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Conférence Culture et cohésion sociale dans la mondialisation : vers un nouveau
« vivre ensemble » ? avec
Alain Touraine – Directeur d’études à l’EHESS, Paris
Iring Fetscher – Prof. émerité à l’Université de Francfort
Raymond Weber – Professeur au Collège d’Europe, Bruges
dans le cadre du cycle de conférences Quelle place pour la/les cultures dans la société ?
au CCRN, le 16.11.2006
Raymond Weber : La définition que donne l’Unesco de la diversité culturelle dans la
convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, texte
qui a été adopté en octobre dernier à Paris. Je cite :
« La diversité culturelle renvoie à la multiplicité des formes par lesquelles les cultures des
groupes et des sociétés trouvent leurs expressions. Ces expressions se transmettent au sein
des groupes et des sociétés et entre eux. La diversité culturelle ne se manifeste non seulement
dans les formes variées à travers lesquelles le patrimoine culturel de l’humanité est exprimé,
enrichi et transmis grâce à la variété des expressions culturelles, mais aussi à travers divers
modes de création artistique, de production, de diffusion, de distribution et de jouissance des
expressions culturelles quels que soient les moyens et les technologies utilisés. »
Le deuxième thème ne figure pas explicitement dans l’intitulé de la conférence que vous
voyez, Culture et cohésion sociale dans la mondialisation – vers un nouveau « vivre
ensemble », mais je crois qu’il est plus qu’implicite, ce sera celui des migrations. Je crois
qu’au plus tard depuis les drames qui se sont passés devant les grilles de Seuta et Mellila ou
sur les plages des Canaries, les autorités nationales et européennes, semblent prendre
conscience que nous n’avons guère réussi en Europe à développer des modèles satisfaisants
pour réguler ces flux de migrants, ni à concevoir des stratégies pertinentes pour accueillir et
pour intégrer ces migrants chez nous.
Troisième thème : celui de la cohésion sociale. Là aussi un thème qui est très chargé, qui
semble devenir de plus en plus une sorte de remède miracle pour faire face d’une part aux
enjeux des migrations et d’autre part aux enjeux de la diversité culturelle.
Quatrième thème : celui d’un nouveau vivre ensemble. C’est un thème qui devrait être au
centre de la réflexion prospective dans un pays comme le Luxembourg avec ces 40% de
résidents non-luxembourgeois et avec une population active où les Luxembourgeois ne
représentent plus qu’un tiers des effectifs.
Ce que les quatre thèmes me semblent avoir en commun, du moins ici au Luxembourg, c’est
qu’on en parle beaucoup, mais qu’on ne les discute pas vraiment de manière conflictuelle
dans un espace public. Par ailleurs, le fossé me semble énorme entre d’une part la
phraséologie utilisée par nos femmes et hommes politiques dans leurs discours de dimanche
et d’autre part la réalité des stratégies et des actions concrètes développées. Pour les
intervenants de ce soir, nous avons l’honneur d’accueillir le professeur Fetcher et Monsieur
Touraine. Vous voyez, je crois, cher Professeur, cher Directeur qu’on attend beaucoup de
vous ce soir, mais je pense que vous êtes particulièrement bien placés pour nous éclairer,
pour nous aider à poser les bonnes questions, sinon pour nous aider aussi à esquisser des
pistes de réflexion et d’action pour répondre à ces enjeux.
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Le professeur Iring Fetcher est professeur émérite en sciences politiques et en philosophie
sociale à la Wolfgang Goethe Université à Francfort. Vous nous avez déjà fait l’honneur ici
au Luxembourg, de participer à plusieurs séminaires de l’Institut des études européennes et
internationales et vous nous avez montré un engagement sans faille pour un humanisme basé
sur les droits de l’homme. Permettez-moi de revenir à un texte, à une intervention que vous
avez fait en 1977 à Hambourg sur le thème « Grenzen des Wachstums, Chancen für die
Kultur ». Après avoir plaidé à l’intérieur de cette conférence pour une culture de la
convivialité « Kultur der Mitmenschlichkeit », après aussi avoir plaidé pour un art de la joie
« Kunst als Freude, die der Mensch sich selber gibt », dans votre conclusion vous disiez ceci :
„Unsere Chance besteht allein in dem Entwurf und der Realisierung einer alternativen Kultur,
die uns die Grenzen des Wachstums nicht nur erträglich, sondern auch ein Ende des rein
quantitativen, vielleicht sogar widersinnig gewordenen Wachstums wünschenswert
erscheinen lässt“. Je pense que ces paroles, trente ans après avoir été prononcées, restent
toujours aussi prophétiques.
Monsieur Alain Touraine est directeur d’études à l’école des hautes études en sciences
sociales. Spécialiste de l’action sociale et des nouveaux mouvements sociaux, vous avez
développé une sociologie de l’action, avec en son centre le sujet comme principe de
déchirement et de reconstruction de l’expérience moderne. Ne citons que trois parmi vos
récentes œuvres Pourrons nous vivre ensemble – égaux et différents, Un nouveau paradigme
pour comprendre le monde d’aujourd’hui et Une société de femmes.
Je pense que ces trois livres sont intéressants et pertinents pour notre débat de ce soir mais
c’est surtout le livre « Un nouveau paradigme… » qui peut nous aider le plus à réserver une
autre place à la culture à l’intérieur des débats de société que nous devons mener aujourd’hui.
Pour vous, à l’heure de l’économie globale et de l’individualisme triomphant, le paradigme
culturel remplace le paradigme économique et social. Et ce paradigme est pour vous
l’affirmation de la liberté et de la capacité des êtres humains de se créer et de se transformer
individuellement et collectivement.
Les trois thèmes que nous voudrions voir ce soir sont d’une part « Migration et intégration »,
d’autre part « Luxembourg, Europe, Monde » et troisièmement « Vers un nouveau vivre
ensemble ». Je propose aux deux intervenants de commencer peut-être par donner une sorte
de vue générale sur les trois questions et puis nous essayons, y compris à travers le dialogue
avec la salle, de les traiter l’une après l’autre
Je passe en premier la parole au prof. Fetcher.
Iring Fetcher : Il faut d’abord réaliser quelle est la situation dans les pays européens. En
Allemagne nous avons deux aspects : d’un côté dans notre constitution, nous avons insisté
d’avoir le droit d’accepter dans notre pays toutes les personnes qui sont persécutées parce que
nous nous souvenons que beaucoup d’anti-nazis n’ont pas pu trouver asile à l’étranger, et
nous voulons maintenant, pour ainsi dire, récompenser les fautes de nos voisins, parmi eux
l’Angleterre et les Etats-Unis, qui n’ont pas suffisamment accepté les gens qui ont dû sortir
de l’Allemagne parce qu’ils ont été combattus à cause de leurs opinions politiques ou à cause
de leurs origines juives. D’un autre côté nous avons besoin de travailleurs étrangers parce que
la population allemande diminue. Il y a un certain temps nous avons accepté avec grand
bonheur le millionième travailleur étranger. On lui avait offert en cadeau une Volkswagen.
Maintenant nous avons le renversement de cette situation parce que nous avons à la fois le
chômage et un grand nombre de travailleurs étrangers est en chômage aussi et qui n’est pas
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accepté par une grande partie de la population. Maintenant il y a un aspect très bizarre : c’est
que l’hostilité envers les travailleurs est plus forte dans les parties de l’Allemagne où il y a
moins d’étrangers, et il y a moins de conflits dans les parties à l’Ouest où il y a plus
d’étrangers. Par exemple à Francfort, il y a 30 % d’étrangers et nous n’avons pas ou très peu
de conflits, surtout des conflits pratiques et réels entre la population autochtone et les
étrangers. Pourtant il y a deux choses : d’un côté nous avons dans notre constitution une
certaine impossibilité de ne pas accepter des gens qui sont persécutés dans leur pays d’origine.
Maintenant il y a le problème comment prouver qu’ils sont vraiment persécutés. Il y a toutes
sortes de complications bureaucratiques qui sont à l’origine de la réalisation de ce système.
De l’autre côté le fait de ne pas accepter des étrangers est surtout combiné avec le fait qu’une
grande partie des étrangers, surtout ceux qui viennent de la Turquie ou des pays du Balkan,
n’ont pas de mobilité sociale et restent en bas de la société. Par contre les premiers
travailleurs étrangers qui venaient en masse en Allemagne étaient des Italiens et des
Espagnols. Ils sont vivement acceptés d’un côté parce qu’ils sont catholiques, et dans l’église
catholique je suis dans une communauté. Quand je regarde les fiançailles, les mariages etc.,
la moitié des noms est des noms italiens. Les communautés catholiques en Allemagne
profitent de cet afflux d’Italiens catholiques. D’un autre côté parmi les Italiens il y a aussi des
propriétaires de bistrots, des propriétaires de magasins de toutes sortes etc. Donc, je crois ce
groupe ethnique, qui n’est pas aussi étranger comme les musulmans et qui n’est pas tellement
limité aux couches les plus basses de la société, est plus ou moins accepté. Pour moi, le vrai
problème est ce que vous appelez ici cohésion sociale et cohésion culturelle. La cohésion
culturelle on ne peut pas l’imposer, il faut qu’elle se développe. Maintenant, assez tard, on a
commencé à réaliser qu’il faut apprendre à connaître la culture des étrangers qui sont chez
nous. Ce qui ne pose pas de problème pour les Italiens catholiques ou Espagnols catholiques,
mais c’est un problème pour les Turcs ou autres musulmans, parce que la connaissance de la
religion islamique est pratiquement inconnue ou très mal connue. Je connais un exemple qui
m’a fait réfléchir. Une ancienne connaissance de notre famille dont nous savons qu’il était
nazi et qui est maintenant très anti-islamique parce que je lui ai dit : vous savez, c’est aussi
des sémites, vous restez anti-sémite mais vous échangez les juifs contre les musulmans. C’est
peut-être une exagération, mais il y a quelque chose de réel là-dedans. Il y a une peur, comme
ce pasteur en Allemagne de l’Est qui c’est suicidé par peur que l’Allemagne serait dominée
par la majorité musulmane, parce qu’ils ont plus d’enfants, même les catholiques ont moins
d’enfants que les musulmans, etc. Évidemment c’est une erreur, surtout qu’une grande partie
des Turcs en Allemagne qui sont fidèles à l’orientation de leur pays d’origine a une certaine
tradition laïque, qui maintenant est en danger parce qu’il y a une influence de l’islamisme
radical. Néanmoins je crois que même Erdogan et autres hommes politiques turcs ne sont pas
islamistes. Et il ne faut pas oublier qu’entre les Turcs et les musulmans arabes il y a toujours
eu un conflit assez grand. Donc, il ne faut pas s’imaginer que l’acceptation de la Turquie et
d’une minorité turque en Allemagne est un danger pour notre culture. Peut-être dans cette
peur de perdre l’identité allemande, il y a un degré d’impuissance d’accepter ou bien de
s’identifier avec la tradition culturelle allemande. Et donc cette peur exprime aussi une peur
de ne pas être suffisamment conscient de cette identité allemande. C’est pourquoi il y avait
un conflit dans les journaux, surtout entre la demande du parti chrétien démocrate d’avoir une
identité culturelle plus ou moins déclarée et imposée par les écoles et les universités à la
population. Donc, je crois que le problème est un problème d’économie. Intégrer les
migrations qui sont en Allemagne et leur ouvrir les possibilités de monter dans la société vers
une position plus haute, ça veut dire leur donner une éducation suffisante, ce qui n’est pour
le moment pas toujours réalisé. D’ailleurs ça n’a rien à faire seulement avec la religion et la
culture étrangère. Le même problème se pose aux Allemands, aux personnes d’origine
allemande qui viennent de Russie, de l’Ukraine ou autre qui ne sont pas intéressées à accepter
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et à s’intégrer dans la culture allemande. La plus grande partie de ces personnes, qui
acceptent cette tradition allemande que l’on compte comme un Allemand si on a à ses
origines un grand-père allemand, une grand-mère allemande, reçoit tout de suite un passeport
allemand, même s’il ne parle pas la langue. Tandis qu’il y a presque un million de Turcs qui
n’ont pas de passeport allemand et qui ne comprennent pas pourquoi ils ne sont pas acceptés
comme allemands, malgré le fait qu’ils parlent très bien l’allemand. Il y a même un concours
du meilleur auteur de petits articles dans l’école, lancé par le Goethe Institut à Francfort qui a
souvent été gagné par des jeunes écoliers turcs, qui parlaient mieux l’allemand que les
autochtones parce qu’ils ne parlent pas le dialecte. Donc là, il y a un problème qui disparaîtra
peut-être, parce qu’il y a maintenant des difficultés pour les soi-disant Allemands d’origine
allemande qui venaient dans les années passées en grand nombre. Je crois que maintenant on
a diminué ce nombre de migrants, qui viennent seulement parce qu’on gagne mieux en
Allemagne. Quelques-uns veulent seulement gagner de l’argent et retourner en Russie avec
une arme et beaucoup d’argent.
R. W. : Merci beaucoup prof. Fetcher pour avoir insisté sur la nécessité, je dirais d’une plus
grande cohésion sociale, mais en nous faisant sentir aussi très clairement que cette cohésion
sociale, ou cette cohésion culturelle, ne peut pas être imposée ; elle commence par la
reconnaissance de l’autre dans son altérité. Vous avez aussi parlé à la fin de votre
intervention de cette sorte de stigmatisation quand même que nous avons devant l’étranger,
même si cet étranger parle parfaitement notre langue et qui souvent est mis sur un autre
niveau que celui qui ne parle pas la langue et qui ne fait le moindre effort d’une intégration,
donc le problème des « Aussiedler » tel qu’il existe en Allemagne.
Monsieur Touraine vous avez la parole.
Alain Tourain : Merci. Je voulais d’abord dire que je suis heureux que nous nous retrouvions
ici, alors que nous devrions nous voir il y a un an, un an et demi et que notre rencontre a été
remise parce que professeur Fetcher avait des problèmes de santé. Et nous pouvons tous voir
qu’il est en excellente santé, physique et intellectuelle, ce qui est l’essentiel. Je suis donc très
heureux que nous ayons pu maintenant nous rencontrer.
Je vais prendre les choses un peu par une autre entrée. Tout ça n’a pas beaucoup
d’importance, tout ça va converger dans une ligne générale. Ce que je voudrais dire est ceci :
Je suis embarrassé, je suis préoccupé par l’emploi qui est fait du mot culture et d’une
approche en termes de culture. Je vais m’expliquer très simplement : quand on dit culture, on
peut vouloir dire quelque chose de très spécifique, mais en fait nous avons tendance, en
particulier parce que le grand problème c’est le problème de l’islam par rapport au monde
occidental, nous avons tendance à donner au mot culture un sens très global. Par exemple on
dit l’islam, un mot qu’on ne devrait pas employer en réalité. Et qu’est ce que ça veut dire
l’islam ? Ça veut dire une religion, ça veut dire une communauté, ça veut dire des pays, des
nations, tout ça mélangé. Je crois que cette tendance est très forte et elle a été rendue célèbre
par le livre de Huntington « The Clash of Civilisations », alors que les choses soient clairs, si
nous parlons des civilisations dans un sens global, alors je pense que la seule évolution, la
seule issue possible c’est la guerre. Si vous dites, il y a un ensemble et un autre ensemble et
ils sont définis séparément l’un de l’autre, ils sont entièrement étrangers non pas au sens où
nous disons il y a des étrangers parmi nous, mais au sens de « l’Autre absolu », alors il n’y a
pas de communication. Si vous me parlez souhaeli et je vous réponds en norvégien, il n’y a
pas de communication possible. Nous ferons peut-être un peu de commerce, mais le plus sûr
c’est que nous nous ferons la guerre. Et par conséquent, je considère qu’aujourd’hui les
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problèmes ne se posent pas en termes purement abstraits ou purement de catégories neutres
que nous avons en face de nous, ou plus exactement nous vivons au milieu d’une
représentation, d’une construction de la réalité qui est celle-là : est-ce que nous vivons dans
un monde où il y a – on pourra prendre en effet des exemples historiques – un monde
islamique, un monde occidental, un monde peut-être chinois etc. ? Si c’est cela, je le répète,
les risques sont considérables. J’ai tendance à dire que c’est même en sens inverse que les
choses devraient se penser. C’est parce qu’il y a un esprit de guerre qu’on est emmené à
définir les partenaires ou les adversaires de manière globale. Un peu comme les croisés
allaient s’attaquer l’un ou l’autre ou les Turcs sont venus en Europe. C’est-à-dire il y a une
tendance guerrière qui est, je dirais, aujourd’hui largement dominante dans le monde
occidental. Et qui fait que pour faire la guerre j’ai besoin d’inventer non pas l’étranger mais
de dire que l’étranger c’est l’ennemi. Si vous pensez, que c’est en effet la guerre, l’ennemi
alors à ce moment-là il faut inventer l’ennemi, il faut inventer le mal. Et je dirais que nous
vivons, peut-être pas depuis longtemps, mais nous vivons très clairement dans cette vision
des choses. Prenez les deux côtés, parce que c’est évidemment des deux côtés que ça se passe.
Les Etats-Unis étaient un pays dominé par l’économie, la technologie et malgré tout un
certain multilatéralisme. Le hasard des choses a fait que je passais à New York les trois mois
qui étaient juste avant le début de la guerre d’Irak. Dans l’espace de quelques semaines, ce
pays s’est transformé. On ne parlait plus d’économie, on ne parlait plus de technologie, on ne
parlait certainement plus de multilatéralisme. On parlait de religion et de guerre et
l’Amérique a basculé dans de djihad. Si vous regardez le monde qu’on peut appeler islamique,
ou je dirais d’ailleurs on ne parlait pas plutôt du monde arabe, mais aussi du monde iranien
ou du monde turc, où est la différence, il y a eu des efforts pour créer des états modernes. Ça
a commencé à la fin du 19e siècle. Ce que nous connaissons le mieux c’est évidemment le
nationalisme égyptien avec Nasser et aussi les masses de cette époque-là Syriens et Iraquiens
qui étaient laïques et tout ça a échoué. Après avoir eu des succès, on est passé à l’idée d’une
république islamique, Komeni et ses successeurs. Aujourd’hui ce que nous avons en face de
nous c’est très différent. Nous avons, je crois que c’est une idée ou une analyse qui est assez
généralement acceptée aujourd’hui, nous avons affaire à des gens qui sont des occidentaux et
qui étaient souvent très intégrés, Mohammed Atta était tout à fait intégré à Hambourg, Ben
Laden est tout à fait occidentalisé, il passait ses vacances en Suède. Nous avons donc des
gens qui se considèrent comme l’ennemi, qui quittent une société pour une raison ou pour
une autre, vont en Afghanistan dans le cas particulier et deviennent donc un ennemi. C'est-àdire que nous avons non pas l’idée d’une différence entre les sociétés, mais des actions, des
acteurs de la société qui se définissent par la guerre quelconque, par l’axe du bien contre
l’axe du mal. Vous n'avez qu’à renverser, le monde dans lequel nous vivons c’est djihad
contre djihad. Nous avons probablement un impact assez important de ces représentations à
l’intérieur de nos propres pays. Alors la question que je me pose et que j’ai eu l’occasion de
me poser en particulier l’année dernière, parce que dans le cadre d’une étude que je faisais
sur les femmes musulmanes en France j’ai écouté des heures et des heures ce qu’elles
disaient. Alors en face de cette image de blocs, c'est-à-dire culture contre culture, nous avons
une image exactement opposée, qui est l’image je ne dirais même pas, je vais y revenir
ensuite, comment vivre ensemble, ce qui ne serait pas mal mais il y a pour prendre le compte
d’audience ce qui est le plus éloigné de cette image globalisante, holiste en termes de culture,
il y a des gens et des millions de gens, ici et pas ici, qui s’efforcent personnellement,
individuellement dans leur expérience de vie ou d’activité collective de mélanger, de choisir,
d’intégrer, partiellement, pas du tout, complètement, des appartenances qui ne sont plus
complètes, qui sont partielles. J’ai employé une expression qui peut sembler un peu obsolète
mais qui ne l’est pas du tout. Ces femmes que je voyais, j’ai dit qu’elles étaient en état de
double ambivalence. Elles étaient religieuses et elles refusaient la communauté, elles étaient
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absolument françaises, nées en France,... et elles rejetaient la discrimination dont elles étaient
l’objet en France. Alors à ce moment-là comment est-ce qu'on s’en tire, eh bien on s’en tire
en faisant le contraire de culture contre culture. En disant moi je, moi je vais essayer de me
débrouiller, je vais essayer de combiner les différentes choses. Et je vous donne une demie
phrase qui m’avait énormément impressionnée et qui m’avait fait comprendre beaucoup de
choses. Une de ces femmes, relativement jeune 30 à 35 ans, vierge c'est-à-dire soumise
encore à la domination familiale et pour ça en train de se séparer de ses parents, qui par
ailleurs elle adorait, donc en état de contradiction culturelle. Elle nous racontait son histoire.
Elle pleurait, les autres femmes du groupe, une dizaine pleuraient, avaient la larme à l’oeil et
au bout d’un moment cette femme s’est interrompue et elle a dit ceci : « Voyez-vous je crois
bien que c’est la première fois de ma vie que je dis Je, et je vous dis ça devant vous qui êtes
capable de dire Je ». Et je dirais que voilà les deux extrémités. Il y a d’un côté l’identification
globale, je suis, nous ne disons plus la chrétienté, c’est un mot que nous avons supprimé il y a
longtemps. On peut dire des pays avec des racines culturelles, comme disait le texte de la
constitution, des racines chrétiennes, s’était évidemment indiscutable, racines grecques et
romaines aussi si vous voulez, nous sommes dans une certaine civilisation occidentale
européenne. Alors vous avez là en effet sur le thème des femmes en particulier des conflits
majeurs, des oppositions majeures. Bon, est-ce que nous vivons comme ça, je veux dire estce que c’est à partir de cette approche-là que nous allons vivre les uns avec les autres ou plus
exactement les uns contre les autres ? Ou bien est-ce que nous allons dire, je dirai même
comme notre succès à nous, que c’est la capacité de chaque individu, les droits de l’homme
c'est-à-dire les droits de chaque individu qui ont une valeur universelle, qui vont permettre à
un chacun, à une chacune d’origine musulmane, d’origine chrétienne, d’origine bouddhiste et
pas seulement en termes religieux, à chaque individu d’avoir le plus grand espace possible
pour combiner, pour ce faire ce qui est faisable, vivable ? Ce qui n’est pas brillant, parce que
cette femme par exemple, elle sacrifiait des choses d’un côte comme de l’autre, mais c’est en
sacrifiant des choses de côté qu'on arrive à essayer de trouver quelque chose, un type de
combinaison. Je prends un exemple qui n’a rien à voir avec tout ça, mais qui fait comprendre
le raisonnement que je fais en ce moment. Quand on demande aux femmes, je crois que c’est
une recherche qui a été faite en Italie autrefois : Qu’est-ce que vous voulez ? Vous donnez la
priorité à quoi ? A la vie privé ou à la vie personnelle ? Réponse des femmes à l’enquêtant :
Voulez-vous répéter votre question, je ne l’ai pas comprise ? L’imbécile répète la question, et
à ce moment-là toutes ces femmes répondent : Mais les deux. Il n’est pas question de choisir,
et en ne choisissant pas, nous savons que nous ne ferons pas une carrière professionnelle
complète. Nous savons que nous aurons de la culpabilité le jour où un enfant est malade et
qu’on ira quand même au bureau. C'est-à-dire que nous vivons et c’est ça notre problème.
Notre problème, ce n’est pas de dire voilà une culture, voilà une autre culture. C’est de dire
voilà comment individuellement et donc collectivement, parce que c’est de grande masse,
nous pouvons arriver à combiner, non pas seulement des cultures, mais des formes de vies
sociales et des processus de changement, car ça change d’un côté, ça change de l’autre. Voilà,
si vous voulez ce que moi je dis comme préalable, parce que je me méfie un peu du langage
d’Unesco où tout est toujours parfait, on s’arrange toujours et on sait bien que s’est pas vrai.
Et qu'il y a des arrière-pensées heureusement, car les arrière-pensées aident à trouver des
lieux d’accords. Mais je pense que nous vivons de tout côté dans le monde au milieu d’un
risque qui est celui de voir se constituer des grands ensembles. Je dis sans vouloir y passer de
temps, mais on peut se demander si ce n’est pas une tendance extrêmement profonde. Je
pense à la seule région du monde que je connaisse un peu, c'est-à-dire l’Amérique latine où
vous avez une crise de l’Etat national. En Amérique latine des pays très faibles nationalement
parlant comme la Bolivie, comme l’Equateur, comme le Pérou ou d’autres, en Amérique
centrale par exemple, la composante ethnique, ethnico-lingustico-culturelle tente à l’emporter
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sur cette intégration sociale qui vient de notre grande idée de la citoyenneté, qui était l’idée
de la philosophie des lumières et qui introduisait un élément d’universalisme. Et je dirais làdessus, et je m’excuse d’être un peu élémentaire, parce qu’il faut la aussi disons mettre des
nuances et des compléments, mais je dirais, il faut se rendre compte que nous vivons en ce
moment un risque considérable, un mouvement considérable, de retour vers ces communités.
Si on pouvait revenir à ce vocabulaire allemand de la fin du 19e siècle, on dirait qu’il y a un
mouvement de retour, on passait de la communité à la société, de la « Gemeinschaft » à la
« Gesellschaft » et on pouvait dire que nous vivons en ce moment
une « Wiedervergemeinschaftung », un retour à la communité. Et ceci est la guerre. Ceci
c’est aussi l’affrontement des ensembles et tout ce qui a été notre effort de civilisation, c'està-dire permettre à des gens de vivre ensemble. Ce n’est pas être gentil. C’est accepter des
éléments d’universalisme, sans ça, ça ne veut rien dire. Et le problème c’est, mais ce n’est pas
un problème absolu, comment peut-on reconnaître de l’universel et de la différence. Mais ça
c’est le problème, on en parlera tout à l’heure, ce n’est pas ce qu’il y a de plus difficile. Ce
qu’il y a de plus difficile aujourd’hui, c’est de résister à cette tentation du communautarisme.
Mais après tout nous, Europe du 20e siècle, on en connaît un bout là-dessus. Et quand on dit,
il y aussi je dis communaire, je dirais « völkisch », qui était quand même le nom que s’était
donné un certain parti politique et qui est une réalité qui se retrouve dans beaucoup de pays.
On a évoqué, on révoquera certainement, ce qui est après tout le mouvement socio-politique
le plus actif, le plus important dans l’Europe d’aujourd’hui. Ça a commencé un peu avec mon
malheureux pays dans cette direction-là, avec ces mouvements nationaux populistes à la Le
Pen qui aujourd’hui font 30 ou 40% dans la Belgique flamande qui ont fait, ce que vous avez
vu en Hollande, puisque il faut bien dire que le vote hollandais à été un vote xénophobe avant
tout. L’importance en Autriche, l’importance dans des pays scandinaves même etc., et grâce
au ciel et à leur sagesse nous sommes protégés, parce que nous n’avons pas encore vu se
développer, j’espère que nous ne les verrons pas se développer en Allemagne, ça aurait une
signification différente, grâce au ciel les Allemands en ce moment nous protègent.
R. W. : Merci beaucoup M. Touraine. Je vois que le professeur Fetcher a déjà envie de réagir
par rapport à ce que vous venez de dire. Vous nous avez passé en quelques moments, je dirais
du chaud au froid, donc d’un coté une analyse que je trouve personnellement assez pessimiste,
mais sans doute pas loin de la réalité. Vous parlez de djihad contre djihad, vous parlez d’un
retour au communautarisme, vous parlez d’un retour aussi au national populisme, mais d’un
autre côté aussi, je trouve que vous avez à travers tout ce que vous avez dit un optimisme
extraordinaire donc parce que vous insistez surtout qu’il y a toujours les processus sociaux et
culturels qui jouent, et pleinement, et qui empêchent en quelque sorte que ces choses ne
soient irréversibles. Et cette foi profonde que vous avez dans le « Je », dans le sujet
individuel, capable de redresser et de réagir par rapport à cette situation.
Prof. Fetcher
I. F. : Je voudrais d’abord dire que je suis tout à fait d’accord avec ce que vous venez de dire
M. Touraine. Heureusement en Allemagne le débat autour de la « Leitkultur » est
pratiquement fini, parce qu’il paraît que la pluralité des gens intellectuels, des journalistes et
d’autres n’ont pas accepté la propagande d’investir dans la « Leitkultur » pour repousser
l’influence des cultures étrangères. D’autre part, je pense qu’il y a quand même une pluralité
parmi les intellectuels allemands qui croit qu’il faut plutôt insister sur la civilisation
rationnelle tolérante, ouverte vers le monde et la pluralité du monde et d’ailleurs tout le
monde sait que le débat en Chine parle depuis 10 ans d’ouverture. Avec ouverture, on ne veut
pas seulement parler de marché, ouverture vers le marché mondial, mais aussi ouverture
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intellectuelle vers la tradition chinoise, mais aussi vers les traditions philosophiques et
culturelles européennes et américaines. C’est intéressant qu’il y a à Shanghai un groupe qui a
eu un long débat sur le marxisme et la philosophie de l’Ouest. C’est quand même étonnant.
Ce n’est peut-être pas intellectuellement convaincant, mais ça montre qu’il y a une ouverture
même dans ce pays qui était pendant presqu’un demi-siècle sous la dictature d’une idéologie
intolérante. Question de points, je crois que c’est intéressant que vous avez parlé d’ennemis.
Je crois qu’il faut créer d’abord un ennemi parce qu’on n’est pas sûr d’être une unité
culturelle et sociale. C’est toujours un moyen de créer une unité parmi une population qui a
une pluralité avec différentes opinions, différentes orientations, et c’est pourquoi maintenant
tout à coup, même en Allemagne, où la majorité de la population n’est plus chrétienne, on
veut avoir l’assistance de la foi chrétienne dans la constitution européenne. C’est quand
même bizarre, parce qu’ainsi on peut éliminer les musulmans de cette
appartenance européenne. Maintenant, en Europe, nous n’avons plus d’hostilité entre les
Allemands et les Français. Maintenant qu’on est tous ensemble, alors il faut avoir un autre,
un nouvel ennemi pour avoir cette unité qui n’est pas convaincante. Donc, ça m’a toujours
intéressé d’ailleurs cette même unité pour l’avouer que Marx était un des premiers à avoir
découvert que le nationalisme était un moyen de vaincre le conflit des classes, car si nous
sommes tous allemands, ça ne fait rien que l’autre est pauvre et chômeur et je suis riche et
millionnaire, nous sommes tous germaniques, nous sommes tous nordiques etc. Alors on crée
des ennemis pour insister sur une unité qui n’est pas réelle. Cela existe aussi dans une Europe
unifiée. Dans une autre mesure, il faut peut-être se garder pour échapper à cette idée si facile
d’accepter l’Amérique comme ennemi utile. Parce qu’il commet tellement de fautes, que
nous commettons aussi, qu’on peut très bien en trouver ce « scapegoat » au loin de la mer du
nord pour être soi-même dans une meilleure position. Néanmoins. Je crois qu’il ne faut pas
non plus suivre tout gouvernement américain, et on voit déjà avec les élections dernières qu’il
y a quand même une certaine dimension de capacité de se corriger soi-même dans la société
américaine. Même si ça ne va pas aussi loin que nous l’espérons.
R.W. : Merci beaucoup.
Si les deux conférenciers sont d’accord, je proposerais maintenant qu’on puisse déjà passer la
parole à la salle, parce que je crois que nous avons toute une série d’éléments d’analyse de la
situation et c’est peut-être alors en deuxième partie que nous passerons d’avantage aux
propositions pour un nouveau vivre ensemble.
Question 1 : Bonsoir. Est-ce que c’est grave de perdre son identité culturelle ? Est-ce que
c’est grave de perdre la valeur et l’importance du « je » ?
Question 2: Quand j’ai fait mes études, le terme de cohésion n’existait pas. Par contre, il y en
avait un autre, c’était celui de justice sociale. Je me pose la question d’où vient ce nouveau
terme ? Est-ce qu’il nous a pas été imposé par le néolibéralisme et est-ce que nous ne ferrions
pas bien de revenir à celui de justice sociale et on pourrait en même temps résoudre le
manque de cohésion et le manque d’intégration ?
Les questions 3 et 4 sont inaudibles sur l’enregistrement
Question 5 : Je voulais savoir si le concept de djihad, tel que M. Touraine l’emploie, n’est pas
anachronique ?
R. W. : Merci. Donc vous voilà confrontés à cinq questions, vous n’avez pas besoin de traiter
toutes.
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I. F. : Je crois ne pas avoir tout à fait compris la première question. Est-ce que nous n’avons
pas besoin d’une identité culturelle ? Vous savez, entre les Allemands et les Français il y a un
débat sur culture et civilisation. Pour moi, c’est civilisation. Disons civilisation des lumières
combinée avec tolérance ou ouverture et, je me souviens, j’étais tout au début du régime
islamiste en Iran et j’ai dit, voyez vous, nous les européens comprenons mieux votre
problème que les américains. Parce que nous avons aussi eu une longue histoire de conflits à
la fin du Moyen Âge jusqu’à la Guerre de 30 ans. Il y a eu de grands conflits entre les
religions qui étaient au fond quelques fois seulement prétexte. Quand on se souvient, que la
France s’était même liée à la Turquie à certains moments pour lutter mieux contre le
protestantisme, c’est quand même bizarre. On vous comprend très bien, que ce n’était pas un
problème religieux, mais c’est au fond des conflits politiques. Nous avons ce passé, c’est
pourquoi nous avons une certaine culture de tolérance que nous croyons aussi compatible
avec la foi religieuse. C’est même d’ailleurs le pape qui a récemment plus ou moins insisté
sur cette thèse et il y avait d’autres théologiens qui trouvaient que religiosité et intolérance
étaient au fond incompatible. Je me souviens, j’ai toujours dit, si on est forcé de croire
quelque chose, on ne peut pas savoir si les gens croient vraiment. Je ne savais pas qu’il y
avait aussi la possibilité d’être pour ainsi dire entraîné vers la croyance par certains cadeaux
de l’Etat. Quand j’étais en Estonie où la majorité est protestante, on m’a dit : mais quand on
se convertit vers le catholicisme oriental, on pouvait recevoir un grand territoire. Il y avait des
gens qui se sont convertis pour devenir des grands propriétaires terriens. Ce sont des
possibilités qui ne sont pas compatibles avec une vraie croyance religieuse. Ni la force ni
l’entraînement par une tentation, ces deux possibilités sont exclues. C’était intéressant, parce
que à ce moment-là on pouvait encore discuter en Iran. Une semaine après mon départ,
l’université a été fermée pour un certain temps. Ce n’était pas à cause de moi, c’était le
commencement de la dictature des radicaux islamistes.
A. T. : Il faut reprendre les choses un peu historiquement. Parce que nous avons tendance
aujourd’hui à rejeter absolument le modèle de l’assimilation. Or ce modèle, je crois en effet
qu’il ne vaut plus, mais il ne faut pas oublier d’une part qu’il a eu une énorme influence, et je
dirai même qu’il en a encore dans certains pays. Je dirais que les grands pays d’immigration,
les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, ce sont des pays qui ont pour opposé un certain
mode de vie. Dans le cas américain, c’était un système juridique et un marché du travail, dans
d’autres cas c’était l’éducation. Je voudrais souligner, parce qu’ici le hasard fait qu’il y a un
Allemand et un Français, mais quand on parle d’immigration, il faut à cette table un Italien et
un Espagnol. Or, vous avez remarqué comme moi que ces pays qui n’avaient pas d’étrangers,
enfin l’Italie avait un petit million d’étrangers et l’Espagne avait un demi million d’étrangers.
Ils en ont aujourd’hui au moins 4 chacun et il ne se passe rien. Les gens qui viennent vous
dire que l’arrivée des étrangers s’est la catastrophe, le cas italiens et le cas espagnol sont des
cas où il n’y a pas eu d’incidents graves. Je peux vous dire dans le cas espagnol, j’ai connu
plus d’incidents à Barcelone contre les Bourcianos il y a 30 ans et les Andalous si vous
voulez, que contre des gens qui viennent d’un côté ou de l’autre en Espagne pour des raisons
essentiellement économiques. Dans le cas italien est plus compliqué, parce qu’il y avait aussi
l’influence italienne dans les Balkans. Quand il y a des possibilités d’insertion sociale,
l’assimilation se fait relativement bien. Et après tout, les gens qui viennent des Asturies qui
ont été en pays basque se sont mis à apprendre la langue, les gens, je répète, qui sont venus
d’Andalousie ont appris le catalan. Bon pourquoi ça ne marche plus ? Entendez moi bien, ça
marche encore ! Je ne peux pas quand même ne pas parler de ça, de ce phénomène incroyable
de 40 millions d’hispanophones qui sont aux Etats-Unis sans aucun incident, qui se sont créés
des emplois, qui ont un revenu par tête de pipe qui est supérieur à celui des noirs. Il y a eu un
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mouvement d’opposition très faible, il y a eu un mouvement de soutien plus fort. Bon,
autrement dit ce modèle de l’assimilation, ces mexicains ne veulent pas être assimilés, il
veulent avoir ce qu’ils appellent « una cultura de la frontera », quelque chose qui est très
compliqué. Mais les gens d’avant les chicanos des années 20 et 30, quand on leur parle, il ne
comprennent plus l’espagnol. Bon, alors si vous voulez, savez qu’il y a quand même
beaucoup d’exemples et il faudra s’interroger pourquoi, c’est cet espace entre deux qui est
d’abord l’emploi et puis, comme l’on a dit quelqu’un, la justice sociale. Quand vous avez une
autonomie du monde social entre l’individu et la communauté et ça va bien, je veux dire
qu’est-ce qu’il y a ? Il n’y a pas de djihad. Il y a des conflits. Et les conflits c’est la chose la
plus belle du monde, parce que plus qu’il y a de conflits, moins il y a de la guerre sociale. Par
conséquent, quand il y a eu la possibilité d’avoir des sociétés ouvertes à l’américaine, les
gens gardaient leur langue, mais ils vivaient sous la constitution et dans les règles du marché
du travail. Donc, je dirai qu’aujourd’hui tout ça se bloque. En partie, et c’est plutôt le cas
européen, parce qu’il n’y a pas de possibilité d’accueil. C’est surtout vrai pour un pays
comme la France en ce moment, et d’autre part, comme vous l’avez dit, parce qu’on se
mondialise et par conséquent on se cherche des ennemis au niveau mondial. De l’autre côté,
il y a un blocage que je vais réduire par un mot qui a été employé par justement quelqu’un
tout à l’heure, c’est le mot identité. C’est un des mots que je déteste le plus et que je trouve
les plus dangereux. Car qui dit identité, dit homogénéité, dit exclusion, rejet des minorités. Si
je suis moi, c’est que vous êtes inférieur à moi puisque vous n’êtes pas moi. Et ceci est la
même chose que ce djihad que je ne prends pas du tout à mon compte, entendez moi bien.
Evidemment le religieux est parfait pour faire de l’identité, car ce n’est pas moi, c’est dieu.
Alors là, on est foutu. C’est ce que notre ami Max Weber appelle « la guerre des dieux », et là
on ne s’en sort plus. Donc, nous sommes aujourd’hui devant un blocage pas complet, mais
dans les pays européens de vieille immigration l’Allemagne, la France, la Belgique etc., enfin
tout ce monde de la vieille Europe a déjà été rempli d’étrangers à plusieurs reprises après la
guerre. De l’autre côté, si vous acceptez le monde d’une définition culturelle, quelqu’un vient
de rappeler les deux sens du mot culture. Le problème est le suivant : qu’est-ce qu’on fait
pour n’être ni l’un ni l’autre ? Y a-t-il un espace entre les deux ? La première et ce qui a déjà
été dit par quelqu’un d’autre, alors je n’y reviens pas. Ce que nous vivons en ce moment, et
nous en sommes bien conscients, c’est un recul de tout ce qui était social. Les lois sociales
reculent, les syndicats reculent, les thèmes sociaux reculent, et par conséquent cet espace qui
a été l’espace de la « Öffentlichkeit » nouvelle, disons de la société industrielle, fiche le camp.
Je voudrais maintenant redire cela d’une manière un peu plus théorique, un peu plus utile. Le
problème que nos avons à résoudre est : Comment peut-on à la fois être différent et être
ensemble ? Comment peut-on communiquer entre gens différents ? Si nous sommes tous
semblables, il n’y a pas de différences, on a rien à se dire, on est des clones. Si on est
complètement différent, je répète, on se tire dessus. Je pense qu’il faut ici recourir à un petit
exercice. Je ne vois qu’une solution, qui est je pense celle que nous pratiquons en réalité, pas
forcément bien. Je crois qu’il faut admettre qu’il faut rester dans une grande tradition
européenne, c'est-à-dire admettre qu’il y a des éléments universalistes qu’il faut sauver et qui
sont ceux que nous connaissons, c'est-à-dire la raison et les droits humains, les droits de
l’individu. Si vous ne croyez pas au droit individuel et si vous ne croyez pas à la raison, je
regrette, mais je ne peux pas vivre avec vous. On peut vivre en paix, séparément, on ne peut
pas vivre ensemble. Nous ne pouvons pas avoir le même système de droit, nous ne pouvons
pas avoir le même système de médecine, nous ne pouvons pas avoir le même système
d’éducation, si nous n’avons pas ça en commun. Mais à condition de ne pas confondre deux
choses, et c’est à cela que je veux en venir, qui est cet universalisme de la modernité, qui est
un noyau très dure, et l’extrême diversité des chemins de la modernisation. Et nous, en
Europe, qui croyons tous plus ou moins à ces principes d’universalisme, nous avons suivi des
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chemins de modernisation extraordinairement différents. Les premiers, ceux qui ont marché
en avant, ce sont les Hollandais, suivi de près par les Anglais. Ces gens-là ont eu une
conception : c’est le travail, c’est la propriété, c’est l’économie qui permet d’avancer dans la
modernité. Les Français, pas du tout. Les Français, c’est l’Etat, mais l’Etat disons unificateur,
l’Etat de la loi et de la souveraineté. Les Allemands – complètement différents. L’Espagne,
l’Italie etc. mais chaque partie de l’Europe et chaque partie de l’Allemagne et chaque partie
de la France, et vous et eux etc. nous avons une extrême diversité. Et pourtant, on s’est pour
d’autres raisons abondamment tuées, mais pour d’autres raisons qui sont des raisons d’Etat,
de guerre, de souveraineté et de territoire. Mais nous n’avons pas eu de difficulté à être à la
fois philosophie de lumière et attaché à des histoires, à des processus nationaux, régionaux
différents. Ce que je dirai, c’est simplement ceci : il y a deux choses qui devront être
condamnées. La première : commençons par nous. La première chose à condamner, c’est que
les gens disent « Je suis la modernité ». Je n’ai pas un chemin de modernisation, comme vous
le dites, « Je suis la modernité ». Et les autres-là, si vous dites ça autant y aller à la
Kalaschnikov ou au camp de concentration ou au système colonial le plus brutal. Donc la
première chose que nous devons condamner et ça c’est le bon côté de l’idée multiculturaliste.
Le bon côté c’est de dire « Vous les occidentaux, vous n’êtes pas la modernité ». Vous croyez
à la modernité, vous avez bien raison. Tous les chemins vont à Rome peut-être, mais ils
passent par des routes bien différentes. Ça c’est la première chose, et le grand mouvement
intellectuel, il y a 20 ans du multiculturalisme, était cette condamnation de l’occident
orgueilleux et colonisateur, et l’autre chose qui est aussi inacceptable, c’est pour défendre
non pas sa voie de modernisation, mais sa voie tout court de nier toute référence universaliste.
Donc aujourd’hui nous devons avoir les idées claires sur ce qui peut être reconnu comme
différent et refusé comme étant contradictoire avec les principes universalistes. C’est làdessus que nous pouvons intervenir et pour commencer, intervenir à l’intérieur de notre
propre territoire. Nous devons, et nous le faisons parce qu’il y a des systèmes juridiques, faire
respecter un certain nombre, p. ex. dans le cas qui est le plus typique symbolique aujourd’hui
de la condition des femmes. C’est un problème tout à fait considérable. Je l’ai vécu dans un
endroit dont on parle beaucoup ces temps-ci d’ailleurs. C’est ce qu’on appelait l’accord de
Oaxaca au Mexique où dans certaines conditions de population on pouvait appliquer le droit
coutumier et dans d’autres cas le droit mexicain. Mais le problème, qu’est-ce qu’on fait si
elles sont en contradiction ? Il y a des chartes internationales que nous avons signés et en fin
de compte c’est le modèle universaliste qui l’emporte, on fait simplement des efforts. Dans
nos pays, il est certain, et cela a été dit par M. Fetscher, nous avons des proportions
importantes de populations qui viennent d’autres systèmes culturels ou linguistiques ou
même de modes d’alimentation. Donc là-dessus nous devons agir dans le sens d’une
maximation de la diversité. J’ajouterai une chose et je termine avec ça. Une phrase qui
m’avait beaucoup frappé, quand nous avons eu nos histoires sur le voile et je faisais partie de
cette commission, un jour dans la commission, un des membres de la commission, qui est un
ami, Mohammed Harkoun, qui est le meilleur spécialiste de la philosophie religieuse
islamique, nous a dit ceci : « Vous ne comprendrez jamais rien à l’Islam pour la bonne raison
que vous ne comprendrez jamais rien et que vous n’avez jamais rien compris au phénomène
religieux. » C’est d’une grande profondeur. Car, c’est absolument vrai. Le petit Français qui
sort de l’école est incapable de lire un texte classique, il est incapable d’aller dans un musée,
parce que tout ça il ne sait pas. Il n’y a plus aucune culture religieuse. Je me rappelle une
femme française à qui son fils demandait qu’est-ce que c’est que le carême ? » Chose assez
bizarre, et elle lui a répondu : « C’est quelque chose comme le ramadan. » Donc si vous
voulez, je pense que nous devons au moins utiliser cette extraordinaire difficulté que nous
avons, pour nous interroger sur ce que nous avons exactement comme après tout. On a oublié,
on a réprimé la sexualité. Maintenant ça va mieux, ça va beaucoup mieux. Mais la religion est
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plus réprimée que la sexualité, et par conséquent on devrait entreprendre et réussir des actions
qui disent en particulier à travers le contact avec des civilisations différentes à redonner de
l’espace en nous. La religion est quelque chose de très important, mais il y a aussi des formes
d’expression politique ou littéraire ou théâtrale ou des structures linguistiques et tout ce que
vous voudrez. Voilà ce que je pense : Premièrement il faut réouvrir l’espace social et
économique. Il faut qu’il y ait du jeu, de l’ouverture, du débat et qu’on puisse parler en effet
de justice, ce qui n’est ni universaliste, ni particulariste, ce qui est vraiment l’entre-deux qui
permet la vie sociale. Et deuxièmement cela suppose que nous ayons à la fois le sens de ce
qui ne doit pas être discuté, ce qui est le fond de notre existence universaliste. Elle n’est peutêtre pas éternelle, mais elle est depuis le 18e siècle notre mode de pensée et elle a donné de
plutôt bons résultats. En même temps laisser le plus d’espace possible à la diversité et à la
fameuse reconnaissance, comme disent les sociologues, c’est comme une échelle de l’altérité.
Ceci n’a rien de contradictoire avec l’affirmation de l’universel.
R. W. : Merci beaucoup. A travers les réponses qui ont été donnés aux questions, on revient
assez souvent à cette confrontation entre d’une part l’universalité de la raison et l’universalité
des droits humains, et d’autre part la diversité culturelle, les particularismes culturels, je crois
que c’est un débat de fond. Je crois qu’il faudrait peut-être maintenant essayer de voir la
troisième partie, donc qui est un petit peu celle d’un nouveau vivre ensemble et je pense que
le professeur Fetscher pourra rebondir là-dessus par rapport à cela, je crois qu’il y à travers
aussi des questions qui ont été posées, deux qui nous donnent déjà un chemin aussi vers le
nouveau vivre ensemble. D’une part Michel Pauly qui a insisté sur la nécessité de reprendre
peut-être ce concept de justice sociale, qui peut peut-être nous aider mieux dans ce vivre
ensemble que celui un peu passe-partout de cohésion sociale. Mais aussi l’autre remarque qui
a été faite comment peut-on mettre en évidence, comment peut-on valoriser les expériences
bonnes et mauvaises, mais je dirais aussi le renforcement des « capabilities » comme
dirait Amartya Sen des migrants qu’ils ont à l’intérieur de leur parcours ? Je crois que c’est
en nous basant peut-être sur cela que nous pourrions ensemble découvrir un nouveau vivre
ensemble.
I. F. : Je voudrais d’abord seulement souligner ce que je crois pour les Européens et le monde
entier : la séparation de l’Etat et de la religion est absolument nécessaire et ne peut pas être
corrigée. C'est-à-dire ni la religion doit dominer l’Etat, ni l’Etat doit dominer la religion.
Alors dans ce principe, il y a de la tolérance vers les différentes religiosités, vers les
différentes convictions métaphysiques. Il faut dire, accepter l’autre dans son altérité. Accepter,
à condition qu’il respecte certains droits des individus, les droits de liberté des autres etc. Je
crois que vous avez, M. Touraine, mentionné le manque de connaissances religieuses dans la
population française. En Allemagne, on a demandé aux élèves qu’est-ce que c’est
la Pentecôte ? « Je crois que c’est le mariage de Jésus. Aucune idée… » Alors pour Noël on
savait encore, mais pas tout à fait exactement, mais la Pentecôte est pratiquement inconnue.
60 % ignoraient ce que c’était la Pentecôte. Le droit à l’individualité, le droit à la pluralité, le
droit à la diversité sont tout à fait compatibles avec une rationalité du régime, compréhensible
et rationnellement acceptable qui est en même temps une garantie de la légitimité de la
diversité des convictions religieuses. Récemment, j’ai trouvé dans Ernst Treutsch, un
philosophe protestant, qui dit dans une tradition allemande « L’Etat est une création
historique, mais dans la tradition démocratique, l’Etat est une création du peuple. » Cette
différence était critiquée comme une tradition allemande, mais le résultat est enfin une
libération de l’Etat de la religiosité et une indépendance de la religion vis-à-vis de l’Etat et
vice versa. Si on voit les deux côtés, je crois que ça peut être acceptable aussi parmi ceux qui
croient que l’on a besoin de la dominance religieuse sur l’Etat pour avoir une vraie religion.
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D’ailleurs, ce qui peut-être intéressant pour notre connaissance sur l’Islam c’est qu’il y avait
aussi dans l’Islam une certaine tradition, comment dirais-je, de lumière, longtemps avant que
les Chrétiens ne trouvent ce chemin. Malheureusement dans les trois ou quatre siècles
derniers, l’Islam a perdu cette tradition progressiste. Il y avait une époque où l’Islam était
plus moderne que le monde chrétien. Il faudrait remettre ça à l’heure. Nous ne sommes pas
anti-islamiques, nous sommes simplement contre votre perversion totalitaire de certains
aspects de l’Islam. Nous avons aussi connu ces perversités totalitaires dans le christianisme.
Même dans les partis de l’Europe où quelques siècles avant le musulman était plus
progressiste, en Espagne, la reconquista a été un terrible retour en arrière.
R.W. : Merci prof. Fetscher. Restons sur ce nouveau vivre ensemble et essayons peut- être de
rebondir sur ce que M. Touraine avait dit. Donc, réouvrir l’espace social en partant ou en se
fondant sur la reconnaissance de l’autre dans son altérité, donc en reprenant un peu, si j’ai
bien compris, les théories d’un Charles Taylor, comment peut-on à travers cela de nos jours
essayer de bâtir un nouveau vivre ensemble ?
A. T. : Je voudrais partir dans une réponse en revenant un peu à quoi je n’ai personnellement
pas répondu dans les questions qui ont été posées. Premièrement, entendons nous bien sur
un thème qui est simple et qui est les libertés et en particulier le thème qui est fondamental,
c'est-à-dire les libertés religieuses, les choses doivent être simples, claires et limpides. Nous
devons reconnaître la liberté des cultes. D’ailleurs la loi française sur la séparation de l’église
et de l’Etat de 1905 commence comme ça : la république reconnaît l’existence des cultes et
elle les garantit. Elle ne les subventionne pas, mais elle les garantit. Autrement dit, c’est une
loi qui est positive comme l’a dit M. Fetscher. En même temps, et je me rappelle une réunion
de ce groupe qui discutait de ça : liberté pour les églises pas seulement dans la vie privée
mais dans la vie publique, oui, mais liberté pour l’individu d’entrer et de sortir et de se
convertir pour prendre l’exemple plus précis. Autrement dit, là les deux faces de la liberté ne
doivent pas être séparées. Libertés des cultes, libertés des églises ou de ceux qu’on appelle
quelque fois des sectes, quand on est surtout catholique, et puis de l’autre coté la liberté des
individus. Et ceci m’emmène au deuxième thème, qui me concerne très directement de par
ma profession, qui est en effet ce thème de la cohésion, mais qui n’est pas totalement étranger
au thème de la justice. Je veux dire ceci : il est totalement normal que dans le monde où nous
vivons, une des grandes préoccupations de tout le monde soit comment peut on rétablir du
lien social. Et les sociologues de tous les pays ont fini par accepter, parce qu’ils étaient un
peu puristes, le mot allemand « soziale Bindung » qui est un peu plus fort que les mots
anglais, français ou italiens etc. Donc, c’est tout à fait normal de se soucier de ça, mais ça va
dans deux directions, des directions qui sont compatibles jusqu’à un certain point et qui
deviennent opposées. Et le premier thème qui est devenu très important, en particulier me
semble-t-il intellectuellement en Italie et en Allemagne. Il y a cette idée, qu’on voit partout
maintenant et qui se vend pour trois sous, de la « self-esteem » et la « self-esteem » est liée à
la communauté. J’ai de l’ « esteem » pour moi-même, donc je me constitue en sujet dans la
mesure où je suis bien perçu par les membres, par mes prochains et où je les perçois bien,
c'est-à-dire ne pas opposer individualité et groupes ou communauté restreinte. L’idée est très
séduisante et elle tient un rôle je crois considérable, je dis l’Italie qui, parce que l’Italie a de
part sa structure familiale et religieuse un tissu de communauté locale qui est sans
comparaison avec celui qu’il y a en France, et qui vous explique pourquoi il y a des gens dans
la rue à Paris et pas à Rome ou à Milan. Il y a des tissus de locaux, de l’église, des groupes, la
mama, etc. Tout ça, à mon avis, est beaucoup moins positif que ça ne semble. Parce que
quand vous faites la petite communauté, c’est moins grave que la grosse, parce que les petits
sont toujours moins dangereux que les gros. Mais cela dit, ça se traduit aussi par des
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mécanismes d’exclusion ou de précarisation, bref la recherche de l’homogénéité, l’ « ethnic
cleansing », comme on l’a dit pour certains pays, qui est une chose extrêmement dangereuse.
Ce que je veux dire est ceci : je ne crois que l’on puisse établir une certaine intégration
sociale, si on ne passe pas d’abord par la priorité donnée à la construction de l’individu par
lui-même, les devoirs à l’égard de soi-même. Permettez-moi de faire une parenthèse, puisque
c’était mon occupation des deux dernières années. Il y a un renversement qui est en train de
se faire pour l’essentiel. C’est déjà fait. C’est là le grand changement culturel qui a emmené
avec soi, sans qu’on s’en rende compte, qu’elles s’en rendent compte : le mouvement des
femmes. Les femmes ont remplacé l’image masculine européenne de la conquête du monde :
à cheval, à cheval, à cheval et les autres sont des esclaves, et on a remplacé ça par une sorte
de renversement vers soi, la création de soi, le conscient de soi. Mais qui peut vouloir dire
aussi recréer l’union entre le corps et l’esprit entre la raison et la passion ou l’émotion.
Autrement dit, la reconstruction de l’être humain complet, alors que nous en Europe nous
avons dominé le monde, parce que nous avons tout déchiré. C’est la machine à vapeur : pôle
chaud, pôle froid, plus il y a d’opposition entre les deux pôles plus il y a encore de l’énergie.
Maintenant il faut recoudre ce qui a été déchiré et ceci veut dire mettre au centre des choses,
je parle de l’individu en tant que tel, pour éviter les malentendus je préfère dire le sujet et je
dirais au monsieur qui est intervenu là-dessus, que la notion de la justice est une notion qui
aujourd’hui avec tout ce qui c’est passé à besoin d’être revivifié en passant par un bain de cet
individualisme au sens Noll sinon l’idée de justice peut devenir à la limite un rapport de force.
Et après tout, si je dis la justice sociale dans ce monde occidental, où les travailleurs étaient
complètement écrasés, les luttes sociales etc., tout ça a emmené plus de justice. Il faut qu’il y
ait jamais séparation, et si je prends l’exemple du monde ouvrier ou du monde syndical, les
choses sont très claires. Actions collectives pour obtenir des droits individuels. Les
conventions collectives avec comme premier but de faire que chaque travailleur ait un contrat
de travail. Un contrat. Tous devraient l’avoir mais c’est bien un contrat de travail individuel.
Ou si vous avez aujourd’hui du « welfare state » un peu partout, en tout cas en Europe
occidentale, ça veut bien dire qu’il y a une sécurité sociale, un « welfare », mais ça veut dire
que chaque individu a le droit d’être soigné. Nous avons, comme on le fait d’ailleurs
maintenant dans tous les pays en Europe, des lois qui disent l’accès universel à la santé. Voilà
le vrai universalisme, qui est lié aux droits, à la survie d’abord, et au bien-être de chaque
individu. Donc, je dirais le thème de la justice, le thème social est indispensable à condition
qu’il retrouve toute sa force en étant liée au thème des droits d’être soi-même. Et alors, c’est
là que l’on revient au mot si dangereux et si indispensable qui est l’idée des droits culturels.
Parce que, et auquel je donne personnellement la plus grande importance, nous nous sommes
battus pour avoir les droits civiques. Selon les pays, on les a eus plus tôt ou plus tard, les
Anglais les Hollandais, plus tôt que les autres, les Français relativement tôt. Ensuite, on s’est
battu pour les droits sociaux. Et là, les choses ont été très difficiles, et là ceux qui ont pris de
l’avance c’étaient les Anglais et les Allemands. 50 ans plus tard, les Américains et les
Français sont revenus sur cette ligne-là et puis d’autres ont suivi. Maintenant, quand je parle
de l’individu ou du sujet, ce n’est pas le sujet en l’air en dessus de tout, transcendantale, c’est
l’individu avec des droits civiques, avec des droits sociaux, avec des droits culturels, et
j’ajoute, avec des droits comme on dit d’un terme, qu’au fond je n’aime pas, des droits de
genre. Genre d’être sexué, le droit d’être femme, ou de n’être ni l’un ni l’autre ou de passer
de l’un à l’autre ou de combiner l’un et l’autre,… Vous en riez aujourd’hui, vous n’en rirez
plus demain, parce que ce sont des choses qui mettent en cause les problèmes les plus
fondamentaux qui soient, et les Américains ont une grande longueur d’avance, ayant
beaucoup plus réfléchi que les Européens. Je veux dire par là que la défense de ce que
j’appelle le sujet n’aurait pas de sens, ce serait une échappatoire si cet être humain n’était pas
un être en chair et en os, un être qui est un citoyen, un travailleur, qui appartient à des
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ensembles culturels, linguistiques, ethniques, religieux, alimentaires, tout ce que vous
voudrez et qui également agit en tant qu’être sexué. C’est ça pour moi la réponse, c’est que ni
communautarisme, ni libéralisme et marché. Il faut un peu d’huile et de vinaigre, mais il faut
quand même qu’on mette ça sur une viande ou la pasta, et cette viande ou pasta sont
essentiellement cette capacité d’autoconstruction qui est la grande conquête du monde
moderne, mais qui se fait sentir de plus en plus dans toutes les parties du monde. Moi, je peux
tenir ce langage en parlant à des gens du plateau des Andes ou dans les rues de Buenos Aires,
ça se comprend aussi bien qu’ici au Luxembourg ou à Naples. Donc je dirais par là que notre
but est que les droits de l’individu à se construire comme personne, comme sujet libre,
autoconstruit, autolégitimé, n’a de sens que si on prend cette personne, cet individu, ce sujet,
dans toutes les dimensions de sa vie, politique, sociale, culturelle et sexuelle.
R. W. : Merci. Professeur Fetscher souhaitez-vous ajouter encore quelque chose et puis il faut,
je crois, progressivement arriver à la fin de ces interventions.
I. F. : Je crois que je peux ajouter quelque chose de concret sur le problème de « vivre
ensemble ». Dans le contexte de la prévention criminelle dans certains « Länder » de
l’Allemagne, on s’est occupé de groupes marginalisés, de groupes d’individus, surtout de
migrants qui ne sont pas acceptés même pas dans leur milieu social. On a avec beaucoup
d’argent crée des clubs de sport où des migrants et des gens d’origine locale ont joués
ensemble pendant deux ans. Ça peut coûter une certaine somme d’argent parce qu’il faillait
trouver des entraîneurs qui acceptaient cet ensemble. Je crois que c’était un succès. Les gens
ne sont pas devenus criminels, parce que la criminalité aurait été une agression contre leur
non-acceptation par leur milieu social. Donc, ce vivre ensemble n’était pas nouveau, c’était le
vieux vivre ensemble qu’on a recréé avec l’argent de l’Etat. Je crois d’un autre côté le
problème de ce manque de fierté individuelle qui est substitué par une fierté collective a joué
un grand rôle dans le régime nazi parce qu’on pouvait être fier d’être germanique, nordique
etc. même si on était un pauvre individu. La séduction de cette fierté collective est toujours
grande pour les gens qui n’ont pas de raisons d’être fière de leur propre individualité. Je crois
qu’en Allemagne on a actuellement beaucoup de discussions sur l’éducation mais on n’a pas
suffisamment mis l’accent sur l’importance de ce « self-esteem », créé par une éducation
aussi, pas seulement dans le sens technique et scientifique, mais aussi dans le sens historique,
général et littéraire. Je crois que peut-être le problème de ce vivre ensemble consiste aussi
dans le fait que nous ne connaissons pas suffisamment la culture d’une grande partie des gens
qui vivent entre nous et qu’eux ne connaissent pas non plus suffisamment notre histoire, notre
individualité collective qui existe, même si elle n’est pas là pour substituer la fierté de notre
propre individualité.
R. W. : Merci beaucoup. Je crois que c’est déjà un petit peu la conclusion mais je vais quand
même donner encore une fois la parole à M. Touraine pour conclure. De mon côté, je ne
voudrais pas essayer de faire une conclusion, parce que je crois que nous nous sommes
engagés à travers le forum culture, à travers aussi de toute la réflexion que l’Asti fait autour
des migrations, nous nous sommes engagés dans des processus qui vont continuer. Je
voudrais, avant de donner le mot de la fin à M. Touraine, remercier tous les organisateurs de
cette soirée et parmi eux notamment un merci spécial au directeur général de la maison ici,
donc de l’abbaye Neumünster qui nous accueille ici aimablement, M. Claude Frisoni qui sera
le modérateur du prochain débat.
A. T. : Quand on discute comme ça, on se laisse aller à beaucoup d’optimisme. Je voudrais
quand même revenir à un peu de pessimisme sain. Je pense qu’en tout cas dans les vieux pays
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d’immigration, on assiste en ce moment, et je pèse mes mots, à une tendance à la
désintégration. La première génération après la guerre, c’est des travailleurs. La deuxième
génération, c’est au total, des gens qui sont en intégration, bien mal mais en intégration. Ils
acquièrent la nationalité, ils connaissent la langue, ils commencent à avoir des relations
sexuelles en dehors de leur communauté. La génération actuelle est, me semble-t-il,
largement dominée par des phénomènes de désintégration et je définis : ça se sépare, la
frontière s’élargit. Premièrement, les jeunes descendants d’immigrés – dans le cas français
c’est extraordinaire, parce qu’on dit souvent les immigrés étrangers, ils sont pas immigrés, ils
ne sont pas étrangers, ils sont nés en France et citoyens français. Ces gens intégrés sont de
plus en plus rejetés. Deuxièmement ils tendent à se replier sur leur communauté et la chose la
plus visible, et la plupart des gens l’ignorent, c’est le mouvement en arrière, la régression
dans la situation des femmes. Une fille, il y a dix ans dans un quartier de banlieue, pouvait
mettre une jupe, elle pouvait tenir dans sa main, la main d’un être du sexe opposé. C’est
impossible maintenant. Il y a eu une enquête au sens un peu superficiel du mot, mais faite par
la femme qui a crée le mouvement « Ni pute, ni soumise », qui a par ailleurs beaucoup
d’aspects qu’on peut contester, mais qui a montré cette opposition, et j’ai entendu une femme
me dire « Il y dix ans j’étais beaucoup plus libre à Paris qu’à Alger, aujourd’hui je suis
beaucoup plus libre à Alger qu’à Paris. » Pas à cause de la police, à cause de la famille, donc
si vous voulez vous avez un déchirement. Je l’ai dis à propos de certains pays d’Amérique
latine où l’unité nationale disparaît, je l’ai dit à propos de certains pays qui étaient peut-être
pas des Etats nationaux mais plutôt des mini-empires comme nous en avons connu, mais ce
phénomène me semble essentiel. Qu’est-ce qu’il faut faire ? Je voulais vous rappeler qu’aux
Etats-Unis il y a 30 ou 40 ans se sont produits des événements en comparaison avec lesquels
les émeutes des banlieues françaises sont une partie de plaisir. Je veux dire, ça brûlait, des
villes brûlaient. Il y a eu des morts. Je voudrais vous rappeler qu’il y a 20 ans, il y avait
beaucoup plus de violence dans les quartiers anglais et en particulier à Brixton dans la
banlieue de Londres, qu’il n’en a jamais eue à Paris ou à New York. Or, il n’y a plus
beaucoup d’incidents graves en Grande-Bretagne et il y en a beaucoup moins aux Etats-Unis.
Je suis plus sceptique que M. Festcher parce que je connais des clubs de sports qui ensuite
ont été soigneusement brûlés. Ce qui c’est passé en France, c’est la réponse avant tout à la
discrimination Quand vous avez de la discrimination négative il n’y a pas 50 solutions qui
font de la discrimination positive. Bon, « affirmative action », si vous voulez employer des
mots moins laids que discrimination, mais j’aime bien le coté un peu agressif du mot
discrimination positive. Donc je pense que dans tous les pays d’Europe, à des degrés divers
certains de manière plus urgente que d’autres, mais partout nous avons besoin non pas de
nous laisser entraîner à dire il y trop de musulmans ou il y a trop de ceci ou de ça, il faudra
les chasser ou c’est eux qui créent de la criminalité en ce moment. Ce genre de vocabulaire
est criminel et ce dont nous avons besoin c’est de diminuer les discriminations réelles qui
font que si j’envois mon curriculum vitae en disant je m’appelle Jean Dupont, on me
convoque pour me proposer de travail et si je révèle que mon véritable nom c’est
Mohammed Larbi, je ne l’aurai pas. C’est tout bête comme ça, mais c’est vrai comme ça,
massivement. Donc, il faut que nous transformions nos réflexions en un programme d’action
qui suppose une certaine confiance en soi. Je m’arrête là-dessus parce que c’est probablement
ce qui manque le plus aux Européens aujourd’hui. Merci.
R. W. :Un très grand merci. Il ne me reste qu’à remercier nos deux conférenciers de ce soir le
prof Fetscher et M. Touraine d’avoir partagé avec nous leurs analyses, leurs convictions et,
comme vous venez de l’entendre, aussi leurs inquiétudes.
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