ce qui dans le modèle allemand nous attire

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ce qui dans le modèle allemand nous attire
Réindustrialiser la France ?
Ce qui dans le modèle
allemand nous attire
Isabelle Bourgeois
Chargée de recherche au Centre d’information et de recherche sur
l’Allemagne contemporaine (Cirac)
Les petites et moyennes entreprises (PME) industrielles allemandes nous fascinent
parce qu’elles sont innovantes, exportatrices, hautement compétitives et ont su tirer
profit de la mondialisation. Elles sont le substrat même du modèle économique et
social allemand. Mais il s’agit rarement de ces entreprises de taille intermédiaire
(ETI) sur lesquelles se focalisent nos rêves et qui se définissent par un seul critère, leur
taille : un chiffre d’affaires (CA) de 1,4 milliard d’euros au maximum, et un nombre
de salariés allant jusqu’à 4 999 (selon l’Insee). Cette catégorie statistique n’existe pas
en Allemagne. Et, dans la réalité, ces ETI sont rares : moins de 400 entreprises (sur
un total de 3,6 millions) réalisent un chiffre d’affaires de plus de 1 milliard d’euros.
C
e que nous cherchons confusément, au travers des ETI allemandes, c’est
le « Mittelstand »1. Sa définition est double. Un premier critère est celui
de la taille : moins de 500 salariés (250 pour Eurostat) et un chiffre
d’affaires ne dépassant pas 50 millions d’euros par an. Or 99,7 % des
entreprises allemandes entrent dans cette catégorie, ce seul critère n’est donc pas pertinent – des sociétés comme Kärcher (quelque 7 300 salariés et un chiffre d’affaires
dépassant 1,5 milliard d’euros) ou Trumpf, leader mondial de la découpe au laser
(8 500 salariés, un chiffre d’affaires de plus de 2 milliards d’euros) se réclament elles
aussi du Mittelstand. Il faut donc recourir à un deuxième critère, qualitatif : le mode
de gouvernance induit par la propriété du capital. Plus de 95 % de toutes les entreprises allemandes sont familiales.
1. Oseo, I. Bourgeois, R. Lasserre, « Les PME allemandes : une compétitivité à dimension sociale et humaine »,
PME 2010 (téléchargeable sur le site du Cirac : http://www.cirac.u-cergy.fr/colloques_etudes_wp/cirac_pme.pdf ).
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La particularité du Mittelstand n’apparaît que si on croise ces deux types de critère.
On s’aperçoit alors que ces PME constituent la « classe moyenne » des entreprises
– comme il existe une classe moyenne dans l’échelle des revenus, porteuse de ces
valeurs « bourgeoises » qui sont le ciment de la société allemande et qu’on peut résumer à la fois par citoyennes et par communément partagées2.
Ce qui caractérise donc le Mittelstand, c’est avant tout une culture fondée sur un
système de valeurs dont la plupart sont érigées en normes de droit. Et son périmètre
inclut dès lors toutes les entreprises qui sont pilotées par la famille fondatrice, par
opposition à celles dirigées par des managers externes sans lien aucun avec le capital
de la société. La différence entre ces deux catégories est fondamentale : la première
agit sur le long terme, ses dirigeants s’investissent pour faire prospérer un patrimoine
qui sera transmis aux générations suivantes ; la deuxième est axée sur le court terme,
ses dirigeants gèrent leur carrière, ne s’identifiant pas à la société qui ne les a embauchés que pour la durée de leur contrat.
Ces ETI allemandes qui nous font tant rêver sont donc, si on s’en tient au seul critère
quantitatif, une vue de l’esprit proprement française. Faute de comprendre ce que les
économistes appellent si joliment les « soft skills », on se focalise sur les chiffres. Or
s’ils nous donnent l’impression de pouvoir cerner la réalité étrangère, ils nous en
éloignent davantage encore en nous amenant à confondre l’essentiel et l’accessoire.
La culture du Mittelstand
Il nous est difficile d’aborder une Allemagne polyarchique et polycentrique, par
nature plurielle, où les hiérarchies sont plates, accordant une large place au partage
des responsabilités, où les élites économiques et politiques « sortent du rang » et sont
elles-mêmes très diverses, où les décisions sont toujours collectives et où donc,
concrètement, tout repose sur la qualité des échanges et la confiance réciproque3.
C’est là qu’il faut chercher le pivot de la compétitivité allemande : dans une culture
du management de la diversité sachant optimiser le capital humain. Et c’est
2. I. Bourgeois, « Opinion : les valeurs « bourgeoises », ciment de la société allemande », Regards sur l’économie allemande, n°84, 2007.
3. I. Bourgeois, R. Lasserre, « Les facteurs systémiques de la compétitivité allemande », contribution au groupe
« Constat de la Commission nationale de l’industrie (C.N.I.) / Compétitivité industrielle France-Allemagne »(http://
www.cirac.u-cergy.fr/colloques_etudes_wp/CIRAC_CNI.pdf ).
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C’est là qu’il faut
chercher le pivot
de la compétitivité
allemande : dans
une culture du
management de la
diversité sachant
optimiser le
capital humain.
cette culture qu’incarne et transmet le Mittelstand,
puisque ce sont les PME qui forment par apprentissage,
donc socialisent, plus d’un jeune Allemand sur deux.
Cette culture trouve depuis 1949 un cadre structurant
dans la Loi fondamentale (Constitution) et ses valeurs
– à commencer par le respect de la dignité humaine.
La République fédérale a rompu avec les erreurs fatales
du passé et, dans le champ de ruines qu’il a laissé, s’est
reconstruite en fondant sa nouvelle identité démocratique sur un système de valeurs humanistes4.
La première d’entre elles est la liberté : libre épanouissement de chacun, liberté
d’entreprendre, liberté de l’information… Or cette liberté a toujours pour corollaire
la responsabilité : celle de l’individu vis-à-vis de la collectivité.
Ce principe de liberté est au fondement de la culture entrepreneuriale allemande (et du
droit afférent). L’article 14 de la Loi fondamentale stipule : « propriété oblige ». Tout
particulier, dès lors qu’il investit son patrimoine privé dans la création d’une entreprise,
contracte avec la collectivité, et doit assumer les responsabilités liées à l’exercice de cette
liberté. Le patron-propriétaire doit faire fructifier son capital dans l’intérêt de tous : le
sien propre, bien sûr, mais aussi celui de ses salariés comme de la région où est sise son
entreprise. Devenir patron s’accompagne par définition d’une responsabilité sociale à
assumer (la Corporate Social Responsability n’est qu’une trouvaille marketing récente).
Dans ce collectif qu’est l’entreprise, et où sont liés indissociablement capital et travail, les salariés aussi ont des droits et des devoirs : le droit au respect et à une juste
rémunération, le devoir d’accomplir au mieux leur travail – dans leur intérêt bien
senti comme dans celui de l’entreprise.
Mais cette approche, qui fonde l’équité de droits entre capital et travail et qui trouve
une déclinaison dans la codécision interne, n’est pas paternaliste : dans l’entreprise, les
droits des salariés sont défendus par leur unique représentation élue, le Conseil d’entreprise ; celui-ci qui prend conjointement avec le patron toute décision concernant
l’organisation du lieu de production, y compris en matière de restructuration ou de
licenciement économique. Les syndicats sont absents de l’entreprise, sauf dans celles de
4. I. Bourgeois (dir), PME allemandes : les clés de la performance, Editions du Cirac, 2010.
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plus de 2 000 salariés, qui ont un statut particulier ; leur rôle, garanti par la Constitution,
est de fixer avec leur partenaire patronal le montant des salaires et
la durée de temps de travail au niveau de leur branche. Aucun gouvernement n’est
habilité à se substituer à eux, sauf cas de force majeure.
Et ces partenaires sociaux, un couple par branche d’actiLa notion de
vité, défendent à ce niveau exclusivement l’intérêt du
coresponsabilité
salariat et du patronat ; ils n’ont aucun rôle idéologique.
dépasse donc de
loin le cadre
À l’échelon fédéral et interprofessionnel, leurs confédéde l’entreprise :
rations participent en outre aux prises de décision polielle est la clé
tiques avec le gouvernement.
même du mode de
fonctionnement
de tout processus
La notion de coresponsabilité dépasse donc de loin le
de prise de
cadre de l’entreprise : elle est la clé même du mode de
décision en
fonctionnement de tout processus de prise de décision
Allemagne.
en Allemagne, quel que soit le niveau ou le domaine
considéré, et le reflet d’une société civile organisée. Pour
pouvoir assumer ces responsabilités5, il faut plusieurs conditions : en premier lieu un
climat de confiance et de respect mutuel.
Confiance et concurrence
Cette confiance a plusieurs sources : la compétence de chacun, en tant que citoyen,
responsable politique, patron ou salarié. Elle repose d’abord sur un flux permanent
et omnidirectionnel d’information via les médias, les fédérations professionnelles,
les CCI ou les salons professionnels. Pour agir, il faut savoir : en Allemagne, l’intelligence économique est partagée. Elle repose également sur la qualification professionnelle, initiale et continue, des salariés, à laquelle les PME allemandes accordent
tant d’importance. Un collaborateur6 est toujours une personne-ressource. À cela
s’ajoute l’autonomie de chacun des acteurs pour exécuter la tâche qui lui incombe,
pour prendre des décisions et anticiper les évolutions afin d’adapter son outil de travail à un contexte en perpétuel changement. Cette aptitude, qu’on peut aussi traduire
par responsabilité individuelle, s’acquiert dès l’école, durant la formation initiale, et
elle est cultivée tout au long de la vie.
5. C’est là le sens du principe de subsidiarité.
6. Seuls les économistes emploient le terme de « salarié ».
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Enfin, chaque collaborateur est une personne de confiance : c’est sur son savoir,
son savoir-faire, sa curiosité de la demande du client, sa capacité à anticiper, son
engagement dans la modernisation de l’outil de production – bref, tout ce qui fait sa
réputation – que repose cette culture du partenariat et du travail en réseau qui nous
intrigue tant chez les Allemands, surtout quand s’associent clients et fournisseurs et
encore plus concurrents. Non, les PME allemandes ne « chassent pas en meute »,
elles cultivent leurs complémentarités. Un produit est toujours fait de plusieurs composantes, dont les services liés y compris la R&D, et sa production fait vivre tout
un réseau, mais aussi une région qu’elle fournit en emplois, voire un cluster qui tire
l’économie du Land. C’est ainsi que l’innovation et la compétitivité se diffusent, via
ces réseaux de complémentarités.
Les entreprises se respectent ainsi en connaissance
de cause ; le concurrent d’aujourd’hui est peut-être le
La signature d’un
partenaire de demain. La signature d’un contrat – un
contrat – un
compromis – doit
compromis – doit toujours profiter aux deux parties,
toujours profiter
même au prix d’une longue négociation. Car il est un
aux deux parties,
autre principe en affaires : c’est le « devoir de probité »
même au prix
d’une longue
qui fonde le droit de la concurrence. Si les entreprises
négociation.
allemandes se livrent une concurrence impitoyable sur
le marché, elles n’en respectent pas moins les règles du
fair play. Question de réputation. Mais aussi question
de performance. Annihiler son concurrent est absurde : on y perdrait justement cet
aiguillon qui force à innover en permanence et permet ainsi de rester leader sur son
marché. La concurrence a dès lors une connotation franchement positive puisque
c’est elle qui impulse à l’économie la dynamique générant la croissance et que, parallèlement, elle génère une offre multiple et diversifiée, laissant au client final sa liberté
de choix.
Le politique, quant à lui, veille à entretenir un cadre favorable à l’activité : politiques en matière de fiscalité et d’éducation, infrastructures... Outre-Rhin, la politique industrielle se confond avec la politique de compétitivité globale ; il n’y a pas
d’objectif spécifique de développement de l’industrie. La compétitivité industrielle
est comprise comme un processus dynamique où le premier rôle revient aux acteurs
eux-mêmes en application du principe de subsidiarité. C’est un ordre concurrentiel
favorable à l’activité qui permet aux acteurs économiques de générer croissance et
stabilité sociale.
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L’ingéniosité humaine, surtout si elle est partagée, ne se laisse guère délocaliser ni
dématérialiser, les responsabilités collectives liées à la liberté individuelle forcent la
quête d’équilibre entre intérêts particulier et collectif : voilà pourquoi l’Allemagne ne
s’est pas désindustrialisée. Certes, en vingt ans, la part de la production industrielle
dans le PIB est tombée à un peu moins de 24 % ; mais,
dans le même temps, celle des services liés à l’industrie
L’ingéniosité
s’élevait à un peu plus de 30 %. L’industrie et les services
humaine,
qui l’accompagnent représentent toujours plus de la
surtout si elle
moitié du PIB, et elle est le « fief » de petites et
est partagée, ne
moyennes entreprises autonomes dans leurs décisions
se laisse guère
délocaliser ni
stratégiques ou commerciales. Ce sont les règles du jeu
dématérialiser.
respectueuses de leur espace de liberté qui permettent
aux petites de devenir grandes. Une ETI est toujours en
devenir.
Au fond, ce que nous envions à l’Allemagne, en nous crispant sur ses mythiques
ETI, ce n’est ni plus ni moins qu’un modèle économique démocratique et, par-delà,
un modèle de société assurant la participation de chacun dans une permanente quête
du juste milieu.
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