il est moins tard que tu ne penses
Transcription
il est moins tard que tu ne penses
AVANT-PROPOS À l’annonce de ma deuxième récidive, j’ai posé un genou à terre. Puis deux. Je m’apprêtais à reprendre le cours d’une vie laissée en suspens depuis deux longues années, j’exhalais tout juste les premiers soupirs de soulagement après une apnée immense et éprouvante. Le cancer me rattrapait en plein vol alors que ma chirurgienne venait à peine de reposer ses longs doigts de fée. Il fallait démailler entièrement son bel ouvrage, replonger dans le maelström des traitements lourds, faire table rase des derniers trophées. J’aurais voulu fermer les yeux et m’allonger. Comme Sisyphe condamnée à reprendre ses crampons pour avoir osé défier Thanatos, je n’avais qu’une envie : tourner le dos à ce combat déloyal qui requérait des ressources que je pensais avoir totalement épuisées. Mais je ne suis qu’un être humain, présomptueuse petite bestiole habitée par un instinct de survie si puissant qu’elle ne sait généralement pas résister bien longtemps à l’envie de relever le défi des lois darwiniennes. J’ai donc remonté les manches, franchi les étapes, les unes après les autres, en essayant de ne jamais relever la tête trop haut pour ne pas voir trop loin, pour ne pas me noyer dans l’immensité du temps de galère qu’il me restait à parcourir. - 17 - IL EST MOINS TARD QUE TU NE PENSES Sachant que le silence n’est pas toujours synonyme d’indifférence, que l’ombre de la Grande Camarde en tétanise plus d’un, j’ai tenu à jour le petit journal de mes tribulations crabesques, que j’envoyais régulièrement à mes proches et moins proches désireux d’avoir des nouvelles, une sorte de « tout ce que vous voulez savoir sur mon crabounet sans jamais oser me le demander ». Ce faisant, je déposais mes valises, parfois trop lourdes, à mesure que j’avançais, revisitant mes mésaventures de valétudinaire chronique avec dérision, sans cependant édulcorer le fond de fange qui m’entourait. Je m’épargnais du même coup les délicats « comment ça va ? » conventionnels qui n’appellent de tous leurs voeux que les piètres « ça va ! ça va ! » des grands tartufes. Puis, j’ai décidé de mettre à profit ce nouveau boulevard de farniente pour réaliser des choses que je repoussais éternellement alors qu’elles me tenaient à coeur : j’ai entamé la rédaction du petit manuel de survie qui m’a tant fait défaut lors de mon baptême d’apprentie cancéreuse dix ans plus tôt. Je me suis investie sur le site des Impatientes.com pour donner à d’autres ce qui m’avait été autrefois distribué avec tant de générosité. Au lieu de courir après, j’ai pris le temps : le temps des jolies choses, des belles rencontres, des ménages de printemps qu’occasionnent immanquablement les virages turbulents de nos minuscules existences. J’ai « cultivé mon jardin ». Nan ! nan ! nan ! Je ne suis pas plus parvenue à atteindre le Nirvana qu’à prendre une pension complète à « l’École du Portique » ! J’ai quarante balais, et même si j’espère fortement me tromper, mon petit doigt me dit que l’animal a comme un p’tit béguin pour ma pomme et qu’il - 18 - AVANT-PROPOS risque fort de me poursuivre encore de ses assiduités. Mais cette intuition, au lieu de me plomber les ailes, me les a paradoxalement dépliées. J’ai toujours mal, j’ai toujours peur, mais j’ai fait place nette de toutes ces sempiternelles concessions qui ne font avancer personne, ni moi, ni mon entourage. Je compte bien tenir la dragée haute le plus longtemps possible à cette satanée maladie, au moins pour que mes enfants soient de vieux orphelins et qu’ils bénéficient de ma protection maternelle durant leurs années les plus tendres. Mais mes revendications syndicales ont changé leur fusil d’épaule : je ne cours plus après l’âge canonique de mes ancêtres. Seulement après l’harmonie qui leur a tant fait défaut. La cotisation annuelle est sensiblement plus élevée, il faut bien l’avouer, mais j’ai déjà touché quelques royalties de ce réglage de pendule : malgré mes coutures, mes bobos, mes trouilles dantesques, mes foutus doutes, je ne voudrais pour rien au monde retrouver la Hélène « d’avant ». Et je n’ai jamais connu luxe plus précieux que celui d’avancer sans regrets. Oui, le cancer, toutes ses maladies-sœurs, chroniques, mutilantes, invalidantes, nous éprouvent rudement, nous, nos proches. Mais elles apportent aussi leur lot de présents. Et j’espère avoir la sagesse (et le bon goût !) de cheminer encore longtemps avec la conscience des dons reçus autant qu’avec ma fragilité de mortelle, soudain si puissamment revenue sur le devant de la scène... Je souhaite du fond du coeur que ces quelques pages puissent aider moralement, physiquement, mes petites et grandes sœurs de pas d’chance, qu’elles fassent fleurir sourires et lucidité, et qu’au passage, elles les délestent de tous ces mots, de toutes ces pensées, de tous ces points - 19 - IL EST MOINS TARD QUE TU NE PENSES d’interrogations qui s’amoncellent dangereusement si on ne prend pas soin de les larguer aux quatre vents.... ¡ Ojalá ! - 20 -