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« Pour échapper à la souffrance, le plus souvent on se réfugie dans l’avenir. Sur la piste du temps, on imagine une ligne au-delà de laquelle la souffrance présente cessera d’exister. » Milan Kundera « L’insoutenable légèreté de l’être » 9 Années 90 - Le rhododendron Expulser : Emprunté au latin expulsare, dérivé de expellere « pousser hors de ». Cela faisait bientôt une demi-heure que Marianne s’acharnait sur le rhododendron. Elle avait beau enfoncer de nouveau sa bêche, tirer, enfoncer, tirer, il lui résistait. Des larmes de rage jaillirent et inondèrent ses joues. Elle les retenait depuis trop longtemps. Elles, elles sortaient, stériles, ne lui servant à rien, alors que lui, il restait là, enraciné dans cette terre qu’elle avait tant aimée. Rien n’aurait pu arrêter Marianne. Elle sentait son cœur prêt à exploser tant elle était épuisée, mais pour rien au monde elle ne l’aurait laissé là. Puisqu’elle partait, il partirait avec elle comme les forsythias, les weigelias, le mimosa, la lavande, les lauriers. Chaque plante avait son histoire. Chacune était un bébé qu’elle avait fait naître. Les forsythias et weigelias étaient des souvenirs vivants d’endroits où elle avait aimé se promener et où elle avait prélevé de fragiles pousses. Les lauriers la faisaient sourire chaque fois qu’elle les contemplait : Elle n’oublierait jamais les visages hébétés - et un tantinet inquiets quant à la santé mentale de leur mère - de Gautier et Caroline quand ils avaient surpris Marianne plantant des « bouts de bois » tout autour du jardin. Marianne avait ri et leur 11 avait expliqué que ces « bouts de bois » allaient donner de superbes lauriers. Ils s’étaient concertés silencieusement et en avaient conclu que si cela faisait plaisir à maman de planter des bouts de bois tout autour du jardin, autant la laisser faire... Il y avait les pierres aussi. Chaque année, de ses vacances, Marianne avait rapporté des galets de toutes tailles qu’elle avait replacés religieusement dans son jardin, comme si c’était pour rester ici que l’océan les avait charriés tant d’années. Le rhododendron avait été une frêle pousse sauvée par miracle et qui, se nourrissant de sa nouvelle terre, s’était multipliée, donnant un nouvel arbre superbe. Celui-là avait été déraciné sans problème, mais le rhododendron mère restait là, insensible aux efforts de Marianne qui maintenant sanglotait. Entre ses dents, la bouche fermée, elle lui hurla de venir, qu’elle pourrait mourir là tant elle était épuisée, enragée, mais qu’elle ne le laisserait pas. Elle prit conscience de la portée de ces paroles : Oui, elle aurait voulu mourir à cet instant, dans son jardin. Elle s’est assise, l’a regardé, rassemblant ses forces pour ce qu’elle voulait être le dernier assaut. La bêche s’enfonça de nouveau, Marianne n’y voyait plus rien, aveuglée par le sel de ses larmes, mais quand elle tira, elle sentit qu’il cédait. Elle le sortit de terre et s’effondra à genoux, insensible au fait que quiconque pourrait la voir, telle une folle pleurant devant un rhododendron, le remerciant de l’accompagner. 12 Elle se releva et regarda le jardin saccagé par ses soins. Dans l’allée, en contrebas, chaque arbre avait été rempoté amoureusement avec sa terre. Elle prit le rhododendron, descendit l’escalier qu’elle avait édifié avec des lauzes récupérées chez sa sœur. Il ne faudrait pas les laisser là, elles non plus. Ce jour-là, chaque plante, chaque pierre, chaque lauze, chaque jeune pousse, chaque bulbe, fut descendu dans l’allée. Il ne restait que les genévriers, les immenses thuyas que Marianne avait laissé pousser comme ils le souhaitaient, l’immense spirée qui l’enchantait au printemps, s’épanouissant devant la porte-fenêtre du séjour, l’herbe de la pampa, les rosiers, et plus loin les bambous. Impossible de tous les déraciner tant ils avaient poussé. Quelqu’un (mais qui ?) avait dit à Marianne qu’elle avait un jardin de curé. Un jardin où chaque plante peut s’exprimer, où chaque pousse prélevée prend racine, le jardin du bonheur. De son jardin de curé, il ne restait plus qu’un champ dévasté dont elle ne prit même pas la peine de reboucher les trous. Comme son rhododendron, Marianne partait, on la faisait partir, de ce jardin, de cette maison, dont elle avait longtemps rêvé qu’ils pourraient être siens. 13 14 Autre temps, autre lieu. Le souvenir du bonheur n’est plus du bonheur, le souvenir de la douleur est de la douleur encore. ( Lord Byron ) J’ai encore rêvé cette nuit. Toujours ce même rêve. Toujours cette maison d’où on m’a expulsée il y a quarante ans, presque un demi-siècle et pourtant si présente dans mes rêves. Je revis ce jour-là chaque nuit depuis un certain temps déjà et cela me perturbe. Je me revois arrachant mes plantes, je ressens toutes les émotions de ce jour-là, et cependant je suis postée telle une observatrice, comme si ce n’était pas moi. En outre ce n’est même pas un rêve, c’est un souvenir, comme un film qui défile sans arrêt. Aucune incohérence, aucune zone d’ombre, de celles qu’on oublie au petit matin. L’endroit est réel au détail prés. Tout est très net, trop net même. Toutes les sensations revivent en moi, la colère, la haine, le chagrin. L’espoir est mort en moi ce jour-là, je m’en souviens très bien. Je n’avais déjà pas grande foi en l’Homme mais là j’avais la preuve que le vieux proverbe « la loi du plus fort est toujours la meilleure » était vrai. Pourquoi maintenant ? Pourquoi dois-je revivre toutes ces souffrances que je pensais avoir oubliées, ou du moins reléguées dans un coin très profond de ma mémoire. 15 Non je ne comprends pas. Il me faut chasser ces idées de ma tête. Absolument. J’ai perdu l’habitude de me poser des questions. Je ne sais plus ce que c’est. Je pourrais aller faire un tour au jardin mais je n’en ai pas envie tout de suite. Pourtant il m’a toujours calmée. C’est le moment ou jamais de contempler mon bien, de le respirer. Je dois me secouer, profiter justement de ce que j’ai maintenant, de chaque instant, au lieu de pleurer sur ce que j’ai perdu il y a si longtemps. L’heure est au présent ma vieille Marianne ! Je m’assieds à coté de la fenêtre et après quelques minutes l’apaisement s’installe. Vieille Marianne est bien sûr ironique. J’ai soixante-quinze ans et je me sens néanmoins mieux que lorsque j’en avais trente. Moi qui souffrais d’arthrose, voilà que j’ai besoin chaque jour de ma balade matinale, à vélo ou à pied. Je peux jardiner à outrance, je n’ai plus mal au dos. Même mes artères rajeunissent. Curieusement, c’est depuis que je me suis installée dans mon île que mes maux ont régressé, voire disparu. Je me régénère intérieurement et je ne sais pas pourquoi. Je m’inquiéterais si ma peau faisait de même, mais sur ce point tout est normal, elle se ride, elle se tache, et mes cheveux sont gris. Donc je ne vois rien de surnaturel à ma régénérescence. Cela me rassure car je n’ai pas la moindre envie de redevenir jeune. Trop de soucis quand on est jeune. J’ai trouvé le calme et la sérénité, c’est mille fois mieux qu’une jeunesse chahutée, ballottée, ne profitant d’aucun des cadeaux de la vie. Non, et décidément, l’air est vraiment bon dans ce petit coin de paradis ! 16 C’est le mois de décembre et pourtant cela sent le printemps. Une odeur est passée par la fenêtre ouverte et je voudrais que cet instant furtif puisse se prolonger. Je me demande depuis combien de temps je n’ai pas vu le soleil. Je ne sais plus mais Dieu que c’est bon cet air parfumé ! Des images flottent, images d’arbres en fleurs, légèrement caressés par le vent, images de nuages blancs sur fond de ciel bleu azur. Vite je me prépare un café, enfile un gros pull et je sors. Je suis bien, là. J’avance dans le jardin et je me retourne. Je la regarde. Elle est là, enracinée, vieille maison de pêcheurs, tenue par ses pierres séculaires, abritée par son toit d’ardoises. Je l’aime tant, elle est tellement moi. Dès que je l’ai vue, j’ai su qu’elle serait mon refuge. Un peu comme si elle avait été faite pour moi, comme si elle m’attendait. Une bouffée d’amour, de bonheur mais aussi de fierté m’envahit : Je l’ai tant attendue mais j’ai toujours su qu’elle était quelque part, prête à me recevoir dans ses murs. Et ce jardin, mon jardin, celui dans lequel je suis venue m’enraciner il y aura bientôt trente-cinq belles années. Oh bien sûr ! Il a triste mine en cette saison, bien que quelques rosiers persistent à faire naître des boutons qui n’écloront pas mais qui restent comme cristallisés. Il n’a pas gelé cette année. Il gèlera plus tard. Certains disent qu’on va le payer au printemps. Peu m’importe ! Dame nature fait ce qu’elle veut. Ce qui est bon pour elle l’est pour moi. Par contre il faudra que je protège mes nouvelles pousses qui, elles, voudraient bien aussi prendre racine ici. 17 Mais je sais qu’elles ne me laisseront pas tomber. Je repense à mon rêve et regarde vers mes vieilles compagnes qui m’ont suivie et ont elles aussi trouvé une terre. Elles sont toutes là : les weigelias, les forsythias, la lavande, les oignons de jonquilles, tulipes, dahlias, jacinthes et mon rhododendron. J’ai découvert la maison en me promenant à vélo, par hasard. Mais n’est-ce pas le hasard qui nous guide toujours ? En ce qui me concerne je lui fais confiance. C’est toujours au moment où je ne m’y attends pas que quelque chose arrive. Quelque chose ? Une rencontre, une idée, une décision. Ce jour-là, je m’étais arrêtée et étais restée très longtemps debout, mon vélo à la main, la regardant, l’écoutant. Pas un bruit. Mais ses volets fermés, les broussailles du jardin, les ardoises se retenant tristement à la volige, en disaient long. Suffisamment pour que j’aie compris que je n’étais pas venue là pour repartir. Ma tête s’était mise à tourner, mon cœur battait de plus en plus fort comme s’il voulait que j’avance vers elle. Je reconnus ces sensations éprouvées peu de fois dans ma vie mais qui ne m’ont jamais trompée. Je retrouvai mon calme, respirai lentement. Il y avait une grosse pierre qui avait dû servir de banc. Je m’y assis. À son contact je pus imaginer combien d’hommes et de femmes étaient venus s’asseoir là comme moi pour réfléchir ou se reposer, des amoureux peut-être. Cet endroit avait connu des joies mais aussi des chagrins, et maintenant c’est moi qui étais assise là, recueillie. Les questions m’assaillirent : à qui était cette maison ? 18 Était-elle à vendre ? Avais-je assez d’argent pour l’acquérir ? Mon cœur battait de plus en plus fort, je ne m’étais pas préparée à une telle rencontre, et il fallait que je sache vite, très vite. Maintenant que je l’avais trouvée, le temps pressait. Ce n’était pas normal que personne ne l’habite. Dans l’île, s’il y avait une seule maison à vendre cela se saurait! Mais alors pourquoi était-elle à l’abandon ? Étonnant que personne ne se soit intéressé à elle. Les acheteurs n’auraient pas manqué, soit pour la restaurer, soit pour la détruire et reconstruire à sa place. Peu à peu la raison commençait à me faire douter. Cela aurait été trop beau pour être vrai. « Pauvre Marianne tu t’emportes, tu rêves, et voilà tu retombes ! À ton âge, tu devrais avoir atteint une certaine sagesse que diable ! » Et pourtant, pourtant, si jamais… J’avais repris mon vélo et rebroussé chemin. Plus envie de me promener, trop de choses qui se bousculaient dans ma tête : l’île, la maison, le jardin, le rêve de toute une vie, là, à portée de moi et aucun moyen de savoir si j’avais au moins le droit d’espérer, ni même de me l’approprier en pensée. Et je reste là, plantée comme un vieil arbre, à revivre ce jour béni où je t’ai trouvée, toi ma maison, alors que mes nuits sont peuplées des images du jour fatidique où j’en ai perdu une autre. Quel paradoxe ! Mon cher jardin n’a pas réussi cette fois à chasser cette pesante oppression qui m’envahit. 19 Si seulement Angèle venait. Elle me dirait pourquoi ces cauchemars me hantent. Angèle sait toujours tout, j’ignore comment, mais elle sait. 20 Années 90 L’important n’est pas la manière dont l’injure est faite, mais celle dont elle est supportée. ( Sénèque - De la colère ) Marianne émerge doucement du sommeil dans lequel on la plonge depuis bientôt deux jours. Par moments, elle essaie de s’échapper en rêve mais les bips monocordes de l’électrocardiogramme la ramènent à sa réalité. Oui, elle est là, dans ce service de soins intensifs. C’est bien elle, allongée dans ce petit lit métallique, entourée de tout ce qu’elle appelle « la blanchisserie » : les perfusions, le respirateur, l’appareil à tension qui se gonfle et se dégonfle à un rythme que l’on dirait immuable, le fameux électrocardiogramme qui l’empêche de s’évader. Elle a bien toute sa tête. C’est le mois de décembre, elle n’a que trente-sept ans, et pourtant une embolie pulmonaire a failli tout arrêter. Mais finalement c’est dans l’ordre des choses. Il ne lui manquait que la maladie. Elle a pourtant des combats à mener mais n’en a plus l’envie et surtout plus la force. Au moins elle a le temps de penser, allongée là. Elle rêve d’une autre vie. Oh ! rien de très luxueux, mais pour elle inaccessible. Elle regrette les choix qu’elle a faits et qui ont décidé de sa vie actuelle. Elle ne veut pas être riche, 21 mais avoir juste assez pour élever sereinement et surtout dignement Gautier et Caroline. Elle aurait aimé avoir une petite maison, bien à elle mais pas trop grande, juste pour s’y abriter. Oui, Marianne a le temps de penser, elle voudrait éviter, mais elle ne fait que ça : penser. Elle revoit sa jeunesse, ses « épreuves », puis l’âge adulte et ses erreurs. Depuis quelques temps elle n’est que colère. Elle catalogue les gens, en veut au monde entier. Mais peut-être a-t-elle besoin de cette colère pour ne pas couler ? Elle repense surtout à ce qu’elle appelle « les phrases qui tuent ». ça peut paraître idiot. Une phrase ne tue pas. Quoique… Elle a aussi les mots qui la soignent mais aujourd’hui ils seraient impuissants. Et puis ils sont sacrés ces mots-là, elle préfère les garder pour son retour à la maison ; ils n’auraient aucune efficacité ici. Alors elle préfère se répéter ces fameuses phrases qui tuent, histoire d’entretenir le feu de sa colère. Depuis son divorce, combien de fois a t-elle entendu cette phrase « avoir vingt ans de moins et savoir ce que l’on sait ». Et alors ! Combien de personnes le disent mais ne feraient rien s’ils en avaient la possibilité ? Comme tous ces « mal mariés » qui l’ont regardée avec envie et jalousie quand elle a divorcé. Dans sa situation, les trois-quarts d’entre eux n’auraient pas bougé le petit doigt s’ils en avaient eu l’opportunité. Ils ont préféré l’assurance d’une vie confortable. Les hommes sont restés « pour les enfants » et les femmes parce que « toute seule je n’y arriverai jamais ». 22 Faciles, très faciles tous ses « si ». Bien souvent les donneurs de leçons auraient besoin d’en prendre. Elle sait de quoi elle parle. Ce sont eux qui l’ont faite ainsi, solitaire, retirée, ne comptant que sur elle. Avec des « si » on pourrait refaire ou défaire bien des choses mais ce ne sont que des « si » et rien ne se passe. Dans la série des phrases qui tuent, il y a aussi « tu as bien de la chance, toi ! ». Souvent on la lui lance à propos du divorce, toujours ces « mal mariés » qui n’en démordent pas. Mais c’est surtout le matin, quand elle arrive au travail et qu’elle croise des collègues. Au quotidien : « ça va ?» elle répond invariablement : « Oui moi ça va toujours » avec un grand sourire. Souvent on lui répond : « Tu as bien de la chance, toi ! ». Ne rien dire, ne pas reprendre. Continuer à sourire alors qu’elle a envie de hurler : « Non, ça ne va pas du tout, ce matin j’en ai marre. J’ai plus un sou sur moi. Je viens de la banque où on m’a refusé deux cents francs car je ne les ai pas sur mon compte. J’ai, une fois de plus, dû m’asseoir sur ma fierté qui en a pris un coup quand les autres clients ne sont tournés vers moi. Non, ça ne va pas car je ne sais pas ce que je vais donner à manger aux enfants ce soir. Non, ça ne va pas car je suis fatiguée de travailler pour payer des factures, des crédits pour des biens que je ne possède plus. Non, ça ne va pas car j’étouffe dans mon appartement. Non, ça ne va pas car j’en ai plus qu’assez que tous les jours on me pose la même question. Et oui, j’ai trop de chance, je sais ! ». Mais elle ne dit rien, met la phrase dans sa poche et son 23 mouchoir dessus. Elle ne peut pas agresser systématiquement les gens mais l’envie la démange. La grande gagnante au hit-parade des phrases qui tuent est : « Si tu as besoin d’argent, tu m’appelles ». Justement, quand on a vraiment besoin, quand on est au trente-sixième dessous, on ne demande pas. On ne peut pas. Quand on n’a plus rien, il reste la fierté et ça n’a pas de prix, la fierté. Se dire : je l’ai fait ! Pas de merci à dire à qui que ce soit. Même aux gens que l’on chérit, on ne peut tout simplement pas demander. Le bon samaritain qui lance cette phrase sait bien à qui il la dit. Si l’on tient à quelqu’un, on n’attend pas qu’il demande. On ne lui impose pas cette démarche humiliante. On le devance, on l’oblige à accepter car on sait qu’il a besoin et qu’il ne demandera pas. Celui qui dit cela sait, en le disant à Marianne, que jamais il ne sera dérangé. Qu’il dorme tranquille ! Pourtant, autour de Marianne, tout le monde sait, ou du moins se doute. Mais on préfère ne pas savoir. Après tout, elle n’avait qu’à pas divorcer ! De notre temps, on ne divorçait pas ! Elle n’a qu’à assumer, maintenant. Même pas capable de payer son loyer, expulsée, couverte de dettes ! Quelle honte ! Oui, Marianne a choisi de divorcer. Mais quand l’évidence de ce choix s’est imposé à elle, Marianne était enceinte de Caro et Gautier n’avait que trois ans. Peur de partir. Pour aller où ? Peur de lui. Trop jeune. Elle n’avait que vingt-cinq ans. Alors elle commença à vivre dans l’ombre d’elle-même. Elle pensait que cela passerait. Mais il n’était jamais là. Il ne voyait rien. Comment aurait-il pu, entre 24 son travail, la chasse, la pêche et surtout ses copains. Vous savez bien, ces copains omniprésents qui, au fil des ans, font d’un buveur de menthe à l’eau un alcoolique inconscient de sa transformation. Ces copains qui lui disent que les femmes sont des emmerdeuses, jamais heureuses. Ces copains dont la raison est plus forte que tout et contre qui on ne peut pas lutter. Curieusement Marianne, elle, avait le temps de tout mener de front dans la maison : son travail, les courses, les devoirs de Gautier, le ménage, le repassage, la comptabilité du restaurant, les commandes, les factures, le raccommodage, la vaisselle, les rendez-vous chez le docteur pour Caro qui, invariablement, avait une otite tous les quinze jours et, surtout, le fin du fin, préparer les repas d’après chasse et attendre comme une bonne épouse le retour au bercail de l’homme, le héros, inévitablement affublé des éternels copains déjà bien imbibés, les regarder se goinfrer en racontant des blagues de mauvais goût, et enfin débarrasser la table quand, d’un geste symbolique, chacun repliait son couteau après l’avoir essuyé sur son pantalon et le mettait dans sa poche en se curant les dents d’un claquement de langue. Cela n’empêchait pas les âmes bien pensantes de dire que la maison n’était pas assez bien tenue, les murs de la cuisine pas souvent lessivés, la gazinière pas très bien récurée. Mais lorsqu’elle débardait le bois, qu’elle servait au restaurant pendant ses vacances, qu’elle creusait les fouilles de leur future maison, qu’elle clouait la volige et le lambris, lorsqu’elle démolissait une grange pour en récupérer 25 les pierres, là, dans ces moments-là, plus personne ne critiquait cette intellectuelle de la ville qu’il avait épousée. Demain est un autre jour. C’est ce qu’elle pensait. Mais chaque lendemain était pire. Au fil des ans leur petit commerce périclitait. Le travail ne manquait pas mais il avait la tête ailleurs. Pourtant c’était son rêve ce restaurant. Cuisiner pour lui, être son propre patron. Les premiers résultats avaient dépassé leurs espérances et le travail ne leur faisait pas peur. Mais dans un restaurant il y a souvent un bar. Très vite, c’était devenu le point de rendez-vous des fidèles copains et le patron avait glissé de la cuisine au zinc. Ses tournées finissaient en tour de chant général; les clients se faisaient rares. Lui, il était heureux. Il ne voyait pas que ça n’allait plus, que l’entreprise les bouffait, que Marianne épluchait les comptes, et en avait déduit que c’était son salaire qui payait le serveur. La maison de leurs rêves se construisait et les remboursements de l’emprunt avaient commencé, s’ajoutant à leur loyer. Quand Marianne tenta de lui ouvrir les yeux, il lui reprocha de vouloir tout abandonner afin d’avoir moins de travail. L’hémorragie continuait et ils durent aller vivre chez leurs parents. Au bout de six mois, n’en pouvant plus de cette promiscuité, Marianne leur dénicha un petit appartement dont personne n’aurait voulu sauf eux. Elle fit analyser les comptes du restaurant et le verdict fut celui auquel elle s’attendait : le dépôt de bilan s’imposait. Comme c’était une sentence prononcée par un expert, il fut bien obligé de l’admettre enfin. Le rêve de sa vie cessa d’exister. Deux tours de clé et celle-ci sous le paillasson. 26 Il trouva un travail, aidé par ses copains: représentant en spiritueux, pile ce qui lui fallait. Il ne rentrait que les weekends. Marianne pensait que cela réveillerait leur couple. Souvent, en sa présence, il avait dit à ses copains qu’elle n’était qu’un glaçon, l’humiliant devant eux. Comment aurait-elle pu avoir envie de quoi que ce soit, seule depuis maintenant treize longues années, dans un tourbillon d’emmerdements, de travail, de surmenage, et n’espérant plus rien en retour ? Malheureusement, ou heureusement, il ne rentra pas directement chez eux le premier week-end. Il passa d’abord chez les fameux copains… Les semaines passèrent et un soir en rentrant, il trouva ses affaires soigneusement empilées devant la porte. Il ne manquait rien. Marianne avait bien travaillé la semaine. Elle avait trié le linge, décroché les fusils, séparé leurs affaires. Elle avait enfin compris ce qu’elle ignorait à vingtcinq ans : c’était à lui de partir et non à elle. Le divorce fut prononcé six mois plus tard, et la maison inachevée vendue à perte. La charogne attire le vautour… Marianne sent une bouffée de chaleur envahir tout le haut de son corps. C’est toujours comme ça, lorsqu’elle s’énerve. Voilà ce que c’est d’entretenir la colère. Elle décuple. L’électrocardiogramme s’est emballé et l’appareil à tension ne cesse de se déclencher. Marianne n’est que colère et ressentiment. La petite infirmière rousse arrive pour vérifier ses appareils et voir si tout va bien. - Reposez-vous, dit-elle à Marianne. Il ne faut pas vous agiter ainsi. Ne pensez plus à rien. Je vais vous donner un autre cachet. Vous êtes trop énervée. 27 Elle est gentille. Marianne l’aime bien car elle ne lui fait pas mal pour les gaz du sang. Cela peut paraître puéril, mais lorsqu’on est hospitalisé, immobile, on retombe en enfance, on se sent à la merci de tous et on en vient à redouter le moindre examen, la moindre prise de sang. Marianne ne demande rien, elle ne veut pas déranger tous ces grands messieurs en blouse blanche qui défilent dans son box et parlent un dialecte étranger. Elle cherche à comprendre, à accrocher un regard dans lequel elle lirait la gravité de son état, ou du moins l’impression qu’elle est autre chose qu’un cas de plus. Tout de même, une embolie pulmonaire à cet âge-là, sans aucune raison ! Ils vont se pencher sur ce cas ! Marianne est la benjamine des soins intensifs. Si elle n’était pas si triste, elle en rirait. Qu’ils arrêtent de chercher le pourquoi du comment! Finalement elle s’en moque. Elle a eu le temps de réfléchir et son constat est sans appel : elle aurait préféré que tout s’arrête. La seule motivation qui la tenait jusqu’à présent était ses petits. Mais n’aurait-ce pas été mieux si elle avait succombé à son embolie ? Plus tard on leur aurait dit comment elle était morte, et ça n’aurait pas été un fardeau à porter. Tandis que maintenant elle ne sait pas comment elle va pouvoir continuer. Si un jour elle doit choisir de mettre fin à ses jours, ils ne doivent pas garder toute leur vie l’image d’une mère qui les a laissés. Il faudra que cela ait l’air d’un accident. Sur le plan financier, ils seront à l’abri. Elle y a pensé et pris une assurance vie. 28 Marianne pourrait passer pour folle à raisonner ainsi, mais elle a toute sa tête. Elle est juste très fatiguée. Et lorsqu’elle peut enfin dormir, c’est pour rêver de la maison dont on l’a expulsée. Cela fait deux ans pourtant, mais elle est toujours présente dans ses rêves. Marianne n’est jamais revenue la voir ; cela lui aurait fait trop de mal. Souvent, Gautier revient là-haut jouer au foot avec ses copains et Caroline le rejoint, subjuguée par ces demi-dieux de quinze ans.. Ils ont vu la maison. Caroline a dit « n’y va pas maman, elle a tout rasé, il n’y a plus rien, plus d’arbre, comme si le bull était passé pour tout aplanir, même les sapins ont disparu. Le vieux portail a été arraché ; et, pour tout te dire, les rideaux de la maison sont d’un jaune pisseux... n’y va pas maman ». Marianne n’y est jamais revenue, mais la nuit, elle rêve qu’elle est dans la maison quand elle n’y est pas, mais ne peut jamais fuir avant son retour. Alors Marianne se réveille chaque fois : une façon comme une autre de ne pas vouloir savoir qui elle est. Cette nuit, c’était différent. Elle appelait Marianne pour lui dire de récupérer du courrier arrivé chez elle par erreur. Elle lui a fait visiter la maison. Marianne pleurait et comprit vite que ce n’était plus la maison qu’elle avait aimée. Plus d’escalier, ni de mezzanine, cloisons déplacées, peintures écaillées. La maison était entourée d’horribles immeubles mal entretenus, d’un enchevêtrement de routes que Marianne ne reconnut pas. Voyant Marianne pleurer, elle lui dit de revenir quand elle le désirait. Elle s’était méprise sur les larmes de Marianne qui savait qu’elle rê29 vait, mais qui avait conscience que même en rêve, elle ne retrouverait plus jamais ce qu’elle avait perdu. Sa maison avait disparu avec elle. Marianne s’était réveillée. « Elle n’est pas mauvaise, elle n’a fait qu’acheter la maison. Ce qu’elle en fait la regarde, elle lui appartient désormais ». Ne plus rêver de cette maison, c’est tout ce que veut Marianne à présent. Mais comment l’oublier si elle la hante en permanence ? Comment oublier les années passées à faire naître son jardin puis à le regarder vivre ? Comment oublier les soirées où elle lisait, nichée dans l’abri qu’elle s’était creusé au sein de l’immense thuya ? Comment oublier l’amour pour ses petites fleurs et la fierté qui gonflait son cœur quand elle les regardait se refermer le soir ? Elle était restée des heures ainsi, quand les petits étaient couchés, des heures à se ressourcer, à puiser de nouvelles forces dans cette nature si généreuse. Comment oublier le bonheur ? Elle sent que le tranquillisant commence à faire effet. La colère s’en va. Elle va dormir un peu et après elle verra. 30 Nous ne croyons pas que la vérité reste encore vérité quand on lui enlève ses voiles. ( Friedrich Nietzsche ) Ce matin, Angèle est venue. Il a suffi que je l’appelle de mes vœux pour qu’elle apparaisse au bout du chemin. Maintenant, je comprends pourquoi c’est toujours elle qui vient, pourquoi elle ne m’a jamais parlé de sa vie et pourquoi je trouvais cela normal. Je ne me suis jamais offusquée du mystère dont elle s’entourait, pour la simple raison qu’auprès d’elle tout était simple et limpide. Je comprends maintenant sa sagesse, son don de lire en moi, l’irrésistible attirance qui m’a poussée vers elle. Et même si ce n’est pas facile et que cela fait mal, je comprends. J’ai rencontré Angèle il y a trente-cinq ans. C’est du moins ce que je croyais jusqu’à aujourd’hui. C’était le lendemain de ma découverte de la maison. Ce jour-là, j’avais repris mon vélo, persuadée d’avoir rêvé la veille tant la maison était semblable à celle que j’attendais. J’avais retraversé l’immense bois de pins et au bout du chemin, aperçu la maison. Elle était toujours là. J’avais souri, soulagée, puis posé mon vélo contre le mur de pierre. Je m’étais avancée doucement avec l’impression d’entrer dans un lieu magique. Sur l’énorme pierre du jardin, une femme d’environ soixante-quinze ans était assise. 31 Elle m’avait souri et les forces conjuguées de son sourire et de son regard m’avaient invitée à m’asseoir à ses côtés. Ce qui m’avait émue chez Angèle ce premier jour, était notre ressemblance. Je me rappelle avoir pensé : « Je serai comme elle plus tard ». Mêmes yeux, mais surtout même regard. Les yeux ne sont qu’un accessoire. On peut bien changer leur couleur comme on veut, on peut les maquiller, mais le regard ne change pas. Et là, à cet instant, je m’étais vue dans ce regard. Cela avait été très fugitif, mais j’avais eu la même sensation que lorsque mon regard se reflétait dans le miroir. Je peux assurer que c’est impressionnant de se retrouver confrontée à une image de soi-même plus âgée d’une trentaine d’années. Ce jour-là, nous avions beaucoup parlé de ma vie, et très peu de la sienne. Cela ne m’étonne pas. Angèle n’a jamais éprouvé le besoin de se confier. Elle a l’art de se suffire à elle-même. Elle m’avait parlé de sa maison, de son jardin et surtout de ses arbres mais plus particulièrement de son saule. Et soudain, moment surréaliste s’il en est, elle avait récité un passage d’un poème de Musset, mon poème préféré : Mes chers amis, quand je mourrai, Plantez un saule au cimetière. J’aime son feuillage éploré La pâleur m’en est douce et chère, Et son ombre sera légère À la terre où je dormirai. 32 Elle avait souri. J’aurais pleuré d’avoir enfin trouvé la personne à qui me confier, tant elle me ressemblait. Angèle avait tout compris de mes joies, de mes peines, de mes aspirations. Je ne saurais dire combien de temps nous étions restées là. Le temps avait cessé d’exister. Mais quand j’étais repartie, la maison était mienne. Nous avions conclu ce jour-là un marché sans notaire, simplement entre deux femmes qui se faisaient mutuellement et pleinement confiance. Lorsque je lui avais dit que je ne pouvais pas acheter la maison dans l’immédiat, elle m’avait répondu qu’elle s’en doutait mais qu’elle n’était pas pressée de la vendre. Elle m’avait fait la promesse solennelle qu’elle la garderait pour moi. Elle savait que je ne pourrais plus jamais vivre sans cette maison, et j’avais lu dans son regard que je pouvais la croire. Les années qui suivirent, je venais passer mes vacances avec Angèle jusqu’au jour où j’ai enfin pu acquérir la maison et m’y installer. Avec l’argent de la vente, Angèle voyagerait. Cependant elle me demanda si, à chacune de ses escales dans l’île, je pourrais l’héberger. Cela lui permettrait de rester en contact avec moi et sa chère vieille maison. J’avais évidemment accepté, l’existence d’Angèle m’étant devenue indispensable. J’avais en effet besoin de savoir qu’elle vivait quelque part, besoin de ses retours. Curieusement, nous faisions partie l’une de l’autre. Pendant toutes ces années je lui ai écrit ma vie, mon jardin, et elle lisait mes lettres quand elle revenait. Nous n’avions pas vraiment besoin de parler. C’était une communion totale. Quiconque aurait trouvé cette rencontre irrationnelle : pas moi ! 33 Ce soir, la communion est toujours présente mais elle a pris une autre dimension. Ce matin je suis allée à son avance, à peine surprise qu’elle soit là. Elle a l’art d’apparaître quand je suis perturbée. Je l’ai serrée dans mes bras et j’ai pris son unique valise. Elle n’a jamais eu besoin de beaucoup de bagages. Je nous ai fait du café. Le moment du café a toujours été privilégié pour nous deux. Puis nous sommes allées nous asseoir sur le banc. Elle m’a regardée et m’a dit doucement : - Alors, tu as rêvé de la petite cette nuit. - Oui, ai-je simplement répondu, habituée à son don divinatoire. Apparemment pour elle, la petite c’était moi quand j’étais jeune et cela m’a touchée. Elle s’est penchée vers moi, a mis sa main sur mon épaule. - Il faut que je te parle de moi à présent. L’heure est venue. J’ai senti que ce moment-là devait arriver depuis toujours. J’avais en moi une espèce d’attente indéfinie, la conscience qu’Angèle était un mystère et qu’un jour je saurais, mais seulement quand elle l’aurait décidé. - Je sais que tu peux entendre ce que j’ai à te dire, tu es prête. Mais avant je voudrais te poser une question : que sais-tu des anges Marianne ? - Des anges ? À vrai dire, je ne sais pas. Lorsque j’étais petite on m’avait raconté qu’on avait chacun un ange gardien. Mais ce ne sont que des croyances religieuses et je ne suis plus sûre de croire en quoi que ce soit si ce n’est en toi et en moi. 34 Le silence s’est fait et j’ai réfléchi. - Je me suis souvent dit que j’en avais un, je l’avoue. C’était souvent un souffle, une odeur, une décision prise plutôt qu’une autre, un papillon qui voletait autour de moi. Tu vas me croire folle, mais j’ai souvent rencontré le même papillon dans des lieux différents et je voulais croire, parce que cela me rassurait, que c’était mon ange gardien qui se manifestait. Tu le sais, je suis un peu mystique parfois, et j’ai souvent puisé ma force dans des détails auxquels j’accordais une importance démesurée. Angèle a souri et elle a pris mes mains : - Si tu as compris que quand je parlais de la petite, je pensais à toi, c’est que tu as conscience que ton passé et ton présent appartiennent à deux entités distinctes. Il y a toi, du haut de tes soixante-quinze ans avec ta sagesse, ton expérience, ta connaissance, et il y a la petite, celle que tu as été, celle qui a souffert. Réalises-tu que tu as repris les rênes de ta vie quand nous nous sommes rencontrées ? J’entends par là que tu t’es libérée de toutes tes souffrances. Je sais tout de toi, de ta vie, je suis là pour veiller sur toi. Il y a trente-cinq ans j’ai quitté ma transparence et pris ton apparence d’aujourd’hui. Si tu te souviens bien de notre rencontre, tu es forcée d’admettre que c’était particulièrement réussi. J’étais la copie conforme de ce que tu es maintenant. Je suis venue te montrer le chemin que tu devais suivre et depuis je suis là, toujours prés de toi. Je suis ton ange, Marianne. Je suis restée un long moment muette, dans un état second. C’est comme si j’essayais de compacter les don35 nées que je venais de recevoir avant d’en emmagasiner d’autres, car à l’évidence, Angèle n’avait pas fini. Il y avait une raison pour qu’elle me dise tout cela aujourd’hui. J’attendais la suite, je compressais avant de pouvoir analyser. Et j’allais avoir besoin d’une grande faculté d’analyse. Pour le moment, ce que je retenais c’est que j’avais un ange gardien et que c’était Angèle. J’étais à peine surprise. J’ai toujours suivi Angèle là où elle voulait m’emmener dans les méandres de mes pensées, et aujourd’hui, plus qu’aucun autre jour, j’avais besoin de la croire et de l’écouter jusqu’au bout de sa confession. 36 Années 90 La réalité implacable me conduirait au suicide si le rêve ne me permettait d’attendre. ( Guy de Maupassant ) Ce matin, Marianne se sent un peu mieux. Elle ignore pourquoi mais elle va bien ! Malgré tout elle va bien. Cela fait maintenant une semaine qu’elle est dans ce petit box, et elle se sent reposée. Gautier, son petit homme, vient la voir chaque jour. Caro ne peut pas car elle n’a que onze ans. Les lois de l’administration sont ainsi faites : visites interdites aux enfants de moins de quatorze ans. Marianne sait qu’elle peut compter sur lui pour Caro. Il connaît les mots à lui dire afin qu’elle ne soit pas inquiète. Et Marianne veut qu’eux aussi puissent compter sur elle. Encore quelques années du moins. Essayer de les aider à devenir des adultes inébranlables, responsables de leurs actes, courageux et honnêtes, leur donner les armes nécessaires pour se battre dans ce monde où tout n’est qu’injustice, hypocrisie et où chacun tire la couverture à soi. Elle va continuer à faire son devoir pour eux. Elle va du moins essayer, car elle ne sait pas si elle peut se faire confiance, tant par moments elle est découragée. 37 Mais depuis deux ou trois jours elle ressent une sorte de sérénité magique. Et ce matin, elle est encore imprégnée du rêve qu’elle a fait cette nuit. Un peu toujours le même depuis deux ou trois nuits. Toujours cet arbre auprès duquel elle s’assied, toujours ce jardin si mystérieux par le calme qui s’en dégage. Elle n’arrive pas à voir la maison mais elle sait qu’elle est là, juste à côté. Elle voit l’arbre et elle, assise contre son tronc. Cette nuit, elle est allée un peu plus loin dans le rêve. Elle s’est retrouvée face à deux escaliers : un montant vers une porte entr’ouverte, l’autre descendant vers l’obscurité. Une voix lui a demandé de choisir : « Veux-tu monter ou descendre ? Choisis ». Un livre était posé entre les deux escaliers. Elle y lut la phrase suivante : « Il est plus dur que l’on s’imagine de monter l’escalier des anges ». Elle avait déjà lu cela mais où et quand ? Sans plus réfléchir, elle se dirigea vers le vieil escalier de pierres qui s’enfonçait dans le noir, sans savoir où il menait. Elle pressentait simplement qu’il lui fallait descendre avant de monter. C’est comme si elle devait revenir en arrière dans sa vie avant de continuer à avancer. Elle a ouvert une grosse porte de bois, et s’est dirigée vers l’arbre. Il était là, fidèle aux autres rêves, son tronc énorme enraciné dans ce terrain, qu’elle n’aurait su localiser ni nommer, mais qu’elle sentait sien. Mais peu lui importait l’endroit où elle se trouvait. C’est comme si elle avait toujours vécu là. Elle s’est assise au pied de son arbre. La force se dégageant du tronc s’écoulait maintenant doucement dans tout son corps. Elle respirait profondément. Plus rien ne pouvait lui arriver. Des larmes 38 coulèrent sur ses joues, larmes de bonheur, de gratitude, de soulagement, de repos enfin trouvé. Il se mit à pleuvoir doucement. La pluie faisait remonter les odeurs de terre et d’herbe. Elle entendait la multitude de gouttes qui chantaient dans les feuilles. Elle ferma les yeux. Une musique douce s’insinua jusqu’à ses oreilles. On aurait dit un harmonica. Elle chercha d’où elle venait et l’espace de deux à trois secondes crut voir une vieille femme qui lui souriait. Elle se tenait derrière une fenêtre, immobile, l’observant. La musique s’est arrêtée, la vieille femme s’est évanouie. Marianne s’est réveillée. C’est certainement grâce aux tranquillisants qu’on lui administre, mais ce rêve semble toujours si réel qu’il continue souvent à l’habiter dans la journée. Jour après jour, sa colère disparaît, laissant place à la quiétude. Dans ce service où tout le monde court, elle attend toujours la nuit avec impatience : la nuit, il n’y a plus de bruits, plus de téléphones qui sonnent, plus d’examens, plus de docteurs. La nuit est son jardin secret. Elle y retrouve cette vieille femme, telle un double d’elle-même, cette maison impalpable et cet arbre surtout. 39