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« Pour échapper à la souffrance,
le plus souvent on se réfugie dans l’avenir.
Sur la piste du temps, on imagine une ligne au-delà de laquelle la
souffrance présente cessera d’exister. »
Milan Kundera
« L’insoutenable légèreté de l’être »
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Années 90 - Le rhododendron
Expulser :
Emprunté au latin expulsare, dérivé de expellere « pousser hors de ».
Cela faisait bientôt une demi-heure que Marianne s’acharnait sur le rhododendron.
Elle avait beau enfoncer de nouveau sa bêche, tirer, enfoncer, tirer, il lui résistait. Des larmes de rage jaillirent et
inondèrent ses joues. Elle les retenait depuis trop longtemps. Elles, elles sortaient, stériles, ne lui servant à rien,
alors que lui, il restait là, enraciné dans cette terre qu’elle
avait tant aimée.
Rien n’aurait pu arrêter Marianne. Elle sentait son cœur
prêt à exploser tant elle était épuisée, mais pour rien au
monde elle ne l’aurait laissé là. Puisqu’elle partait, il partirait avec elle comme les forsythias, les weigelias, le mimosa, la lavande, les lauriers. Chaque plante avait son
histoire. Chacune était un bébé qu’elle avait fait naître.
Les forsythias et weigelias étaient des souvenirs vivants
d’endroits où elle avait aimé se promener et où elle avait
prélevé de fragiles pousses. Les lauriers la faisaient sourire chaque fois qu’elle les contemplait : Elle n’oublierait
jamais les visages hébétés - et un tantinet inquiets quant
à la santé mentale de leur mère - de Gautier et Caroline
quand ils avaient surpris Marianne plantant des « bouts
de bois » tout autour du jardin. Marianne avait ri et leur
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avait expliqué que ces « bouts de bois » allaient donner de
superbes lauriers. Ils s’étaient concertés silencieusement
et en avaient conclu que si cela faisait plaisir à maman de
planter des bouts de bois tout autour du jardin, autant la
laisser faire...
Il y avait les pierres aussi. Chaque année, de ses vacances,
Marianne avait rapporté des galets de toutes tailles qu’elle avait replacés religieusement dans son jardin, comme
si c’était pour rester ici que l’océan les avait charriés tant
d’années.
Le rhododendron avait été une frêle pousse sauvée par
miracle et qui, se nourrissant de sa nouvelle terre, s’était
multipliée, donnant un nouvel arbre superbe. Celui-là
avait été déraciné sans problème, mais le rhododendron
mère restait là, insensible aux efforts de Marianne qui
maintenant sanglotait.
Entre ses dents, la bouche fermée, elle lui hurla de venir,
qu’elle pourrait mourir là tant elle était épuisée, enragée,
mais qu’elle ne le laisserait pas. Elle prit conscience de la
portée de ces paroles : Oui, elle aurait voulu mourir à cet
instant, dans son jardin.
Elle s’est assise, l’a regardé, rassemblant ses forces pour ce
qu’elle voulait être le dernier assaut. La bêche s’enfonça
de nouveau, Marianne n’y voyait plus rien, aveuglée par
le sel de ses larmes, mais quand elle tira, elle sentit qu’il
cédait. Elle le sortit de terre et s’effondra à genoux, insensible au fait que quiconque pourrait la voir, telle une
folle pleurant devant un rhododendron, le remerciant de
l’accompagner.
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Elle se releva et regarda le jardin saccagé par ses soins.
Dans l’allée, en contrebas, chaque arbre avait été rempoté
amoureusement avec sa terre. Elle prit le rhododendron,
descendit l’escalier qu’elle avait édifié avec des lauzes récupérées chez sa sœur. Il ne faudrait pas les laisser là, elles non plus.
Ce jour-là, chaque plante, chaque pierre, chaque lauze,
chaque jeune pousse, chaque bulbe, fut descendu dans
l’allée. Il ne restait que les genévriers, les immenses thuyas
que Marianne avait laissé pousser comme ils le souhaitaient, l’immense spirée qui l’enchantait au printemps,
s’épanouissant devant la porte-fenêtre du séjour, l’herbe
de la pampa, les rosiers, et plus loin les bambous. Impossible de tous les déraciner tant ils avaient poussé.
Quelqu’un (mais qui ?) avait dit à Marianne qu’elle avait
un jardin de curé. Un jardin où chaque plante peut s’exprimer, où chaque pousse prélevée prend racine, le jardin
du bonheur.
De son jardin de curé, il ne restait plus qu’un champ dévasté dont elle ne prit même pas la peine de reboucher
les trous.
Comme son rhododendron, Marianne partait, on la faisait partir, de ce jardin, de cette maison, dont elle avait
longtemps rêvé qu’ils pourraient être siens.
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Autre temps, autre lieu.
Le souvenir du bonheur n’est plus du bonheur, le souvenir de la douleur est de la douleur encore. ( Lord Byron )
J’ai encore rêvé cette nuit. Toujours ce même rêve. Toujours
cette maison d’où on m’a expulsée il y a quarante ans, presque un demi-siècle et pourtant si présente dans mes rêves.
Je revis ce jour-là chaque nuit depuis un certain temps déjà
et cela me perturbe. Je me revois arrachant mes plantes, je
ressens toutes les émotions de ce jour-là, et cependant je
suis postée telle une observatrice, comme si ce n’était pas
moi. En outre ce n’est même pas un rêve, c’est un souvenir,
comme un film qui défile sans arrêt. Aucune incohérence,
aucune zone d’ombre, de celles qu’on oublie au petit matin. L’endroit est réel au détail prés. Tout est très net, trop
net même. Toutes les sensations revivent en moi, la colère,
la haine, le chagrin. L’espoir est mort en moi ce jour-là, je
m’en souviens très bien. Je n’avais déjà pas grande foi en
l’Homme mais là j’avais la preuve que le vieux proverbe « la
loi du plus fort est toujours la meilleure » était vrai.
Pourquoi maintenant ? Pourquoi dois-je revivre toutes ces
souffrances que je pensais avoir oubliées, ou du moins reléguées dans un coin très profond de ma mémoire.
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Non je ne comprends pas. Il me faut chasser ces idées de
ma tête. Absolument. J’ai perdu l’habitude de me poser des
questions. Je ne sais plus ce que c’est. Je pourrais aller faire
un tour au jardin mais je n’en ai pas envie tout de suite. Pourtant il m’a toujours calmée. C’est le moment ou jamais de
contempler mon bien, de le respirer. Je dois me secouer, profiter justement de ce que j’ai maintenant, de chaque instant,
au lieu de pleurer sur ce que j’ai perdu il y a si longtemps.
L’heure est au présent ma vieille Marianne ! Je m’assieds à
coté de la fenêtre et après quelques minutes l’apaisement
s’installe.
Vieille Marianne est bien sûr ironique. J’ai soixante-quinze
ans et je me sens néanmoins mieux que lorsque j’en avais
trente. Moi qui souffrais d’arthrose, voilà que j’ai besoin
chaque jour de ma balade matinale, à vélo ou à pied. Je
peux jardiner à outrance, je n’ai plus mal au dos. Même
mes artères rajeunissent.
Curieusement, c’est depuis que je me suis installée dans
mon île que mes maux ont régressé, voire disparu. Je me
régénère intérieurement et je ne sais pas pourquoi. Je
m’inquiéterais si ma peau faisait de même, mais sur ce
point tout est normal, elle se ride, elle se tache, et mes
cheveux sont gris. Donc je ne vois rien de surnaturel à ma
régénérescence. Cela me rassure car je n’ai pas la moindre
envie de redevenir jeune. Trop de soucis quand on est
jeune. J’ai trouvé le calme et la sérénité, c’est mille fois
mieux qu’une jeunesse chahutée, ballottée, ne profitant
d’aucun des cadeaux de la vie. Non, et décidément, l’air
est vraiment bon dans ce petit coin de paradis !
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C’est le mois de décembre et pourtant cela sent le printemps. Une odeur est passée par la fenêtre ouverte et je
voudrais que cet instant furtif puisse se prolonger. Je me
demande depuis combien de temps je n’ai pas vu le soleil.
Je ne sais plus mais Dieu que c’est bon cet air parfumé !
Des images flottent, images d’arbres en fleurs, légèrement
caressés par le vent, images de nuages blancs sur fond de
ciel bleu azur.
Vite je me prépare un café, enfile un gros pull et je sors.
Je suis bien, là. J’avance dans le jardin et je me retourne.
Je la regarde.
Elle est là, enracinée, vieille maison de pêcheurs, tenue
par ses pierres séculaires, abritée par son toit d’ardoises.
Je l’aime tant, elle est tellement moi. Dès que je l’ai vue, j’ai
su qu’elle serait mon refuge. Un peu comme si elle avait
été faite pour moi, comme si elle m’attendait. Une bouffée
d’amour, de bonheur mais aussi de fierté m’envahit : Je l’ai
tant attendue mais j’ai toujours su qu’elle était quelque
part, prête à me recevoir dans ses murs.
Et ce jardin, mon jardin, celui dans lequel je suis venue
m’enraciner il y aura bientôt trente-cinq belles années. Oh
bien sûr ! Il a triste mine en cette saison, bien que quelques
rosiers persistent à faire naître des boutons qui n’écloront
pas mais qui restent comme cristallisés. Il n’a pas gelé cette
année. Il gèlera plus tard. Certains disent qu’on va le payer
au printemps. Peu m’importe ! Dame nature fait ce qu’elle
veut. Ce qui est bon pour elle l’est pour moi.
Par contre il faudra que je protège mes nouvelles pousses qui, elles, voudraient bien aussi prendre racine ici.
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Mais je sais qu’elles ne me laisseront pas tomber. Je repense à mon rêve et regarde vers mes vieilles compagnes
qui m’ont suivie et ont elles aussi trouvé une terre. Elles
sont toutes là : les weigelias, les forsythias, la lavande, les
oignons de jonquilles, tulipes, dahlias, jacinthes et mon
rhododendron.
J’ai découvert la maison en me promenant à vélo, par hasard. Mais n’est-ce pas le hasard qui nous guide toujours ?
En ce qui me concerne je lui fais confiance. C’est toujours au
moment où je ne m’y attends pas que quelque chose arrive.
Quelque chose ? Une rencontre, une idée, une décision.
Ce jour-là, je m’étais arrêtée et étais restée très longtemps
debout, mon vélo à la main, la regardant, l’écoutant. Pas
un bruit. Mais ses volets fermés, les broussailles du jardin,
les ardoises se retenant tristement à la volige, en disaient
long. Suffisamment pour que j’aie compris que je n’étais
pas venue là pour repartir.
Ma tête s’était mise à tourner, mon cœur battait de plus
en plus fort comme s’il voulait que j’avance vers elle. Je
reconnus ces sensations éprouvées peu de fois dans ma
vie mais qui ne m’ont jamais trompée. Je retrouvai mon
calme, respirai lentement. Il y avait une grosse pierre qui
avait dû servir de banc. Je m’y assis. À son contact je pus
imaginer combien d’hommes et de femmes étaient venus
s’asseoir là comme moi pour réfléchir ou se reposer, des
amoureux peut-être. Cet endroit avait connu des joies
mais aussi des chagrins, et maintenant c’est moi qui étais
assise là, recueillie.
Les questions m’assaillirent : à qui était cette maison ?
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Était-elle à vendre ? Avais-je assez d’argent pour l’acquérir ? Mon cœur battait de plus en plus fort, je ne m’étais
pas préparée à une telle rencontre, et il fallait que je sache
vite, très vite. Maintenant que je l’avais trouvée, le temps
pressait. Ce n’était pas normal que personne ne l’habite.
Dans l’île, s’il y avait une seule maison à vendre cela se
saurait! Mais alors pourquoi était-elle à l’abandon ? Étonnant que personne ne se soit intéressé à elle. Les acheteurs n’auraient pas manqué, soit pour la restaurer, soit
pour la détruire et reconstruire à sa place.
Peu à peu la raison commençait à me faire douter. Cela
aurait été trop beau pour être vrai. « Pauvre Marianne tu
t’emportes, tu rêves, et voilà tu retombes ! À ton âge, tu
devrais avoir atteint une certaine sagesse que diable ! »
Et pourtant, pourtant, si jamais…
J’avais repris mon vélo et rebroussé chemin. Plus envie
de me promener, trop de choses qui se bousculaient dans
ma tête : l’île, la maison, le jardin, le rêve de toute une vie,
là, à portée de moi et aucun moyen de savoir si j’avais au
moins le droit d’espérer, ni même de me l’approprier en
pensée.
Et je reste là, plantée comme un vieil arbre, à revivre ce
jour béni où je t’ai trouvée, toi ma maison, alors que mes
nuits sont peuplées des images du jour fatidique où j’en ai
perdu une autre. Quel paradoxe !
Mon cher jardin n’a pas réussi cette fois à chasser cette
pesante oppression qui m’envahit.
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Si seulement Angèle venait. Elle me dirait pourquoi ces
cauchemars me hantent. Angèle sait toujours tout, j’ignore comment, mais elle sait.
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Années 90
L’important n’est pas la manière dont l’injure est faite, mais celle
dont elle est supportée. ( Sénèque - De la colère )
Marianne émerge doucement du sommeil dans lequel on
la plonge depuis bientôt deux jours. Par moments, elle
essaie de s’échapper en rêve mais les bips monocordes de
l’électrocardiogramme la ramènent à sa réalité.
Oui, elle est là, dans ce service de soins intensifs. C’est
bien elle, allongée dans ce petit lit métallique, entourée
de tout ce qu’elle appelle « la blanchisserie » : les perfusions, le respirateur, l’appareil à tension qui se gonfle et se
dégonfle à un rythme que l’on dirait immuable, le fameux
électrocardiogramme qui l’empêche de s’évader.
Elle a bien toute sa tête. C’est le mois de décembre, elle n’a
que trente-sept ans, et pourtant une embolie pulmonaire
a failli tout arrêter.
Mais finalement c’est dans l’ordre des choses. Il ne lui
manquait que la maladie. Elle a pourtant des combats à
mener mais n’en a plus l’envie et surtout plus la force.
Au moins elle a le temps de penser, allongée là. Elle rêve
d’une autre vie. Oh ! rien de très luxueux, mais pour elle
inaccessible. Elle regrette les choix qu’elle a faits et qui
ont décidé de sa vie actuelle. Elle ne veut pas être riche,
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mais avoir juste assez pour élever sereinement et surtout
dignement Gautier et Caroline.
Elle aurait aimé avoir une petite maison, bien à elle mais
pas trop grande, juste pour s’y abriter.
Oui, Marianne a le temps de penser, elle voudrait éviter,
mais elle ne fait que ça : penser. Elle revoit sa jeunesse, ses
« épreuves », puis l’âge adulte et ses erreurs. Depuis quelques temps elle n’est que colère. Elle catalogue les gens,
en veut au monde entier. Mais peut-être a-t-elle besoin de
cette colère pour ne pas couler ? Elle repense surtout à ce
qu’elle appelle « les phrases qui tuent ». ça peut paraître
idiot. Une phrase ne tue pas. Quoique… Elle a aussi les
mots qui la soignent mais aujourd’hui ils seraient impuissants. Et puis ils sont sacrés ces mots-là, elle préfère les
garder pour son retour à la maison ; ils n’auraient aucune
efficacité ici.
Alors elle préfère se répéter ces fameuses phrases qui
tuent, histoire d’entretenir le feu de sa colère. Depuis son
divorce, combien de fois a t-elle entendu cette phrase
« avoir vingt ans de moins et savoir ce que l’on sait ». Et
alors ! Combien de personnes le disent mais ne feraient
rien s’ils en avaient la possibilité ? Comme tous ces « mal
mariés » qui l’ont regardée avec envie et jalousie quand
elle a divorcé. Dans sa situation, les trois-quarts d’entre
eux n’auraient pas bougé le petit doigt s’ils en avaient eu
l’opportunité. Ils ont préféré l’assurance d’une vie confortable. Les hommes sont restés « pour les enfants » et les
femmes parce que « toute seule je n’y arriverai jamais ».
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Faciles, très faciles tous ses « si ». Bien souvent les donneurs de leçons auraient besoin d’en prendre. Elle sait de
quoi elle parle. Ce sont eux qui l’ont faite ainsi, solitaire,
retirée, ne comptant que sur elle. Avec des « si » on pourrait refaire ou défaire bien des choses mais ce ne sont que
des « si » et rien ne se passe.
Dans la série des phrases qui tuent, il y a aussi « tu as bien
de la chance, toi ! ».
Souvent on la lui lance à propos du divorce, toujours ces
« mal mariés » qui n’en démordent pas. Mais c’est surtout
le matin, quand elle arrive au travail et qu’elle croise des
collègues. Au quotidien : « ça va ?» elle répond invariablement : « Oui moi ça va toujours » avec un grand sourire. Souvent on lui répond : « Tu as bien de la chance,
toi ! ». Ne rien dire, ne pas reprendre. Continuer à sourire
alors qu’elle a envie de hurler : « Non, ça ne va pas du tout,
ce matin j’en ai marre. J’ai plus un sou sur moi. Je viens
de la banque où on m’a refusé deux cents francs car je ne
les ai pas sur mon compte. J’ai, une fois de plus, dû m’asseoir sur ma fierté qui en a pris un coup quand les autres
clients ne sont tournés vers moi. Non, ça ne va pas car je
ne sais pas ce que je vais donner à manger aux enfants
ce soir. Non, ça ne va pas car je suis fatiguée de travailler
pour payer des factures, des crédits pour des biens que je
ne possède plus. Non, ça ne va pas car j’étouffe dans mon
appartement. Non, ça ne va pas car j’en ai plus qu’assez
que tous les jours on me pose la même question. Et oui,
j’ai trop de chance, je sais ! ».
Mais elle ne dit rien, met la phrase dans sa poche et son
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mouchoir dessus. Elle ne peut pas agresser systématiquement les gens mais l’envie la démange.
La grande gagnante au hit-parade des phrases qui tuent
est : « Si tu as besoin d’argent, tu m’appelles ». Justement,
quand on a vraiment besoin, quand on est au trente-sixième dessous, on ne demande pas. On ne peut pas. Quand
on n’a plus rien, il reste la fierté et ça n’a pas de prix, la
fierté. Se dire : je l’ai fait ! Pas de merci à dire à qui que ce
soit. Même aux gens que l’on chérit, on ne peut tout simplement pas demander. Le bon samaritain qui lance cette
phrase sait bien à qui il la dit. Si l’on tient à quelqu’un, on
n’attend pas qu’il demande. On ne lui impose pas cette
démarche humiliante. On le devance, on l’oblige à accepter car on sait qu’il a besoin et qu’il ne demandera pas.
Celui qui dit cela sait, en le disant à Marianne, que jamais
il ne sera dérangé. Qu’il dorme tranquille !
Pourtant, autour de Marianne, tout le monde sait, ou du
moins se doute. Mais on préfère ne pas savoir. Après tout,
elle n’avait qu’à pas divorcer ! De notre temps, on ne divorçait pas ! Elle n’a qu’à assumer, maintenant. Même pas
capable de payer son loyer, expulsée, couverte de dettes !
Quelle honte !
Oui, Marianne a choisi de divorcer. Mais quand l’évidence de ce choix s’est imposé à elle, Marianne était enceinte
de Caro et Gautier n’avait que trois ans. Peur de partir.
Pour aller où ? Peur de lui. Trop jeune. Elle n’avait que
vingt-cinq ans. Alors elle commença à vivre dans l’ombre
d’elle-même. Elle pensait que cela passerait. Mais il n’était
jamais là. Il ne voyait rien. Comment aurait-il pu, entre
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son travail, la chasse, la pêche et surtout ses copains. Vous
savez bien, ces copains omniprésents qui, au fil des ans,
font d’un buveur de menthe à l’eau un alcoolique inconscient de sa transformation. Ces copains qui lui disent que
les femmes sont des emmerdeuses, jamais heureuses. Ces
copains dont la raison est plus forte que tout et contre qui
on ne peut pas lutter.
Curieusement Marianne, elle, avait le temps de tout mener de front dans la maison : son travail, les courses, les
devoirs de Gautier, le ménage, le repassage, la comptabilité du restaurant, les commandes, les factures, le raccommodage, la vaisselle, les rendez-vous chez le docteur pour
Caro qui, invariablement, avait une otite tous les quinze
jours et, surtout, le fin du fin, préparer les repas d’après
chasse et attendre comme une bonne épouse le retour au
bercail de l’homme, le héros, inévitablement affublé des
éternels copains déjà bien imbibés, les regarder se goinfrer en racontant des blagues de mauvais goût, et enfin
débarrasser la table quand, d’un geste symbolique, chacun repliait son couteau après l’avoir essuyé sur son pantalon et le mettait dans sa poche en se curant les dents
d’un claquement de langue.
Cela n’empêchait pas les âmes bien pensantes de dire que
la maison n’était pas assez bien tenue, les murs de la cuisine pas souvent lessivés, la gazinière pas très bien récurée.
Mais lorsqu’elle débardait le bois, qu’elle servait au restaurant pendant ses vacances, qu’elle creusait les fouilles
de leur future maison, qu’elle clouait la volige et le lambris, lorsqu’elle démolissait une grange pour en récupérer
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les pierres, là, dans ces moments-là, plus personne ne critiquait cette intellectuelle de la ville qu’il avait épousée.
Demain est un autre jour. C’est ce qu’elle pensait. Mais
chaque lendemain était pire. Au fil des ans leur petit
commerce périclitait. Le travail ne manquait pas mais
il avait la tête ailleurs. Pourtant c’était son rêve ce restaurant. Cuisiner pour lui, être son propre patron. Les
premiers résultats avaient dépassé leurs espérances et le
travail ne leur faisait pas peur. Mais dans un restaurant
il y a souvent un bar. Très vite, c’était devenu le point de
rendez-vous des fidèles copains et le patron avait glissé
de la cuisine au zinc. Ses tournées finissaient en tour de
chant général; les clients se faisaient rares. Lui, il était
heureux. Il ne voyait pas que ça n’allait plus, que l’entreprise les bouffait, que Marianne épluchait les comptes, et
en avait déduit que c’était son salaire qui payait le serveur.
La maison de leurs rêves se construisait et les remboursements de l’emprunt avaient commencé, s’ajoutant à leur
loyer. Quand Marianne tenta de lui ouvrir les yeux, il lui
reprocha de vouloir tout abandonner afin d’avoir moins
de travail. L’hémorragie continuait et ils durent aller vivre chez leurs parents. Au bout de six mois, n’en pouvant
plus de cette promiscuité, Marianne leur dénicha un petit appartement dont personne n’aurait voulu sauf eux.
Elle fit analyser les comptes du restaurant et le verdict fut
celui auquel elle s’attendait : le dépôt de bilan s’imposait.
Comme c’était une sentence prononcée par un expert, il
fut bien obligé de l’admettre enfin. Le rêve de sa vie cessa
d’exister. Deux tours de clé et celle-ci sous le paillasson.
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Il trouva un travail, aidé par ses copains: représentant en
spiritueux, pile ce qui lui fallait. Il ne rentrait que les weekends. Marianne pensait que cela réveillerait leur couple.
Souvent, en sa présence, il avait dit à ses copains qu’elle
n’était qu’un glaçon, l’humiliant devant eux. Comment
aurait-elle pu avoir envie de quoi que ce soit, seule depuis
maintenant treize longues années, dans un tourbillon
d’emmerdements, de travail, de surmenage, et n’espérant
plus rien en retour ? Malheureusement, ou heureusement, il ne rentra pas directement chez eux le premier
week-end. Il passa d’abord chez les fameux copains…
Les semaines passèrent et un soir en rentrant, il trouva
ses affaires soigneusement empilées devant la porte. Il ne
manquait rien. Marianne avait bien travaillé la semaine.
Elle avait trié le linge, décroché les fusils, séparé leurs affaires. Elle avait enfin compris ce qu’elle ignorait à vingtcinq ans : c’était à lui de partir et non à elle.
Le divorce fut prononcé six mois plus tard, et la maison
inachevée vendue à perte. La charogne attire le vautour…
Marianne sent une bouffée de chaleur envahir tout le haut
de son corps. C’est toujours comme ça, lorsqu’elle s’énerve. Voilà ce que c’est d’entretenir la colère. Elle décuple.
L’électrocardiogramme s’est emballé et l’appareil à tension ne cesse de se déclencher. Marianne n’est que colère
et ressentiment. La petite infirmière rousse arrive pour
vérifier ses appareils et voir si tout va bien.
    - Reposez-vous, dit-elle à Marianne. Il ne faut pas vous
agiter ainsi. Ne pensez plus à rien. Je vais vous donner un
autre cachet. Vous êtes trop énervée.
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Elle est gentille. Marianne l’aime bien car elle ne lui fait
pas mal pour les gaz du sang. Cela peut paraître puéril,
mais lorsqu’on est hospitalisé, immobile, on retombe en
enfance, on se sent à la merci de tous et on en vient à
redouter le moindre examen, la moindre prise de sang.
Marianne ne demande rien, elle ne veut pas déranger
tous ces grands messieurs en blouse blanche qui défilent
dans son box et parlent un dialecte étranger. Elle cherche
à comprendre, à accrocher un regard dans lequel elle lirait
la gravité de son état, ou du moins l’impression qu’elle est
autre chose qu’un cas de plus. Tout de même, une embolie pulmonaire à cet âge-là, sans aucune raison ! Ils vont se
pencher sur ce cas ! Marianne est la benjamine des soins
intensifs. Si elle n’était pas si triste, elle en rirait.
Qu’ils arrêtent de chercher le pourquoi du comment! Finalement elle s’en moque. Elle a eu le temps de réfléchir
et son constat est sans appel : elle aurait préféré que tout
s’arrête. La seule motivation qui la tenait jusqu’à présent
était ses petits. Mais n’aurait-ce pas été mieux si elle avait
succombé à son embolie ? Plus tard on leur aurait dit comment elle était morte, et ça n’aurait pas été un fardeau à
porter. Tandis que maintenant elle ne sait pas comment
elle va pouvoir continuer. Si un jour elle doit choisir de
mettre fin à ses jours, ils ne doivent pas garder toute leur
vie l’image d’une mère qui les a laissés. Il faudra que cela
ait l’air d’un accident. Sur le plan financier, ils seront à
l’abri. Elle y a pensé et pris une assurance vie.
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Marianne pourrait passer pour folle à raisonner ainsi, mais
elle a toute sa tête. Elle est juste très fatiguée. Et lorsqu’elle peut enfin dormir, c’est pour rêver de la maison dont
on l’a expulsée. Cela fait deux ans pourtant, mais elle est
toujours présente dans ses rêves. Marianne n’est jamais
revenue la voir ; cela lui aurait fait trop de mal. Souvent,
Gautier revient là-haut jouer au foot avec ses copains
et Caroline le rejoint, subjuguée par ces demi-dieux de
quinze ans.. Ils ont vu la maison. Caroline a dit « n’y va
pas maman, elle a tout rasé, il n’y a plus rien, plus d’arbre,
comme si le bull était passé pour tout aplanir, même les
sapins ont disparu. Le vieux portail a été arraché ; et, pour
tout te dire, les rideaux de la maison sont d’un jaune pisseux... n’y va pas maman ».
Marianne n’y est jamais revenue, mais la nuit, elle rêve
qu’elle est dans la maison quand elle n’y est pas, mais ne
peut jamais fuir avant son retour. Alors Marianne se réveille chaque fois : une façon comme une autre de ne pas
vouloir savoir qui elle est.
Cette nuit, c’était différent. Elle appelait Marianne pour lui
dire de récupérer du courrier arrivé chez elle par erreur.
Elle lui a fait visiter la maison. Marianne pleurait et comprit vite que ce n’était plus la maison qu’elle avait aimée.
Plus d’escalier, ni de mezzanine, cloisons déplacées, peintures écaillées. La maison était entourée d’horribles immeubles mal entretenus, d’un enchevêtrement de routes
que Marianne ne reconnut pas. Voyant Marianne pleurer, elle lui dit de revenir quand elle le désirait. Elle s’était
méprise sur les larmes de Marianne qui savait qu’elle rê29
vait, mais qui avait conscience que même en rêve, elle ne
retrouverait plus jamais ce qu’elle avait perdu. Sa maison
avait disparu avec elle. Marianne s’était réveillée. « Elle
n’est pas mauvaise, elle n’a fait qu’acheter la maison. Ce
qu’elle en fait la regarde, elle lui appartient désormais ».
Ne plus rêver de cette maison, c’est tout ce que veut
Marianne à présent. Mais comment l’oublier si elle la hante en permanence ? Comment oublier les années passées
à faire naître son jardin puis à le regarder vivre ? Comment oublier les soirées où elle lisait, nichée dans l’abri
qu’elle s’était creusé au sein de l’immense thuya ?
Comment oublier l’amour pour ses petites fleurs et la
fierté qui gonflait son cœur quand elle les regardait se refermer le soir ? Elle était restée des heures ainsi, quand
les petits étaient couchés, des heures à se ressourcer, à
puiser de nouvelles forces dans cette nature si généreuse.
Comment oublier le bonheur ?
Elle sent que le tranquillisant commence à faire effet. La
colère s’en va. Elle va dormir un peu et après elle verra.
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Nous ne croyons pas que la vérité reste encore vérité quand on lui
enlève ses voiles.
( Friedrich Nietzsche )
Ce matin, Angèle est venue. Il a suffi que je l’appelle de
mes vœux pour qu’elle apparaisse au bout du chemin.
Maintenant, je comprends pourquoi c’est toujours elle
qui vient, pourquoi elle ne m’a jamais parlé de sa vie et
pourquoi je trouvais cela normal. Je ne me suis jamais
offusquée du mystère dont elle s’entourait, pour la simple raison qu’auprès d’elle tout était simple et limpide. Je
comprends maintenant sa sagesse, son don de lire en moi,
l’irrésistible attirance qui m’a poussée vers elle. Et même
si ce n’est pas facile et que cela fait mal, je comprends.
J’ai rencontré Angèle il y a trente-cinq ans. C’est du moins
ce que je croyais jusqu’à aujourd’hui.
C’était le lendemain de ma découverte de la maison. Ce
jour-là, j’avais repris mon vélo, persuadée d’avoir rêvé la
veille tant la maison était semblable à celle que j’attendais. J’avais retraversé l’immense bois de pins et au bout
du chemin, aperçu la maison. Elle était toujours là. J’avais
souri, soulagée, puis posé mon vélo contre le mur de pierre. Je m’étais avancée doucement avec l’impression d’entrer dans un lieu magique. Sur l’énorme pierre du jardin,
une femme d’environ soixante-quinze ans était assise.
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Elle m’avait souri et les forces conjuguées de son sourire
et de son regard m’avaient invitée à m’asseoir à ses côtés.
Ce qui m’avait émue chez Angèle ce premier jour, était
notre ressemblance. Je me rappelle avoir pensé : « Je serai
comme elle plus tard ». Mêmes yeux, mais surtout même
regard. Les yeux ne sont qu’un accessoire. On peut bien
changer leur couleur comme on veut, on peut les maquiller, mais le regard ne change pas. Et là, à cet instant,
je m’étais vue dans ce regard. Cela avait été très fugitif,
mais j’avais eu la même sensation que lorsque mon regard se reflétait dans le miroir. Je peux assurer que c’est
impressionnant de se retrouver confrontée à une image
de soi-même plus âgée d’une trentaine d’années.
Ce jour-là, nous avions beaucoup parlé de ma vie, et très
peu de la sienne. Cela ne m’étonne pas. Angèle n’a jamais
éprouvé le besoin de se confier. Elle a l’art de se suffire à
elle-même. Elle m’avait parlé de sa maison, de son jardin et surtout de ses arbres mais plus particulièrement
de son saule. Et soudain, moment surréaliste s’il en est,
elle avait récité un passage d’un poème de Musset, mon
poème préféré :
Mes chers amis, quand je mourrai,
Plantez un saule au cimetière.
J’aime son feuillage éploré
La pâleur m’en est douce et chère,
Et son ombre sera légère
À la terre où je dormirai.
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Elle avait souri. J’aurais pleuré d’avoir enfin trouvé la personne à qui me confier, tant elle me ressemblait. Angèle
avait tout compris de mes joies, de mes peines, de mes aspirations. Je ne saurais dire combien de temps nous étions
restées là. Le temps avait cessé d’exister. Mais quand j’étais
repartie, la maison était mienne. Nous avions conclu ce
jour-là un marché sans notaire, simplement entre deux
femmes qui se faisaient mutuellement et pleinement
confiance. Lorsque je lui avais dit que je ne pouvais pas
acheter la maison dans l’immédiat, elle m’avait répondu
qu’elle s’en doutait mais qu’elle n’était pas pressée de la
vendre. Elle m’avait fait la promesse solennelle qu’elle la
garderait pour moi. Elle savait que je ne pourrais plus jamais vivre sans cette maison, et j’avais lu dans son regard
que je pouvais la croire.
Les années qui suivirent, je venais passer mes vacances avec
Angèle jusqu’au jour où j’ai enfin pu acquérir la maison et
m’y installer. Avec l’argent de la vente, Angèle voyagerait.
Cependant elle me demanda si, à chacune de ses escales
dans l’île, je pourrais l’héberger. Cela lui permettrait de rester en contact avec moi et sa chère vieille maison. J’avais
évidemment accepté, l’existence d’Angèle m’étant devenue
indispensable. J’avais en effet besoin de savoir qu’elle vivait
quelque part, besoin de ses retours. Curieusement, nous
faisions partie l’une de l’autre. Pendant toutes ces années
je lui ai écrit ma vie, mon jardin, et elle lisait mes lettres
quand elle revenait. Nous n’avions pas vraiment besoin de
parler. C’était une communion totale. Quiconque aurait
trouvé cette rencontre irrationnelle : pas moi !
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Ce soir, la communion est toujours présente mais elle a
pris une autre dimension.
Ce matin je suis allée à son avance, à peine surprise qu’elle
soit là. Elle a l’art d’apparaître quand je suis perturbée. Je
l’ai serrée dans mes bras et j’ai pris son unique valise. Elle
n’a jamais eu besoin de beaucoup de bagages. Je nous ai
fait du café. Le moment du café a toujours été privilégié
pour nous deux. Puis nous sommes allées nous asseoir
sur le banc. Elle m’a regardée et m’a dit doucement :
    - Alors, tu as rêvé de la petite cette nuit.
    - Oui, ai-je simplement répondu, habituée à son don
divinatoire. Apparemment pour elle, la petite c’était moi
quand j’étais jeune et cela m’a touchée. Elle s’est penchée
vers moi, a mis sa main sur mon épaule.
    - Il faut que je te parle de moi à présent. L’heure est
venue.
J’ai senti que ce moment-là devait arriver depuis toujours.
J’avais en moi une espèce d’attente indéfinie, la conscience
qu’Angèle était un mystère et qu’un jour je saurais, mais
seulement quand elle l’aurait décidé.
    - Je sais que tu peux entendre ce que j’ai à te dire, tu es
prête. Mais avant je voudrais te poser une question : que
sais-tu des anges Marianne ?
    - Des anges ? À vrai dire, je ne sais pas. Lorsque j’étais
petite on m’avait raconté qu’on avait chacun un ange gardien. Mais ce ne sont que des croyances religieuses et je
ne suis plus sûre de croire en quoi que ce soit si ce n’est
en toi et en moi.
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Le silence s’est fait et j’ai réfléchi.
    - Je me suis souvent dit que j’en avais un, je l’avoue.
C’était souvent un souffle, une odeur, une décision prise
plutôt qu’une autre, un papillon qui voletait autour de
moi. Tu vas me croire folle, mais j’ai souvent rencontré
le même papillon dans des lieux différents et je voulais
croire, parce que cela me rassurait, que c’était mon ange
gardien qui se manifestait. Tu le sais, je suis un peu mystique parfois, et j’ai souvent puisé ma force dans des détails
auxquels j’accordais une importance démesurée.
Angèle a souri et elle a pris mes mains :
    - Si tu as compris que quand je parlais de la petite, je
pensais à toi, c’est que tu as conscience que ton passé et
ton présent appartiennent à deux entités distinctes. Il y a
toi, du haut de tes soixante-quinze ans avec ta sagesse, ton
expérience, ta connaissance, et il y a la petite, celle que tu
as été, celle qui a souffert. Réalises-tu que tu as repris les
rênes de ta vie quand nous nous sommes rencontrées ?
J’entends par là que tu t’es libérée de toutes tes souffrances. Je sais tout de toi, de ta vie, je suis là pour veiller sur
toi. Il y a trente-cinq ans j’ai quitté ma transparence et
pris ton apparence d’aujourd’hui. Si tu te souviens bien de
notre rencontre, tu es forcée d’admettre que c’était particulièrement réussi. J’étais la copie conforme de ce que tu
es maintenant. Je suis venue te montrer le chemin que tu
devais suivre et depuis je suis là, toujours prés de toi. Je
suis ton ange, Marianne.
Je suis restée un long moment muette, dans un état second. C’est comme si j’essayais de compacter les don35
nées que je venais de recevoir avant d’en emmagasiner
d’autres, car à l’évidence, Angèle n’avait pas fini. Il y avait
une raison pour qu’elle me dise tout cela aujourd’hui. J’attendais la suite, je compressais avant de pouvoir analyser.
Et j’allais avoir besoin d’une grande faculté d’analyse.
Pour le moment, ce que je retenais c’est que j’avais un
ange gardien et que c’était Angèle. J’étais à peine surprise.
J’ai toujours suivi Angèle là où elle voulait m’emmener
dans les méandres de mes pensées, et aujourd’hui, plus
qu’aucun autre jour, j’avais besoin de la croire et de l’écouter jusqu’au bout de sa confession.
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Années 90
La réalité implacable me conduirait au suicide si le rêve ne me
permettait d’attendre.
( Guy de Maupassant )
Ce matin, Marianne se sent un peu mieux. Elle ignore
pourquoi mais elle va bien ! Malgré tout elle va bien. Cela
fait maintenant une semaine qu’elle est dans ce petit box,
et elle se sent reposée.
Gautier, son petit homme, vient la voir chaque jour. Caro
ne peut pas car elle n’a que onze ans. Les lois de l’administration sont ainsi faites : visites interdites aux enfants de
moins de quatorze ans. Marianne sait qu’elle peut compter sur lui pour Caro. Il connaît les mots à lui dire afin
qu’elle ne soit pas inquiète. Et Marianne veut qu’eux aussi
puissent compter sur elle.
Encore quelques années du moins. Essayer de les aider à
devenir des adultes inébranlables, responsables de leurs
actes, courageux et honnêtes, leur donner les armes
nécessaires pour se battre dans ce monde où tout n’est
qu’injustice, hypocrisie et où chacun tire la couverture à
soi. Elle va continuer à faire son devoir pour eux. Elle va
du moins essayer, car elle ne sait pas si elle peut se faire
confiance, tant par moments elle est découragée.
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Mais depuis deux ou trois jours elle ressent une sorte de
sérénité magique. Et ce matin, elle est encore imprégnée
du rêve qu’elle a fait cette nuit. Un peu toujours le même
depuis deux ou trois nuits. Toujours cet arbre auprès duquel elle s’assied, toujours ce jardin si mystérieux par le
calme qui s’en dégage. Elle n’arrive pas à voir la maison
mais elle sait qu’elle est là, juste à côté. Elle voit l’arbre
et elle, assise contre son tronc. Cette nuit, elle est allée
un peu plus loin dans le rêve. Elle s’est retrouvée face à
deux escaliers : un montant vers une porte entr’ouverte,
l’autre descendant vers l’obscurité. Une voix lui a demandé de choisir : « Veux-tu monter ou descendre ? Choisis ».
Un livre était posé entre les deux escaliers. Elle y lut la
phrase suivante : « Il est plus dur que l’on s’imagine de
monter l’escalier des anges ». Elle avait déjà lu cela mais
où et quand ? Sans plus réfléchir, elle se dirigea vers le
vieil escalier de pierres qui s’enfonçait dans le noir, sans
savoir où il menait. Elle pressentait simplement qu’il lui
fallait descendre avant de monter. C’est comme si elle devait revenir en arrière dans sa vie avant de continuer à
avancer. Elle a ouvert une grosse porte de bois, et s’est
dirigée vers l’arbre. Il était là, fidèle aux autres rêves, son
tronc énorme enraciné dans ce terrain, qu’elle n’aurait su
localiser ni nommer, mais qu’elle sentait sien. Mais peu
lui importait l’endroit où elle se trouvait. C’est comme si
elle avait toujours vécu là. Elle s’est assise au pied de son
arbre. La force se dégageant du tronc s’écoulait maintenant doucement dans tout son corps. Elle respirait profondément. Plus rien ne pouvait lui arriver. Des larmes
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coulèrent sur ses joues, larmes de bonheur, de gratitude,
de soulagement, de repos enfin trouvé. Il se mit à pleuvoir doucement. La pluie faisait remonter les odeurs de
terre et d’herbe. Elle entendait la multitude de gouttes
qui chantaient dans les feuilles. Elle ferma les yeux. Une
musique douce s’insinua jusqu’à ses oreilles. On aurait
dit un harmonica. Elle chercha d’où elle venait et l’espace
de deux à trois secondes crut voir une vieille femme qui
lui souriait. Elle se tenait derrière une fenêtre, immobile,
l’observant. La musique s’est arrêtée, la vieille femme s’est
évanouie. Marianne s’est réveillée.
C’est certainement grâce aux tranquillisants qu’on lui administre, mais ce rêve semble toujours si réel qu’il continue souvent à l’habiter dans la journée. Jour après jour, sa
colère disparaît, laissant place à la quiétude.
Dans ce service où tout le monde court, elle attend toujours la nuit avec impatience : la nuit, il n’y a plus de
bruits, plus de téléphones qui sonnent, plus d’examens,
plus de docteurs. La nuit est son jardin secret. Elle y retrouve cette vieille femme, telle un double d’elle-même,
cette maison impalpable et cet arbre surtout.
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