Quel avenir pour les esprits des feuilles jaunes

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Quel avenir pour les esprits des feuilles jaunes
A kk aass ss aa
A
Thaïlande
Quel avenir pour les esprits des feuilles jaunes ?
Voici plus de vingt ans que je côtoie très régulièrement les derniers Mlabri
du nord de la Thaïlande, vingt ans que j'assiste avec un terrible sentiment
de frustration et d'impuissance à la fin programmée de cette petite société
de chasseurs cueilleurs qui s'éteint un peu plus rapidement à chaque
année qui passe, emportant avec elle, tout un univers de secrets gardés au
fils des générations, toute une culture, toute une spiritualité, toute une
tradition de vie en harmonie avec leur mère nourricière, la forêt...
Premières rencontres avec les Mlabri
des régions de Nan et de Phrae
©Ken Ung
A cette époque (milieu des années 80) les derniers
chasseurs cueilleurs, communément appelés par les
Thaïlandais “Les esprits des
feuilles jaunes”, étaient estimés à
environs 200 personnes. Ils
étaient alors répartis en plusieurs
groupes perpétuant leur vie
nomade de chasseurs cueilleurs
dans les forêts encore préservées
de ces régions de Phrae et de Nan
ainsi que dans la région de
Saignabury de l'autre côté de la
frontière au Laos.
La déforestation allait déjà bon
train, et la plupart des groupes
Mlabri, ne parvenant plus à s'autosuffire totalement dans la forêt,
se rapprochaient à différentes
périodes de l'année des communautés villageoises Hmongs ou
Thaïes de la région pour se livrer
à quelques travaux dans leurs
champs en échange d'un peu de
nourriture.
Nous apprenions alors l'installation dans la région de Phrae d'un
missionnaire de la secte évangélique américaine des
nouvelles tribus. Il prit un nom de famille et la nationalité Thaïlandaise afin de pouvoir acquérir des
terres. C'est ainsi que Monsieur Long devint
Monsieur Boonyon et s'installa avec sa famille au
cœur de l'une des zones d’habitat et de transhumance des Mlabri.
Dans le village gouvernemental, province de Nan
Dans les années qui suivirent, le missionnaire américain parvint à constituer une communauté d'environ
150 personnes, allant régulièrement récupérer des
Mlabri aux quatre coins des provinces de Nan et de
Phrae. Souvent ces derniers ne restaient que
quelques mois dans la mission. Certes ils savaient
qu'ils allaient y trouver de la nourriture facile, mais
ils sombraient vite dans l'ennui et la désespérance.
Alors ils s'enfuyaient à nouveau dans la forêt, lassés
du dirigisme et des enseignements religieux imposés
par le missionnaire américain pressé de convertir ces
âmes errantes (selon lui).
Je suis retourné sur place à un rythme régulier d'environ une fois tous les deux ans. A chaque nouveau
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séjour, je ne pouvais que constater la disparition de
forêts entières qui étaient remplacées par des zones
de cultures exploitées par les Hmongs ou les
Thaïlandais de la région.
Les Mlabris devenaient de plus en plus dépendants
des agriculteurs sédentaires qui les employaient dans
leurs champs comme main d'œuvre à bon marché,
exploitable et corvéable à merci, contre quelques
rations peu coûteuses de riz.
Certains groupes Mlabi, las de travailler pour les
sédentaires ou de devoir se soumettre aux volontés
du missionnaire américain, retournaient pour
quelques temps dans ce qu'il restait encore de forêts
vierges. Lorsque la nourriture se faisait trop rare, les
zones de chasse ou de cueillette trop exigües, alors
ils se voyaient contraint de se rapprocher à nouveau
des agriculteurs ou du missionnaire américain.
Dans les années 90 le gouverneur de la province de
Nan décida d’installer un petit village à l’attention
des Mlabri non loin d’un village Hmong. Les Mlabri
allaient pouvoir s’y abriter sous de vraies petites
maisons de bambous. Ils allaient y disposer de l’eau
courante et de soins prodigués par les médecins
envoyés régulièrement sur place par les autorités
régionales. Leurs enfants allaient depuis lors fréquenter avec plus ou moins d’assiduité l’école du
village Hmong voisin. C’est ainsi qu’une quarantaine de familles allait régulièrement fréquenter ce village et s’habituer peu à peu à ce tout nouveau confort
qui leur était proposé.
Bien sûr ils continuaient de travailler pour les
Hmongs, mais ils n’avaient pas à souffrir des
contraintes et de l’insistance du missionnaire américain à les convertir et se sentaient libres de repartir
en forêt dès qu’ils en ressentaient le besoin.
Une démarcation bien tardive
Lorsqu’en janvier 2008 nous sommes retournés chez
les Mlabri, la situation s’était considérablement
dégradée pour les derniers Mlabri.
Alors que les forêts sont pratiquement toutes réduites
à peaux de chagrin, les Mlabri n’ont plus d’autres
alternatives désormais que celles proposées soit par
la secte des Nouvelles tribus, soit par les autorités
régionales de Nan.
Nous avons constaté qu’un deuxième missionnaire
venait de s’installer, cette fois, non plus à Phrae mais
dans la ville de Nan. Ce missionnaire récupère dans
les familles Mlabri des femmes qu’il emmène vivre
A kk aass ss aa
A
Thaïlande
dans la ville de Nan pour les couper temporairement
de tout lien avec leur tribu. Il entend ainsi les former
en dehors de leur milieu de vie habituel, considérant
que les hommes sont trop attachés à leurs traditions
et qu’il pourra parvenir plus facilement à ses fins en
isolant temporairement les mères de familles.
Par ailleurs, plus de 150 Mlabri vivent aujourd’hui
dans le village gouvernemental. Ces dernières
années de nombreuses familles ont été contraintes
d’abandonner leur vie nomade de chasseurs
cueilleurs dans les ultimes forêts.
Une école flambant neuve a été construite au cœur
du petit village. Les plus jeunes enfants sont pris en
charge par quelques instituteurs Thaïlandais pendant
que les aînés suivent les cours dispensés dans l’école du village Hmong tout proche.
Le gouverneur a offert aux Mlabri une quinzaine de
buffles d’eau et quelques porcs dont les instituteurs
doivent prendre soin car nos amis Mlabri n’ont aucune notion de l’élevage ni de ce que peuvent leur
apporter ces animaux.
Il y a quelques mois, la princesse Maha Chakri
Sirindhorn fit une visite aux Mlabri du village gouvernemental. Entourée d’une escorte impressionnante elle ne pût avoir qu’un contact très superficiel
avec les descendants des plus anciens habitants du
royaume.
A la demande des associations sensibilisées au sort
des derniers Mlabri, la princesse ordonna le démarquage d’une terre d’environ 160 hectares comprenant la montagne Tamoy, toujours considérée par les
Mlabri comme la terre des origines.
Malheureusement cette bonne intention se concrétisa quinze ans trop tard. Si Tapa le plus ancien, me
répétait souvent qu’il aimerait tant partir dans les
forêts de la montagne Tamoy pour y retrouver sa
liberté d’autrefois, il savait cela désormais impossible. “Nos enfants ne comprendraient plus me
disait-il. Les plus jeunes d’entre eux n’ont jamais
connu la vie en forêt. Que feraient-ils là-bas maintenant qu’on les habitué à l’école et à tous ces
cadeaux que les employés du gouverneur nous
apportent régulièrement. Ils n’ont pas appris à chasser, à reconnaître et à déterrer les tubercules et les
racines comestibles ... Ils ne savent même pas reconnaître les baies qui sont bonnes à manger de celles
qui peuvent les empoisonner.”
Effectivement depuis quelques années, les cadeaux
pleuvent, les enfants ont reçu des vélos, des vêtements, du matériel scolaire. A chaque fête importante du calendrier national de Thaïlande, les fonctionnaires du gouvernement régional viennent distribuer
des biscuits, du riz, des couvertures aux Mlabri. Et
puis on les oublie, alors ils travaillent à gratter la
terre ou à couper du bois pour les Hmongs. A la
basse saison, lorsque les Hmongs n’ont plus de travail à leur donner et qu’ils ne parviennent plus à
gagner de quoi nourrir quotidiennement leurs petites
familles, alors certains Mlabri se dirigent vers la mission américaine. Ils savent que là, s’ils sont assez
disciplinés et ne contrarient pas trop la volonté du
missionnaire, ce dernier leur donnera de quoi manger.
Cela durera quelques mois, puis las de cette pression,
les uns et les autres fuiront la mission pour tenter de
retrouver un semblant de liberté entre le village gouvernemental et la bienveillance des agriculteurs.
Dans quelques recoins de forêts encore préservés, sur
la bande frontalière entre le Laos et la Thaïlande,
quelques familles sont allées retrouver leur liberté
nomade, sous la protection rassurante de la canopée.
Combien ? Tout au plus quelques dizaines de Mlabri
épris de liberté et qui ne parviennent pas à quitter
leur forêt nourricière. Alors ils se cachent essayant de
préserver leur liberté nomade de chasseurs
cueilleurs, s’abritant sous de simples abris recouverts
avec des feuilles de bananier et qu’ils abandonnent pour aller un peu plus loin, dès que
les feuilles commenceront à jaunir, comme
Soutien
l’ont toujours fait leurs ancêtres.
Suite à la mission d’ICRA en
Peut-être reverra-t-on un jour Taboot et sa Thaïlande début 2008, deux
famille quand, tenaillés par la faim, ils nouveaux programmes de
seront contraints de revenir. Peut-être ne les soutien ont vu le jour :
reverra-t-on plus jamais ! Peut-être auront- • aide à l’autosuffisance
ils retrouvé dame liberté ou une jungle chez les Malbri
inconnue ou se seront-ils éteints en silence • soutien scolaire chez les
comme s’éteignent dignement les grands Karenni
arbres des ultimes forêts. Alors, comme ces (voir le détail de ces
souffles de vie furtive qu’ils ont toujours programmes en pages 16 et 17
été, ils accompliront leur retour au monde de ce journal)
du silence et des murmures...
Les Mlabri du Laos
Il y a quelques années on savait que dans les forêts de
la région de Saignabury au Laos, une vingtaine de
Mlabri perpétuait leur vie nomade. Grâce à l’action
d’ICRA et de l’ethnologue Laurent Chazée, leur zone
de transhumance a pu être démarquée et protégée par
les autorités laotiennes. ICRA, à la demande des
Mlabris, avait alors pu installer sur leurs pistes
migratoires de petits abris où les Mlabri pouvaient
bénéficier d’un suivi médical et des soins élémentaires1. Que sont devenus ces derniers errants des
forêts laotiennes ? Il faudra sûrement une prochaine
mission exploratoire pour en savoir plus sur leur sort.
Certes, grâce au suivi médical dont ils font désormais
l’objet dans le village gouvernemental ou la mission
de la secte américaine, les Mlabri de Thaïlande ont
vu la santé de leurs enfants s’améliorer considérablement et leur démographie passer de 200 à 400 personnes. Ils sont désormais plus nombreux mais ont
perdu leur identité et leur culture. Les nouvelles
générations ont pris le chemin d’une intégration rapide aux modes de vie des populations sédentaires.
Sans doute dans quelques décennies ne parlera-t-on
plus des Mlabri que comme des témoins disparus
d’un lointain passé.
Note :
1 Cf. Ikewan n°46 et 63
Alors les ancêtres de ces enfants là rejoindront-ils la
légende, et redeviendront-ils sans doute, ce qu’ils ont
toujours été dans la mémoire collective des habitants
du royaume de Thaïlande, les esprits des feuilles
jaunes.
Patrick Bernard
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IKEWAN n°68 • avril - mai - juin 2008

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