Accords sordides et politiques sans principes

Transcription

Accords sordides et politiques sans principes
Changement en Afrique du Nord
134
Accords sordides et politiques
sans principes
Entretien avec Ben Hayes *, réalisé en mars 2011 par Nick Buxton *
* Chercheur du Transnational Institute (TNI) travaillant pour l’organisme de
surveillance des libertés civiles Statewatch et avec le Centre européen pour les
droits constitutionnels et humains (ECCHR, Berlin).
Les relations de l’Europe avec la Libye ces dernières années ont été
dictées par une politique dépourvue de principes et par les seuls profits.
La brusque découverte d’une exigence humanitaire est non seulement
profondément hypocrite, mais aussi pleine de duplicité. Comment
s’explique l’histoire de la Libye sous Kadhafi passant du statut de paria à
celui de composante acceptée de la communauté internationale, puis de
nouveau au statut de paria ?
L’attitude à l’égard de Kadhafi fluctue en fonction des politiques et des
profits. En 2003, je pense que Kadhafi a eu vraiment peur d’être classé dans
« l’axe du mal » de Bush et de risquer de se trouver dans la ligne de mire.
Après le 11 septembre, le président Bush a déclaré au monde « vous êtes soit
avec nous soit contre nous » et Kadhafi a décidé qu’« avec nous » était préférable. Il s’en est suivi une série de négociations en coulisses, aboutissant, en
2004, au désormais tristement célèbre «accord du désert » du Premier ministre
britannique Tony Blair.
Parlez-nous de ces accords de 2004.
Ce fut essentiellement une série de compromis. Kadhafi enterrerait ses programmes d’armement nucléaire et chimique et verserait des indemnités aux
* Publié dans la lettre de TNI.
135
Selon vous, quels ont été les principaux bénéficiaires de l’accord du désert de
2004 ?
Kadhafi en a certainement été l’un des principaux bénéficiaires. Il a pu accéder au marché international des armes, au matériel militaire et à la formation
de ses forces spéciales – toutes choses qui maintenant reviennent nous hanter.
Il y a ensuite les multinationales occidentales, bien sûr. Un contrat de 200
millions de dollars de gaz avec Shell a été signé dans le cadre de « l’accord
du désert ». Suivi, en 2007, d’un accord de 900 millions de dollars de pétrole
avec BP. L’industrie de l’armement, les compagnies de télécommunications,
l’industrie de l’énergie, tout cela, bien sûr, a encore enrichi la famille Kadhafi,
l’aidant à maintenir sa mainmise sur le pouvoir.
Comme je l’ai dit précédemment, les Italiens en ont également tiré profit.
Le fabricant d’armes italien, Finmeccanica, a obtenu des contrats totalisant
des centaines de millions d’euros pour le contrôle des frontières et les équipements de surveillance, pour assurer la police non seulement en Méditerranée
mais également aux frontières entre la Libye d’une part, le Niger, le Tchad
et le Soudan, au sud, d’autre part. Des entrepreneurs italiens ont également
obtenu des contrats pour des travaux énormes tels que le projet d’« autoroute
de l’information » côtière.
Les entreprises françaises et allemandes ont également obtenu une bonne
part du gâteau. L’industrie de l’armement, les entreprises de télécommunications, de l’énergie en ont toutes bien profité. Tout cela bien sûr a encore
enrichi la famille Kadhafi, en l’aidant à maintenir sa mainmise sur le pouvoir.
Elle en a dûment retourné une partie aux banques européennes et via des opérations de prestige comme le club de football de la Juventus ainsi que par les
liens financiers juteux de Saif Kadhafi avec la London School of Economics
Accords sordides et politiques sans principes
familles des victimes des attentats terroristes libyens – Lockerbie [vol Pan
Am 103, en 1988], Berlin [La Belle discothèque, en 1986] et le vol Français
UTA [772, tombé sur le Niger en 1989]. En outre, Kadhafi a accepté d’ouvrir
l’économie de la Libye aux investissements occidentaux. En retour, l’ONU
lèverait son embargo sur les armes et le gouvernement américain retirerait la
Libye de sa liste des États soutenant le terrorisme et assurerait l’immunité de
Kadhafi contre les poursuites pour ses crimes.
La plus opportuniste dans tout cela était peut-être l’UE, qui a vu la possibilité d’installer un « État tampon » contre les migrations en Afrique du Nord : un
moyen d’arrêter les réfugiés et les migrants quittant l’Afrique pour l’Europe et
un endroit où renvoyer les « clandestins ». Ceci, en retour, a fait paraître l’Italie comme l’un des principaux points d’entrée des migrants depuis la Libye.
L’Italie accepterait finalement de payer des milliards d’indemnisation pour ses
30 années d’occupation de la Libye, dont une grande partie serait réinvestie en
opérations d’infrastructures avec des entrepreneurs italiens.
Ben Hayes
136
(LSE). Ces actifs sont maintenant gelés du fait des décisions de sanctions prises
par l’ONU, mais l’hypocrisie est patente. Personne ne semblait se soucier de la
provenance de l’argent, il y a tout juste quelques mois.
Dans tout cela, n’oublions pas la « guerre contre le terrorisme ». Les offres d’indemnisation dont j’ai parlé auparavant – et je suppose que c’était une
bonne chose pour les familles des victimes – ont été négociées avec Moussa
Koussa, alors responsable des services secrets libyens, actuellement ministre
des Affaires étrangères de Kadhafi. C’est un homme qu’on dit encore plus
odieux et brutal que Kadhafi lui-même, et directement impliqué dans la torture. Il est aussi fortement soupçonné d’avoir personnellement tué l’officier
de police britannique Yvonne Fletcher lors du siège de l’ambassade de Libye
dans les années 1980.
Quoi qu’il en soit, les accords d’indemnisation ont clairement conduit à
des relations proches entre les hommes de Koussa et la CIA, et la politique
de « transfert extraordinaire » (extraordinary rendition) des États-Unis a été
dûment étendue à ce pays. La Libye est devenue, par procuration, un nouveau lieu pour la politique de prisons fantômes, de kidnapping, de torture des
détenus menée au nom des États-Unis. Les Américains ont même invité les
services de renseignement libyens à Guantanamo Bay pour interroger les détenus libyens qui avaient fortement soutenu l’insurrection en Irak. Est-ce un
élément de plus qui peut revenir hanter la coalition actuelle ?
Pouvez-vous nous en dire plus sur le rôle de la Libye comme État
« tampon de migration » de l’UE et son impact sur les migrants africains ?
Yasha Maccanico a constitué un dossier concernant cette surveillance au
cours des sept dernières années. Nous avons mis en place une situation dans
laquelle nous avons délocalisé et confié à ce régime tortionnaire la responsabilité concernant les migrants et les réfugiés d’Afrique à destination de l’Europe.
Tant que la Libye a empêché les gens d’atteindre l’Europe, qu’elle a accepté
de recevoir les personnes que nous avons expulsées et de faire la police dans
la Méditerranée en notre nom, nous avons détourné les yeux des traitements
inacceptables qu’elle leur infligeait.
Et, plus encore, nous avons été complices de ces traitements. L’UE a fourni
son assistance technique pour les contrôles aux frontières, la façon de traiter
les réfugiés et pour faciliter les rapatriements à destination et en provenance
de la Libye (ce qu’on appelle les « accords de réadmission »). L’argent européen a coulé en Libye pour financer les contrôles d’immigration, construire
des centres de rétention, former et équiper les gardes-frontières.
Maintenant que le souci du bien-être des citoyens libyens est, semble-t-il,
au sommet de l’agenda politique international, n’est-il pas plutôt étonnant que
nos dirigeants ne se soucient pas le moins du monde des centaines de milliers
d’Africains qui ont été brutalement raflés par les autorités libyennes (ou ren-
137
Pourquoi pensez-vous que les élites européennes et américaines ont
finalement décidé de se débarrasser d’un « tyran corrompu » ?
Pourquoi voulons-nous un « changement de régime » en Libye ? C’est clairement l’objectif, même si ce qu’on nomme « communauté internationale »
ne l’a pas expressément autorisé. Comme Seamus Milne l’a déclaré dans le
Guardian, les « tyrans corrompus » ne nous sont d’aucune utilité lorsque leurs
régimes sont sur le point de s’effondrer. C’est pourquoi nous nous sommes
heureux de rester les bras croisés quand le Bahreïn, l’Arabie et de nombreux
autres régimes condamnables répriment brutalement leurs propres versions du
printemps arabe.
Dans le même temps, l’intervention en Libye offre à des dirigeants impopulaires comme Cameron et Sarkozy leur « moment des Malouines », et nous
pensons qu’elle permet de mieux garantir notre influence et de protéger nos
intérêts dans une Lybie post-Kadhafi. Il y a aussi beaucoup d’argent en jeu
dans la reconstruction d’après-guerre et, bien sûr, dans le réarmement. Tout
cela montre un plan profondément pervers et dangereux qui peut très bien
avoir un effet boomerang, comme cela l’a été ailleurs, avec de terribles conséquences pour les Libyens des deux camps du conflit actuel.
Quelles sont les alternatives à la zone d’exclusion aérienne ou à une invasion pour protéger les civils contre Kadhafi ?
Nonobstant le fait qu’il est peut-être trop tard, nous aurions dû encourager
et soutenir une véritable solution régionale. Cela aurait pu inclure une vraie
zone d’exclusion aérienne, mais n’aurait pas conduit à la véritable agression
militaire à laquelle nous assistons aujourd’hui.
Au lieu de faire appel aux acteurs concernés les plus influents comme
l’Égypte, la Turquie et l’Union africaine, nos dirigeants ont choisi leurs avocats parmi les tyrans de la Ligue arabe, prétendant que c’était la même chose
que la « communauté internationale ». Ce faisant, on a marginalisé les autres
États qui étaient désireux de protéger les civils contre Kadhafi tout autant que
nous prétendons le faire, mais qui voulaient le faire sans alimenter une guerre
civile qui pourrait finalement aboutir à la partition du pays et à la création d’un
autre protectorat colonial.
Accords sordides et politiques sans principes
voyés d’Europe via l’agence européenne Frontex), systématiquement privés
des droits liés à la Convention de Genève, détenus dans des conditions épouvantables, puis expulsés vers des pays voisins ?
Plusieurs milliers d’entre eux ont été tout simplement abandonnés dans le
désert de l’autre côté des frontières méridionales de la Libye. Des centaines,
probablement des milliers sont morts. Tout cela a été prouvé par les groupes
des droits de l’homme, condamné par les tribunaux européens et du HCR et
tout simplement ignoré par les décideurs européens.