qu’on véhicule. Le voyage n’est pas là pour « ouvrir » un espace, il ne peut pas
conduire à se demander « qu’est ce que je fais là ? », ce serait trop menaçant, trop
dangereux. Le voyage est un objet de consommation, une façon de faire comme tout le
monde, de ne pas s’écarter du chemin, une perspective qui serait comme l’envers de ce que
nous avons tenté de décrire au début de l’exposé.
Les drogues : foncer dans la défonce
Parmi les causes fréquentes de rapatriement ou de décompensation au cours des voyages,
les consommations de substances sont au premier rang, même si elles sont
« théoriquement » des clauses d’exclusion des contrats. Il y a d’abord la question de
l’accessibilité, dans certains pays, la disponibilité des drogues est telle qu’il est presque
‐ 23 ‐
impossible d’y échapper… mais consommer une drogue ne signifie pas, fort heureusement,
décompenser sur le plan psychologique ou psychiatrique. Cela arrive pourtant quelquefois,
et ce d’autant plus que la personne n’est pas dans son environnement familier, ne sait pas
toujours la puissance des substances qu’il consomme, et donc ne maîtrise pas toujours sa
capacité à faire face à l’expérience qui l’attend. Les drogues sont aussi associées à un
certain exotisme…Moreau de Tours a découvert le haschich lors
d’un
"voyage thérapeutique" où il accompagnait un patient. C Castaneda décrit une expérience
d’initiation par un chaman lors de voyages au Mexique. L’inde n’est pas seulement une
destination pour les psychotiques… les voyages en Asie et particulièrement au Népal dans
les années 70 ont aussi été associés à des pratiques toxicophiles.
Analogie d’expérience :
«Celui qui, comme expérience témoin, prendra du haschich après la mescaline, quitte une
auto de course pour un poney» Henri Michaux, Misérable miracle
Des expressions du langage suggèrent une analogie entre l’expérience des drogues et celle
du voyage. On parle de : "trip" de "bad-trip". Le voyage toxique est un voyage à l’intérieur de
soi, mais à l’intérieur d’un soi soumis à une perturbation qui distord les activités perceptives,
le sentiment de soi et aussi le processus de réflexivité qui est à l’œuvre dans la conscience
de soi. Avec les différentes substances psychodysleptiques, l’expérience est un celle d’un
voyage en territoire inconnu, une sorte de dépaysement intérieur.
Mais on pourrait aussi "opposer" le voyage à l’expérience des drogues. Avec la drogue,
notamment dans les toxicomanies, peut être moins dans l’usage récréatif, il y a comme une
tentative de fuite de soi, tandis que le voyage, celui qui se déroule dans la perspective de la
rencontre de l’autre, amène plutôt une rencontre avec soi. Mais ce point là mériterait un
développement pour être réellement discuté.
Le voyage comme thérapie des dépendances
Plusieurs expériences ont été réalisées, utilisant le voyage comme une source d’expérience
visant à surmonter les difficultés du sevrage chez les toxicomanes. Le voyage permet
d’associer les deux éléments de rupture et de recherche d’une expérience nouvelle. Rupture
d’avec la drogue, mais rupture aussi d’avec le contexte spatial et social dans lequel le sujet
vit habituellement sa toxicomanie. Rupture et donc création de possibilités nouvelles, de
perspectives et de transformations. Et le voyage (marche, bateau,…) donne effectivement la
possibilité d’expériences sensorielles, perceptives, affectives susceptibles d’induire des
changements ou de meilleures dispositions à des changements de rapport à soi et à ses
habitudes…
Les addictions au voyage, le voyage comme drogue…
Le syndrome de Stendhal
En 1979, le Dr Graziella Magherini décrit un cortège de symptômes observés de façon
récurrente chez des personnes visitant Florence. Ce trouble se caractérise par de « fortes
émotions se traduisant par un déséquilibre momentané, des crises d'angoisses, un intense
dérangement somatique, des actes bizarres, une sensation de dépersonnalisation ou de
déréalisation avec des idées interprétatives sur la réalité pouvant aller jusqu'à la bouffée
délirante ». Elle va nommer ce trouble syndrome de Stendhal en référence à une expérience
décrite par cet écrivain lors d’un séjour à Florence : «les souvenirs se pressaient dans mon
cœur, je me sentais hors d'état de raisonner, et me livrait à ma folie comme auprès d'une
femme qu'on aime…» «…les Sybilles du Volterrano m'ont donné peut-être le plus vif plaisir
que la peinture m'ait jamais fait. … En sortant de Santa Croce, j'avais un battement de cœur,
ce qu'on appelle les nerfs à Berlin ; la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte
de tomber. »
‐ 24 ‐
Le syndrome de Jérusalem
Autre syndrome associé à un lieu particulier, il correspond en réalité à tous les troubles
psychiques observés chez des touristes en séjour à Jérusalem et comportant une
thématique religieuse. Ce n’est donc une appellation très satisfaisante car il s’agit en fait de
plusieurs syndromes avec des caractéristiques cliniques distinctes. On pourra retrouver les
éléments principaux sur ce sujet à l’adresse internet suivante :
http://www.jerusalem-pedibus.net/site_fr/index_fr.html?http&&&www.jerusalempedibus.net/site_fr/syndr_fr.html
Conclusion
La psychopathologie du voyage n’est pas univoque, elle est diverse. Elle ne répond pas à
une mécanique simpliste, purement constitutionnelle (le voyageur est un malade en
puissance) ou au contraire strictement réactionnelle (le voyage est une source de
souffrance) mais répond à une logique complexe et enchevêtrée où, comme le dit si bien
N. Bouvier, on peut toujours se demander si c’est le voyageur qui fait le voyage, ou le
voyage qui fait le voyageur. Je souhaite avoir montré que la façon dont un voyage peut nous
« défaire », nous conduire sur les chemins de la déroute, ne répond pas tout à fait à la vision
caricaturale de B. Chatwin dénonçant la tendance normative des psychiatres. La
psychopathologie du voyage n’est pas univoque, elle est diverse. Elle ne répond pas à une
mécanique simpliste, purement constitutionnelle (le voyageur est un malade en puissance)
ou au contraire strictement réactionnelle (le voyage est une source de souffrance) mais
répond à une logique complexe et enchevêtrée.
Pour terminer cet exposé, j’ai choisi de lire un fragment du poisson-scorpion de Nicolas
Bouvier où il raconte avec une plume remarquable de précision et de folie une expérience
pathologique vécue au cours d’un voyage. Pourquoi les écrivains sont ils une source de
connaissance aussi précieuse que les situations cliniques que nous rencontrons.
Probablement parce que certains savent trouver dans le langage les moyens de transcrire
des expériences aux limites du dicible. En cela, ils sont souvent des cliniciens bien plus
précis et pertinents que nous.
Lecture : fin de la p 135 et p 136-137
‐ 25 ‐
Les nouvelles typologies des voyageurs.
Danièle Laplace Treyture
Touristes, portraits au vitriol
Depuis presque 30 ans, les spécialistes du tourisme soulignent combien le tourisme et les
touristes font l’objet d’un « discours ordinaire et partagé de déploration et de mépris »
(Urbain, 1986, p. 24). C’est même un portrait au vitriol que l’on trouve chez Mathieu Kessler
dans son essai Le paysage et son ombre (1999). L’auteur envisage cinq types
anthropologiques du voyage (l’explorateur, l’aventurier, le voyageur, le touriste et le
conquérant) qui illustrent différentes expériences du paysage, chaque posture étant plus ou
moins propice (ou réfractaire) à la manifestation de ce dernier dans sa plénitude. A
l’explorateur revient la terre qu’il découvre, à l’aventurier et au conquérant, le pays qu’ils
défrichent et exploitent, l’un par ruse, l’autre par force ; le touriste quant à lui consomme un
site domestiqué, tandis que le voyageur, seul vraiment digne du paysage, en a une approche
authentique car il va, sans hâte, solitaire, délesté de toutes préoccupations, disponible aux
choses et à lui-même, capable d’entrer dans l’intimité du paysage pour le saisir dans ses
articulations au pays. Du touriste, passif, empressé, lascif et collectionneur d’images (les
photos sont, pour lui, des prothèses visuelles), Kessler dira aussi qu’il n’est jamais changé
par son voyage (voir pages 14 et sv.).
Tzvetan Todorov, dans Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine
(1989) dresse un portrait similaire du touriste. Considérant plusieurs types de voyageurs
sous l’angle du rapport à autrui, l’auteur distingue deux sortes de touristes : le touriste
proprement dit et l’impressionniste qui est un touriste qualifié de « très perfectionné ». Le
premier est pressé, préfère les monuments aux humains, l’inanimé à l’animé par manque de
temps, par peur aussi de se confronter à autrui ; il accumule des images et contribue à la
folklorisation de la culture de l’Autre. Et l’auteur de conclure que la pratique touristique n’est
pas « méprisable en elle-même » mais qu’en termes de relation aux autres elle produit « des
résultats plutôt pauvres » (p. 454). Le second (l’impressionniste) à un comportement
sensiblement différent mais reste malgré tout seul sujet de la rencontre car autrui n’a de
sens qu’en référence à un projet personnel et n’est le plus souvent perçu que de façon assez
stéréotypée ou superficielle.
Ces approches illustrent, ici de façon caricaturale, une « touristophobie » ambiante qui ne va
pas non plus sans une certaine idéalisation du voyageur. Certes le voyage touristique n’est
pas tout le voyage1, mais il semble que les quelque 800 000 millions d’arrivées de touristes
recensées par l’Organisation Mondiale du Tourisme en 2005 méritent mieux que ce regard
réducteur et ces jugements hâtifs. Au-delà d’une simple question de nombre, il s’agit de bien
prendre la mesure d’un tourisme considéré aujourd’hui comme un véritable « phénomène
civilisationnel » (Michel, 2000, p. 73), et le « touriste comme le sujet d’une ethnologie
nécessaire à l’interprétation de notre propre société » (Jean-didier Urbain cité par Michel,
idem., p. 39).
Parmi un grand nombre de typologies, celles qui ont été retenues - issues de travaux
d’anthropologues et de sociologues – permettent de réinscrire les touristes dans l’espace du
voyage et ainsi d’avoir prise sur la part de complexité qui caractérise chacun de nous
lorsqu’il voyage. A travers l’étude de leurs comportements, motivations/mobiles et
expériences, ces typologies appréhendent les différentes facettes du voyageur et permettent
par là aussi de questionner l’opposition radicale, quelque peu commode ou rassurante (le
touriste, c’est l’autre) , entre le voyageur et le touriste: « en Europe, souligne J.-D. Urbain, la
distinction entre touriste et voyageur demeure dans l’opinion une inébranlable différence de
1
mais ces autres figures du voyage parfois évoquées que sont l’écrivain-voyageur et le« savanturier » ne
sauraient non plus, à elles seules, rendre compte de la diversité des pratiques actuelles du voyage.
‐ 26 ‐
nature. Cette différence est la clé de voûte d’une mythologie moderne du voyage » (2002, p.
35).
Typologies et comportements
On évoque ici deux approches des voyageurs prenant en compte leurs comportements. La
première (E. Cohen) embrasse un ensemble large et varié d’attitudes, saisies en amont du
voyage et pendant celui-ci : les quatre catégories de voyageurs résultent de l’analyse de ces
dernières. La seconde (Ph. Pearce) pose a priori des types de voyageurs en cherchant à les
caractériser à travers une liste « finie » d’attitudes clés. Il s’agit en outre de définir des
voyageurs à travers les représentations d’autres voyageurs (cf. plus bas).
La classification proposée par Eric Cohen (1972)
Cette classification, quoique relativement ancienne, mérite néanmoins d’être mentionnée car
elle est fondatrice de la plupart des typologies de voyageurs proposées par la suite en
sociologie et en anthropologie (relatives au voyage touristique contemporain, après les
années 50). En effet, Cohen est le premier à considérer que les touristes ne forment pas un
groupe homogène d’individus. Il distingue donc quatre types de voyageurs.
Le touriste de masse, en groupe organisé (dit massif de groupe)
Contenus de voyage fixés au départ par le tour opérateur ; touristes demeurant coupés de la
communauté d’accueil ; prennent peu de décisions quant à leur vacances : ce sont les moins
aventureux.
Le touriste de masse, individuel et organisé (dit massif individuel)
Recourent également aux services d’un tour opérateur mais gardent une certain marge de
manœuvre (par exemple dans le choix de l’itinéraire) ; si certains se lancent seuls dans
quelques excursions, la plupart iront cependant voir les curiosités classiques (attitudes que
l’on retrouve dans le groupe 1).
L’explorateur
Organise seul son voyage et cherche à s’écarter des sentiers battus sans pour autant
renoncer à ses habitudes et à son confort ; souhaite avoir des contacts avec les populations
locales dont-il parle souvent la langue.
L’aventurier marginal (the drifter)
Cherche à fuir les touristes et les hauts lieux du tourisme pour se rapprocher des
communautés locales en adoptant un certain nombre de leurs pratiques ; participe à de
« petits travaux » qui lui sont accessibles.
Au-delà de ces quatre portraits-types (que la perspective même de la typologie tend à
présenter comme distincts les uns des autres), deux idées sont sous-jacentes à cette
classification : d’abord celle que les comportements varient le long d’un continuum entre
d’une part, recherche de la nouveauté et d’autre part, préférence pour quelque chose de
plutôt familier ; ensuite celle que le degré d’organisation (de « formatage ») du voyage
indique une autonomie plus ou moins grande de la part du voyageur mais conditionne aussi
une relation plus ou moins directe avec la population d’accueil.
Cette classification, fondée sur des observations datant des années 60 a nécessairement
vieilli du fait de la différenciation croissante des pratiques. Par exemple, on peut faire
observer avec Chris Ryan (2003) que le type « aventurier marginal », inspiré à Cohen par les
‐ 27 ‐
voyages des hippies dans les années 60, n’a plus la même homogénéité : ce groupe a
éclaté en divers sous-groupes parmi lesquels on trouve de plus en plus de voyageurs
s’appuyant sur toute une infrastructure (agences, hébergement, etc. dans le pays d’origine
comme dans le pays d’accueil) ayant quelque peu transformé le voyage à Katmandou en
une destination « banale » et où, de surcroît, on peut fort bien ne rencontrer que des gens
comme soi. De même et s’agissant des catégories rattachées au tourisme de masse, on ne
peut plus ignorer le fait que beaucoup de gens aujourd’hui, notamment par Internet,
arrangent directement leur voyage, ou bien à un moment ou un autre de leur voyage, se
prennent en charge totalement. La notion même d’autonomie du voyageur serait donc à
redéfinir à travers un contenu plus en prise avec les comportements actuels. On pourrait
enfin faire remarquer (toujours à la suite de Ryan) que l’aventure, recyclée par l’industrie
touristique, est parfois aussi devenue un produit « sans risque » ou presque, la rendant du
coup accessible à des types bien plus divers d’individus 1.
Les voyageurs vus par d’autres voyageurs (Pearce, 1982)
Philip L. Pearce s’est lui aussi intéressé aux comportements des voyageurs, mais tels que
les voyait un échantillon représentatif de 100 australiens âgés de 18 à 57 ans et voyageurs
eux-mêmes. Les attitudes associées à chaque type de voyageurs expriment non pas une
vision académique des voyageurs mais des représentations sociales les plus répandues
dans l’opinion. Cette classification vaut aussi par la tentative (certes toujours critiquable)
qu’elle représente de cerner les voyageurs à travers quelques attitudes supposées
caractéristiques.
Les personnes enquêtées avaient à caractériser une quinzaine de types de voyageurs : le
touriste, le voyageur, le vacancier, le jet–setter ; l’homme d’affaire ; le migrant ; le défenseur
de l’environnement ; l’explorateur ; le missionnaire ; l’étudiant étranger ; l’anthropologue ; le
hippie, l’athlète international ; le reporter ; le pèlerin, et ce, à travers une vingtaine d’attitudes
caractéristiques : le fait (ou non) : de prendre des photos ; de tirer un profit économique des
populations locales ; de se rendre dans des lieux connus ; d’avoir une compréhension de la
population locale ; de vivre dans le luxe ; d’observer la société visitée de manière
approfondie ; d’être intéressé par l’environnement ; de contribuer à l’économie ; de prendre
des risques physiques ; de se sentir à l’étroit au sein de sa propre société ; de s’attarder
dans un même lieu ; de comprendre difficilement la langue de l’autre ; de goûter la nourriture
locale ; de visiter les lieux par soi-même ; d’être en quête d’un statut social ; de rechercher
un sens à la vie ; d’être en quête de sensations ; de préférer se retrouver avec des gens
comme soi ; d’acheter des souvenirs.
De cette recherche, il ressort que le touriste est majoritairement associé à ces cinq attitudes :
prendre des photos, acheter des souvenirs, visiter des lieux connus, ne pas s’attarder dans
les lieux, ne pas comprendre les populations locales. Rien de très valorisant dans ce portrait
mais surtout, il est à remarquer que du point de vue d’un Australien, voyageur et touriste ne
s’opposent pas en tout puisque le premier est aussi associé au fait de prendre des photos et
1
Sur la base de cette idée d’un changement rapide des pratiques, certains auteurs considèrent que les touristes
sont susceptibles d’endosser différents rôles identifiés de la manière suivante par Yiannakis et Gibson (2002): les
inconditionnels du soleil / sun lovers ; les actifs / action seekers ; les anthropologues (cultures vivantes) /
anthropologists ; les archéologues (ruines)/ archaeologists ; touristes massifs de groupe / organised mass
tourists; ceux qui recherchent le frisson / thrill seekers; explorateurs / explorers; jetsetters; touristes massifs
individuels / independant mass tourits; elites touristiques / high class tourists; aventuriers marginaux /
drifters ; ceux qui recherchent l’évasion / escapists ; les amoureux du sport / sports lovers. Parmi les critères
à partir desquels les individus se détermineraient, ils proposent les trois suivants : choisir des itinéraires ou
activités plus ou moins structurés, souhaiter un environnement stimulant ou bien reposant, découvrir un
environnement familier ou non familier. Par exemple, Les « actifs » rechercheront plutôt des activités organisées,
dans un environnement stimulant et non familier.
‐ 28 ‐
de fréquenter des lieux connus…1. Voyageur et touriste ne seraient donc pas les vecteurs
d’un même imaginaire en Europe et en Australie (Cf. premier point : « en Europe, souligne
J.-D. Urbain, la distinction entre touriste et voyageur demeure dans l’opinion une
inébranlable différence de nature. Cette différence est la clé de voûte d’une mythologie
moderne du voyage »)2.
Typologies, motivations et expériences
Face à la complexification des pratiques et des contenus de voyage (c’est-à-dire leur
diversité et leur caractère changeant, non pas tant d’un individu à l’autre, mais bien plutôt au
sein de chaque individu selon les différents types de vacances qu’il choisit, voire au sein d’un
même voyage : cf. annexe 1 le récit de Patricia), et jugeant les typologies de comportements
plus descriptives que réellement explicatives, d’autres approches se sont attachées à saisir
« le pourquoi » de ces comportements en les ramenant à un nombre plus restreint de grands
mobiles.
Les grands mobiles du voyage (Ryan, 2003)
Chris Ryan retient ainsi les motivations suivantes : rompre avec le quotidien ; se détendre ;
se divertir ; resserrer les liens familiaux ; affirmer un statut social (à travers le choix d’une
destination, d’un mode d’hébergement) ou bien se l’approprier « le temps des vacances » ;
rechercher l’interaction sociale à travers des rencontres, par exemple autour d’un objectif ou
d’une passion partagés ; découvrir des différences (motivation que l’on retrouve notamment
dans le tourisme dit culturel3) ; l’accomplissement de soi, par exemple à travers la visite de
certains lieux « sacralisés » (sites naturels remarquables), à travers des activités ou lieux
permettant de repousser ses limites, de se ressourcer (le voyage comme « recréation ») ;
accomplir un rêve : se rendre dans un lieu jugé mythique, ou bien se « prendre pour un
cowboy » équivalent d’un voyage dans le temps 4 ; le voyage comme offrant l’opportunité de
nouer des relations sexuelles (Ryan ne fait pas ici référence au tourisme sexuel) ; le
shopping.
Si ces motivations peuvent caractériser certains types de voyageurs, animés qu’ils seraient
par un « mobil dominant », force est de constater - comme Ryan le fait lui-même observer que ces motivations ne sont pas exclusives les unes des autres et qu’un voyage sera
1
Deux autres exemples : le pèlerin : en quête du sens de la vie, ne vit pas dans le luxe, n’est pas en quête d’un
statut social, n’exploite pas les populations locales et n’achète pas de souvenirs (voir la communication de Sylvie
Miaux). L’anthropologue : explore les lieux par lui-même (mais ne recourt-il pas à des informateurs…), observe
la société en profondeur (Cf. Todorov, comparant le « savant » et le « touriste impressionniste » sur le plan des
discours que tous deux tiennent sur autrui : le second, à la différence du premier, n’ayant pas la prétention à dire
la vérité), s’intéresse à l’environnement, n’achète pas de souvenir (a pu, parfois, ramener des objets d’art…),
prend des photos (cf. Kessler : des photos qui ne seraient pas ici des « prothèses visuelles » mais des
documents de travail…).
2
On pourrait également ajouter qu’on a souvent opposé une culture américaine du loisir à une autre,
européenne, du tourisme (notamment culturel) ayant connu un développement plus tardif des loisirs ; aussi les
chercheurs américains, à la différence des chercheurs français, ont-ils plus tôt pensé le couple tourisme/loisir, et
en outre sans introduire de distinction absolue entre tourisme et voyage.
3
Distinguer les voyageurs en fonction des contenus de voyage peut paraître simple. Cependant, comme Chris
Ryan le rappelle à propos du type « touriste culturel », celui-ci recouvre des attitudes variables susceptibles d’être
situées le long d’un continuum entre « intérêt superficiel » et « loisir sérieux », traduisant par là un investissement
différent par rapport à l’ailleurs et à l’autre. Ainsi et relativement au tourisme centré sur les cultures aborigènes
d’Australie, une étude a montré que l’on pouvait distinguer les touristes qui s’immergent un certain temps en
quête d’une compréhension « un peu » approfondie (3% d’entre eux), puis ceux qui sont intéressés certes par la
culture aborigène mais tout autant par l’outback (l’intérieur du pays en général), enfin ceux qui ne souhaitent en
avoir qu’un aperçu, et ce, seulement sur un mode à la fois éducatif et ludique.
4
Dennis Tito a recensé en 2002 pas moins de 610 sites internet consacrés au tourisme spatial, cité par Ryan.
‐ 29 ‐
souvent perçu comme « réussi » s’il permet aussi de satisfaire plusieurs besoins à la fois ou
successivement (par exemple, d’abord la détente puis la découverte, et le shopping)1.
Une phénoménologie des expériences du touriste. Phenomenology of tourist
experiences (Cohen, 1979)
Cohen a cherché à comprendre l’expérience des touristes en se demandant ce que l’on
fuyait et ce que l’on recherchait à travers le voyage. L’idée sous-jacente est que les individus
se perçoivent comme étant prisonniers de leur quotidien, confrontés à la nécessité de se
conformer à des rôles et à celle de respecter des conventions sociales pas toujours bien
acceptées et qu’ils ont aussi le sentiment d’une perte d’authenticité du monde moderne.
Voulant échapper au stress du quotidien et étant en quête d’authenticité, ils se tourneraient
alors vers l’autre et l’ailleurs.
Cohen met ainsi en évidence cinq types d’expériences qui vont graduellement éloigner les
individus de leur univers quotidien. Ces dernières traduisent aussi différentes manières
d’entrer en relation avec l’environnement, les autres et soi-même.
Le mode récréatif (the recreational mode) : celui du divertissement dans un environnement
plutôt familier, pendant un temps assez court, autour de valeurs centrées sur soi ; renvoie à
quelque chose de facilement et rapidement accessible.
Le mode de l’évasion (the diversionary mode) est celui de la fuite par rapport à un quotidien
stressant et/ou ennuyeux ; le temps des vacances permet de « recharger les batteries » ; le
contexte importe peu.
Le mode de la découverte (the experiential mode) : fort sentiment qu’un monde vrai existe
mais ailleurs, un ailleurs qui est alors synonyme d’expériences enrichissantes
éventuellement « authentiques » (mais pas obligatoirement) ; ce touriste aime s’informer et
voir son imagination stimulée par le voyage. Ce troisième mode indique un degré
d’implication dans le voyage plus important que dans les postures 1 et 2 précédemment
évoquées. Les deux modes suivants traduisent la recherche d’une expérience de l’altérité
plus affirmée.
Le mode de l’exaltation (the experimental mode / the rapture) traduit le besoin de s’éprouver,
de repousser ses limites personnelles (morales ou physiques) pour accéder au meilleur de
soi-même (la nature est perçue comme étant propice à ce type d’expériences), le touriste est
ouvert à la nouveauté, à l’inattendu.
Le mode existentiel (the existential mode) est celui de l’identification forte à l’autre ; indique
la volonté d’être le plus près possible de la réalité incarnée par l’autre et l’ailleurs ; dans cette
perspective, les populations vivant (ou censées vivre) près de leurs racines paraissent
attractives ; c’est la volonté d’épouser ou de se laisser envelopper dans un ailleurs ou un
temps autre.
Ces catégories souvent décrites par la littérature « grise » comme étant théoriques ont été
mises à l’épreuve de divers terrains d’enquête par deux chercheurs, Birgit Elands et Jaap
Lengkeek (2000). Ces derniers ont montré que ces cinq types d’expériences, bien que tous
1
J.-M. Dewailly (2006) plaide pour des analyses considérant le touriste comme un être multi-motivé, les
motivations étant définies comme un « ensemble de démarches psychologiques volontaires et conscientes en
vue d’atteindre des objectifs préalablement déterminés, et non pas seulement « occasions » ou « opportunités »
qui seront saisies, plus ou moins par hasard, au cours du voyage, pour faire telle ou telle activité que l’on n’avait
pas prévue » (p. 121).
‐ 30 ‐
pertinents1, n’apparaissaient cependant pas selon la même fréquence : les voyages vécus
sur les modes récréatif et existentiel (1 et 5) sont de loin les moins fréquents ; viennent
ensuite, bien mieux représentés, les modes dits de l’évasion et de la confrontation exaltante
(2 et 4) ; le plus représenté, et de loin, étant le voyage synonyme de découverte de l’autre et
de l’ailleurs. A la différence des « typologies marketing » qui vont systématiquement croiser
des caractéristiques liées au champ du voyage avec des variables socio-démographiques
(âge ; profession ; niveau d’études ; revenus ; sexe ; lieu de résidence (grande ville/ville
moyenne/espaces ruraux), situation familiale, etc.)2, les « typologies académiques »
proposent très rarement cette mise en perspective, s’en tenant le plus souvent à une
exploration de l’individu-touriste (c’est-à-dire ne prenant pas nécessairement en compte le
poids de ces variables socio-démographiques)3. Des travaux de Elands et Lengkeek, il
ressort que le mode du divertissement concerne davantage les voyageurs les plus âgés
adeptes des destinations familiales mais aussi les jeunes, quoiqu’à travers des modalités
différentes ; que l’évasion caractérise les parents entre 35 et 50 ans ayant une vie
trépidante, un travail stressant, une vie sociale faite d’engagements multiples, que le
voyage-découverte attire des gens plus âgés, aux centres d’intérêts multiples, en quête de
diversité et d’authenticité ; que le mode de la confrontation exaltante concerne des jeunes,
prêts à prendre des risques dans des activités de pleine nature, ou bien pouvant
s’enthousiasmer pour des activités festives, voire pouvant être adeptes des 3 S
(sea/sun/sand) ; que le mode de l’identification à l’autre est le mieux représenté chez les
personnes possédant un niveau d’éducation élevé, s’informant beaucoup et préférant le
voyage en solitaire.
Pour conclure… avec Jean Didier Urbain
Le voyage touristique est tout à la fois une scène sociale mettant en jeu des phénomènes de
distinction et d’imitation4 et une pratique culturelle empreinte d’une curiosité bien réelle pour
l’autre et l’ailleurs. « Dans l’imaginaire du touriste se nouent des projets et des craintes, des
désirs et des inhibitions. Tel est aujourd’hui son bagage psychologique. Rempli de rêves,
d’espaces mythologiques, il l’est aussi de contradictions et de paradoxes (…) » (Urbain, p.
257-258). Parmi ces contradictions et paradoxes auxquels le touriste se confronte sans
jamais parvenir à les résoudre tout à fait, il y aurait aussi ces deux questions difficilement
contournables dans le contexte actuel du voyage : « être ou ne pas être touriste ? » et cette
1
C’est-à-dire synthétisant bien ce que les personnes enquêtées exprimaient à propos de leur vécu vacancier.
Dans la perspective d’une typologie marketing, le touriste est avant tout un client. Les catégories (ou profils)
qu’elle dégage correspondent à des groupes d’individus cibles, susceptibles de se voir proposer des produits
touristiques. Elles appréhendent en général l’individu-touriste en relation avec ses autres comportements,
valeurs, etc. qui le caractérisent aussi dans des champs de pratiques non liés au voyage.
3
En 2004, Expedia.fr (Agence de voyages en ligne) et l'Institut Novatris (Institut d’études de marché en ligne) ont
réalisé une étude auprès des internautes français. Des réponses de 971 internautes (Panel Novatris) émergent
six portraits-types de voyageurs, fondés sur leurs comportements, attentes et relation au voyage : les
« casaniers » ; les « pragmatiques » ; les « prêts-à-partir » ; les « meccanos » ; les « opportunistes » et les
« grands voyageurs » à propos desquels il est dit « qu’ils privilégient les formules sur mesure pour leurs weekend et séjours en France et des formules tout compris pour tous leurs déplacements à l’étranger » ; on devine ici
le sens que peut avoir « Grands voyageurs » : vraisemblablement celui de « grands consommateurs de produits
touristiques »
Pour des précisions, voir le site http://www.tourmag.com/Dis-moi-qui-t-es,-je-te-dirais-comment-tu-pars_a5094.html
On pourra également consulter le site d’Aventure Au Bout du Monde : http://www.abm.fr/pratique/frvoyage2.html
2
4
J.-M. Dewailly (2006) rappelle qu’une étude réalisée sur la base d’enquêtes effectuées en Inde par Richards et
Wilson (communication à la Commission de Géographie du Tourisme et des Loisirs, Saumur, 2004), a montré la
tendance des enquêtés à se « surclasser » dans une catégorie jugée plus valorisante : le « touriste » se décrit
comme un « routard » qui lui-même se perçoit comme un « voyageur ».
‐ 31 ‐
autre « plus humiliante encore : paraître ou ne pas paraître touriste ? » (p. 257). En forme de
réponse, J.-D. Urbain propose lui aussi une typologie des touristes voyageurs, une typologie
qui a notamment le mérite de souligner l’existence de différents moments dans ce que l’on
pourrait appeler un apprentissage du voyage. Ainsi, trois degrés d’une prise de conscience »
pourraient caractériser ce touriste (voir le chapitre XV) :
Le touriste huron serait le novice habitué plutôt à la villégiature balnéaire ; il est naïf,
inexpérimenté, prudent, voit ce qu’on dit devoir être vu ; c’est un tourisme préliminaire, initial,
de reconnaissance, où l’on suit des chemins balisés ; c’est aussi un premier palier
d’observation.
Le touriste révolté est celui qui prend conscience des contradictions et paradoxes qui
l’habitent, une prise de conscience qui le pousse au déni naïf de son statut de touriste :
toutes les attitudes qui vont le faire paraître moins touriste que les autres seront bonnes à
prendre.
Le touriste sioux : ni révolté, ni ignorant mais rusé et grands négociateurs de paradoxes,
c’est le touriste de l’interstice, des marges temporelles ou spatiales (le hors saison/ la
destination nouvelle ou la redécouverte du quotidien) ; celui-là se met dans une disposition
particulière pour recréer une distance entre lui et les lieux ou les autres ; il se nourrit
d’imaginaire, recherche la rénovation du regard, se fait explorateur ou ethnologue pour
retrouver dans le voyage la part d’événement, pour réinventer l’expérience de l’étrangeté et
le plaisir de la découverte. Ce tourisme est possible n’importe où : le rite est là initiatique, de
passage, et a à voir avec une quête existentielle (Le Guide du voyage expérimental (Joël
Henry, Lonely Planet, 2006) pourrait en donner quelques exemples originaux, jusqu’à
l’absurde).
Dans L’idiot du voyage. Histoires de touristes (2002), J.-D. Urbain fait encore observer :
« voyageurs et touristes s’inscrivent dans un vaste processus d’observation et de
reconnaissance. Ils sont portés par un même flux qui irrigue et reconstruit sans cesse notre
vision du monde. Le tourisme n’est pas la massification dégradante du voyage. Il est bien
plutôt la généralisation d’un mode de connaissance» (p. 120) : ce mode de connaissance
peut être appréhendé à travers les comportements, les motivations et les expériences des
voyageurs. Si les critères pertinents sont à l’évidence très nombreux, leurs relations (et
corrélations) sont complexes à établir, et les catégories dégagées n’apparaissent alors pas
toujours suffisamment discriminantes (en tout cas pas autant qu’on le voudrait).
Comportements, attitudes, pratiques, contenus de voyage, motivations, valeurs
personnelles, expérience vécue, attentes, etc., disent toutes et tous quelque chose des
voyageurs que nous sommes. Les typologies présentées, insatisfaisantes parce que toujours
trop réductrices (parfois rapidement caduques), offrent néanmoins quelques jalons pour
appréhender nos identités nomades en référence à des pratiques du voyage devenues de
plus en plus complexes, à l’image de ce que montre Patricia (cf. annexe 1).
Références bibliographiques
Dewailly (J.-M.), 2006, Tourisme et géographie, entre pérégrinité et chaos ?, Paris, L’Harmattan, 221p.
Elands (B. H. M.), Lengkeek (J.), 2000, Typical tourists. Research into the theoretical and methodological fondations of a typology of tourism and
recreation experiences, Wageningen, Mansholt Graduate School, 114p.
Kessler (M.), 1999, Le paysage et son ombre, Paris, P.U.F., 88p.
e
MacCannell (D.), 1999, The tourist : a new theory of the leisure class, Berkeley : University of California Press, 231p. (1 édition :1976).
Michel (F.), 2000, Désirs d’ailleurs. Essai d’anthropologie des voyages, Paris, A. Colin/HER, 273p. (Préface de J.D. Urbain).
Pearce (Ph.-L.), 1982, The social psychology of tourist behaviour Oxford ; New York : Pergamon Press, 155 p. (Collection : International series in
experimental social psychology, v. 3).
Todorov (T.), 1989, Nous et les autres La réflexion française sur la diversité, Paris, Seuil, 540p.
Ryan (Ch.), 2003, Recreational tourism : demand and impacts, Clevedon, England ; Buffalo [N.Y.] : Channel View Publications, cop., 358 p.
Urbain (J.-D.), 1986, »Tourisme et touriste », in Sociétés, 2 (8), p. 3-26.
e
Urbain (J.-D.), 2002, L’idiot du voyage. Histoires de touristes, Paris, Payot, 354p. (1 édition : 1991).
‐ 32 ‐
Annexe
Camille, Claudia, Patricia… et les autres.
Trois courts extraits d’entretiens montrant la difficulté de faire entrer le « vécu vacancier »
(JD Urbain) dans des catégories pertinentes tant l’expérience du voyage relève de
motivations et pratiques complexes, socialement et culturellement construites.
Camille (45 ans, française, enseignante, originaire de la région parisienne, vit à Pau
depuis 6 ans) raconte son voyage de 3 mois en Indonésie, avec son mari alors tous deux
étudiants, avec très peu d’argent, ayant soin d’éviter les lieux touristiques (sauf une fois,
juste pour voir), manger et dormir chez l’habitant incroyablement accueillants, ou mieux
dormir à la belle étoile : dit que voyager c’est vivre quelque chose alors que quand on est un
touriste, on ne fait que voir ; dit aussi que ça c’était avant les enfants et les contraintes
professionnelles et qu’aujourd’hui elle n’est plus la voyageuse qu’elle aimerait être (Camille,
touriste huron ou sioux ?).
Claudia (28 ans, Colombienne, étudiante, a vécu 1 an au canada, est depuis 4 ans en
France (dans différentes villes, Paris, Strasbourg et Pau) : dit qu’elle adore faire du tourisme,
aller voir de belles choses, ne saisit pas pourquoi le tourisme fait horreur à Camille ; et
surtout dit à Camille que ce qu’elle a fait c’est pas voyager, c’est juste une autre façon de
faire du tourisme et que voyager vraiment c’est être capable de retrouver un quotidien dans
un pays étranger et que ça prend plusieurs années… (Claudia, sédentaire, voyage à travers
les étonnements nombreux que lui procure son quotidien en France).
Patricia (37 ans, enseignante à Pau depuis 10 ans, originaire de Savoie) est partie au Népal
et dit avoir fait 3 voyages en un : une partie touristique (parce que ça vaut quand même le
coup, tant qu’à y être)/une partie « aventure »/une partie humanitaire ; dit qu’elle préfère être
reçue par quelqu’un qui connaît (en l’occurrence une amie travaillant dans une ONG) parce
que quand tu connais pas, tu comprends pas ce que tu vois). Alors, d’accord pour dire
qu’elle a fait 3 types de voyages, mais quel type de voyageuse est-elle ? Par ailleurs, rien ne
dit qu’elle rééditera ce type de formule (3 voyages en un) lors de ses prochaines vacances :
faut-il alors imaginer qu’on différencie les voyageurs aussi par la variété plus ou moins
grande de voyage qu’ils pratiquent ?
‐ 33 ‐
Le pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle :
l’expérience de la marche au coeur du voyage
Sylvie Miaux
Depuis quelques années, on observe le retour à certaines activités autrefois délaissées qui
aujourd’hui redeviennent, avec force, phénomènes de mode. La marche, activité sportive
actuellement très pratiquée, en est un des exemples. C’est pourquoi on remarque une
recrudescence de la pratique des randonnées pédestres et sportives, mais aussi la
réhabilitation de parcours « plus spirituels » comme les chemins de Saint-Jacques-deCompostelle. Dans cette optique, j’ai choisi de m’intéresser à l’itinéraire de ces chemins de
Saint-Jacques comme objet de recherche. Cette expérience se caractérise par un retour aux
sources, un dénuement en symbiose avec l’esprit du pèlerinage qui comme le dit Claude
Rivière « est une spatialisation émotionnelle du désir. Il vise essentiellement à réduire par
déplacement de l’individu la distance entre lui-même et son dieu ».
A cette occasion, l’individu manifeste un besoin de se retrouver, de faire son introspection au
travers d’une expérience particulière qui consiste à progresser sur un itinéraire durant
plusieurs semaines par le biais de la marche. Ce déplacement à vitesse réduite dans
l’espace va donner le temps nécessaire à la méditation, à l’appréhension et à la
compréhension du monde environnant. Ce pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle,
sollicite une expérience pleine du sujet fortement influencée par sa volonté, ses attentes…
Cette communication débutera par une présentation de l’itinéraire des chemins de SaintJacques-de-Compostelle à la fois comme un voyage solitaire mais aussi de rassemblement,
ensuite sera analysée l’influence des motivations des pèlerins dans leur expérience du
voyage (typologie : l’itinéraire religieux, l’itinéraire sportif…) et, enfin nous verrons la relation
particulière que le pèlerin développe vis-à-vis de son corps et de l’espace parcouru, en se
questionnant sur la manière dont l’expérience d’une longue marche implique une
redécouverte voire une découverte de son corps.
D’un voyage solitaire à une expérience collective
Dans l’idée de mettre en évidence les caractéristiques du pèlerin, il est important de revenir
sur la définition du pèlerinage donnée par Paul Poupard: « acte global de sacralisation. C’est
dire que celui-ci est un tout : au départ, déploiement spatial de soi sacralisant, son terme est
un lieu saint, où dans la démarche pèlerine la plus authentique, il faut être présent à des
dates déterminées fixées par un calendrier sacral, et observer un rituel bien
établi » (P.Poupard, 1984, 1547).
J’ai choisi de citer cet auteur, car il met en évidence l’importance du rituel et des dates pour
les pèlerins qui entreprennent cette démarche. Cela conforte l’idée du pèlerinage comme
phénomène organisé, structuré à la fois spatialement, temporellement et spirituellement. De
plus, comme le dit Claude Rivière « le pèlerinage opère un bouleversement mental de
l’espace, en ce qu’il est affrontement à l’inconnu. Simultanément il favorise la mise en
question du sens des choses et se déploie comme appel à l’altérité »(C. Rivière, 1995,141).
En même temps qu’il permet un retour sur soi, il favorise la rencontre avec l’ « autre ».
‐ 34 ‐
Un voyage solitaire
Sachant que la plupart des personnes interrogées sont parties seules, on peut penser que
leur voyage s’inscrivait dans une démarche individuelle.
Leslie est partie seule le 6 septembre 1999 du Puy-en-Velay. Originaire de Montréal au
Québec, sans motivation religieuse, elle a décidé de partir loin de ses soucis « pour vivre les
moments présents et réfléchir car la marche permet de méditer et de faire le point sur sa
vie ». Sa démarche était au départ solitaire, car pour elle « c’est une façon d’effectuer un
cheminement qui correspond à une transition dans ma vie pour arriver à autre chose ».
Dans le cas de Patricia, originaire de la Loire (Sorbiers), elle est partie au mois d’août 1999,
sur un coup de tête. Il s’agissait « d’un impératif car j’étais au chômage, j’avais besoin de fuir
la maison, faire un nettoyage intérieur. C’était une grande aventure vraiment personnelle ».
Elle partait pour la première fois de sa vie seule. Elle a dû faire l’expérience de l’autonomie.
« Ça n’était pas pour moi une démarche de foi, mon désir était de partir seule pour ne pas
être influencée par qui que ce soit ».
Dans la même perspective que Patricia, Philippe qui vit au Puy-en-Velay, au cœur même de
l’itinéraire, se trouvait aussi au chômage. Il n’avait plus goût à rien, aucun but dans la vie.
« Ce fut une véritable opportunité pour moi, je suis parti sans aucune préparation, dans
l’urgence, sans vraiment savoir pourquoi ».
On remarque au travers de ces quelques témoignages de personnes qui ressentaient la
nécessité de fuir leur situation de crise, un véritable besoin de se retrouver seules face à
elles-mêmes loin de leurs soucis.
Dans le cas des pèlerins qui ont longuement préparé leur itinéraire dans une optique soit
culturelle, soit religieuse ou sportive, l’idée était aussi d’avoir une démarche solitaire.
Léo, originaire d’Annecy, est parti durant l’été 1999. Passionné par l’art roman, il effectuait
seul son pèlerinage comme une sorte de retraite. « J’aime la solitude, le chemin de
Compostelle c’était seul que je devais le faire. J’avais besoin de faire un retour sur moimême. » Il s’agit aussi « d’une expérience unique, très forte dans le sens de la découverte
de soi ».
Quant à Marie-Claire, d’Annecy, qui a réalisé son pèlerinage de mai à juillet 1999, elle est
partie « pour effectuer une intention personnelle au niveau de la foi ». Tout le long de son
parcours, elle profitait des temps de marche pour prier.
Pour finir, Michèle est partie sur le chemin en 1985, alors que l’itinéraire GR 65 n’était pas
complètement achevé. « Je suis partie pour faire une recherche sur l’énergie au plan
personnel. Je ne suis pas partie seule, mais ma démarche était tout de même personnelle ».
Les documents, à cette époque, sur l’itinéraire étaient rares, la préparation a été difficile et
les surprises, le long du chemin, nombreuses.
Au regard de ces différents témoignages, on constate qu’au départ la démarche envisagée
est individuelle. Tous souhaitent se retrouver, même si leurs motivations sont différentes.
Cependant qu’en est-il le long du chemin ? La rencontre avec les autres pèlerins ne changet-elle pas la vision des choses ?
‐ 35 ‐
Itinéraire de rassemblement :
Après quelques jours de marche, les pèlerins vont commencer à se côtoyer, à échanger
leurs impressions.
Leslie nous apprend à quel point l’entraide et le partage sont présents tout le long du
chemin. « On est tous dans la même galère, on souffre des ampoules, on a parfois des
doutes, on se motive… Les gens se confient beaucoup sur le chemin, ils parlent de leur vie
amoureuse, de leur séparation, de leurs souffrances. Je suis surprise de voir leur ouverture
d’esprit ». Les relations sont tellement spontanées que les gens commencent à se lier
d’amitié et à partager leur expérience. « Je suis partie seule, à présent j’ai l’impression
d’appartenir au groupe. On a tous la même apparence avec le sac à dos, les chaussures de
marche, les vêtements de pluie…la même souffrance, les mêmes difficultés, les mêmes
doutes. On est tous là pour se soutenir, ne pas lâcher. Seule, je ne serais peut-être pas allée
jusqu’au bout ». Le soutien paraît un élément important à la cohésion du groupe.
« Notre vie est rythmée par les étapes qui nous permettent de nous retrouver après de
longues heures de marche solitaire ». L’itinéraire semble alors organiser les rencontres entre
les pèlerins sur les lieux de repos en fin de journée.
Patrick, originaire de Cahors, est parti en tant que randonneur. La rencontre avec les autres
pèlerins l’a transformée. « On a tous le même but, Compostelle, même si on n’a pas tous les
mêmes motivations. En même temps qu’on apprend à connaître les autres, on réapprend à
se connaître soi-même ». Ce témoignage donne l’impression qu’expérience collective et
individuelle sont fortement liées.
Un autre élément soulevé par Marie-Claire me semble important à souligner : « j’ai rencontré
des jeunes espagnols sur le chemin, avec qui j’ai marché durant quelques journées, je ne
connaissais par leur langue, mais on a quand même réussi à communiquer ». Même la
barrière de la langue semble disparaître. Il en est de même pour la différence sociale : « j’ai
côtoyé des banquiers, des chefs d’entreprise… mais jamais je ne me suis sentie à l’écart.
Sur le chemin on est avant tout pèlerin, les critères sociaux n’existent plus ». L’identité de
pèlerin semble effacer toute autre appartenance. En effet, si l’on reprend l’idée de Paul
Poupard,
« Phénoménologiquement, le pèlerinage est un fait collectif. Tout pèlerinage
physiquement individuel s’inscrit dans une tradition collective, celle justement
d’une route, d’un lieu sacré, d’un culte ou d’un conformisme établi. On ne se
sacralise pas en effet à soi tout seul. En tant qu’acte de sacralisation, le
pèlerinage est nécessairement société : société dans l’attente et la conjuration
d’espérance, société du chemin, …société multipliante de la rencontre, car
l’intensité et la marque de celle-ci se trouvent naturellement approfondies par
le nombre, société de mémoire enfin, le pèlerinage accompli. Société en
quête d’extraordinaire, c’est-à-dire de rupture ou de détachement d’avec le
quotidien des travaux et des jours, la société pèlerine est une société de la
non-distinction sociale : classes, sexes, fonctions s’y fondent dans une
confusion physique d’unité, jusqu’à atteindre, aux grands moments du
pèlerinage, communion d’âme »1.
Les individus, tout en vivant une expérience qui leur est propre, se rassemblent, tout de
même, à travers l’expérience collective du pèlerinage, ce groupe existe en tant que
« société du pèlerinage »2 durant le parcours. Dans quelle mesure ces deux expériences
(individuelle et collective) se mêlent-elles au cours de la progression du pèlerin ?
1
2
POUPARD Paul. Dictionnaire des religions. Op. Cit., p.1548
Ibid. p.1549
‐ 36 ‐
Il est possible de repérer deux temps dans la progression du pèlerin. Tout d’abord, les
moments de marche qui sont les plus importants s’effectuent le plus souvent seul. Comme le
dit Rousseau : « la marche est solitaire, elle est une expérience de la liberté, … » (D. Le
Breton, 2000, 19).
La solitude paraît tout à fait nécessaire pour profiter de tout ce qui est nouveau, insolite. De
plus, « c’est un chemin qu’on fait avant tout pour soi, c’est un chemin de liberté jusqu’au
bout». Comme le dit David Le Breton « La marche, même une modeste promenade, met
provisoirement en congé des soucis qui encombrent l’existence hâtive et inquiète de nos
sociétés contemporaines. Elle ramène à la sensation de soi, aux frémissements des choses
et rétablit une échelle de valeurs que les routines collectives tendent à élaguer ».
Néanmoins, l’étape finie, les pèlerins se retrouvent pour les repas. Ils échangent leur point
de vue sur la journée passée, sur les inquiétudes qu’ils peuvent avoir ou sur les joies
procurées par le chemin. Pour Patrick, ces moments là, « permettent de partager, de se
soutenir pour parvenir tous à notre but. » Se dégage aussi du chemin une certaine
authenticité, simplicité qui facilite les relations.
On a pu mettre en évidence l’existence, le long de cet itinéraire, d’une expérience à la fois
individuelle et collective, les deux se complétant. En effet, la progression sur ce chemin
autrefois emprunté par des millions de pèlerins peut procurer le sentiment d’appartenir à ce
même groupe. De plus, la présence sur un même parcours de milliers d’individus qui
cheminent tous vers un même but, un même lieu confirme l’existence d’une expérience
collective. Néanmoins, la majorité des pèlerins sont seuls lorsqu’ils marchent, ceci pour
différentes raisons. Tout d’abord, il est difficile d’avancer au même rythme. D’autre part, il
s’agit d’un moment privilégié pour faire une sorte de bilan sur sa vie. Enfin, Nous sommes
plus à l’écoute du monde qui nous entoure lorsque nous sommes seuls.
Le Pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle : de l’itinéraire aux itinéraires
La réalisation des entretiens a permis au fur et à mesure des rencontres, de mettre en
évidence l’importance de la démarche du pèlerin. Leurs motivations n’orientent-elles pas
l’expérience et la perception de l’itinéraire ?
L’itinéraire religieux : comme on a pu le voir précédemment certains pèlerins ont un objectif
purement religieux. Marie-Claire, d’Annecy, avant son départ, a adhéré à une association
religieuse des amis de Saint-Jacques et assistait à une réunion chaque mois. Les
personnes qui avaient déjà réalisé le pèlerinage faisaient part de leur expérience et
donnaient des conseils de lecture et de préparation. Pour elle, « tout le long du chemin s’est
opérée une véritable osmose, une intime communion avec les lieux et les gens
rencontrés. La richesse des édifices religieux sur cet itinéraire en témoigne ».
Paul, originaire de l’Ardèche, accomplissait ce pèlerinage pour « rendre grâce à Dieu pour
toute la chance que j’ai eue dans ma vie privée comme professionnelle ». Tout au long du
chemin, « on a le temps de prier tranquillement. On finit par avoir des phrases que l’on
répète et qui arrivent à nous mettre dans un état second ». Quant aux échanges entretenus
avec les autres pèlerins, ceux qui l’ont marqué sont « les échanges sur la façon de
communier ». De plus, le chemin permet d’aller à la messe tous les soirs. Son expérience l’a
ainsi poussé à devenir hospitalier à Estaing, à son retour de Compostelle. « Je voulais
donner un peu de ce que j’avais reçu. Pour moi, le chemin de Saint-Jacques est totalement
un chemin de foi ».
On constate que ces deux pèlerins qui ont effectué leur pèlerinage dans une démarche
totalement religieuse n’ont retenu que les éléments fondés sur la foi. A la question relative
‐ 37 ‐
aux lieux qui les ont marqués, ces pèlerins ne répondaient que par des édifices religieux
comme la basilique de Conques, l’église de Saint-Jean-Pied-de-Port ou la cathédrale de
Burgos… Seuls les lieux sacrés sont privilégiés. Les actions entreprises tout le long du
chemin sont empreintes de religiosité. En effet, il semble que ce n’est pas l’homme, mais le
croyant qui marche. L’itinéraire est donc partie intégrante du « soi croyant » et non de l’être
en tant qu’homme. Seule l’appartenance à la religion se révèle sur le chemin, car c’est elle
qui oriente les pas du pèlerin.
L’itinéraire du sportif : sur l’itinéraire des chemins de Saint-Jacques, il est possible de
croiser quelques « accros » du sport et plus particulièrement de la randonnée comme Marcel
pour qui « la randonnée représente 50% de ma vie ». Suite à une opération de la colonne
vertébrale, le chirurgien lui avait signalé que s’il refaisait 5 kilomètres à pied il pouvait être
heureux. « Le pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle était un défi pour moi, que j’ai
accompli en septembre 1999. Aujourd’hui je me dis que c’est un peu comme à l’armée : on
en bave, on se dit que c’est la plus mauvaise période de sa vie, puis avec les années, on se
souvient des copains et des bons moments ». La perception du sportif est davantage fondée
sur l’effort physique que sur le spirituel. Cependant, Marcel a avoué « qu’on se transforme
très rapidement en pèlerin. La population vous estime comme si vous étiez un randonneur à
part. En Espagne, le peregrino est sacré ». Le regard des autres a changé l’identité de
Marcel. Il est parti randonneur pour arriver pèlerin. Même si sa démarche n’était pas
religieuse, il a eu le sentiment de faire partie d’un groupe. Malgré tout, c’est son défi qui l’a
poussé à continuer. C’est l’itinéraire en lui-même qui intéressait Marcel, pour sa durée et sa
longueur et non pour ce qu’il représentait au niveau symbolique.
Le but sportif semble être un test vis-à-vis de soi qui à la fois peut être un enrichissement
tout en étant un véritable effort de dépassement. Ce chemin est là pour tester sa résistance
à la fois physique et morale. Il est jalonné d’obstacles (dénivelés, chemins cabossés,
intempéries …) qui le rendent d’autant plus attrayant. C’est le dépassement physique que la
topographie et la longueur de l’itinéraire permettent qui interpellent le pèlerin sportif et vont
organiser son expérience.
De l’itinéraire " introspectif " à l’ouverture au monde : nombreux sont les pèlerins qui ont
décidé de prendre leur sac à dos pour faire le point, se remettre en question. Pour ainsi dire,
ils souhaitent se retrouver seuls face à eux-mêmes. Quelle va être leur expérience ? Léo qui
est parti à la fois pour sa passion de l’art roman, mais aussi pour un désir d’approche
spirituelle, m’explique que ce pèlerinage a été une véritable « découverte de soi ».
D’une part, « découverte des ressources physiques insoupçonnées et pourtant
présupposées puisque indispensables du seul fait de tenter l’aventure. Se réveiller et repartir
le matin en pleine forme alors que la veille au soir on était totalement épuisé et rempli de
doute sur sa capacité à redémarrer, est quelque chose de quasi miraculeux ».
D’autre part, « des manifestations mystérieuses se sont produites sous forme de vagues
d’émotions intempestives qui, à plusieurs reprises et sans pouvoir en identifier les causes,
m’ont véritablement submergé. Je me revois par exemple descendre le grand escalier à la
sortie de la cathédrale du Puy en pleurant comme jamais. Cela s’est reproduit à plusieurs
reprises et sur des lieux à caractères sacrés. C’est comme si ma sensibilité s’en trouvait
décuplée ». Léo n’est pourtant pas parti avec des motivations religieuses, cependant les
édifices sacrés l’ont profondément touché.
Leslie, quant à elle, semblait autant marquée par les éléments religieux que par les éléments
de la nature. La traversée du plateau de l’Aubrac a été un moment fort dans sa progression,
de la même façon que la Meseta espagnole. Les grandes étendues ont procuré à Leslie un
sentiment puissant à la fois d’osmose avec la nature et de méditation. « Ce sont les choses
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d’une simplicité extraordinaire qui m’ont marquée, comme le fait de pouvoir manger des
figues dans l’arbre, où le goût, la saveur de ce fruit semblent être décuplés… ».
Pour Patrick, l’Aubrac a été aussi un moment inoubliable : « c’est un paysage sauvage, dans
lequel on a l’impression de renaître, on revient à nos origines, plus proche de la nature et de
soi-même. L’immensité de ce plateau dont on ne voit pas la fin, peut parfois être stressante,
car on s’y sent seul et capable de se plonger au plus profond de soi, de ses craintes, ses
doutes… ». Les paysages sont aussi importants dans la démarche de ces individus en quête
de leur « être ».
Le passage des Pyrénées pour accéder à Roncevaux a aussi révélé des sentiments forts
chez certains, comme Philippe. « Tout le long du chemin, de nombreux villages, parfois des
villes nous ramènent à une civilisation qui nous rappelle le passage des Maures. Mais, entre
ces villages et ces villes, les sentiers qui traversent les Pyrénées nous offrent des points de
vue à nous couper le souffle. Parfois nous nous sentons très petits devant l’immensité du
paysage ; parfois nous avons l’impression de faire partie de cette immensité ». Les pèlerins
semblent totalement à l’écoute du monde qui les entoure. Comme l’écrit Jean-Claude
Bourlés « Poursuivre, descendre vers le sud. Déjà les fermes ont perdu de leur austérité,
fenêtres sans barreaux, cours ouvertes, façades plus claires. La pierre de flammes et de
nuit, sombre minerai volcanique, cède la place au schiste, comme il le fit déjà au granit.
Dans moins de trois jours, la tuile et le grès annonceront la vigne »1.
On conçoit à quel point la perception des choses s’affine. Tout en étant plus proches d’euxmêmes, les pèlerins sont plus à l’écoute de la nature. Le dénuement, la solitude de la
marche renvoient le pèlerin aux origines de l’homme en tant que bipède confronté chaque
jour aux aléas de la nature. A travers son corps le pèlerin reprend contact tant avec ce qui
l’entoure ainsi qu’avec lui-même. Parce que ses sens sont fortement stimulés durant la
marche le pèlerin vit une expérience pleine alors que l’homme de nos sociétés modernes
s’est éloigné de ses sensations. L’itinéraire de marche procure au pèlerin tous les atouts
nécessaires à sa découverte spirituelle. Le pèlerinage permet un dépassement de soi :
comme le dit Rachid Amirou « l’aller pèlerin est ainsi un départ vers un ailleurs qui rend
autre »2. Ces personnes qui sont parties pour donner un sens à leur vie, sont encore plus
sensibles à ce qui les entoure car leur motivation est la découverte. Leur regard est ouvert à
tout, le moindre mouvement les interpelle, les changements de couleurs, d’odeurs… Cet
itinéraire que j’avais qualifié d’intérieur semble au contraire s’ouvrir au monde et à
l’appréhension de différents lieux (sacrés, naturels…).
A la lecture de ces différents itinéraires influencés par les démarches que peuvent choisir les
pèlerins, j’ai constaté un rapport différent des individus à leur être et aux lieux. Ce qui au
départ pouvait s’apparentait à un itinéraire unique, doit être nuancé.
En effet, d’une part il y a l’itinéraire du croyant où seuls les éléments religieux suscitent
l’intérêt des pèlerins. Cet itinéraire comme « espace sacré » semble alors faire seulement
partie intégrante de ses convictions religieuses.
D’autre part, le parcours du sportif est un défi. L’homme doit se dépasser autant
physiquement que mentalement. Seule la difficulté de l’itinéraire intéresse le « pèlerin
sportif », le but étant de parvenir à Saint-Jacques-de-Compostelle dans un temps donné.
L’itinéraire est alors considéré comme un parcours permettant d’atteindre son but.
Enfin, pour le pèlerin qui recherche la méditation, le sens de sa vie, l’itinéraire est une
ouverture au monde environnant. Il apprend à se retrouver tout en s’ouvrant aux éléments
qui l’entoure. Il cherche à travers la marche solitaire et les échanges avec les autres pèlerins
un moyen de retrouver ses repères dans une vie qui semble lui avoir échappé (surtout dans
le cas des pèlerins qui doivent faire face au chômage, donc à une certaine perte d’identité
sociale).
1
2
Jean-Claude BOURLES. Passants de Compostelle. Paris : Ed. Payot & Rivages, 1999. p. 29.
Rachid AMIROU. Imaginaire touristique et sociabilités du voyage. Paris : PUF, 1995. p. 199.
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La dimension corporelle, élément central de l’expérience du pèlerin
Au regard des différentes expériences que je viens de présenter, j’ai pu constater
l’importance de la dimension corporelle et de l’altérité dans la réalisation du pèlerinage. C’est
pourquoi j’ai choisi de m’attarder sur l’impact de ces deux aspects dans l’expérience du
pèlerinage.
Le pèlerinage : la découverte de son corps
Le corps accompagne les états d’âme du pèlerin tout le long du chemin. Au début, il se fait le
plus souvent pénible à assumer (courbatures, crampes, ampoules, tendinite…). D’ailleurs,
certains m’ont fait part de la découverte de leur corps durant le pèlerinage. Ils expliquent à
quel point les choses, les événements, prennent un autre sens : en effet comme l’écrit David
Le Breton « la marche transfigure les moments ordinaires de l’existence, elle les invente
sous de nouvelles formes ». Par exemple, Patricia m’a avoué être partie sans s’être
préparée physiquement. Elle a ainsi du faire face aux limites de ses capacités physiques qui
lui demandaient un certain « rodage » et toute son attention. Elle a découvert à quel point
corps et pensée ne font plus qu’un durant une marche aussi longue. Ceci confirme l’idée
développée par Augustin Berque « …la pensée relève de la corporéité ». La fatigue du corps
peut parfois prendre le dessus et obliger le pèlerin à abandonner son voyage. Effectivement,
comme le rappelle Varela « la relation du corps et de l’esprit est conçue en fonction de ce
qu’elle peut accomplir » (F. Varela, E. Thompson, E. Rosch, 1993, 63). L’expérience du
pèlerinage révèle cette dimension qui nécessite d’aborder le corps comme indissociable de
l’esprit. La volonté du pèlerin existe par son engagement physique et spirituel. Cette
expérience humaine, particulière, qu’est le pèlerinage, « nécessite la présence du corps
comme centre et unité de l’existence » (B. Andrieu, 1993, 393). Le chemin s’accomplit, prend
sens à travers le corps qui ne peut être limité à un simple « objet soumis à une volonté qui le
meut et le transcende » (C. Detrez, 2002, 158). Au contraire, certains parlent même
d’intelligence corporelle, comme Christine Detrez « il y a en fait une compréhension du corps
qui dépasse et précède la pleine compréhension visuelle et mentale » (C. Detrez, 2002,
158). Cette dernière est fort présente durant ce voyage à pied, durant lequel le pèlerin
apprend à écouter son corps, ses manifestations pour éviter de se blesser et de ne pouvoir
récupérer. Comme disait Léo, on ne peut pas aller à l’encontre de son corps sinon c’est
l’échec. Même si certains partent pour se dépasser physiquement, ils sont obligés de se
préparer pour atteindre leur but.
La marche comme voyage initiatique
Cette marche longue devient un véritable apprentissage comme le note Pierre Bourdieu « ce
qui est appris par le corps n’est pas quelque chose que l’on a, comme un savoir que l’on
peut tenir devant soi, mais quelque chose que l’on est » (Pierre Bourdieu, 1980, 123) . Le
pèlerin apprend à se connaître à travers cette marche initiatique qui va entraîner des
changements émotionnels et physiques.
Ceci renvoie à l’idée du pèlerinage en tant que rite de passage ou initiatique dans lequel le
pèlerin doit franchir trois étapes: séparation, attente, intégration, comme le stipule A.Van
Gennep. Car, le fait de partir durant plusieurs semaines loin de chez soi entraîne une
séparation d’avec la vie quotidienne. Puis le sujet va traverser une période de remise en
question, d’introspection qui va, enfin, lui permettre d’atteindre la phase d’intégration de soi
et du monde qui l’entoure. Le pèlerin revient différent, il renoue avec son corps qui lui permet
de prendre contact à la fois avec « soi » et le monde (idée développée par Merleau-Ponty).
Cette expérience totale que le pèlerinage propose réconcilie l’homme moderne avec son
corps si souvent délaissé.
‐ 40 ‐
Pour finir, il semblerait que le corps prenne tout son sens à travers cette expérience du
pèlerinage. Le pèlerin apprend à se connaître en restant à l’écoute de celui qui le porte, le
guide, l’interpelle dans la difficulté. Le corps transmet des informations qui vont permettre au
marcheur d’ajuster le pas, de découvrir ses limites ou, au contraire, l’ampleur de ses
potentialités physiques dont il devra prendre soin. Les émotions générées par cette
progression à la fois mentale et physique donneront toute sa consistance à cette expérience
humaine particulière qui permet de renouer avec les ancêtres pèlerins, pour qui la marche
faisait partie de leur vie quotidienne, comme seul moyen de déplacement. En quelque sorte,
le corps retrouve sa place première, en tant qu’objet de mobilité, sans perdre son
attachement à l’être qui quant à lui renoue avec ses origines bipèdes. Dans nos sociétés
urbanisées, les habitants ont perdu contact avec leur corps. Le retour qu’impose le
pèlerinage à l’activité première du corps, permet au sujet de se retrouver, de prendre contact
avec son être et le monde qui l’entoure. De la même façon que le corps agit sur la pensée,
l’ailleurs et l’ouverture au monde durant la marche, invitent le sujet à s’interroger, à méditer
et à trouver sa place.
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Le récit de voyage : dire le corps autrement
Mathilde Jégou
Nous allons nous intéresser à la manière dont on aborde le corps de l’autre dans deux
œuvres de voyage de la seconde moitié du vingtième siècle, celles de Lorenzo Pestelli et de
Nicolas Bouvier. Ces deux écrivains voyageurs ont suivi le même parcours en Orient, à peu
près à la même période, les années cinquante pour N. Bouvier, les années soixante pour L.
Pestelli. Celui-ci part à Pékin en 1965 accompagné de sa femme et de ses deux petites
filles. Il se rend ensuite un an au Japon puis rentre tranquillement en Europe par le chemin le
plus long. Le voyage s’achève en août 1967, il aura duré environ trois ans. Japon, Corée,
Vietnam, Siam, Cambodge, Thaïlande, Malaisie, Bali, Java, Sumatra, Ceylan, Inde du sud et
du nord, Népal, Tibet, feront la matière de son récit de voyage intitulé Le Long Eté publié en
Suisse en 1971.
En ce qui concerne N. Bouvier, son ouvrage le plus connu, l’Usage du monde, retrace son
grand voyage en Orient avec son ami le peintre Thierry Vernet. Tous deux sont partis de
Genève au mois de juin 1953 et ils se séparent près de Kaboul en 1954. Nicolas Bouvier
poursuit seul sa descente de l’Inde et séjourne à Ceylan avant de gagner le Japon en
octobre 1955. Il y reste un an puis rentre en Europe après un vagabondage de trois ans et
huit mois.
Nous allons donc suivre leurs trajets respectifs en Asie en cherchant dans leurs textes
l’inscription du corps de l’autre. Les deux voyageurs sont partis pour faire des rencontres
mais, contre toute attente, le corps de l’autre n’est pas celui que nous renvoient les textes,
ou du moins pas seulement ou alors autrement. En effet, on doit en passer par beaucoup
d’autres corps avant d’atteindre la discrète présence de l’autre au cœur des récits. Le
voyage conduit à la découverte d’une multitude de corps, à la diversité autant qu’à l’altérité.
Un des buts du récit de voyage est en effet, de réaliser cette épreuve de l’incorporation qui
consiste à mettre en mots le corps de l’autre certes mais aussi le sien et celui du monde.
Commençons par observer le voyageur qui prend conscience de son propre corps. Car se
découvrir corps étranger est bien la première leçon d’altérité dont nous parlent, dans leurs
textes, Nicolas Bouvier et Lorenzo Pestelli.
Le corps à l’épreuve de l’altérité
Mise à nu
« On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous
défait. »1 écrit N. Bouvier. Le voyage défait le corps par les étapes souvent rudes mais défait
aussi l’image qu’on se faisait de son corps. Si le voyage peut être considéré comme le temps
d’une connaissance particulière du corps, d’une revue de détails, dans cette mise à nu
inédite, le moment très particulier du bain fait figure d’apogée. Dans les œuvres de N.
Bouvier et L. Pestelli, en effet, et plus spécialement dans les témoignages qu’ils nous
laissent du Japon, le bain est un épisode incontournable. Les deux voyageurs se disent
avant tout marqués par l’apparent naturel avec lequel le Japonais assume son corps.
1
N. Bouvier, L’Usage du monde, Œuvres, Paris, Quarto, Gallimard, 2004, p. 82.
‐ 42 ‐
« Le Japonais, n’est pas troublé par le nu au bain ; il en a trop l’habitude, et si,
exceptionnellement, il est troublé, eh bien ! où est le mal ? Sur ce point, il est
plus naturel que nous. Il a dû rester longtemps perplexe devant notre société
qui mettait des caleçons longs et faisait tant d’histoires pour entrer dans
l’eau…puis garnissait ses jardins publics d’opulentes femmes nues
représentant le Commerce ou l’Industrie. 1 »
Ce nudisme tranquille suscite également l’admiration et même la jalousie de L. Pestelli. Bien
loin de cette apparente sérénité, le voyageur se trouve renvoyé à son corps mal assumé
d’Occidental, gaijin déplacé, encombré, disproportionné. Le bain japonais est un moment de
vérité, le corps y est dévoilé et la différence physique crûment révélée : « Quel malheur
d’avoir des membres aussi gros ! » s’exclame Pestelli.
Que faire de ce corps gênant, incommode, de « ses pieds qui prenaient une place énorme et
qu’il ne parvenait jamais à glisser dans les pantoufles délicates qu’on lui proposait (…) On le
poussait aimablement à se déshabiller ! (…) voilà qu’on le priait aussitôt de s’immerger dans
l’eau bouillante (…). Il ne savait pas comment faire pour se laver sans salir l’eau qui devait
servir aux Honorables Autres qui le suivraient dans le bain. » 2
Dans cet univers si policé, le corps de l’étranger fait tâche. Avili par sa condition d’occidental,
il se voit « matière à souillure »3 Presque mot pour mot, N. Bouvier exprime le même
malaise :
« (…) la perfection de cette chambre nue m’écrase. Me réprouve. Me donne
l’impression d’être sale alors que je sors du bain. D’avoir trop de poils, et de
désirs immodestes, et peut-être même un ou deux membres superflus.4 »
Reflet accusateur, l’Orient, le Japon en particulier, malmène le corps et ses représentations.
Dans ces deux extraits on est frappé par ce constat de difformité du corps occidental auquel
Bouvier et Pestelli finissent tous deux par aboutir. Les voyageurs se découvrent un corps
dont l’image n’est pas très convaincante. Que faire alors ? Changer de peau ?
Pour L. Pestelli, le corps se révèle en effet impropre dans tous les sens du terme, à la fois
sale et inconvenant, il est ambassadeur de tout ce à quoi il essaie d’échapper : sa culture, sa
naissance, sa famille, etc. Ce voyageur cherche avant tout à s’extraire de sa condition de
blanc plus qu’à endosser une peau en particulier. La question, pour lui comme pour
beaucoup de voyageurs de la deuxième moitié du XXe siècle, est de se désoccidentaliser
plutôt que de s’orientaliser, il ne s’agit pas de se revêtir de costumes exotiques mais de
trouver sa place face au corps de l’autre, « rien qu’une musique des corps perdue depuis
longtemps, qu’on retrouve petit à petit et à laquelle il faut s’accorder. »5 écrit N. Bouvier.
A mesure qu’il progresse dans son voyage, Lorenzo Pestelli s’approche d’une
métamorphose assez singulière:
« Depuis longtemps, notre peau inhospitalière d’Européens avait séché au
désert, quelque part dans le sud de la Perse. Nous étions devenus des singes
ou des colombes, je ne sais pas, mais le fils de mon père était sûrement égaré
dans quelque poubelle, chez un riche Iranien. 6 »
1
N. Bouvier, Chronique japonaise, Œuvres, p. 585.
L. Pestelli, Le Long Eté, Genève, Zoé, 2000, p.94-95.
3
L. Pestelli, Le Long Eté, p.385
4
N. Bouvier, Chronique japonaise, Œuvres, p. 628.
5
N. Bouvier, L’Usage du monde, Œuvres, p. 132.
6
L. Pestelli, Le Long Eté, p.380.
2
‐ 43 ‐
Qu’importe la nouvelle peau donc du moment qu’elle annule la première. Son corps ne
convient pas à son voyage, à ses idées anticolonialistes et L. Pestelli tente de le modifier et
d’en travailler la représentation dans le texte, en se rêvant chemin faisant, tout sauf blanc. Or
certains se chargent de le ramener à la réalité comme cet « emmerdeur américain rencontré
dans une laiterie de Katmandu »1 Petit extrait de leur conversation :
«Of course ! You have been in the hot countries, but you are still a white man !
(vous êtes quand même un blanc !)
Peut-être, répond le voyageur, mais avec quelque chose de très noir à
l’intérieur (with something very dark inside), qui finira tôt ou tard par apparaître
sur ma peau ! Faites-moi le plaisir de ne pas me considérer comme l’un des
vôtres, mais comme un ennemi !2 »
N’être ni soi, ni l’autre, mais un « blanc à l’envers », cette place est cependant dure à
trouver.
Nicolas Bouvier a lui aussi des envies de métamorphoses et elles semblent a priori plus
réussies. Au Japon et après deux ans de route, il constate :
« J’ai posé ma vieille peau quelque part dans l’étendue du sommeil. La
nouvelle est encore douloureuse et fragile mais il y aura certainement moyen
de vivre à l’aise quelques années dans cette peau-là ; l’autre n’allait vraiment
plus. 3 »
Cette déclaration ne doit pas faire illusion : c’est à des petits riens que N. Bouvier reconnaît
le changement impossible. Difficile par exemple de ne pas se trahir ne serait-ce, dit-il, que
par « ces voix de tableaux noirs tellement de chez nous. J’ose à peine ouvrir la bouche, de
peur de m’entendre, moi aussi. Je me demande combien de temps il faudrait passer sur les
routes et dans quelles canailleries il faudrait se lancer pour perdre ce ton pastoral. »4 En
effet, comment se débarrasser de ces trainantes intonations, comment modifier le corps ?
En le mettant en jeu répond N. Bouvier qui disait ne pas comprendre que l’on puisse ne pas
« vouloir céder au voyage un pouce de son intégrité »5 Concrètement, cela passe par le
choix d’un voyage aux conditions rudimentaires, fait de privations alimentaires, de transports
de seconde classe, d’hébergements de fortune, etc. Les mêmes que pour Pestelli. Ce désir
de voyager pour s’appauvrir, déjà prôné par H. Michaux sera aussi le refrain hippie, mais nos
voyageurs n’en restent pas là. Ils poussent tout à l’extrême, décidés à en finir avec leur
corps d’imposteur. Perdre le corps, tel est clairement l’enjeu du voyage de N. Bouvier.
« Le but de l’état nomade n’est pas de fournir au voyageur trophées ou emplettes mais de le
débarrasser par érosion du superflu, c’est dire de presque tout. Il rançonne, étrille, plume
essore et détrousse comme un bandit de grand chemin mais ce qu’il nous laisse « faire le
carat » : personne ne nous le prendra plus. On se retrouve réduit et allégé. (…) De retour à
l’état sédentaire – qui a lui aussi ses « moyens libératoires » – il faut veiller à ne pas
reprendre cette corpulence et cette opacité qu’on se flattait d’avoir perdues.6 »
Rinçage, essorage, le voyage apparaît presque comme un cycle de lavage. Tout cela pour
nettoyer ce que l’auteur appelle la corpulence qui fait barrage au monde. Le voyage mène
bien Bouvier vers une « crise de la dimension » pour reprendre une expression de Michaux,
celle de son corps dont les contours sont donc à redéfinir par la route, à racornir, à
1
L. Pestelli, Le Long Eté, p. 339.
Ibid.
3
N. Bouvier, Chronique japonaise, Œuvres, p. 543.
4
N. Bouvier, L’Usage du monde, p. 138.
5
Ibid., p.410.
6
N. Bouvier, Réflexions sur l’espace et l’écriture, Œuvres, p. 1061.
2
‐ 44 ‐
estomper. Être transformé, de préférence blessé, est bien la preuve que le voyage a eu lieu,
qu’il a littéralement marqué, alors que l’on se plaindra comme ici L. Pestelli « (…) de n’avoir
aucune égratignure d’ongle à montrer, / ma peau est sans histoire,/ rivage sans falaises ! » 1
La peau, surface où s’inscrit le voyage, se doit d’en être l’histoire. Comme le visage d’Eliane,
la femme de Nicolas Bouvier. Après une excursion éprouvante, le couple rencontre un
étudiant qui demande son âge à Eliane, 37ans, il l’a croyait beaucoup plus vieille.
« J’étais heureux que cette équipée admirable nous ait marqués. C’était
comme une encoche sur un couteau d’assassins. Si on ne laisse pas au
voyage le droit de nous détruire un peu, autant rester chez soi. 2»
N. Bouvier va donc naturellement se prouver corps au monde en s’éprouvant. Sa méthode
est bien rodée : maladie, fièvre, fatigue extrême, amaigrissement, un cocktail qui fait
merveille en Inde :
« Comme je prenais peu de place et n'écrasais pas leurs paquets, le plus
hardi m'a demandé en anglais si j'étais un indien du Népal. C'est grand l'Inde
– dix-sept alphabets, plus de trois cents dialectes – on ne s'y connaît guère.
Moi j'étais bruni, salé comme une galette, un peu recroquevillé de jaunisse
aussi. 3 »
Victoire pour le voyageur ! Le corps malmené se fait enfin couleur locale, se confond, en
image, et uniquement en image, avec le corps de l’autre.
L. Pestelli quant à lui, remarque que le corps misérable et amoché n’est pas sans lui
conférer une certaine innocence. En Inde, il découvre ainsi un bon usage de la laideur:
« Mon corps se couvre peu à peu de pustules ; j’ai, en commun avec la foule
qui m’entoure, la plaie suintante qui est comme un tissu de divinité ; accroupi
dans la poussière, je perds peu à peu l’usage de mes membres (…) Je m’y
traîne à l’aide d’une béquille et je n’ai plus besoin de m’excuser auprès du
gardien ; mes yeux creux, mes cheveux qui tombent sur l’épaule n’ont plus le
pouvoir de les inquiéter. Je leur ressemble et je n’ai plus l’âge où l’on donne
l’obole ; je ne suis riche que de racines brisées. 4 »
Si le Japon leur a révélé leur monstruosité, l’Inde leur a permis de la noyer. Aspirant tous les
deux à des « dimensions réduites »5 Nicolas et Lorenzo vont tenter de se dissoudre ou
comme le dit N. Bouvier, de se diluer. Pour ce dernier, le but est de « se perdre de vue » 6
Pas être un autre mais être moins, moins sûr de son fait, un être en pointillé, presque effacé.
L. Pestelli, adepte quant à lui, d’une certaine radicalité, ne transige pas. Si le corps gêne, il
faut s’en débarrasser: « (…) je perds peu à peu l’usage de mes membres » 7 disait-il plus
haut. Le voyage va donc servir très précisément à le démembrer. D’une part, on l’a vu avec
son refus d’être membre de l’Occident, de la « race blanche » selon sa propre expression. Et
d’autre part avec cet écartèlement du corps qui est à l’œuvre dans le voyage , celui-ci ne
conduit pas seulement à la métamorphose, il réduit le corps à néant :
« (…) mes lèvres palissent, mes cheveux tombent, mes dents pourrissent. Je ne suis plus
que sable fin, édition petit format, parapluie, maillot de bain… ! »8
1
L. Pestelli, Le Long Eté, p. 451.
N. Bouvier, Les chemins du Halla-San ou The old shittrack again, Œuvres, p 1026.
3
N. Bouvier, Le Poisson-Scorpion, p.728.
4
Ibid., p. 313.
5
L. Pestelli, Pour une décollation de saint Soi-même. L’amour sur les pentes raides, Genève, Zoé, 1984, p. 39.
6
N. Bouvier, « L’attente », L’Echappée belle, p. 48. « En près d’une année de voyage, j’avais oublié ma vie au
profit de LA VIE, tant entre Zagreb et l’Iran, celle-ci s’était révélée colorée, imprévisible et cocasse. Je m’étais tout
à fait perdu de vue, ce qui est finalement la meilleure façon –et la plus discrète – de disparaître. Ce qui est aussi
une des leçons du voyage. »
7
L. Pestelli, Le Long Eté, p. 313.
8
Ibid., p. 205.
2
‐ 45 ‐
Le corps du voyageur se retrouve éparpillé par le mouvement du voyage : il devient « cette
personne de plus en plus complexe dont il me semble être un reflet et à laquelle je finis par
ne plus savoir attribuer un visage. »1 Chez L. Pestelli le corps est victime d’une description
dévastatrice, marquée par un parti pris de misérabilisme. L’auteur développe une esthétique
de la défiguration en mettant en œuvre sa propre dégradation.
Les méthodes de L. Pestelli et N. Bouvier sont donc différentes mais, dans tous les cas, la
mise à l’épreuve du corps est au cœur du voyage, quand elle n’en constitue pas l’enjeu
principal. Le voyage impose une évidente radicalité mais on se demande bien pour quel
résultat ? Est-ce qu’il faut faire disparaître la corpulence pour mieux rencontrer l’autre ? Ce
deuil du corps est-il le préambule nécessaire à la rencontre ?
De la disparition à la fusion
Et si oui, quelle rencontre ? Où est l’autre ? Les auteurs ne disent pas directement le corps
de l’autre qui devient l’insaisissable du récit. Le corps féminin surtout, l’autre par excellence,
semble presque tabou. Les voyageurs partant en Orient semblent avoir voulu se prémunir
d’un mythe envahissant et solidement inscrit dans l’imaginaire occidental, celui de la très
exotique femme orientale.2 Le terrain est tellement miné que le désir est nécessairement
sous contrôle. Pestelli délocalise et s’oriente vers l’amour courtois ou le mythe grec, parlant
de femme Pénélope et de chevaliers cherchant l’aimée et N. Bouvier s’acharne à déjouer
systématiquement les pièges de séduction que lui tend le voyage. Dans les deux cas, on se
garde bien de faire de la possession de la femme orientale un passage obligé du voyage en
Orient, comme elle pouvait l’être dans les récits antérieurs. N. Bouvier critique même
vertement certains occidentaux qui provoquent la difficulté d’un Japon fermé par un
« donjuanisme un peu niais et éperdu »3 Le voyageur quant à lui refuse d’être assimilé à ces
« pères tranquilles prenant soudain des allures de Roméo – parce que coucher avec des
femmes, même payées, leur donne l’impression vengeresse de forcer ce pays qui ne s’ouvre
pas. Il faut ensuite les entendre parler de leurs conquêtes : atterrant. »4
Ce corps de l’ailleurs, L. Pestelli le sait insaisissable, il ne rêve plus de l’incorporation de la
différence et sait déjà l’impossible métissage. Alors et même si le voyage affirme la
nécessité de la rencontre, l’autre n’est pas souvent au rendez-vous dans le texte ! Et le
voyageur est le plus souvent confronté à ce que Pestelli appelle « (…) cette maladie
confuse et irrécupérable (…) LA SOLITUDE» 5 C’est sur l’île de Ceylan, où Nicolas Bouvier
va séjourner pendant neuf mois qu’il va durement l’expérimenter. S’enlisant petit à petit, il va
presque perdre la raison, tomber malade avant de trouver miraculeusement la force de
repartir.
Or ce qui nous intéresse dans cette expérience c’est la manière dont N. Bouvier va tromper
la solitude. Puisque lors de ce séjour à Ceylan, et en Orient de manière générale, la femme
est inaccessible, N. Bouvier choisit de déplacer l’exotisme ordinaire qui pousse le voyageur
vers le corps de la femme orientale et se rabat en quelque sorte sur les seuls corps
disponibles : en l’occurrence ceux des insectes qui envahissent sa chambre. Quand l’autre
1
L. Pestelli, Le Long Eté, p. 262.
F. Michel, En route pour l’Asie, le rêve oriental chez les colonisateurs, les aventuriers et les touristes
occidentaux, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 70.
3
N. Bouvier, Le Vide et le plein, Carnets du Japon, Paris, Hoëbeke, 2004, p.16.
4
Ibid., p. 17.
5
L. Pestelli, Pour une décollation de saint Soi-même. L’amour sur les pentes raides, p. 34.
2
‐ 46 ‐
échappe, N. Bouvier s’adapte. Il donne toute son attention au feuilleton microcosmique qui
se joue quotidiennement dans l’auberge où il réside:
« Par les fissures du béton éclaté les termites volants montaient du sol en
rangs serrés pour leurs épousailles, les ailes collées au corps, leur corselet
neuf astiqué comme les perles noires du bazar. (…) une dégaine
hallucinante : ventre mou, plastron blindé et cette énorme tête en forme
d’ampoule qui expédie sur l’adversaire une goutte d’un liquide poisseux et
corrosif. De profil ce sont de minuscules chevaliers en armure de tournoi,
visière baissée. »1
C’est un monde résolument physique qui entoure le voyageur mais auquel il ne prend part
qu’en simple observateur. Il réalise cependant la nécessité de faire corps pour survivre et
s’accroche désespérément à la matière, au corps, quand bien même ce ne serait que celui
d’un insecte.
Dans son récit le corps de l’autre, de la femme surtout, est approché avec précaution, avec
toutes les précautions du langage. Le corps du monde, par contre, peut-être célébré avec
moins de garde-fous semble-t-il. La corporalisation du monde est célébrée dans les poèmes
surtout. N. Bouvier y évoque l’Inde et ses « deltas vert pâle comme des paumes ouvertes »2
Il loue surtout les couleurs, des couleurs goûteuses qui composent un tableau ou comme ici
une recette « les jours de cérémonies, des tuniques framboise, safran, pistache ou violettes,
(…) font dans le gris-brun-vert du paysage japonais un effet admirable. »3 Cependant sa
manière d’aborder le monde et l’autre reste très intellectualisée, très maîtrisée. N. Bouvier a
beaucoup de mal, il le dit lui-même, à formuler cette « présence plénière » au monde
(l’expression est de K. White, un autre voyageur,) ce qu’il désigne quant à lui du terme
japonais « satori » C’est dit-il, « une sorte d'irruption du monde dans votre mince carcasse,
fantastique, dont on ne parvient pas à rendre compte avec les mots. »4
Mais comment trouver cette extase ? C’est là que ça se complique et la question reste plus
ou moins sans réponses:
« En voyage j’ai, par usure physique, fatigue, ou au contraire après une
excellente sieste dans le trèfle, vécu quelques-unes de ces illuminations et ne
suis jamais parvenu à en rendre vraiment compte. Quand je dis « en
voyage », je ne songe pas à dire que ces instants fulgurants soient le
monopole de l’état nomade ; ils peuvent aussi bien survenir dans la cellule
d’un moine ou dans le lit d’une femme. » 5
Et finalement toute sa sensualité s’exprime dans ce flou, cette imprécision de l’objet du désir,
l’autre ou le monde on se sait plus bien quel est l’objet dans cette confusion des plaisirs.
Dans cette pagaille des sens, l’étape suprême est l’extase, « la mort perchée sur la folie des
sens »6 pour reprendre B. Cendrars. Pour Bouvier également, certaines étapes du voyage
sont si intenses qu’elles n’ont de familiarité qu’avec la mort :
La lune montante était si pleine
Et la vie était si fine
Qu’il n’était ce soir-là
Plus d’autre perfection que dans la mort.33
1
N. Bouvier, Le Poisson-Scorpion, Œuvres, p. 771.
N. Bouvier, Les Indes galantes, Le Dehors et le Dedans, Œuvres, p. 834.
3
N. Bouvier, Chronique japonaise, Œuvres, p. 515.
4
N. Bouvier, Routes et déroutes, Œuvres, p. 1299.
5
N. Bouvier, Routes et Déroutes.
6
B. Cendrars, L’Homme foudroyé, Paris, Denoël, 1960, p.263.
2
‐ 47 ‐
Il s’agit pour lui de porter le voyage jusqu’à l’extrême bonheur, jusqu'au point de non-retour,
et surtout jusqu’à l’idéal du corps disparu. Finalement c’est par cette image du corps mort, de
l’anéantissement illuminant, que N. Bouvier exprime paradoxalement le bonheur physique
d’être au monde.
Ce retrait discret, cette usure si soigneusement préparée jusqu’au final de disparition restent
par contre inconnus à L. Pestelli dont le rapport au monde est basé sur la possession, même
impossible. Il y a chez L. Pestelli une sexualisation outrancière du monde. Cela se traduit
dès ses premières œuvres par une sexualisation du paysage et non plus seulement par une
corporalisation du monde comme on peut la trouver chez Bouvier. Son récit de voyage va
rituellement blasonner « les corps divisés des continents »1 « survolant les bras
gigantesques (…) les mains couvertes d’espaces bruns »2 « les pores du paysage »3 et
« l’abdomen de la terre »4
L’Asie se prête particulièrement à cette personnification : « L’Asie est comme une femme !
écrit-il. C’est le plus féminin d’entre tous les continents ! »5L’Orient est véritablement pour lui
un espace sexué. Même si l’Asie reste la matière du désir, ce qui l’exacerbe et non ce qui le
comble, il y a bien chez L. Pestelli un fantasme de « la pénétration de l’Orient »6 (Barthes)
espace à ravir ne serait-ce qu’en pensée : « L’épée de ma pensée traverse la chair oscillante
d’un espace dont je ne puis mesurer l’étendue »7 Dans des textes intitulés « scories
érotiques », il est plus explicite encore et rêve de son « sexe à tout jamais fixé dans le ventre
de la terre »8
Mais tout comme la femme se dérobe à son envahissant désir, de la même façon, le corps
du monde lui reste défendu. L’adéquation avec le corps du monde est rarement trouvée, et il
faut le plus souvent endurer la frustration d’être renvoyé: « aux rivières marginales qui font
le tour du globe sans jamais pénétrer dans l’abdomen. »9 Le désir d’enfouissement reste
inassouvi bien que maintes fois exprimé.10
Sans doute parce que L. Pestelli est exigeant, il souhaiterait une fusion :
« J’aurais voulu que mon corps fût conforme aux plis du désert, écrit-il, que
ma bien-aimée fût aussi riche en sinuosités que la plus recourbée des
péninsules (…) je ne m’attendais pas à un continent d’interdictions ni à une
kyrielle de frontières s’enjambant les unes les autres de par le monde. »11
Le désir est inassouvi également parce qu’il est coupable. Le monde, comme la femme, se
révèle « chair interdite » »12 Et il y a plusieurs causes à cette culpabilité : tout d’abord le
rapport que L. Pestelli entretient avec l’Asie est très explicitement incestueux. L’Asie est en
effet présentée la fois comme femme et mère. Ensuite, le voyageur se sent coupable d’être
homme. « Il y a toujours en moi cette grimace masculine qui abîme tout (…)»13 écrit-il. Pour
lui, le sexe mâle est celui du colonisateur, du destructeur et du dominateur. On a vu que
1
L. Pestelli, Le Long Eté, p. 32.
L. Pestelli, Le Long Eté, p. 26.
3
Ibid., p. 46.
4
Ibid., p. 33.
5
Ibid., p. 170.
6
R. Barthes, Mythologies, p. 152.
7
L. Pestelli, Le Long Eté, p. 211.
8
Ibid., p. 48.
9
Ibid., p. 340.
10
A. Buisine, L’Orient voilé, Paris, essai Zulma, Calman-Lévy, 1993, p. 187. A propos du désir
d’enfouissement, l’auteur montre que l’enfouissement plutôt que le dévoilement deviendra progressivement la
nouvelle tentation de l’Orient.
11
L. Pestelli, Le Long Eté, p. 30.
12
Ibid., p. 33.
2
13
L. Pestelli, Pour une décollation de saint Soi-même, p. 75.
‐ 48 ‐
Pestelli détestait sa race, il avoue maintenant détester son sexe 1 Il s’établit une
correspondance directe entre le Mâle et le Mal et le voyage doit permettre d’en sortir:
Je crois alors à un extraordinaire voyage
qui me déracine de ce qu’il y a de plus lourd dans mes os ;
et je perds tout ce qui de mâle en moi
m’empêche de partager l’amour. 2
C’est un parcours d’une sexualisation du monde à un voyage hors genres, dans tous les
sens du terme, que nous propose donc Pestelli. Il n’atteint pas le corps de l’autre, il ne
fusionne pas avec la terre non plus mais finit par se détacher de son propre corps en
proposant cette étonnante sortie du genre.
Pour conclure, dans les textes de L. Pestelli et de N. Bouvier, les corps s’échappent. Le leur
parce qu’il ne leur convient pas, celui du monde parce qu’il ne se livre que dans des instants
fulgurants et celui de l’autre, peut-être parce qu’il est délicat à dire. Pourquoi une telle
prudence de plume ? On peut supposer que la pression est forte de conserver une vision
idéale de l’autre ou une version idéale du récit de voyage ? Et si on peut livrer sans
ménagement au lecteur les affres de son corps dévasté par la route, il serait sans doute mal
venu de parler de cette manière du corps de l’autre.
Dans ces récits de voyage, la rencontre est tellement attendue qu’elle n’a finalement
presque jamais lieu. Ainsi le corps de l’autre est-il tout juste effleuré, esquissé dans les
textes au fil des rêves, des éblouissements ou de vagues sensations. Le contact avec le
corps de l’autre est virtuel, visuel tout au plus. Mais cette présence par intermittence, proche
de l’absence, préserve l’autre dans son mystère et fait du voyage un viatique du désir.
1
2
Ibid.
L. Pestelli, L’Amour sur les pentes raides, p. 145.
‐ 49 ‐
Le voyage comme un art des sens
David Le Breton
« J’étais heureux que cette équipée admirable nous ait marqués. C’était comme une
encoche sur le couteau d’un assassin. Si on ne laisse pas au voyage le droit de nous
détruire un peu, autant rester chez soi » (Nicolas Bouvier, Les chemins du Halla San).
Eloge de la marche1
Marcher dans le contexte du monde contemporain pourrait évoquer une forme de nostalgie
ou de résistance. Pourtant, il n’y a pas de racines à nos pieds, ceux-ci sont faits pour se
mouvoir et non se figer dans une immobilité les rendant inutiles en ce siècle de vitesse et de
transports routier ou aérien, ou d’escalators ou de trottoirs roulants qui transforment la
majorité de leurs usagers en infirmes dont le corps ne sert plus à rien sinon à leur gâcher la
vie. Les marcheurs sont des individus singuliers qui acceptent des heures ou des jours de
sortir de leur voiture pour s’aventurer corporellement dans la nudité du monde. La marche
est le triomphe du corps avec des tonalités différentes selon le degré de liberté qu’elle
propose.
La marche est une dérobade, un pied de nez à la modernité. Elle introduit à la sensation du
monde, elle en est une expérience pleine laissant à l'homme l'initiative. Elle ne privilégie pas
le seul regard à la différence du train, de la voiture qui instruisent la passivité du corps et
l'éloignement du monde. On marche pour rien, pour le plaisir de goûter le temps qui passe,
faire un détour d’existence pour mieux se retrouver au bout du chemin, découvrir des lieux et
des visages inconnus, élargir sa connaissance par corps d’un monde inépuisable de sens et
de sensorialités ou simplement parce que la route est là. La marche est une méthode
tranquille de réenchantement de la durée et de l’espace. Elle est un dessaisissement
provisoire par l’atteinte d’un gisement intérieur qui tient seulement dans le frisson de l’instant.
Elle implique un état d’esprit, une humilité heureuse devant le monde, une indifférence à la
technique et aux moyens modernes de déplacement ou, du moins, un sens de la relativité
des choses. Elle anime un souci de l’élémentaire, une jouissance sans hâte du temps. Elle
est une expérience de la liberté, une source inépuisable d’observations et de rêveries, une
jouissance heureuse des chemins propices aux rencontres inattendues, aux surprises.
Même sous la forme d’une modeste promenade, la marche met provisoirement en congé
des soucis qui encombrent l’existence hâtive et inquiète de nos contemporains. Elle ramène
aux frémissements des choses et rétablit une échelle de valeurs que les routines collectives
tendent à élaguer. Elle ravive une intériorité mise à mal par une société bruyante et ne jurant
que par l’extériorité. L’apparence est la seule profondeur valorisée de nos sociétés.
Le sentier, ou même le chemin, est une mémoire incisée à même la terre, la trace dans les
nervures du sol des innombrables marcheurs ayant hanté les lieux au cours du temps, une
sorte de solidarité des générations nouée dans le paysage. L’infinitésimale signature de
chaque passant est là, indiscernable. Emprunter ces routes terreuses amène à emboîter le
pas à la foule des autres marcheurs au long d’une invisible mais réelle connivence. Le
chemin est une cicatrice de terre au milieu du monde végétal ou minéral en proie à
l’indifférence du passage des hommes. Le sol battu des innombrables pas imprimés pour
une infime durée est une marque d’humanité. Les pieds foulant le sol n’ont pas l’agressivité
du pneu qui écrase tout ce qui croise son chemin sans état d’âme et imprime dans la terre la
blessure de son passage.
1
Cf David Le Breton, Eloge de la marche, op. cit. et La saveur du monde, op. cit.
‐ 50 ‐
Nu devant le monde, contrairement à l’automobiliste ou aux usagers des transports en
commun, le marcheur se sent responsable de ses actes, il est à hauteur d’homme et oublie
difficilement son humanité la plus élémentaire. Il est son seul maître d’heures, il baigne dans
le temps comme dans son élément. S'il choisit ce mode de déplacement au détriment des
autres, il marque sa souveraineté face au calendrier, son indépendance devant les rythmes
sociaux, son souci de pouvoir poser sa besace pour savourer une bonne sieste ou se
repaître de la beauté d'un arbre ou d'un paysage qui le touche soudain, ou encore
s'intéresser à une coutume locale que sa bonne fortune lui permet de surprendre. Pour lui,
seul compte le chemin, la destination n’est souvent qu’un prétexte. Le plus souvent le
marcheur est un homme disponible n'ayant de compte à rendre à personne, il est par
excellence l'homme de l'occasion, l'artiste du temps qui passe, le flâneur des circonstances
qui fait sa provision de trouvailles au fil du chemin.
« Une vie passée à ne plus observer les heures, c’est l’éternité, dit Stevenson. On ne saurait
concevoir, à moins d’avoir essayé, la longueur d’une journée d’été que l’on mesure
seulement par la faim et que l’on termine seulement quand on a sommeil » (Stevenson,
1978, 183). Le marcheur est dans un temps ralenti à la mesure du corps et du désir. La
seule hâte est parfois celle d’aller plus vite que la tombée du jour. L’horloge est cosmique,
elle est celle de la nature et du corps, moins celle de la culture avec son découpage
méticuleux de la durée. Le marcheur est celui qui prend son temps, et ne laisse pas le temps
le prendre.
Livré aux seules ressources de sa résistance physique et de sa sagacité à emprunter le
chemin le plus propice à sa progression géographique et intérieure, il participe de toute sa
chair aux pulsations du monde, il touche les pierres ou la terre de la route, ses mains se
portent sur les écorces, ou trempent dans les ruisseaux, il se baigne dans les étangs ou les
lacs, les odeurs le pénètrent : odeurs de terres mouillées, de tilleul, de chèvre-feuilles, de
résine, fétidité des marécages, iode du littoral atlantique, nappes d’odeurs de fleurs mêlées
saturant l’air. Il sent l'épaisseur subtile de la forêt que recouvre l'obscurité, les effluves de la
terre ou des arbres, il voit les étoiles, et éprouve la texture de la nuit, il dort sur le sol inégal.
Il entend les cris des oiseaux, les frémissements des forêts, les bruits de l’orage ou les
appels des gamins dans les villages, les stridulations des cigales ou le craquement des
pommes de pin sous le soleil. Il connaît la meurtrissure ou la sérénité de la route, le bonheur
ou l'angoisse de la tombée de la nuit, les blessures dues aux chutes ou aux infections. La
pluie mouille ses vêtements, trempe ses provisions, embourbe le sentier; le froid ralentit sa
progression, le force à la confection d'un feu pour se réchauffer, mobilise tous ses vêtements
pour le couvrir; la chaleur colle sa chemise sur sa peau, la sueur coule sur ses yeux. Il
cueille les fraises des bois, les framboises sauvages, les myrtilles, les mûres, les noisettes,
les noix, les châtaignes, les champignons, etc., selon les saisons. La marche est une
expérience sensorielle totale ne négligeant aucun sens,
Jamais la nourriture n'est aussi savoureuse, même réduite, qu'au moment de la halte qui suit
l'effort fourni depuis des heures. La marche transfigure les moments ordinaires de
l'existence, elle les invente sous de nouvelles formes. Laurie Lee décrit avec justesse les
mille repas qui attendent les marcheurs épuisés, le bonheur du repos, l’attente frémissante
des premiers plats.
« Je m’affalai à table et, la tête au creux des bras, écoutai avec volupté les
moindres mouvements de la femme. La poêle à frire chanta sur la cuisinière, il
y eut un bruit de coquille d’oeuf qui se brise, d’huile qui grésille. Des gouttes
de sueur tombaient de mes cheveux et me coulaient sur les mains. J’avais la
tête pleine de chaleurs et voyais encore trembler la poussière blanche de la
route, étinceler les champs de blés cuivrés (…) La première gorgée d’eau
minérale m’explosa littéralement dans la bouche avant de s’y pulvériser en un
‐ 51 ‐
givre d’étoiles. On me servit une assiette de jambon et quelques verres de
jerez. Une douce langueur se répandit dans mes membres 1».
Bernard Ollivier bloqué par des douaniers imbus de leur pouvoir, trouve une treille lourde de
grosses grappes de raisin : « N’est ce pas cette sagesse que je viens chercher au bout du
monde que je trouve là ? N’est ce pas sous cette treille que je me dépouille du sentiment de
l’urgence, de l’oppression du temps, des astreintes qui bousculent la vie du citadin ? Grain
après grain, tout en surveillant à travers les pampres de la vigne le soleil monter au zénith, je
savoure ce plaisir si simple qui me vient, bien malgré elle, d’une douane chicanière2 ».
Jouissance éperdue de l’eau, de la limonade ou de la bière qui désaltère après
l’accablement du soleil. La frugalité d’un repas vaut parfois les festins les meilleurs et laisse
un souvenir plus impérissable de satiété et de jubilation. Des plats de rien deviennent de
savoureuses gourmandises quand ils sont portés par la faim et la délicieuse fatigue d’une
bonne journée de marche. Extase d’une source d’eau fraîche, d’une rivière ou d’un lac qui
surgit inopinément au bord du chemin.
Percevoir le monde : l’œuvre de Nicolas Bouvier
Nos perceptions sensorielles, enchevêtrées à des significations et à des valeurs, organisent
les limites fluctuantes de l'environnement où nous vivons, elles en disent les qualités et en
établissent les frontières. Le monde de l'homme est un monde de la chair, une construction
née de sa sensorialité passée au tamis de sa condition sociale et culturelle, de son histoire
personnelle, de son attention à son milieu, de ses émotions. Entre ciel et terre, souche
identitaire, le corps est le filtre par lequel l'homme s'approprie la substance du monde et la
fait sienne par l'intermédiaire des systèmes symboliques qu'il partage, nourris de son style
propre, avec les membres de sa communauté3. Le corps est la condition humaine du monde,
ce lieu où le mouvement incessant des choses s'arrête en significations précises ou en
ambiances, se métamorphose en images, en sons, en saveurs, en odeurs, en textures, en
couleurs, en paysages, etc. L'homme participe au lien social non seulement par sa sagacité
et ses paroles, ses entreprises, mais aussi par une série de gestes, de mimiques qui
concourent à la communication, par l'immersion au sein des innombrables rituels qui
scandent l'écoulement du quotidien. Toutes les actions qui forment la trame de l'existence,
même les plus imperceptibles, engagent l'interface du corps. Le corps n'est pas un artefact
ou un habitacle logeant un homme devant mener son existence toujours encombré de ce
détour. A l'inverse, toujours en relation d'étreinte avec le monde, il en trace le chemin et rend
hospitalier son accueil. Un monde de significations et de valeurs, de connivence et de
communication ne cesse de s’ouvrir face au cheminement de l’homme.
Le monde se donne à travers la profusion des sens. Il n’est rien dans l’esprit qui ne soit au
préalable passé par les sens. Certains écrivains se laissent imprégner par ces ambiances
diffuses dégagées par leur environnement ou bien ils la repoussent dans une sorte de
puritanisme. L’écriture de Nicolas Bouvier est sous le plein vent de ses géographies intimes,
elle est éminemment sensible et sensuelle. Chaque perception est en résonance avec mille
autres et le monde qui l’entoure ne cesse de se donner comme inépuisable de propositions.
Une continuité se noue en permanence entre le corps du voyageur et la chair du monde, la
géographie extérieure est sensuelle, vivante, elle menace, elle respire, elle saigne, elle
s’ébroue ou s’endort, elle est une seconde chair pour le voyageur.
1
Laurie Lee, Un beau matin d’été Paris Payot 1994, p 87 et 104.
Bernard Ollivier, Vers Samarcande, Paris, Phébus, 2001, p. 266.
3
David Le Breton, La saveur du monde. Une anthropologie des sens, Paris, Métailié, 2007.
2
‐ 52 ‐
Dès les premières lignes de L’usage du monde les perceptions se pressent sous la plume
dans la peur d’en oublier une, elles se renvoient les unes les autres dans une résonance
heureuse où tout est lié : « J’étais dans un café de la banlieue de Zagreb, pas pressé, un vin
blanc-siphon devant moi. Je regardais tomber le soir, se vider une usine, passer un
enterrement –pieds nus, fichus noirs et croix de laiton. Deux geais se querellaient dans le
feuillage d’un tilleul. Couvert de poussière, un piment à demi rongé dans la main droite,
j’écoutai au fond de moi la journée s’effondrer joyeusement comme une falaise. Je m’étirais,
enfouissant l’air par litre. Je pensais aux neufs vies proverbiales du chat ; j’avais bien
l’impression d’entrer dans la deuxième » (1992a, 12). La trame du récit ne néglige jamais
les innombrables moments de doutes, de désarrois, de fatigues inhérents au voyage, le
froid, la faim, la dysenterie, la colique, d’autres maladies plus exotiques, ou la déprime. Les
chambres crasseuses, pleines de punaises, de puces ou d’insectes innombrables… Les
transports souffreteux ou tombant en panne… Il ne s’agit pas de tricher et de donner des
lettres de créance à l’idée du seul émerveillement procuré par le dépaysement. Même si
toujours l’étonnement de vivre amène à trouver de l’or dans l’eau sale. Ainsi dans les
vestiges de Persépolis :
« Dormir dans ces ruines nous payait bien des tracas. La nuit surtout elles
étaient belles : lune safran, ciel troublé de poussière, nuages de velours gris.
Les chouettes perchaient sur les colonnes tronquées, sur la mitre des sphinx
qui gardent le portique ; les grillons chantaient dans le noir des murailles. Du
Poussin funèbre » (1992a, 215)
Un écheveau de sensations ricochent les unes sur les autres, chacune ajoutant sa nécessité
de présence. La contemplation suspend le temps mais elle ne s’épuise pas dans le seul
regard, elle mêle le son, les impressions tactiles, la saveur du vin … Le monde n’est pas
avare de ses offrandes ni le voyageur de les recevoir. Tout voyage est un cheminement à
travers les sens. Une invitation à la sensualité dont il revient à l’écrivain de la partager avec
ses lecteurs ou de la leur tenir à distance. Certains écrivains sont puritains, ils décrivent le
monde avec distance, élaguant les vertiges, les sollicitations effaçant les couleurs, les
odeurs, la sueur pour transformer leur expérience en sobriété, en théâtre épuré où se
meuvent des ombres. D’autres succombent à la jubilation des sens et ne peuvent se retenir
de traduire sans fin une foule de sensations heureuses qui les justifient mille fois d’exister et
surtout d’être là à ce moment.
Nicolas Bouvier dit son extrême attention lors de ses voyages afin de ne perdre aucun détail.
Le don de présence des événements n’est pas moins prodigue que la fringale du voyageur.
Il s’efforce de faire une large provision des perceptions glanées ça et là afin d’en rendre
compte à ses correspondants. Il dit écrire des lettres de vingt pages à sa femme et en
recevoir autant d’elle (1992b, 23). Toute perception acquise sur le monde est un détour pour
toucher l’autre et se rappeler au réel. Pour rendre compte du foisonnement sensoriel du
monde il faut un tamis suffisamment large pour ne rien perdre d’essentiel.
« Quand j’ai voulu raconter ces premières randonnées, j’ai bientôt compris
que le langage dont je disposais alors ne ferait pas l’affaire, il était trop maigre,
nerveux, moral, rhétorique, linéaire. Il me fallait des mots rêches comme un
tissu villageois, stridents comme les voix des monastères bulgares, lourds
dans la main comme les galets noirs du Péloponèse, légers comme la cendre
la plus fine pour les spéculations enchanteresses du soufisme iranien » (1996,
80)
Bouvier souligne son amour des adjectifs, sa « grande épicerie » (1996, 88), là où toute la
sensorialité du monde trouve ses miroitements. Il cite les conteurs orientaux mais aussi
Cohen, Mandelstam, Kazantzakis, Istrati surtout. Ces ouvrages sont écrits après dans une
sorte de reviviscence des émotions et des sensations alors éprouvées dont il retrouve les
traces dans ses carnets. Comme s’il fallait multiplier les dimensions du voyage, et ne jamais
y renoncer, même chez soi auprès de sa cheminée. L’écriture a cette vertu de multiplier les
‐ 53 ‐
chemins même en restant immobile et les mots de ramener au présent les émois d’autrefois.
Ainsi L’usage du monde est rédigé six ans après le voyage, et publié non sans difficultés en
1963.
L’écriture chez Nicolas Bouvier est un art des sens. Jamais cependant ces derniers ne se
réduisent à des impressions purement esthétiques, ils condensent toute l’ambivalence du
monde et sont traduits dans leurs aspects de grâce ou de dégoût car de toute façon ils
participent de la qualité d’un monde qui ne vaut que par ses contradictions. Impossible de
partager entre l’or et la boue. Ainsi, Nicolas Bouvier se ballade au bord de la Save, à
Belgrade,
« Sur le quai, deux hommes nettoyaient d’énormes tonnes qui empestaient le
soufre et la lie. L’odeur de melon n’est bien sûr pas la seule qu’on respire à
Belgrade. Il y en a d’autres aussi préoccupantes ; odeur d’huile lourde et de
savon noir, odeur de choux, odeur de merde. C’était inévitable ; la ville était
comme une blessure qui doit couler et puer pour guérir, et son sang robuste
paraissait de taille à cicatriser n’importe quoi. Ce qu’elle pouvait déjà donner
comptait plus que ce qui lui manquait encore. Si je n’étais pas parvenu à y
écrire grand-chose, c’est qu’être heureux me prenait tout mon temps »
(1992a, 44)
La terre est toujours vivante et sensuelle. Les montagnes, les rochers, les déserts, les
étoiles, la nuit, les humains, tout ce qui existe est en suspens de mouvements et de
résonance avec le voyageur. « Puis la glaise et la boue s’allument de mille feux et le soleil
d’automne se lève sur les six horizons qui nous séparent encore de la mer. Tous les
chemins autour de la ville sont tapissés de feuilles de saule que les attelages écrasent en
silence et qui sentent bon. Ces grandes terres, ces odeurs remuantes, le sentiment d’avoir
encore devant soi ses meilleures années multiplient le plaisir de vivre comme le fait
l’amour » (1992a, 85). A Galle, au seuil du continent indien, il est comme suspendu dans les
frémissements du monde, un élément parmi les autres. « J’entendais des cris d’enfants, très
haut sur la vieille route des nomades, et de légers éboulis sous le sabot des chèvres
invisibles, qui résonnaient dans toute la passe en échos cristallins. J’ai passé une bonne
heure immobile, saoulé par ce paysage apollinien. Devant cette prodigieuse enclume de
terre et de roc, le monde de l’anecdote était comme aboli. L’étendue de la montagne, le ciel
clair de décembre, la tiédeur de midi, le grésillement du narghilé et jusqu’aux sous qui
sonnaient dans ma poche, devenaient les éléments d’une pièce où j’étais venu, à travers
bien des obstacles, tenir mon rôle à temps » (1992a, 348).
Les livres de Bouvier sont gorgés de ces moments où la présence au monde atteint une
culmination sensuelle. Brèche dans l’ordonnance familière du monde où la grâce déborde
pour qui sait la recevoir, des scènes paraissent d’une étoffe dérobée à un monde parallèle. A
Chiraz, il dort sur la terrasse d’une auberge donnant sur la chambre d’une famille de
Barheim allant au pèlerinage de Meched avec une jeune servante tzigane « ce que j’ai vu de
plus beau depuis longtemps ». Il décrit ses vêtements, son foulard de soie verte qui dérobe
ses bras et ses seins au regard, ses anneaux d’argent à ses chevilles, sa légèreté à se
mouvoir. Elle est venue boire à l’outre de cuir pendue au frais devant la porte :
« Quand elle a bu, elle reste assise sur ses talons à regarder le ciel. Elle me
croit endormi. J’entrouvre un œil, je ne bronche pas, je la regarde : les pieds
nus, le jet sombre et divergent des cuisses, la ligne du cou tendu et les
pommettes qui brillent dans le clair de lune. C’est parce qu’elle se croit seule
qu’elle est si émouvante et libre d’attitude. Au moindre geste elle s’enfuirait. Je
fais le mort, j’étanche, moi aussi, ma soif en faisant provision de grâce »
(1992a, 227).
Henri Michaux dans Ecuador donne la philosophie première de Nicolas Bouvier : « Dix,
quinze minutes, voilà ma vie ». L’irruption permanente de moments de grâce entrouvre
l’ordinaire de l’existence pour laisser percevoir un flamboiement sensoriel et des scènes qui
‐ 54 ‐
divisent la durée en un avant et un après. « Il y a des moments où j’ai cru étouffer de
bonheur » (1992b, 86). Il regrette de ne pas être un chat afin de pouvoir ronronner comme il
dit que font les Japonais heureux.
Nicolas Bouvier décrit un monde d’amitié et de tendresse qui laisse aujourd’hui le sentiment
d’une humanité perdue si l’on sait ce qu’il est advenu plus tard de la Serbie et des autres
Etats qu’il parcourt dans les années cinquante avec Thierry Vernet.
« Je n’étais pas plutôt assis que le patron m’apportait un godet d’encre violette
et une plume rouillée. De temps en temps, il venait voir par-dessus mon
épaule si la besogne avançait (…) Il y avait d’impérieuses fermières
musulmanes qui ronflaient sur les banquettes entre leurs paniers d’oignon,
des camionneurs au visage grêlé, des officiers assis tout droits devant leur
verre qui tripotaient des cure-dents, ou bondissaient pour vous offrir du feu et
tenter d’engager la conversation (1992a, 32)
Le voyage est un dépaysement des routines sensorielles 1, la certitude de se surprendre en
permanence, et de devoir renouveler ses repères de significations et de valeurs au fil de la
route.
« Le voyage fournit des occasions de s’ébrouer mais pas –comme on le
croyait- la liberté. Il fait plutôt éprouver une sorte de réduction ; privé de son
cadre habituel, dépouillé de ses habitudes comme d’un volumineux
emballage, le voyageur se trouve ramené à de plus humbles proportions. Plus
ouvert aussi à la curiosité, à l’intuition, au coup de foudre » (1992, 68).
Loin des automatismes propres à un environnement familier, le voyageur est soumis en
permanence à l’étonnement de voir, de goûter, de toucher, de sentir, d’entendre, et de
plonger même dans d’autres dimensions sensorielles relevant de perceptions qui lui étaient
inconnues. Le voyage est une métaphysique, un long rite d’initiation dont le mouvement
impulsé sur les routes ne doit plus jamais cesser :
« Des idées qu’on hébergeait sans raison vous quittent ; d’autres au contraire
s’ajustent et se font à vous comme les pierres du torrent. Aucun besoin
d’intervenir ; la route travaille pour vous. On souhaiterait qu’elle s’étende ainsi
en dispensant ses bons offices, non seulement jusqu’à l’extrémité de l’Inde,
mais plus loin encore, jusqu’à la mort » (1992a, 49).
La route est université car elle est universalité qui ne se contente pas de diffuser un savoir
mais aussi une philosophie d’existence propre à polir l’esprit et à le ramener toujours à
l’humilité et à la souveraineté de son chemin. Elle est le lieu où se polir, se défaire des
schémas conventionnels d’appropriation du monde pour être plutôt à l’affût de l’inattendu,
déconstruire ses certitudes plutôt que de s’ancrer en elles. Le voyage est un état d’alerte
permanent pour les sens et l’intelligence.
Lorsque Nicolas Bouvier porte les yeux sur le monde, ce n’est jamais de spectacle qu’il s’agit
mais de l’ouverture à une multitude de sensations.
La vue n’est jamais pour lui le sens philosophique de la distance, mais celui de l’étreinte, de
la profusion des sens. Il ne sait où donner des yeux tant ils se donnent à mille autres
perceptions qui ne sont plus seulement visuelles.
« A cinq heures du matin, le soleil d’août nous trouait les paupières et nous
allions nous baigner dans la Save de l’autre côté du pont de Saïmichte. Sable
doux aux pieds, quelques vaches dans les vernes, une gamine en fichu qui
gardait les oisons et dans un trou d’obus un mendiant endormi recouvert de
journaux » (1992a, 18).
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« Jardin de rose entouré de hauts murs et centré sur un bassin rectangulaire.
Amarante, blanc, thé, safran, des espaliers, des touffes, des arceaux de roses
dévorées de lumière. Quelques plans de fleurs presque noires protégées par
des écrans de gaze répandent un parfum étourdissant. Deux serviteurs pieds
nus sillonnent les allées de sable avec des arrosoirs » (1992a, 210).
Même s’il s’agit de décrire, la scène ne s’épuise pas dans le visuel mais implique le mélange
des sens, la tactilité des roses ou des pieds nus des serviteurs, la fraicheur de l’eau ou les
effluves des fleurs. Une synesthésie déborde en permanence un monde inépuisable que la
phrase cherche à contenir. Ainsi à propos d’un bistrot de Belgrade : « On y servait un
pruneau parfumé qui tremblait dans le verre au passage des charrettes » (1992a, 44).
Nicolas Bouvier est sensible aux couleurs, il les vit sur un mode sensuel comme si leur
stimulation provoquait une jouissance des yeux. A Téhéran, par exemple, il évoque les
platanes « comme on n’en voit qu’en songe »:
« Et surtout il y a le bleu. Il faut venir jusqu’ici pour découvrir le bleu. Dans les
Balkans déjà l’œil s’y prépare ; en Grèce, il domine mais il fait l’important : un
bleu agressif, remuant comme la mer, qui laisse encore percer l’affirmation,
les projets, une sorte d’intransigeance. Tandis qu’ici ! Les portes des
boutiques, les licous des chevaux, les bijoux de quatre sous : partout cet
inimitable bleu persan qui allège le cœur, qui tient l’Iran à bout de bras, qui
s’est éclairé et patiné avec le temps comme s’éclaire la palette d’un grand
peintre » (1992a, 200)
Le bleu n’est plus seulement couleur mais seuil d’un autre monde, cosmologie qui contient
une géographie, un monde social… Il se perd dans la couleur comme dans une soif :
« L’émerveillement que j’ai éprouvé dans le sud iranien en découvrant ces harmonies de
couleurs, qui sont très douces et comme usées, était doublé du fait que je venais de passer
sept mois à Tabriz, dans une sorte de bichromie noir blanc. Il y avait les paletots noirs de ces
ruffians, la neige, et ici et là un peu de bleu dans les mosaïques des mosquées à moitié
ruinées » (Bouvier, 1996, 96). Nicolas Bouvier introduit la peinture dans l’écriture comme une
forme de nostalgie, il déroule les images devant le lecteur toujours abreuvé de mille
sensations. Il dit de son jardin qu’il plante des fleurs en pensant aux couleurs qui émergeront
bientôt. « Quand je plante des dahlias en mai, je pense déjà à la chromographie du jardin en
septembre » (Bouvier, 1996, 235). Son jardin est sa façon d’être peintre (238).
Les odeurs sont présentes dans l’univers sensoriel de Nicolas Bouvier mais à une moindre
mesure, et souvent associées plutôt à une composante nécessaire de l’environnement sans
lettre de noblesse : odeurs de latrines, de fumée, de melon, etc. Elle ne mérite guère de
notations sauf à travers une impression générale. Ainsi quand il reçoit de plein fouet
« l’odeur mûre et brûlée du continent indien » (1992a, 349).
De même le goût n’est pas un sens privilégié de l’œuvre de Nicolas Bouvier, il dit lui-même
« qu’une indifférence quasi-totale à la gastronomie a fait de moi un voyageur très endurant »
(1996, 41).
Sa sensibilité première va à l’ambiance, au degré d’amitié qui unit les convives. Ainsi de ce
moment où un meunier attend de la compagnie pour replacer une pierre d’au moins 300
kilos. Celle-ci est remise à sa place. Et le meunier étend « des peaux sur l’herbe autour
d’une corbeille de tomates et d’oignons, et remplit de raki une cafetière d’émail bleu. Nous
avons commencé à faire ripaille, assis sur nos talons, pendant qu’Eyoub, le luth entre les
cuisses, les veines du cou gonflées par l’effort, nous berçait de sanglots suraigus. Il faisait
bon. Pendant les pauses, on entendait soupirer au cœur du moulin ; c’était le chaudron où le
siamois mitonnait sur un lit d’aubergines qui lâchait vers le ciel d’automne une bouffée de
vapeur » (1992a, 61). Le repas s’achève des heures plus tard : « Le chamois nettoyé jusqu’à
l’os, on s’est tous allongé dans le trèfle pour une de ces siestes où l’on sent la terre vous
‐ 56 ‐
pousser dans le dos » (63). Ou encore, à Zahidan, dans une auberge tenue par un Grec :
« Une pastèque, des œufs, un pied de mouton, de la bière et du thé. La cuiller tournait dans
le verre, brassant la fatigue avec les souvenirs. J’oubliais délibérément les menaces de la
piste de Quetta. Je cédais aux sirènes. Petit débit d’alcool perdu dans une province d’Asie,
alimenté par camions ou trirèmes, qui ressemblaient sans doute à celui qu’autrefois Jason
avait dû tenir en Crimée » (1992a, 251). Ce que Nicolas Bouvier aime dans les repas ce
n’est pas le goût des plats mais le fait de savourer la présence des autres. Le repas, même
le partage de quelques tartines, implique la commensalité, une célébration du lien, une
culmination festive et paisible du lien social.
Une morale de routard préside plutôt aux repas, même si pour les voyageurs il s’agit de la
plus belle nourriture du monde : « A midi : un oignon, un poivron, pain bis et fromage de
chèvre, un verre de vin blanc et une tasse de café turc amer et onctueux. Le soir les
brochettes de mouton et le petit luxe d’un coup de pruneau sous les sorbiers élèvent un peu
le prix du repas. En ajoutant les excellentes cigarettes locales et la poste, c’est la vie pour
deux, à sept cent dinars par jour » (1992a, 66). Plus souvent l’austérité l’emporte : « Nous en
étions maintenant réduits à l’épi de maïs grillé ou à la gargote de mauvaise mine. Sur la rive
d’Asie elles ne manquaient pas, ni l’occasion d’y attraper des infections foudroyantes »
(1992a, 78). Mais souvent les moments où l’on mange à cause du repos qu’ils impliquent et
de la faim qui les anime sont des moments de tangence avec le mouvement du monde.
Après avoir échappé à un accident de camion, Nicolas Bouvier déguste une bouteille de vin
sous un déluge d’étoile, et il savoure « le plaisir de mâchouiller paisiblement dans le noir,
entre l’ombre seigneuriale de la mort et la vie de seigneur que la vie nous avait faite »
(1992a, 226). Si elle est un partage de paroles et d’amitié, la nourriture est une suspension
du temps, un moment de méditation, toujours une brèche pour s’arracher aux routines du
quotidien.
Pour Nicolas Bouvier plusieurs mondes s’arcboutent dans le même monde, des dimensions
différentes du réel s’enchevêtrent. L’apparence n’est qu’un seuil dont il faut surmonter
l’appréhension pour accéder à ses couches sédimentaires innombrables. La fièvre est un
dissolvant de la discipline du réel à se ranger sous des auspices reconnaissables. Elle fait
tomber les défenses et dès lors « on peut en mourir, mais il y a un ressac du monde qui vous
atteint, qui peut vous emporter et vous noyer. S’il ne vous noie pas, vous l’avez eu. Ce sont
des moments de surgissement, je dirais presque de rugissement de la réalité, où tout à coup
elle est tellement forte qu’on disparaît corps et biens dans le bonheur de l’avoir perdu »
(1992b, 158). Mais il y aussi des mondes périlleux dissimulés sous la géographie et dont il
faut se méfier.
« A deux reprises il m’est arrivé de déguerpir sans raison valable, sans
menace objective perceptible, parce que je sentais de très mauvaises ondes
telluriques. J’ai pris mes jambes à mon cou. Chose intéressante, une fois ça
m’est arrivé alors que j’étais encore en compagnie de Thierry Vernet. C’était
au sud d’Ispahan, à la tombée du jour, alors que le paysage était magnifique,
mais tout à coup, sans nous consulter, tous les deux nous avons senti qu’il
fallait décamper » (1992b, 87)
Il parle à ce propos « de paysages qui vous en veulent et qu’il faut quitter immédiatement
sous peine de conséquences incalculables, il n’en existe pas beaucoup, mais il en existe. Il y
en a bien sur cette terre cinq ou six pour chacun de nous » (1992a, 219). Dans Le poissonscorpion, il évoque les chausses trappes possibles du réel, ces « zones de silence » ou
« ces calmes plats où les voiles qui pendent condamnent un équipage entier à la démence
ou au scorbut » (1991, 24). Au Sri Lanka, à Galle, il s’enlise dans une telle zone et devient
captif du génie du lieu dans une sorte de torpeur qui ne le lâche plus. Une géographie
confuse et malsaine se referme comme un piège sur le voyageur. Il est englué dans un
univers de sortilèges qui l’amène à écrire un article avec le fantôme du père Alvaro, un
‐ 57 ‐
Jésuite mort depuis des années avec lequel pourtant il a un échange intense, ou à être
témoin de transformations sorcières du monde qui l’entoure.
Il tourne en rond dans un temps figé tant que dure le sort qu’on lui a jeté. Il fait un cauchemar
interminable, impuissant à sortir de son rêve. Et c’est le heurt contre un écriteau rouillé qui lui
ouvre l’arcade qui remet le monde en marche et signe la délivrance. Une brèche s’est
ouverte, peut-être brève. Nicolas se sent à nouveau réel, vivant. La douleur et le sang sont
en effet de terribles matières d’éveil. Il regarde la mer comme pour la première fois, sa
sensorialité reprend le dessus. Il vient de sortir de son coma.
« Cette tête enfin ouverte se vidait comme en songe de tout le noir mirage qui
y pourrissait depuis trop longtemps. Je ne veux plus nommer aujourd’hui tout
ce qui s’en va, en un éclair, échappé pour s’abolir en silence. Devant
l’auberge, la mer lourde et troublée battait exactement au rythme de mon
cœur » (1991, 156).
Le sang qui coule est une purification (Le Breton, 2003), il entraine avec lui le mauvais sort.
Le prisonnier voit soudain la porte de sa cellule demeurée ouverte par la négligence du
geôlier, il ramasse ses affaires en toute hâte, dépose de l’argent sur la table pour payer
l’aubergiste et il quitte le pays.
Albert C., Laporte N., Pouilloux J-Y., Autour de Nicolas Bouvier. Résonances, Carouge-Genève, 2002.
Bouvier N., L’échappée belle. Eloge de quelques pérégrins, Genève, Métropolis, 1996.
Bouvier N., Journal d’Aran et d’autres lieux. Feuilles de route, Paris, Payot, 1993.
Bouvier N., L’usage du monde, Paris, Payot, 1992a.
Bouvier N., Routes et déroutes (entretiens avec I. Lichtenstein-Fall), Genève, Métropolis, 1992b.
Bouvier N., Le poisson-scorpion, Paris, Payot, 1991.
‐ 58 ‐
Le voyage accessible : de l’utopie à l’injonction
Pierre Zembri
À l’exception notable de certains pèlerinages destinés à guérir, les voyageurs devaient jouir
de l’ensemble de leurs facultés physiques pour entreprendre des déplacements parfois longs
et périlleux. Les personnes à mobilité réduite (PMR) étaient condamnées à des parcours
limités, à des assistances coûteuses, ou tout simplement à voyager par la pensée.
La pression sociale pour une meilleure intégration des PMR a été croissante, pour
finalement en arriver à une injonction légale généralisée, qui impose une vision systémique
de l’ensemble des composantes du voyage. La mise en œuvre d’une telle injonction est
rendue difficile par le caractère dirimant de l’indisponibilité du moindre équipement ou point
de passage adapté au sein d’une chaîne de déplacements : on est dans une logique binaire
de « tout ou rien », particulièrement contraignante.
Voyager avec un corps diminué ou souffrant : entre singularités et
régularités
Le voyageur physiquement diminué est un personnage rare, qui pose problème aux
transporteurs du fait de la nécessité de développer des réponses personnalisées à des
demandes qui peuvent dans certaines circonstances émerger au cours du déplacement.
Le cas de figure le plus singulier est celui des atteintes en cours de voyage ou de séjour :
des explorateurs du passé aux voyageurs ordinaires d’aujourd’hui, on n’est pas à l’abri d’un
accident de parcours, d’une attaque ou d’agressions, nécessitant la mise en œuvre de
moyens spécifiques pour la poursuite du voyage ou pour le retour sur le lieu d’origine du
voyageur. C’est sur cette base que s’est développé le marché de l’assurance voyage et du
rapatriement sanitaire, assuré par des prestataires spécialisés et nécessitant, outre un
déplacement physique des personnes atteintes, un soutien psychologique voire
psychiatrique et des moyens médicaux parfois lourds. Bien que certains rapatriements
s’effectuent par services réguliers, une part non négligeable s’effectue par des moyens
dédiés, généralement coûteux.
Quelques rares voyageurs à mobilité réduite, nécessitant des moyens et logistiques dédiés,
ont pu tenter d’effectuer des voyages, pour différentes raisons parmi lesquelles la nécessité
de voyager pour se faire soigner ou appareiller, mais aussi tout simplement l’envie et les
moyens de voyager autrement. Les moyens nécessaires sont adaptés à de petits flux, du fait
soit du recours à des modes individuels (automobiles ou minibus adaptés, ambulances,
avions sanitarisés, etc.), soit de la rareté des capacités de prise en charge de voyageurs
souffrant d’un handicap physique par les transporteurs de masse1. S’y ajoute la nécessité de
concevoir une chaîne globale de déplacements : l’ensemble des modes utilisés et des
interfaces doivent être adaptés à la mobilité réduite.
On trouve des déplacements de PMR plus réguliers, et organisés en conséquences. Le
premier exemple qui vient à l’esprit est celui des pèlerinages des malades : ils se déplacent
pour être soulagés de leurs maux vers un lieu précis, qui a pu être équipé au fil du temps en
conséquence. C’est le cas du pèlerinage à Lourdes, qui met en œuvre des trains
1
À titre d’illustration, il n’existe qu’un nombre très limité d’emplacements PMR dans les autocars, les trains ou les
avions.
‐ 59 ‐
spécialement équipés avec des voitures-ambulances, une gare médicalisée avec du
personnel dédié et des cheminements adaptés, y compris à des personnes souffrant de
pathologies lourdes et voyageant couchées. Les récentes récriminations (2006) de l’évêque
de Lourdes et Tarbes à propos de la « désinvolture » de la SNCF vis-à-vis de cette catégorie
particulière de voyageurs, largement relayées par la presse (figure 1), montrent que les
conditions ne sont pas idéales et qu’il existe un marché « captif » qui ne pourra pas se
reporter sur des moyens routiers, contrairement au gros des pèlerins qui ont déjà d’une
certaine manière « voté avec leurs roues ».
Figure 1 : fac-similé de l’article paru dans La Dépêche du Midi le 10 novembre 2006
La catégorie la plus régulière de déplacements est la mobilité quotidienne des PMR dans un
cadre géographique restreint. Il s’agit, pour des personnes soucieuses de mener une vie
aussi normale que possible, de pouvoir se déplacer pour leurs activités quotidiennes :
domicile – travail, domicile – études, domicile – achats et domicile – loisirs. Ces besoins sont
satisfaits par des services à la demande mettant en œuvre des véhicules adaptés, ou par la
mise en accessibilité des réseaux de transport public plus classiques. Nous verrons plus loin
que les technologies permettant une meilleure adaptation des différents modes de transport
aux besoins spécifiques des PMR ont progressé ces dernières années, permettant
l’acheminement d’un nombre accru de personnes par des moyens classiques.
‐ 60 ‐
Des contraintes de moins en moins bien vécues : du technique au
sociétal
L’accessibilité des transports publics et des installations (lieux d’embarquement et de
débarquement, lieux de correspondances) est généralement difficile, sauf équipements
spécifiques jusqu’ici mis en place au coup par coup afin de répondre à des demandes
spécifiques (question de coût).
Des « bricolages » sont acceptables dans un contexte qui n’est pas celui du transport de
masse et qui n’est pas encore soumis à des exigences de sécurité et de sûreté. C’est
notamment le cas du transport aérien : on passait jusqu’aux récents renforcements de la
sûreté aérienne par les pistes pour embarquer une PMR dans un avion, ce qui dispensait
d’équiper les aérogares et les passerelles pour une clientèle somme toute anecdotique. On
met également en place un accompagnement systématique sur réservation (personnel
dédié).
La conséquence de ce mode de fonctionnement est que le voyageur diminué ou souffrant, à
mobilité réduite, ne peut ni improviser ses déplacements, ni en choisir les modalités. Choix
modal et itinéraires sont souvent imposés, les cas d’impossibilités sont loin d’être
anecdotiques.
Cette situation est de plus en plus mal vécue par les PMR, dans un contexte de mobilité
généralisée érigée en valeur cardinale : les plus mal intégrés à la société sont ceux qui
bougent le moins.
« De plus en plus fréquemment, les associations de tous les types de handicaps évoquent la
notion de fatigabilité. Elles font remarquer que les indisponibilités d’équipements
d’accessibilité accroissent la fatigue d’un déplacement pour une personne handicapée et,
partant, l’intérêt même du déplacement. A la longueur d’un trajet, à l’importante dépense
d’énergie s’ajoute, pour toutes les personnes handicapées, une tension nerveuse cause de
grande fatigue : ne pas rater le bon arrêt pour un aveugle, ne pas être attendu à l’arrivée
d’un train pour un utilisateur de fauteuil roulant, ne pas être informé d’une perturbation pour
un sourd, etc… » (Defoug & Vincenti, 1998)
Un lobbying de plus en plus efficace d’associations de PMR, ponctué de manifestations pour
souligner les incongruités les plus criantes, s’est progressivement développé, sur la base de
l’équation : accès aux transports difficile = exclusion sociale = assistanat inéluctable.
Or, les idées ont évolué : on considère désormais que les PMR doivent pouvoir s’autosuffire,
y compris dans leurs déplacements, et accéder aux mêmes services et loisirs que les
personnes valides.
Dans sa thèse soutenue en 2007, Murielle Larrouy, chargée de mission à l’accessibilité à la
RATP, montre que cette évolution s’est faite en deux temps :
En 1975, lors de l’adoption de la loi d’orientation pour les personnes handicapées, une vision
médicale et fonctionnelle du handicap prédomine se traduisant par « si la personne ne peut
atteindre un lieu c’est du fait de ses déficiences ». Il s’agit d’un référentiel partagé par tous
qui conduit le secteur des transports à préconiser des solutions en fonction des déficiences
des individus. Il y a d’une part des aménagements spécifiques perçus et conçus comme
"techniques” à l’image de “prothèses” venant palier une déficience (transports spécialisés,
ascenseurs réservés, aménagements dédiés) pour ceux en fauteuil roulant considérés
comme “lourdement” handicapés ou “non autonomes”. Ce sont les termes utilisés à
l’époque.
‐ 61 ‐
Cette perspective conduit à écrire, dans un rapport de 1982 qui préfigure la politique de la
RATP, que les personnes en fauteuil roulant qui revendiquent une intégration élevée sont “
utopiques ” : que “ Leur comportement montre une fuite dans l’imaginaire ; le handicapé se
projette dans un discours où il s’imagine pareil aux autres, où il revendique que le monde
environnant s’adapte à lui. ”. Le transport spécialisé est alors la seule solution envisageable,
au détriment de l’accessibilité des transports en commun. Parallèlement, on opère de légers
ajustements, notamment dans le domaine de la signalétique, pour faciliter la vie des
voyageurs considérés comme légèrement handicapés.
À partir des années 1990, la représentation du handicap se diversifie : celui-ci n’est plus
uniquement une déficience individuelle mais également le résultat d’une interaction entre un
environnement non favorable et les capacités d’un individu. On parle alors de “handicap de
situation“. La vision est sociale et politique et non plus individuelle. Elle conduit à revendiquer
une autre conception de l’espace qui prenne en compte tous les individus. Nous ne sommes
plus alors dans la même configuration que précédemment.
Cette approche environnementale débouche sur des solutions intégrées dans l’espace,
conçues et disponibles pour tous sans restriction d’utilisation, utilisables en autonomie et
appréhendées comme un enjeu d’écologie urbaine (des ascenseurs en libre service, des
lignes accessibles à tous,…). Ces évolutions donnent naissance à une politique
d’accessibilité des transports, matérialisée par des solutions intégrées.
S’y ajoute l’idée d’un vieillissement croissant de la population, qui multipliera le nombre des
PMR potentielles. Le rapport de la Conférence européenne des Ministres des transports
(CEMT) paru en avril 2001 reconnaît certes que :
« la majeure partie des personnes âgées seront relativement en bonne santé et
autonomes pendant deux à trois décennies après avoir pris leur retraite ;
elles auront aussi un meilleur niveau d’instruction, plus de revenus et de ressources que
des personnes comparables il y a quelques années seulement ;
elles mèneront une vie dynamique, d’où le rôle essentiel de la mobilité et de
l’accessibilité ;
presque toutes les personnes âgées, notamment une majorité de femmes du troisième
âge conduiront et seront habituées au confort et à la mobilité que procure l’automobile. »
Cependant, en vieillissant, « beaucoup de personnes âgées risquent de souffrir de
handicaps physiques, financiers, émotionnels, voire psychologiques, qui les empêcheront
d’emprunter divers modes de transport pour se déplacer dans leur localité et d’accéder aux
services et équipements qu’ils souhaiteront utiliser. Certaines personnes âgées seront
particulièrement désavantagées, notamment celles qui vivront seules, sans famille proche ou
financièrement démunies. Nombre de celles qui éprouveront les plus grandes difficultés
seront des personnes du quatrième âge et des femmes -- pour qui la probabilité de vivre
seules est plus grande ».
Le rapport préconise donc de considérer deux groupes pouvant partiellement se recouvrir :
les personnes âgées qui, faute de mobilité, se passent de services dont elles ont besoin et
celles qui n’arrivent qu’imparfaitement à jouir de la mobilité nécessaire pour bénéficier de ces
services.
Transporteurs et gestionnaires d’aéroports ont pris conscience de cette demande et ont
tenté d’y apporter des réponses. La figure 2 synthétise à titre d’illustration les efforts réalisés
par la SNCF, qui a mis en place un Site Internet spécifique, pour montrer les efforts qu’elle
entreprend afin de faciliter la vie des PMR en voyage. Il faut dire que les incidents survenus à
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des PMR en voyage, à l’image du groupe de handicapés en fauteuil roulant ayant dû
effectuer le trajet Paris – Rouen dans un compartiment-fourgon faute d’emplacements PMR
en nombre suffisant, peuvent être lourds de conséquences sur l’image du transporteur dans
le grand public.
Figure 2 : Illustration de la réponse donnée par les transporteurs aux demandes récurrentes de
reconnaissance par les PMR de leur existence et de leurs spécificités.
Parallèlement, l’évolution des techniques permet d’envisager une mise en accessibilité des
différents modes de transport plus aisée. Palettes rabattables sur les autobus, dispositifs
d’agenouillement par action sur les suspensions, rehaussement des quais et trottoirs,
dispositifs de reconnaissance d’une demande émanant d’un PMR se sont considérablement
développés au point d’être proposés en série pour un surcoût limité aux exploitants. Le
temps de mise en œuvre de ces dispositifs, potentiellement pénalisant pour la régularité des
services et les vitesses commerciales, a été considérablement réduit. Il devient donc bon
pour l’image globale du transporteur de se doter systématiquement de tels équipements :
ainsi, la RATP programme dans son plan d’entreprise 2008-2012 un taux d’équipement PMR
au terme du contrat de 90 % de son parc d’autobus.
Des tour-opérateurs spécialisés (Handitours, Accès Tourisme Services, etc. en France)
proposent désormais des services spécifiques à destination des PMR. La chaîne de
transport et les hébergements sont garantis accessibles et le tour-opérateur s’engage à
assurer la continuité des prestations. Le marché des PMR est donc réputé solvable et
suffisamment consistant pour que des acteurs spécifiques proposent leurs services.
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Vers l’accessibilité globale : de l’injonction à la mise en œuvre
Textes importants :
Conférence européenne des Ministres des Transports :
90/4 L’accès aux autobus, aux trains et aux autocars pour les personnes à mobilité réduite ;
94/2 L’accès aux taxis pour les personnes à mobilité réduite ;
97/3 Résolution d’ensemble sur les transports pour les personnes à mobilité réduite ;
97/4 Les facilités réciproques de stationnement pour les personnes à mobilité réduite ;
01/3 Résolution d’ensemble pour des transports accessibles
Loi française :
Loi du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la
citoyenneté des personnes handicapées concernant l'accessibilité au cadre bâti, aux
transports et aux nouvelles technologies.
La nécessité de légiférer et de réglementer est apparue du fait de la convergence des
facteurs suivants :
-la multiplication des revendications et de l’activisme des PMR, représentées par des
associations très actives comme l’Association des Paralysés de France (APF),
-l’existence d’équipements et de technologies facilitant l’accessibilité, pouvant être acquis
sans surcoûts excessifs,
-l’insuffisance des efforts consentis par les collectivités et les transporteurs.
Ce n’est pas un phénomène spécifiquement français : les pays scandinaves, l’Allemagne, la
Suisse ont adopté des règles contraignantes depuis une à deux décennies. Les États-Unis
en sont à la seconde génération de textes, après le vote d’une Loi fédérale en 1990
(Americans with Disabilities Act) et la mise en place de réglementations au niveau des États
fédérés. Avec 51 millions d’habitants recensés en situation d’invalidité partielle, dont les
deux-tiers connaissant des difficultés sérieuses de déplacement,
L’exemple de la Loi française du 11 février 2005 mérite que l’on s’y attarde du fait de son
volontarisme. En effet, l’ensemble des établissements recevant du public et des modes de
transport sont concernés, avec une date-butoir pour la mise en conformité fixée à 2015.
L’article 45 de la Loi sur l’égalité des chances de 2005, relatif aux déplacements
« I. - La chaîne du déplacement, qui comprend le cadre bâti, la voirie, les aménagements
des espaces publics, les systèmes de transport et leur intermodalité, est organisée pour
permettre son accessibilité dans sa totalité aux personnes handicapées ou à mobilité réduite.
Dans un délai de dix ans à compter de la date de publication de la présente loi, les services
de transport collectif devront être accessibles aux personnes handicapées et à mobilité
réduite. »
À défaut de mise en accessibilité des réseaux existants, des services spécifiques PMR
doivent être mis en place.
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« En cas d'impossibilité technique avérée de mise en accessibilité de réseaux existants, des
moyens de transport adaptés aux besoins des personnes handicapées ou à mobilité réduite
doivent être mis à leur disposition. Ils sont organisés et financés par l'autorité organisatrice
de transport normalement compétente dans un délai de trois ans. Le coût du transport de
substitution pour les usagers handicapés ne doit pas être supérieur au coût du transport
public existant.
Les réseaux souterrains de transports ferroviaires et de transports guidés existants ne sont
pas soumis au délai prévu au deuxième alinéa, à condition d'élaborer un schéma directeur
dans les conditions prévues au troisième alinéa et de mettre en place, dans un délai de trois
ans, des transports de substitution répondant aux conditions prévues à l'alinéa précédent. »
L’obligation de conformité porte également sur la voirie et les espaces publics, sous
responsabilité des collectivités locales. Il en est de même pour les matériels roulants qui
seront désormais achetés (autocars, trains, tramways, etc.). Des sanctions sont prévues en
cas de non-respect des dispositions de la loi. L’octroi de subventions publiques est
notamment subordonné au respect des engagements pris.
La loi développe les conditions de ce que nous pourrions qualifier d’ « accessibilité
absolue », à savoir la mise en conformité exhaustive de l’ensemble des équipements et
cheminements permettant de les relier entre eux.
Cela dit, la réussite de cette politique d’accessibilité généralisée et absolue repose sur une
maintenance sans faille des équipements mis en place. C’est un risque qui est loin d’être
anodin si l’on fait le bilan, avec MM. Defoug et Vincenti (1998) du fonctionnement des
réseaux équipés :
« On doit souligner, dès à présent, l’importance de cette réalité vécue au quotidien de
l’indisponibilité des équipements d’accessibilité. Dans la hiérarchie des frustrations des
personnes handicapées qui se déplacent, il y a certes les lacunes réglementaires, l’absence
d’obligation d’accessibilité pour le matériel roulant ou les avions, il y a aussi parfois la nonapplication stricte de la législation sur l’accessibilité des Etablissements Recevant du Public
(ERP), mais il y a tout autant, sinon plus, le non-fonctionnement d’un équipement
d’accessibilité annoncé : l’ascenseur en panne, la sonorisation décalée d’un autobus, la
bande d’éveil de vigilance effacée par endroits... Toutes ces indisponibilités viennent
douloureusement rappeler aux personnes handicapées que l’accessibilité n’est pas encore
entrée complètement dans la culture des différents acteurs du transport. Ce douloureux
rappel est d’autant plus fréquent que les personnes handicapées se déplacent beaucoup
plus que par le passé et signalent les multitudes de détails ou d’indisponibilités
d’équipements qui remettent en cause leur mobilité. »
Se pose également la question du coût de mise en œuvre. Le 22 janvier 2008 a été dévoilée
une étude commanditée par l’APAJH1, Dexia Crédit Local de France et divers acteurs du
bâtiment, destinée à mesurer les enjeux financiers de la mise en accessibilité des 175000
établissements recevant du public hors transports, et à évaluer l’effort financier que les
collectivités devront satisfaire pour aboutir à une mise en conformité en 2015 au plus tard :
15 milliards d’Euros seront nécessaires. Il n’existe actuellement pas d’estimation comparable
pour les réseaux de transport.
1
Association pour les adultes et les jeunes handicapés.
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Au final :
Voyager en ayant une mobilité réduite devient courant,
La notion même de PMR s’est considérablement élargie :
« la mobilité réduite peut être due à une incapacité permanente (handicap sensoriel, moteur
ou cognitif) ou temporaire (grossesse, accident) ou à des circonstances extérieures
(accompagnement d’enfant en bas âge, bagages à porter, etc.) ou à l’âge » (CEMT, 2001),
L’accessibilité des différents modes et équipements devient obligatoire avec un terme fixé.
Bibliographie
CEMT (Conférence européenne des Ministres des Transports), Rapport sur le transport et le
vieillissement de la population, 24 avril 2001, 24 p.
Defoug (Henri) & De Vincenti (Jean-Charles), Rapport d’audit sur la disponibilité effective
des équipements réalisés pour assurer l’accessibilité des personnes handicapées aux
transports publics : Accessibilité des transports publics, situation constatée, propositions
d’amélioration, Conseil général des Ponts et Chaussées, Ministère de l’Équipement, 1998,
84 p.
Hauet (Éric) & Ravaud (Jean-François), Handicap, gênes ou difficultés ressentis par les
personnes dans le cadre de leurs déplacements en dehors du domicile, Rapport définitif à
l’Association des Paralysés de France, CERMES, Villejuif, août 2002, 130 p.
Larrouy (Murielle), L’invention de l’accessibilité ; Des politiques de transport des personnes
handicapées aux politiques d’accessibilité des transports urbains de voyageurs en France de
1975 à 2005, Thèse de Sociologie, mars 2007.
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