Travail et déni de travail : les Palestiniens de Tripoli et des camps de

Transcription

Travail et déni de travail : les Palestiniens de Tripoli et des camps de
Souha Tarraf-Najib*
Travail et déni de travail : les Palestiniens
de Tripoli et des camps de réfugiés
(Nahr al Bared, Beddawi)
au Nord du Liban
Abstract. Work and denial of work: Palestinians in Tripoli and in Northern Lebanon refugee
camps.
« What does it mean to be a Palestinian in Lebanon today ? » With this simple question in
mind, this research will examine the socio-economic and political situation of the Palestinians
who have been living in Lebanese “refugee camps” since 1948. Following a period of relative
tranquillity and socio-political stability during the PLO years, between 1969 and 1982, the
Palestinian people of Lebanon have had to endure a very unstable and insecure situation since
1982 and even more so after1993 (Oslo treaty). Victimized and marginalized by the Lebanese
regime and society, and at the same time competing with a dominant foreign labour force who
controls the blue-collar market in Lebanon, the Palestinians of Lebanon are at a standstill.
Résumé. Que signifie aujourd’hui être Palestinien au Liban ? À partir de cette question, l’étude
présente de façon synthétique la situation sociale, politique et économique des réfugiés palestiniens au Liban, qui habitent encore en majorité dans des “camps”, depuis 1948. D’une période
de relative sécurité sociale, économique et politique, durant les “années OLP” (1969-82), la
population palestinienne du Liban est passée après 1982 et plus encore après 1993 (accords
d’Oslo), à une réelle insécurité à tous points de vue, travail, santé, etc. Marginalisés voire rejetés
par la société et l’establishment libanais, soumis à la forte concurrence d’une main-d’œuvre
étrangère très présente dans le marché du travail libanais, les Palestiniens du Liban sont dans
l’impasse.
* Géographe et sociologue, IFPO, Beyrouth.
REMMM 105-106, 283-305
284 / Souha Tarraf-Najib
« Tu verras, les soldats disparaîtront du paysage, nous serons librement chez nous,
l’air sentira différemment. Mais il faut parler bas. A côté, il y a ceux de Jérusalem,
ceux qui vivent dans les camps depuis 1967. Plus loin, ceux de 1948, réfugiés à
Gaza, au Liban, en Syrie, en Jordanie, les vrais dépositaires du sentiment. On
préférerait pour l’instant ne pas croiser leur regard. (…)
Pour l’instant, on reste dans l’entre-deux, épuisés, incrédules, contents, dans la
seconde interminable où il est donné aux Palestiniens ce sentiment simple, désespérément attendu, d’être enfin admis au monde. (…)
À celui qui prétend qu’on laisse tomber les réfugiés de 1948, je réponds qu’on ne
les aidera pas plus en s’enfonçant avec eux. A celui qui croit que la Palestine sera
l’entremetteur d’Israël, je réponds que si le monde arabe est une putain, il n’a pas
besoin de maquereau. Voilà, c’est tout ». (Sélim Nassib, « Palestine, état d’esprit »
Le Monde Diplomatique, décembre 1993).
Ces lignes écrites par S. Nassib après la signature des accords d’Oslo en
1993 semblent d’un autre temps. L’air ne sent pas différemment ni à Gaza, ni à
Ramallah, ni à Jénine, il est de plus en plus oppressant et irrespirable dans les territoires palestiniens, d’opérations militaires israéliennes en attentats, représailles
et autres assassinats « ciblés »1. Quant à « ceux de 1948 » qui vivent au Liban,
leur situation est « lamentable », leurs camps sont des « brûlots »… ce pays qui
sort de 15 ans de guerres « n’a pas à payer le prix » (de l’un des plus douloureux
aspects) du conflit israélo-palestinien en offrant la naturalisation aux quelques
400 000 réfugiés présents sur son territoire2, son équilibre confessionnel en pâtirait : telle est la position des officiels libanais3 (El Azzi, 2003). Les Palestiniens
sont tolérés mais pas intégrés à la société et à l’espace libanais (Ugland, 2003) et
la politique du spatial containment (Haddad, 2003) est la plus ou « la mieux »
pratiquée au Liban, parmi les différents pays arabes d’accueil de populations
palestiniennes réfugiées.
Dès son retrait de la scène libanaise en 1982 puis de manière encore accentuée
avec le début des discussions de Madrid (1991) – initiées au lendemain de la
première guerre américaine en Irak – l’OLP (Organisation pour la Libération de
la Palestine) s’était presque totalement déchargée de sa responsabilité d’assistance
matérielle et sociale des Palestiniens du Liban. Et depuis la signature des accords
d’Oslo en 1993, l’UNRWA (United Nations for Relief and Works Agency in the
Near East), l’organisme des Nations-Unies chargé depuis 1949 d’apporter aide
et assistance aux populations civiles palestiniennes « provisoirement réfugiées »,
voit régulièrement baisser son budget pour le Liban.
1. Depuis la fameuse visite musclée et provocatrice d’A. Sharon sur l’Esplanade des Mosquées à Jérusalem
en septembre 2000, qui a remis le feu aux poudres, déclenchant l’Intifada Al Aqsa.
2. 384 918 personnes de nationalité palestinienne étaient enregistrées à l’UNRWA à la fin de l’année 2001
(soit 10 % de la population libanaise) ; s’y ajoutent près de 10 000 personnes d’origine palestinienne qui
résident au Liban mais n’ont aucune pièce d’identité, et ne sont pas répertoriées à l’UNRWA.
3. Du président E. Lahoud au premier-ministre R. Hariri et au leader du Hezbollah (Sayyid Hassan
Nasrallah), la position commune de l’establishment politique libanais est claire : contre le « tawtîn »,
l’installation définitive des réfugiés palestiniens sur le sol libanais (S. Haddad, 2003 : 45).
Travail et déni de travail : les Palestiniens de Tripoli et des camps de réfugiés… / 285
Dans un tel contexte, à partir du début des années 1980 et plus encore dans les
années 1990, le soutien d’ONG locales (palestiniennes) et internationales devient
indispensable pour une population qui doit faire face à des problèmes matériels
et sociaux de plus en plus délicats4. Au cours de cette période, les possibilités
de travailler hors de l’espace des camps de manière légale se sont considérablement réduites, au point qu’il est aujourd’hui interdit à tout porteur de la carte
de réfugié 5 de travailler “au Liban” sans une autorisation de travail en bonne et
due forme, délivrée au compte-gouttes aux Palestiniens. Trouver un emploi dans
des conditions salariales décentes devient une gageure ; les Palestiniens sont le
plus souvent contraints d’accepter d’être engagés “au noir”, d’être sous-payés,
de ne pas être pris en charge par un système de sécurité sociale ou de protection
syndicale et de rester dans l’impossibilité de toute plainte, de tout recours… ou
bien de se replier dans leurs espaces-camps (où les possibilités de revenus sont
limitées) et de compter éventuellement sur les envois d’argent de parents vivant
dans des pays occidentaux ou dans l’un des États du Golfe. Le seul droit qui ne
leur soit pas (encore) contesté est celui de résider dans les camps.
Ainsi, même enregistrés à l’UNRWA, les Palestiniens réfugiés au Liban ne
bénéficient pas de protection sociale, encore moins d’un statut juridique reconnu
internationalement : ils n’ont pas le statut de réfugié défini par la convention de
Genève (1951), que le Liban refuse toujours de ratifier (Rapport de la FIDH,
2003). Au nom du principe de réciprocité, ils ne bénéficient pas de droits civiques égaux et reconnus (puisque l’État palestinien n’existe pas). Récemment, une
loi sur la propriété a été votée au Liban (loi n° 296 du 3/4/2001), déniant aux
Palestiniens la possibilité d’acquérir des biens immobiliers. Et dans le domaine
du travail, les arrêtés ministériels empêchant quasiment les étrangers d’origine
palestinienne de trouver un emploi légal au Liban sont régulièrement mis à jour
(voir annexes).
C’est dans ce domaine de l’emploi que se manifeste de manière évidente
l’encadrement (enfermement) juridique de la résidence des Palestiniens au
Liban. La question du travail ou plus précisément du déni de travail, tel que
nous proposons de l’aborder dans ce texte, nous permettra en effet de lire selon
une perspective socio-historique les différents niveaux d’insécurité auxquels
devront faire face peu à peu les Palestiniens réfugiés au Liban. Un terme qualifie précisément la situation dans laquelle se trouvent maintenus les Palestiniens
du Liban aujourd’hui : insécurité. Il s’agit d’une insécurité plurielle : juridique,
économique, politique et sociale, qui se traduit par une marginalisation de plus
en plus poussée, « crue », des réfugiés de 1948 et de leurs descendants.
4. Voir le mémoire de DEA de Krista Armstrong, en cours de préparation à l’IREMAM (Aix-en-Provence)
sous la direction d’É. Picard, sur les ONG dans le camp de Beddawi (près de Tripoli).
5. Délivrée par la Direction des Affaires palestiniennes hébergée dès sa création en 1959 dans les locaux du
ministère libanais de l’Intérieur, cette carte de réfugié a laissé depuis l’année 2000 (décret n° 4082, novembre
2000) la place à une carte d’identité, délivrée par une administration nouvelle, la Direction générale pour
les Affaires politiques et les réfugiés (sans mention spécifiquement liée aux Palestiniens).
REMMM 105-106, 283-305
286 / Souha Tarraf-Najib
Au total, au regard de la question du travail et de la protection sociale, les
Palestiniens du Liban représentent le cas particulier d’une population à la fois
étrangère (au pays d’accueil) – juridiquement classée sous la catégorie générale
“étrangers”, sans droits civiques et en tout cas sans la protection d’un pays d’origine – et qui, en outre, prend de plein fouet l’aggravation du chômage et de la
précarité. D’une part, la concurrence est en effet de plus en plus sévère sur le
marché du travail pour les emplois sous qualifiés employant d’autres populations
étrangères, les Syriens, Sri-Lankais, Pakistanais, Africains, etc. ; d’autre part, la
situation économique du pays d’accueil, le Liban, plus d’une fois au bord de la
banqueroute depuis sa sortie de guerre en 1990, est incertaine.
Au cours des enquêtes effectuées à l’automne 2003 dans les deux camps du
nord du Liban (Nahr al-Bared et Beddawi) et dans un quartier de la ville de
Tripoli (Abi Samra), une interrogation principale nous guidait : que peut signifier
aujourd’hui au Liban être Palestinien et travailler ? Cette question a été laissée
volontairement ouverte : en priorité, nous avons voulu éviter de tracer un tableau
économique et social à gros traits, alors forcément un peu misérabiliste, sur
la situation actuelle des Palestiniens au Liban – même si tout semble orienter
vers l’impasse ou le containment territorial, politique, social, économique, voire
culturel.
Quelques interrogations précisaient notre question de départ :
a – comment fait-on, lorsque l’on est Palestinien et souvent très qualifié
professionnellement pour trouver un emploi au Liban ?
b – quelles sont les principales possibilités de travail, dans quels lieux (dans,
hors du camp), quels types d’entreprises et dans quelles conditions (salaire,
couverture sociale, cotisation pour la retraite…) ?
c – en quoi les structures d’encadrement et de « fonctionnement » (écoles,
dispensaires et centres de soins, instituts, ONG, etc. dépendant ou non de
l’UNRWA) de la société palestinienne vivant dans les camps peuvent-elles aider
les demandeurs d’emploi ? Plus largement, en quoi permettent-elles de comprendre comment se gère ou « fonctionne » cette société palestinienne interdite
de fait de travail (officiel, légal) et par suite, sans droits civiques et sociaux, en
territoire libanais?
Notre propos est centré sur la question du travail et plus exactement du déni
de travail chez les réfugiés palestiniens au Liban, nous en suivrons sur la longue période les évolutions jusqu’aux années actuelles (partie I). Nous suivrons
ensuite les stratégies individuelles et collectives des Palestiniens pour « réagir », se
réorganiser socialement et matériellement dans un contexte de marginalisation,
voire de ghettoïsation, qui se développe à partir de 1982 (partie II).
Travail et déni de travail : les Palestiniens de Tripoli et des camps de réfugiés… / 287
Des tentes de l’UNRWA à un relatif « welfare »
puis à la marginalisation et au rejet :
des hôtes encombrants
1948-1969 : « Ni étrangers ni citoyens » :
une profonde insécurité sociale accompagne l’installation
et le travail des Palestiniens au Liban
120 à 140 000 Palestiniens entrent au Liban en 1948 : de ces milliers de
réfugiés en territoire libanais, « le gouvernement ne savait que faire »… « plus
encore, le Liban ne savait qu’en penser (…) [mais il] prenait conscience (…)
du fait que son équilibre démographique autant que politique était déjà mis en
péril » (Tuéni, 2003 : 188).
Dans la pratique, « les autorités libanaises “communautarisent” les réfugiés
palestiniens, en installant de préférence les familles chrétiennes dans deux camps
de la banlieue nord de la capitale, Dbayé et Jisr el-Bacha » (Picard, 1988 : 130)
et en accordant par décret présidentiel la naturalisation à la grande majorité de
ceux qui sont de religion chrétienne – 10 % environ de l’ensemble des Palestiniens du Liban – dès le mandat du président Camille Chamoun (1952-58) puis
encore sous le général Fouad Chéhab (1958-64). Ainsi dès les années 1960, la
question des Palestiniens du Liban devient implicitement celle de musulmans
(sunnites) palestiniens – même si « l’affaire de l’Intra montre la méfiance, voire
l’hostilité, que soulève souvent l’installation au Liban des Palestiniens, fussent-ils
frères dans l’arabité et dans la confession religieuse » (Picard, 1988 : 131) (voir
Ben Mahmoud, 2002) ; et même si un certain nombre de réfugiés sunnites
mais aisés, souvent issus de la bourgeoisie urbaine palestinienne, sont eux aussi
naturalisés.
Une partie de cette nouvelle population d’immigrants réfugiés – qui fait
suite à l’entrée au Liban de groupes d’immigrants arméniens et kurdes au cours
des années 1920-1930 – est originaire de quelques villes côtières palestiniennes
(Haïfa principalement), mais les plus nombreux viennent de la région agricole
du nord de la Galilée (Jalîl). Ces familles de paysans se sont rapidement trouvées
dans la nécessité absolue de travailler, les hommes comme les femmes, quel que
soit le salaire qu’on voulait bien leur payer. L’aide financière directement versée par
l’UNRWA (6 dollars US/mois/personne) était en effet dérisoire pour subvenir ne
serait-ce qu’aux besoins vitaux immédiats des familles nombreuses vivant sous
les tentes, les premières années (Sayegh, 1980 : 141).
D’un point de vue purement économique, le Liban n’a pas eu à souffrir de
l’arrivée de la nouvelle main-d’œuvre palestinienne massive et peu coûteuse dans
les domaines de l’industrie et des services en plein développement au cours des
années 1960 ou encore dans les travaux agricoles ; d’autant plus qu’en ville s’est
installé un important nombre de familles venues avec leurs capitaux à investir.
REMMM 105-106, 283-305
288 / Souha Tarraf-Najib
Et pourtant :
« [Dès] 1951, des restrictions furent introduites dans le droit du travail libanais
concernant l’emploi des étrangers et tout particulièrement des réfugiés palestiniens. Ceux-ci continuèrent toutefois de bénéficier de conditions préférentielles,
notamment du droit implicite de travailler sans permis, jusqu’en 1962. À partir de
cette date, les réfugiés palestiniens perdirent ce statut spécial et furent considérés
comme les autres étrangers en regard du droit du travail. Leur occupation d’un
emploi se voyait désormais soumise à l’octroi d’un permis de travail » (Destremau,
1993 : 58).
Mais ce permis est très difficile à obtenir dans les faits : c’est un véritable
« parcours du combattant » que doit suivre le demandeur de ce sésame si peu
accessible (Sayegh, 1980 : 175, note 40 sur les détails de ce parcours). À partir
de 1962, les actifs palestiniens (infirmières, enseignants, employés de commerce,
ouvriers du bâtiment, des industries, ouvriers agricoles, etc.) qui n’obtiennent pas
de permis de travail sont donc de facto employés de manière illégale « au Liban »,
avec ce que cela implique notamment en terme de salaires bas.
Ni étrangers « comme les autres » selon la rhétorique de l’époque ni citoyens
(puisque d’emblée les emplois dans tous les établissements et services publics
leurs étaient fermés), très tôt, les Palestiniens n’ont plus eu accès légal aux emplois
dans les banques, dans l’hôtellerie, dans les grandes entreprises étrangères (ces
différents secteurs d’emploi étaient réservés aux Libanais) ainsi que, par exemple, au métier de conducteur de taxi pour lequel il faut être affilié à un syndicat
– être Libanais, donc.
En outre, un système de racket est institué par les employeurs, différents
témoignages convergent sur ce point : le montant de la contribution à la sécurité
sociale libanaise (fondée en 1963) est déduite des salaires des travailleurs palestiniens, même si ces derniers n’ont pas de permis de travail, sont donc embauchés
« au noir » et ne tirent aucun profit de leur contribution forcée (au titre de la
réciprocité entre États !).
Une enquête par sondage effectuée par l’Administration Libanaise des Statistiques en 1971 permet de fixer, à l’orée des années 1970, la situation générale
du travail dans les camps : signe d’une précarité chronique, près des deux tiers
(58,4 %) des employés palestiniens habitant les camps sont toujours payés à la
journée en 1971. Ceux qui bénéficient d’un contrat de travail de longue durée,
synonyme d’une certaine sécurité sociale, ne dépassent pas les 8 %.
La répartition des emplois par secteurs d’activité montre que 21,1 % des
employés des camps travaillent encore dans l’agriculture en 1971, 14,4 % dans le
commerce et l’hôtellerie, 13,6 % dans le bâtiment et les travaux publics, 11,8 %
dans l’industrie et un petit nombre, 2,4 %, dans des entreprises et comme conducteurs de véhicules. Il reste cependant un taux important, 36,7 % de personnes
répertoriées dans une large catégorie « autres services » ou « non précisé ». Enfin,
dans l’échantillon observé, l’étude n’a comptabilisé que 40 % d’actifs, parmi les
personnes en âge de travailler (Sayegh, 1980).
Travail et déni de travail : les Palestiniens de Tripoli et des camps de réfugiés… / 289
De manière générale, c’est à la charnière des années 1950 et 1960 (sous
la présidence Chéhab) que les Palestiniens ont vu leurs conditions légales de
travail se détériorer de façon importante et définitive. Dans le même temps, le
contrôle et la sécurité sont resserrés dans les camps – où vivent à cette époque
près de la moitié des Palestiniens du Liban – avec l’entrée des services libanais
de renseignements (Deuxième Bureau) ; ceux-ci s’ajoutent aux postes libanais de
gendarmerie déjà présents dans des espaces-camps (Destremau, 1993) soumis à
couvre-feu sévère. L’insécurité sociale se double d’une réelle insécurité politique.
1969-1982 : Une entité sociale-spatiale
en voie de reconstruction : la nouvelle extraterritorialité
des camps, ou l’OLP en lieu et place de l’État libanais
Les années soixante sont des années clé pour la cause palestinienne (Francos, 1968) : l’OLP créée en 1964 sous l’égide de la Ligue arabe est rapidement
dominée par le courant du Fath de Y. Arafat avec dès 1965 les débuts de la lutte
armée au Liban. Avec la signature des accords du Caire en 1969 entre l’OLP
et un haut représentant de l’armée libanaise, une nouvelle étape majeure est
franchie : l’OLP gère désormais la population des camps dont elle a reçu le
contrôle total. Les postes libanais de gendarmerie sont fermés, de même que les
bureaux des renseignements libanais. Cette situation d’extraterritorialité des camps
sera notamment mise à profit par l’organisation palestinienne pour développer
des centres de formation professionnelle – quoique tardivement, au milieu des
années 19706 – et pour investir et développer un certain nombre d’activités
artisanales, commerciales et de services. L’OLP devient un important employeur
pour les Palestiniens, notamment à travers l’institution SAMED (Association
des entreprises des fils de martyrs de Palestine) créée en 1970, dans la période
même où le monde “libanais” du travail se ferme progressivement aux réfugiés7.
SAMED emploie 3500 personnes réparties dans 34 coopératives et ateliers de
fabrication de textiles, meubles, produits artisanaux ; il a développé dans les
camps un réseau de locaux de commercialisation d’une partie des productions
par le biais de coopératives de ventes et a regroupé trois secteurs économiques de
production, l’industrie et l’artisanat, l’agriculture, les médias et le cinéma (Zaaroura, 1994 : 37).
Le Fonds national palestinien est une autre institution majeure créée par
l’OLP, directement lié à la gestion financière du quotidien dans les camps du
Liban. Plus généralement, ce sont différentes structures sociales, politico-économiques et culturelles qui seront créées et/ou gérées par l’OLP au Liban, elles
6. La Résistance palestinienne a créé un nombre important de petits centres de formation à des métiers
techniques (couture, soins infirmiers, travail en laboratoire, etc.) (Sayegh, 1980 : 174, note 32).
7. Un élément est révélateur : la grande institution sunnite de bienfaisance des Maqassed ferme peu à
peu les portes de ses écoles et hôpitaux aux étudiants et aux demandeurs d’emploi d’origine palestinienne
autour de 1970, parallèlement à la montée en puissance de l’OLP (Sayegh, 1980).
REMMM 105-106, 283-305
290 / Souha Tarraf-Najib
s’ajoutent à un vaste réseau d’écoles secondaires développé à travers les camps du
Liban par la centrale palestinienne qui relaie efficacement les écoles élémentaires
de l’UNRWA. La capacité d’accueil des petits élèves des camps par les établissements de l’UNRWA est en effet rapidement devenue insuffisante. Au total,
« L’OLP avait graduellement pris en charge la totalité des besoins quotidiens et
sociaux dans les camps. [Et durant la guerre du Liban] la centrale palestinienne
avait assumé les coûts de la reconstruction des camps à chaque fois qu’ils subissaient des destructions, tout comme elle avait financé les infrastructures (puits,
réservoirs d’eau potable, générateurs électriques…) » (Salah, 2000 : 9).
Même s’il est brossé par un homme du sérail8, ce tableau de la situation traduit
bien deux éléments majeurs de la vie dans les camps jusqu’à l’invasion israélienne
du Liban en 1982 : premier point, l’organisation palestinienne était l’autorité
supérieure, en lieu et place de l’État libanais qui s’était retiré des affaires des camps
en 1969. Deuxième point : le premier employeur dans les camps était bien l’OLP,
la centrale palestinienne y employait près des deux-tiers des personnes actives
et assistait littéralement les réfugiés dans tous les aspects de la vie quotidienne,
éducation, santé, culture, travail, etc.
Dans l’ensemble, de 1969 à 1982, une relative sécurisation sociale se conjugue
à une relative sécurisation politique.
Depuis 1982 : une population et des espaces-camps
mis à la marge, voire rejetés
Le départ pour l’exil à Tunis de Y. Arafat et d’une partie des cadres dirigeants
de l’OLP durant l’été 1982 est vécu comme une véritable catastrophe, dramatiquement accentuée par le massacre en septembre de plusieurs milliers de
personnes civiles dans les camps de Sabra et Chatila à Beyrouth. L’OLP jouait
un rôle de quasi État pour la population palestinienne des camps entre 1969
et 1982 : à ces « années OLP » d’un certain welfare vont succéder des années
difficiles, avec une politique d’étranglement économique continue (khanq)9 de
la part de l’État libanais, sans parler d’une marginalisation sociale et spatiale qui
devient parfois rejet, de la part de la société libanaise. C’est dans cette période
que se développent les comités populaires, institutions légitimes qui forment
jusqu’à aujourd’hui à la fois le cadre officiel de la quasi-direction civile des
camps et qui assurent la médiation indispensable avec l’extérieur, les institutions
libanaises notamment.
SAMED ferme ses portes, suivie par les coopératives de commercialisation,
les ateliers de confection textile, les garages de réparation de voitures, les ateliers
de travail du fer… Les départs de réfugiés vers l’étranger sont de plus en plus
nombreux, les habitants des camps réapprennent à se gérer au quotidien, ce qui
8. Salah SALAH est membre du Front populaire de libération de la Palestine, FPLP, au sein du Mouvement
de Résistance Palestinienne et membre de la Direction des Affaires des Réfugiés Palestiniens du Liban.
9. Nous empruntons à R. Sayegh (1994) cette analyse en terme d’étranglement (khanq).
Travail et déni de travail : les Palestiniens de Tripoli et des camps de réfugiés… / 291
veut dire en priorité retrouver un emploi, des rentrées régulières d’argent. Dans
ces années 1980 au cours desquelles le Liban en guerre s’enfonce dans la crise
économique, l’air n’est plus à la révolution et surtout pas au soutien de la cause
palestinienne : non seulement le Liban n’est plus le “sanctuaire” politique et
militaire qu’il a pu être, mais ce pays devient même un pays repoussoir pour les
Palestiniens.
Dès 1983, l’extraterritorialité n’est plus possible dans les espaces-camps
palestiniens dans le Nord, la mainmise militaire et politique syrienne fait suite
au retrait forcé d’Arafat, défait après deux mois de combats fratricides. Et elle
n’est plus possible dans le sud et à Beyrouth-ouest depuis la guerre lancée par le
mouvement Amal (allié des Syriens) contre les camps palestiniens entre 1985
et 198710, en pleine résistance à l’occupation militaire israélienne. Enfin, l’extraterritorialité des camps n’est politiquement plus une réalité dès lors que les
accords du Caire ont été dénoncés par le Parlement libanais (1987) ; cela sera très
officiellement inscrit dans les accords de Ta’ef (1989), qui marquent un tournant
en introduisant des variations dans les équilibres politico confessionnels. À Ta’ef
est notamment signé l’arrêt officiel de la guerre au Liban.
L’effet repoussoir se trouve jusque sur le front de l’emploi : des années 1980
aux années 1990, l’espace de travail légal potentiel des demandeurs d’emploi
non-Libanais se réduit comme peau de chagrin spécifiquement pour les personnes
de nationalité palestinienne. La politique libanaise révèle en effet une constante
historique – quels que soient les gouvernements qui se succèdent – de protection
des demandeurs d’emploi libanais du marché du travail versus les non-Libanais,
en réalité essentiellement les Palestiniens. Dans les faits et non dans la loi (qui est
en l’occurrence une loi non écrite11), le constat est celui d’une marginalisation
toujours plus poussée à l’égard des actifs palestiniens, jusqu’au déni. Deux lois
viendront limiter de jure, à nouveau, les possibilités d’emploi des étrangers et
essentiellement des étrangers palestiniens au sein du marché du travail libanais,
d’abord en pleine guerre (décision n° 138/1 du 05/04/1983) puis en 1995,
au tournant d’une forte récession économique (décision n° 621/1 du 15/12/
1995)12.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : durant la décennie 1990, alors que le
ministère des Affaires sociales et du Travail délivre un nombre toujours plus
important de permis de travail à d’autres étrangers, les Palestiniens ne se voient
pas accorder plus de 300 à 400 (dans le meilleur des « crus » annuels) autorisations légales de travail. Dans le même temps le marché local de l’emploi s’ouvre
10. Dans le but d’asseoir sa suprématie militaire au cœur de ce que Nabih Berri (dirigeant de ce parti et
actuel président du Parlement) considère comme un/son « territoire chiite ».
11. Même si une institution internationale comme l’UNRWA n’hésite pas à écrire sur son site internet,
à propos des Palestiniens du Liban : “Considered as foreigners, Palestine refugees are prohibited by law from
working in more than 70 trades and professions. This has led to a very high rate of unemployment amongst
the refugee population”.
12. Voir en annexe 1 et 2 les textes (traduits de l’arabe) de ces lois, respectivement celle de 1983 (annexe 1)
et celle de 1995 (annexe 2).
REMMM 105-106, 283-305
292 / Souha Tarraf-Najib
à des centaines de milliers de personnes d’origine syrienne (qui travaillent sans
permis préalable)13, sri lankaise, éthiopienne, philippine, égyptienne, nigériane,
etc. dans des « créneaux » auparavant occupés partiellement par la main-d’œuvre
palestinienne (ouvriers à la tâche, employées de maison, ouvriers du bâtiment et
des travaux publics, ouvriers agricoles, pompistes dans les stations d’essence, gardiens d’immeubles, etc.). S’ajoute un effet direct de la guerre du Golfe (1991) :
l’expulsion des travailleurs palestiniens du Koweït. Or un nombre important
de Palestiniens du Liban travaillaient dans ce pays et aidaient financièrement
leurs familles, leur retour au Liban a signifié à la fois l’arrêt brutal de cette aide
financière et l’accroissement du nombre de chômeurs dans les camps (Salah,
2000).
Selon Al-Madi et Ugland, auteurs des chapitres 5 et 6 d’une récente étude
(effectuée au printemps 1999 sur un échantillon de 4 000 ménages palestiniens)
sur les conditions de vie de la population palestinienne au Liban (Ugland, 2003) :
même s’il y a sous-emploi des personnes d’origine palestinienne, y compris celles éduquées et très qualifiées, le chômage dans les camps et les autres lieux de
regroupements palestiniens à travers le Liban n’est pas beaucoup plus important
que le chômage au Liban en général (p. 128). Les mêmes auteurs soulignent
cependant, quelques lignes plus loin, que 37 % des actifs d’origine palestinienne
ont moins de 15 ans, un chiffre plus élevé que celui des 28 % d’actifs libanais
âgés de moins de 15 ans. Ils avancent le chiffre de 17 % de chômage en milieu
palestinien au Liban, chiffre qu’ils rapprochent de celui (14 %) du chômage
libanais : un Palestinien même très qualifié peut-il aujourd’hui avoir les mêmes
exigences en terme d’emploi, de salaire, d’assurance retraite, etc. qu’un Libanais – surtout s’il est employé « au noir » ? S’il semble difficile de comparer, à
conditions et perspectives très inégales de travail, les taux de chômeurs libanais
et palestiniens, il faudrait certainement comprendre que ce chiffre avancé dans
l’étude citée (17 % de Palestiniens au chômage) est lié aux normes internationales de décompte du travail. Il s’agit enfin de se demander ce que signifie
pour un réfugié palestinien se déclarer chômeur : la raison statistique « pure »
peut-elle être calquée de manière universelle ? Quel sens peut-il y avoir pour
un habitant d’un camp, vivant dans un milieu défavorisé et marginalisé, à se
dire inactif ? N’est-ce pas une autre manière de déclarer qu’il ne trouve pas de
travail notamment en raison de ses origines, ou bien que l’emploi qu’il occupe
est largement sous-payé ?
Dans le même rapport, on mesure l’écart important de niveau de vie entre
les ménages palestiniens et les ménages libanais. Le revenu moyen annuel actuel
des ménages palestiniens est de 5,5 millions de LL, soit près de 4 000 $. Cela
fait un revenu de 350$/mois (500 000 LL) pour des ménages ayant en moyenne
13. Les Syriens constituent de loin la catégorie la plus importante de travailleurs étrangers : dans les
meilleures années de la reconstruction, entre 1990 et 1995, ils étaient près d’un demi million de personnes, certains auteurs avançant le chiffre de 600 à 700 000 immigrés syriens au Liban pour cette période.
Ce chiffre a décru parallèlement à la baisse des opportunités de travail dans le marché libanais, jusqu’à
250 000 personnes en 2000 (Nasr, 2003 : 147).
Travail et déni de travail : les Palestiniens de Tripoli et des camps de réfugiés… / 293
4 enfants, soit 350 $/mois de revenus pour 6 personnes au moins par ménage
(mais souvent, un ménage cohabite avec les grands-parents ou les parents ou
un frère, etc.). La conclusion est claire : « quelques ménages [palestiniens] atteignent le niveau de revenus de la classe moyenne libanaise, alors que la majorité
des ménages se situent dans la frange des plus pauvres ménages du Liban »14
(Ugland, 2003 : 155).
Sans perspectives d’avenir, avec de plus en plus de difficultés pour trouver des
rentrées d’argent régulières et suffisantes : on l’a constaté, la marginalisation voire
le déni et le rejet de droits de la population palestinienne du Liban ne font que se
développer, des années 1980 aux années 1990 et jusqu’à aujourd’hui. À nouveau,
mais de manière plus accentuée que dans les années 1950 et 1960, l’insécurité
sociale se double d’une insécurité politique. On comprend dans ces conditions le
mouvement lent mais continu de départs (légaux et illégaux) des Palestiniens du
Liban : de 470 000 personnes environ en 1982 (chiffre maximal de la présence
palestinienne au Liban), soit 1/5e de la population libanaise, on estime en l’an
2000 que 280 000 Palestiniens résident encore au Liban, soit moins de 8 %
de la population totale du pays – cela fait un important écart avec les chiffres
officiels de la population enregistrée dans les registres de l’UNRWA, plus de
380 000 personnes (Nasr, 2003 : 147, sur la base d’un recensement effectué
conjointement par le ministère des Affaires sociales et du Travail et l’United
Nations Population Fund)15.
« S’en sortir » quand même :
stratégies individuelles et collectives
Les camps palestiniens sont restés des espaces de non-gestion, des sortes d’espaces-morts de la reconstruction du Liban de l’après-guerre impulsée par l’État :
la reconstruction des années 1990 est passée littéralement à côté des camps, pas
de rénovation de la voirie (même pas un simple asphaltage de routes souvent
défoncées), ni du réseau électrique, ni du réseau téléphonique, encore moins de
celui indispensable de l’eau potable, etc. En ce qui concerne les camps de Nahr
al-Bared et de Beddawi : s’ils « tiennent » toujours malgré l’absence de l’OLP
de la scène sociale et matérielle16, c’est grâce au travail des comités populaires,
des comités de villages, d’ONG et d’associations locales et internationales, de
14. Sachant que le salaire mensuel minimal au Liban est actuellement de 200$ (300 000 LL).
15. Les chiffres de l’UNRWA sont bien sûr plus importants, le total de la population enregistrée au Liban
en 2002 étant de 387 043 personnes (dont plus de la moitié, 217 211 personnes, vivant dans les camps) ;
ceux qui partent se font très rarement barrer des listes de l’UNRWA, afin de conserver la possibilité soit du
retour (chimérique ?) soit d’indemnisations. Voir l’étude de Y. Courbage (2002) sur « l’incroyable légèreté
des chiffres » concernant les réfugiés palestiniens dans les différents pays arabes et en Cisjordanie.
16. L’OLP n’assure quasiment plus ni aides ni services depuis 1982, sauf pour un petit nombre de
fonctionnaires et pour les familles de martyrs. Une famille de shahîd (martyr) reçoit aujourd’hui 50 000
LL/mois (près de 33$) d’aide, cette somme dérisoire variant en fonction de la position occupée par le défunt
REMMM 105-106, 283-305
294 / Souha Tarraf-Najib
l’UNRWA17 dans ses moyens de plus en plus réduits après 1993 et plus généralement grâce à une mobilisation de la société civile palestinienne locale pour se
prendre en main, à côté d’une société libanaise qui les ignore.
Dans cette seconde partie, nous essayerons d’abord de comprendre comment
le tissu social s’est maintenu via notamment une dynamisation de la formation
professionnelle des jeunes, à la suite de la débâcle de 1982. Nous verrons ensuite
comment a évolué l’offre des services de santé, les difficultés d’accès des réfugiés
palestiniens aux soins médicaux étant l’une des questions majeures de la gestion
de l’après 1982. Enfin, à travers l’analyse de quelques histoires de vies, nous
verrons l’importance de l’émigration dans un quotidien rendu difficile par des
conditions et des possibilités de travail de plus en plus réduites.
Emploi et réinsertion sociale :
exemples de formations mises en place
La baisse du niveau de l’enseignement dans les écoles de l’UNRWA (classes
surchargées, matériel insuffisant, etc.) n’est pas seule en cause : les jeunes Palestiniens se découragent de plus en plus de faire des études supérieures, parce que
l’OLP ne propose plus de bourses et en raison d’une législation libanaise du
travail jugée dissuasive. En outre, les adolescents des camps se trouvent souvent
dans la nécessité d’arrêter leurs études et de chercher rapidement un emploi
même illégal et sous-payé pour contribuer aux revenus de la famille. Dans ce
contexte, on comprend le succès actuel des formations professionnelles courtes
et pointues. De nouvelles institutions associatives sont créées ou redynamisées,
parmi lesquelles :
– Quelques petits ateliers d’entraînement professionnel (couture, etc.), créés
avant guerre par l’UNRWA et disséminés dans les différents camps du pays.
– Une association palestinienne, financée par la Norwegian People’s Aid,
spécialisée dans la formation de la comptabilité et la gestion des bureaux qui
accueille près de 100 étudiants chaque année dans le camp de Mar Elias à
Beyrouth.
— Beit atfal al-sumoud (Maison des enfants de la résistance) : créée en 1977
pour la prise en charge des petits orphelins à la suite du massacre de Tell al-Zaadans la Résistance (témoignage d’une épouse de martyr, qui travaille pour assurer les besoins quotidiens
de ses enfants, camp de Biddawi). Selon le directeur du bureau de l’UNRWA à Tripoli, dans le meilleur
des cas, l’aide mensuelle maximale est de 100 000 à 150 000 LL (de 70$ à 100$) pour les familles des
martyrs les plus gradés. Près de 30 000 familles de martyrs au Liban reçoivent ainsi une aide mensuelle
de l’OLP (Salah, 2000 : 12).
17. L’UNRWA prend en charge des cas sociaux difficiles, sous la forme notamment d’une aide aux
familles en situation de grande pauvreté qui se matérialise dans le camp de Beddawi par exemple par une
distribution trimestrielle de produits de première nécessité (riz, farine, huile, lait, etc.) pour 836 familles
(choisies après étude approfondie au cas par cas), qui reçoivent également une aide financière directe
(10 $ par enfant). Il y a près de 4 000 familles (dont 182 non enregistrées) dans ce camp : c’est donc près
du quart des habitants de Beddawi qui sont ainsi directement approvisionnés par l’UNRWA (source :
entretien avec le directeur de l’Agence pour le camp).
Travail et déni de travail : les Palestiniens de Tripoli et des camps de réfugiés… / 295
tar mais hébergée en Syrie, elle « retourne » au Liban en 1984 et y développe
l’éventail de ses activités sociales.
— Le centre de formation technique de Sibline : créé en 1963 et entièrement géré par l’UNRWA, jusqu’au logement des étudiants, il accueille de 650
à 700 étudiants palestiniens de niveau brevet et baccalauréat chaque année et
maintient une réputation de sérieux. Il constitue un recours véritable pour les
jeunes palestiniens des camps et des villes libanaises ayant suivi une scolarité
complète ; il permet d’accéder à des emplois généralement bien rémunérés, au
Liban voire dans les pays pétroliers arabes, avec le relais du Bureau de l’Emploi
de l’UNRWA à Beyrouth, qui centralise pour les Palestiniens les offres d’emploi
sur place ou à l’étranger.
— L’Association pour le développement social et l’enseignement professionnel : créée en 1983, le but de cette association privée (dont la direction centrale
se trouve dans le camp de Mar Elias à Beyrouth) a été au départ de « recycler »
les anciens miliciens, souvent très jeunes et sans formation professionnelle, sans
préparation au monde du travail. Elle se charge plus généralement de l’intégration sociale de jeunes sans qualifications et ouvre plusieurs centres à travers le
pays dans la décennie 1980 : dans les camps al-Bass (près de Tyr, au sud-Liban)
et Borj-al-Barajneh (Beyrouth) en 1983 puis dans les camps de Nahr al-Bared
(au Nord) et Mar Elias (Beyrouth) en 1985. Un dernier centre est ouvert à Aïn
el-Héloué (près de Saïda) en 1987, au lendemain d’une « guerre des camps »
dévastatrice (Bazzi, 2004).
Prenons l’exemple du VTTC (Comité pour la Formation Professionnelle
et Technique), situé dans le camp de Nahr al-Bared : il forme chaque année,
après acquittement de frais d’inscription modiques de 100 à 150 $, près de 120
étudiants sortis du système scolaire. Ces étudiants obtiennent des diplômes
reconnus par l’État libanais, avec le sceau de l’UNRWA, dans des domaines de
formation assez diversifiés : secrétariat, menuiserie, électricité industrielle et réparation de moteurs, installations électriques, informatique, réparations d’appareils
frigorifiques et d’air conditionné, dessin industriel, coiffure, soins infirmiers,
etc. Le VTTC ne couvre évidemment pas toutes les spécialités, il essaie d’aider
matériellement, en finançant une partie des mensualités18, les étudiants qui vont
se former dans des établissements libanais privés. Très « consensuel » dans sa
présentation des liens nombreux du centre avec les institutions (ONG et associations, fondation René Mouawwad notamment) et les entreprises libanaises de
BTP (bâtiments et travaux publics), le directeur du VTTC reconnaît cependant
que ces entreprises embauchent désormais plus souvent des travailleurs syriens
que des travailleurs palestiniens même formés. Les premiers reviennent en effet
moins cher (10$ maximum par journée de travail) et surtout, ils n’ont pas besoin
d’un dossier de prise en charge sociale par leur employeur ni de permis officiel
18. Il reçoit des dons financiers de la part de plusieurs institutions internationales, parmi lesquelles : la
Welfare Association (Suisse), la Norwegian People’s Aid, l’Union Européenne, le Fond Canadien, la YMCA
(Young Men Christian Association) section libanaise, le Quaker peace and service.
REMMM 105-106, 283-305
296 / Souha Tarraf-Najib
de travail… Selon notre interlocuteur, le commerce en libéral, c’est-à-dire ouvrir
une boutique et vendre tous types de produits, est l’un des seuls créneaux qui
restent légalement ouverts aux Palestiniens, dans les camps et en dehors 19.
L’accès aux soins de santé ou la chronique
d’une insécurité sociale « ordinaire »
Voici un autre exemple de ce que nous appelons l’autogestion de la nécessité
en milieu palestinien, sur le terrain de la santé cette fois : cette entrée par le
secteur de la santé révèle l’insécurité particulière dans laquelle sont maintenus
les Palestiniens du Liban. En effet, outre les problèmes liés aux difficultés d’une
embauche légale ils sont – salariés ou non, actifs ou non actifs – sans aucune
couverture sociale et quasiment aucune aide médicale depuis les années 80 ; en
dehors de la distribution de quelques médicaments, l’UNRWA n’est plus d’aucun
soutien financier, de même pour ce qui concerne l’OLP. Les personnes malades
doivent s’en remettre à elles-mêmes et à leur entourage lorsque des soins hospitaliers sont nécessaires, sans parler des soins à long terme pour des dialyses par
exemple ou pour des accouchements nécessitant une hospitalisation de plusieurs
jours ou encore pour le traitement de maladies graves20.
Sur le plan médical, le camp de Nahr al-Bared où vivent plus de 25 000
personnes s’est “adapté” : en plus des dispensaires de l’UNRWA et de l’OLP,
anciens et gratuits mais très peu équipés en appareillage technique, plusieurs
centres de soins privés ont vu le jour au cours des années 1990, “centre de soins”
étant parfois un bien grand titre lorsqu’il s’agit en réalité d’un simple cabinet
médical peu ou non équipé ! Ces différents centres médicaux privés (souvent
caritatifs) sont créés dans le camp sans autorisation officielle, comme tout ce qui
se fait dans un camp palestinien, à la fois dans le but de pallier un manque, celui
de services de santé de proximité et peu onéreux, et pour trouver littéralement
un “exutoire” professionnel aux nombreux médecins palestiniens revenus après
leur formation dans les pays est européens (et parfois en Syrie, Égypte, Tunisie).
Le plus important centre en termes de qualité des soins, de spécialités proposées
et d’équipement technique est sans conteste Bayt al Maqdas.
Ce petit dispensaire coquet bâti sur deux étages a été créé par une association
caritative, celle de Bayt al-Maqdas, en 1992. C’est elle qui a financé l’achat du
19. Les camps palestiniens du nord du pays ne sont pas surveillés comme ceux de Beyrouth et du sud, ils
sont, de notoriété publique, les lieux de nombreux trafics (importation illégale de produits en provenance
de l’étranger par la mer, écoulement de nombreux produits venus de la Syrie voisine, etc.) : manière
indirecte de laisser une “soupape de sécurité” à ces Palestiniens du nord, même si des « coups de filet » de
la gendarmerie libanaise sont effectués de temps à autre ?
20. Se soigner au Liban, lorsqu’on est sans aucune protection sociale, est très onéreux ; parmi les soins
médicaux les plus courants, les prix moyens demandés par les hôpitaux privés sont : 5 000 $ pour une
chirurgie à cœur ouvert, 3 000$ pour une angioplastie, 500 $ pour une coronarographie, 90 $ par séance
de dialyse (sans hospitalisation), 150 à 200$ pour un accouchement simple, 900 $ pour un accouchement
avec césarienne (qui nécessite quelques jours d’hospitalisation). Certains rares hôpitaux concèdent de
légères réductions des frais facturés lorsque les malades sont des réfugiés palestiniens.
Travail et déni de travail : les Palestiniens de Tripoli et des camps de réfugiés… / 297
terrain, situé à la lisière externe du camp, à un particulier libanais et c’est elle qui
assure la gestion et le suivi de l’équipement du centre. Le personnel technique est
fort de 30 personnes (dont quelques personnes d’origine libanaise) : infirmières,
techniciens de différentes spécialités, aides-soignantes et 5 médecins palestiniens
(ceux-ci travaillent en alternance à Bayt al-Maqdas et dans un hôpital du camp
de Beddawi). Toutes ces personnes n’ont évidemment pas de couverture sociale,
mais leurs soins médicaux (accouchement, soins dentaires, radios, etc.) sur place
sont gratuits. 25 médecins libanais participent régulièrement au fonctionnement
de ce centre, qui reçoit plus de 1600 patients par mois (dont 25 % environ de
Libanais, venant de la région voisine du Akkar) et qui possède l’unique ambulance
du camp. Ce dispensaire privé est administré par une secrétaire (diplômée en littérature anglaise, après des études à l’Université libanaise de Tripoli), un comptable
de formation et Haj Mahmoud, un jeune infirmier (38 ans) qui travaille de nuit
dans un hôpital privé de Tripoli et de jour à Bayt al-Maqdas.
Insuffisamment rémunéré à Tripoli et bien sûr non couvert socialement, sans
parler de la cotisation retraite, inaccessible, ce travail de gérance dans le camp est
pour Haj Mahmoud, père de 4 enfants, une manière de compléter ses revenus. Il
s’agit aussi d’une façon de participer à la prise en charge de la santé des habitants
du camp par eux-mêmes, ainsi qu’il le souligne. Son épouse, également infirmière
à Tripoli (dans le même établissement hospitalier privé), est libanaise : elle est
prise en charge par la sécurité sociale libanaise, cotise « normalement » pour
sa retraite21. À eux deux, ils ont pu acheter un appartement neuf non loin du
dispensaire, à la lisière du camp, dans un petit immeuble récemment construit :
Haj Mahmoud se sent favorisé, parce qu’il ne vit pas véritablement dans le camp,
là où les ruelles sont très étroites, les routes et chemins défoncés les jours de
pluie, les logements humides… S’il arrive à scolariser deux de ses enfants dans
des écoles privées libanaises onéreuses (à Halba), les deux autres sont restés dans
le camp, à l’école (gratuite) de l’UNRWA. Quant à son appartement, il a été
mis à son nom auprès d’un notaire : cela n’est pas tout à fait légal… mais la loi
libanaise ne permet pas plus aux Palestiniens. S’ils peuvent acquérir une (et une
seule) propriété, depuis 2003 ils n’ont même plus la possibilité légale de l’inscrire
auprès des services du cadastre, toujours au nom du « droit au retour »… manière
de lutter contre « l’implantation » définitive ?
Destins parallèles : Palestiniens des camps, Palestiniens de la ville
La ligne de fracture géographique entre les Palestiniens des camps et ceux de la
ville était, à l’origine, économique, entre d’une part un petit nombre de familles
aisées s’installant (ayant la capacité financière de s’installer) dans l’espace de la
ville en 1948 et, d’autre part, des familles démunies n’ayant d’autre recours que
21. A côté de la prise en charge par la sécurité sociale libanaise des employés libanais (déclarés) du secteur
privé, les autres actifs libanais cotisent à différentes institutions de prise en charge, selon le « corps de
métier » auquel ils appartiennent : gendarmes, militaires, enseignants de l’éducation nationale, enseignants
de l’université libanaise, etc.
REMMM 105-106, 283-305
298 / Souha Tarraf-Najib
l’installation dans l’espace-camp. La présentation de quelques biographies permettra
d’introduire des réflexions sur ce thème ville/camp ainsi que sur d’autres entrées :
(a) les conditions de travail et de la protection sociale des personnes salariées ; (b) les
exigences (les possibilités d’exigence) en matière d’emploi ; (c) le rôle de l’émigration dans un « schéma territorial » individuel et familial flou, du moins éclaté.
Conditions de travail et protection sociale
La question de la non couverture sociale devient un problème central pour
les Palestiniens du Liban, nous l’avons plusieurs fois relevé, en particulier dans
le domaine de la santé, puisque l’accès aux centres hospitaliers libanais n’est
possible qu’à titre “privé” comme on le dit communément, pour cette catégorie
d’habitants. Or, l’exemple de Farid va le montrer, les soins sont de plus en plus
onéreux, au sein d’une population dont les ressources financières se raréfient. La
non protection sociale des salariés palestiniens (illégaux), qui sont sans recours
vis-à-vis des abus de leurs employeurs, est une autre question importante ; nous
l’évoquons à travers les cas de deux personnes rencontrées, l’une dans un camp,
l’autre à Tripoli.
Mohammad est ingénieur mécanique, il a fait ses études en URSS grâce à une
bourse de l’OLP ; parti travailler aux Émirats arabes unis, il se résout, après une
longue période sans emploi, à revenir (début 2003) au camp de Beddawi. Il a
récemment obtenu une place d’ouvrier dans une fabrique de briques à Tripoli :
il est payé à la journée, 13 000 LL (moins qu’un ouvrier syrien, qui reçoit en
général 15 000 LL, 10 $, par journée de travail). Lors de notre seconde rencontre,
Mohammad marchait avec difficulté, il avait en effet subi un petit accident de
travail. Avec trois collègues libanais il est tombé d’un camion, « alors, le patron
les a pris à l’hôpital pour les soigner, eux ; et moi, il m’a renvoyé chez moi… »
dit-il, exemple ordinaire de la différence de traitement entre un Libanais et
un Palestinien devant une même situation de travail. Les trois Libanais seront
soignés et pris en charge par leur sécurité sociale, et les jours de repos ne seront
pas déduits de leur salaire par l’entreprise, alors que Mohammad (ingénieur
mécanique de formation !) a dû retourner seul, par ses propres moyens, se faire
soigner dans un dispensaire du camp. Il ne recevra plus de salaire tant qu’il ne
retournera pas travailler.
Quant à Sami, ce jeune Palestinien de 23 ans habitant le quartier d’Abi Samra
à Tripoli a suivi une formation dans l’équipement et la maintenance de bureaux
au centre de Sibline. Après un stage (non payé) de 4 mois dans une entreprise
privée de la ville, il a rapidement trouvé du travail, dans une importante société
de vente de matériel de bureaux à Tripoli. Le salaire était bon sur le papier,
500 $/mois, mais l’entreprise s’est révélée être très mauvaise payeuse, ne versant
qu’irrégulièrement les salaires de (tous) ses employés. Après un an sans travail,
Sami n’a pas trouvé mieux qu’un emploi d’aide à la vente dans un commerce de
téléphones portables (payé 200 $/mois) à Abi Samra ; aucun de ces deux emplois
n’a bien sûr été déclaré, aucun n’ouvre droit à aucune couverture sociale, etc.
Travail et déni de travail : les Palestiniens de Tripoli et des camps de réfugiés… / 299
Voyons enfin Farid : il habite à Tripoli (quartier Abi Samra) où il possède
un local de commerce et travaille pour son propre compte. Célibataire, il est en
charge de sa mère malade du cœur (son père est décédé) : elle a subi entre autres
actes médicaux onéreux une coronarographie et une angioplastie en 1998 (plus
de 4 000 $ de frais). L’unique aide matérielle de l’UNRWA est de fournir un
(seul) des nombreux médicaments d’un traitement médical au long cours. Pour
faire face financièrement aux frais générés pour soigner sa mère, Farid est très
seul : il a dû vendre un terrain qu’il avait acquis près du camp de Beddawi à la
suite de quelques années de travail à Abu Dhabi (où vit l’une de ses sœurs).
Des ingénieurs simples ouvriers ou bien payés
comme ingénieurs palestiniens
Lorsqu’on est Palestinien (avec la seule nationalité palestinienne) au Liban, il
est difficile d’être exigeant en matière d’emploi, de type d’emploi, de niveau de
salaire, etc. même si l’on est diplômé de l’enseignement supérieur.
Retrouvons Mohammad, l’ingénieur ouvrier : resté au chômage durant près
de deux ans à son retour d’URSS, en 1990, il avait fini par trouver en 1992 un
emploi dans l’enseignement, dans une école privée de Tripoli, payé 150 000 LL
(100 $, le salaire minimum libanais) moins 12 000 LL, somme qui était retirée
au nom de la couverture sociale. Mohammad n’était évidemment pas inscrit
à la Sécurité sociale libanaise puisqu’en situation de travailleur illégal, mais il
recevait de temps à autre une « aide » financière de la part de l’établissement, via
une caisse alimentée par les parents d’élèves. Resté plusieurs mois sans emploi à
son retour des Émirats (en 2003), il se trouve aujourd’hui « chanceux » d’avoir
tout de même un emploi, même pour un salaire de misère – « c’est toujours
13 000 LL que je ramène chaque jour à la maison : c’est bien sûr mieux que
rien », que l’on soit ingénieur ou pas !
Le parcours de Fouad est un autre exemple de l’impossibilité fréquente,
pour un Palestinien du Liban même diplômé de l’enseignement supérieur, à
prétendre choisir son emploi ou pire, à négocier son salaire. Fouad a fait ses
études en Ukraine (bourse d’études du FDLP) et, son diplôme d’ingénieur
civil en poche, est revenu au Liban, dans “son” camp de Beddawi. Il n’a pas
trouvé d’autre emploi que celui d’ouvrier du bâtiment à Tripoli, qu’il a exercé
pendant deux ans, jusqu’en 1994. Par l’intermédiaire d’un collègue libanais
ingénieur, il est engagé comme contremaître pour un salaire de 500 $/mois
dans une entreprise libanaise de travaux publics à Beyrouth de 1994 à 1996,
en pleine période de reconstruction de la capitale. Il est ensuite recruté à Baalbek, également dans une entreprise des BTP, en tant qu’ingénieur civil cette
fois (mais toujours au noir) et pour un salaire un peu plus élevé, 600 $/mois,
salaire que refuserait un ingénieur libanais : il est désormais marié et a un
enfant, son logement (près du camp palestinien de Jalîl) lui coûte 100 $/mois,
il envoie la même somme (100 $) tous les mois à ses parents à Beddawi, il lui
reste tout juste 400 $.
REMMM 105-106, 283-305
300 / Souha Tarraf-Najib
En 1998, Fouad retourne s’installer dans le camp de Beddawi, après avoir
trouvé du travail dans une entreprise libanaise de construction de routes, qui avait
obtenu un contrat pour les infrastructures du nouveau réseau de téléphones dans
la région voisine du Akkar. Il était là aussi engagé, de façon illégale, pour travailler
en tant qu’ingénieur (mais ingénieur palestinien), payé 730 $/mois. Le chantier
était un peu éloigné et, le transport et le téléphone portable (indispensable outil
de travail) étant à ses frais, Fouad calcule que son salaire réel était de 500 $ par
mois : ce salaire n’a été versé que très irrégulièrement la première année, puis plus
du tout la deuxième année. L’entreprise a déclaré faillite : les collègues libanais
de Fouad ont porté plainte, soutenus par l’Ordre des Ingénieurs, et ont obtenu
gain de cause, c’est-à-dire le paiement complet de leurs arriérés de salaires. Mais
à qui peut s’adresser un ingénieur palestinien employé au noir pour se plaindre ?
Actuellement, faute de mieux, Fouad travaille dans le central téléphonique de
son frère, dans le camp de Beddawi.
Émigration et « schéma territorial » familial
Tout comme dans la société libanaise, l’émigration internationale de travail
prend de plus en plus d’importance, pour les individus et pour leurs proches,
dans une sorte de réorganisation diasporisée de l’espace familial et social, quel
que soit le niveau d’études des candidats au départ.
Ainsi Mohammad, ingénieur mécanique, va travailler aux Émirats arabes
unis ; il est d’abord simple ouvrier dans une entreprise d’aluminium, avant de
trouver une place comme contremaître chez un entrepreneur saoudien de travaux
publics (construction de routes), payé 700 $/mois. Sa présence durant quelques
années à Sharja est mise à profit par deux de ses frères, eux aussi ingénieurs
(formés l’un en Turquie, l’autre aux États-Unis), pour aller travailler dans les
Émirats. Mohammad repart au Liban, ses frères restent à Sharja : du camp du
Liban aux Émirats, une porte est ainsi laissée ouverte à une nouvelle extension
de l’espace de la famille en situation migratoire.
Quant à Fouad, l’ingénieur civil : sans emploi « réel » depuis 2000, avec 6 personnes à sa charge [sa femme et ses deux enfants, son père et ses deux sœurs],
il pense qu’il va lui être de plus en plus difficile de pouvoir partir travailler à
l’étranger même s’il a déjà tenté d’aller aux États-Unis auprès d’une de ses sœurs,
en vain. Il a aussi tenté de frapper à la porte des différents consulats européens,
afin d’obtenir un visa de travail… peine perdue, malgré son diplôme. Le prix
d’un visa illégal est de plus en plus dissuasif, à près de 5 500 $.
Pour ces deux diplômés, Mohammad et Fouad, partir reste une éventualité
ouverte ; partir ou accepter tout type de travail, tout revenu aussi minime soitil, telle semble être en effet l’alternative, très limitée, qui reste aux ingénieurs
de Beddawi.
Au total, les cas présentés sont trop restreints pour nous permettre plus que
d’ouvrir des ébauches de réflexion, en particulier sur le rapport des Palestiniens
avec l’espace libanais : Farid et Sami ne se sentent pas mis à l’écart dans Abi
Travail et déni de travail : les Palestiniens de Tripoli et des camps de réfugiés… / 301
Samra, un quartier relativement récent de Tripoli. Mais d’un autre point de vue,
résider dans le camp plutôt qu’en ville peut être un atout : les loyers y sont peu
élevés, l’entourage social plus accueillant (ou moins stigmatisant, quoiqu’en
disent nos deux jeunes interlocuteurs). Enfin et pour relativiser, la séparation
sociale n’est pas si importante avec “ceux des camps”, des liens familiaux restent
entretenus jusque dans les nouvelles générations : la jeune sœur (architecte,
sans emploi) de Sami est fiancée à un Palestinien (laborantin travaillant dans
un hôpital de Tripoli) du camp de Nahr al-Bared. Et sa sœur aînée est mariée à
un Palestinien du camp de Beddawi.
Des enquêtes poussées sont bien sûr nécessaires pour étudier de manière
approfondie les relations entre les familles palestiniennes des camps et les familles
palestiniennes des villes, une question importante dans l’éventualité d’une installation à long terme des Palestiniens (ou d’une partie d’entre eux) au Liban…
même si nous avons souligné le poids de plus en plus important de l’émigration
avec son corollaire, un “détachement” du territoire qui paraît important d’abord
pour les habitants des camps.
Conclusion : « Demande-moi en visa » !22
« “Don’t worry about coming to Beirut (…), it’s quiet”. The shunned continue to languish
in unnamed despair ». (« Les pestiférés se languissent toujours dans un désespoir sans
nom »). Jennifer Loewenstein, Banishment: The Palestinian Refugees of Lebanon, p. 279
(in CAREY ed., 2001)
Comment trouver une issue à l’impasse actuelle ? Une question concrète est
posée avec de plus en plus d’acuité, celle de la nécessité de travailler au quotidien
pour vivre, pour les populations palestiniennes, même en attendant un retour
ou un éventuel « droit au retour ». Or cette question n’est jamais posée en ces
termes, ceux de l’urgence, dans le débat public libanais. Le seul point qui semble importer est : quand vont-ils partir ? Ce « eux » répond, comme en écho,
au même terme, « eux », utilisé spontanément par l’un de nos interlocuteurs
(Haj Mahmoud, infirmier et gérant d’un centre de soins dans le camp de Nahr
al-Bared, marié à une Libanaise) pour désigner les autorités libanaises, l’État
libanais.
La question du travail – et, plus justement, du déni de travail – des Palestiniens
au Liban a souvent servi comme un révélateur : révélateur de la position ambiguë de l’État libanais (ou plus exactement de l’establishment libanais, hommes
politiques, hommes d’affaires, journalistes), révélateur des fragilités d’un État
construit sur une base confessionnelle, révélateur enfin d’un espace (libanais) du
22. Titre d’un petit article du journal L’espoir, publié sur internet (disponible à partir du site http://
www.asiles.com/) par une association franco-palestinienne du camp de Beddawi : « Visa, le mot qui fait
rêver, le mot qui donne l’espoir, mais aussi celui qui sonne comme un cauchemar aux oreilles des jeunes
Palestiniennes du camp dont on vient voler les princes charmants… » (L’espoir, n° 9, 2001).
REMMM 105-106, 283-305
302 / Souha Tarraf-Najib
travail fonctionnant aux marges d’une légalité tordue (ou adaptée) aux besoins
du politique et non pas des logiques économiques.
Et que dire d’un espace social libanais qui s’est fermé à l’espace social palestinien, quand il ne l’a pas combattu ? Sur ce point, l’enquête ouvre vers deux
interrogations majeures :
a – comment une société (ou bien une communauté sociale), transformée
en enclave au sein d’une autre, peut-elle organiser une vie sociale et économique et des modes de protection sociale, sans le soutien d’instances étatiques ou
paraétatiques ?
b – comment la société englobante conçoit-elle, tolère-t-elle une telle enclave ?
Jusqu’à quel point en tire-t-elle profit (économique, politique) ? Quel est le
seuil au-delà duquel il y a rejet physique (via une émigration accélérée) ou bien
absorption/intégration (ce qui est loin d’être le cas pour le moment) ? Enfin,
est-il trop tôt de poser la question de l’avenir concret des espaces-camps de Nahr
al-Bared et Beddawi, dont les terrains ont été loués pour 99 ans par l’UNRWA
auprès de particuliers libanais ? Que va-t-il se passer dans 45 ans ?
Nous sommes dans une région moyen-orientale soumise à une forte insécurité
politique (attentats, guerres, etc.) ; dans un pays (le Liban) ne présentant pas
lui-même une offre de santé et de protection sociale publique très ample, en
dehors des canaux politiques et confessionnels traditionnellement clientélistes ;
dans un pays qui refuse de garantir un minimum de sécurité sociale (par l’emploi,
par l’exercice de droits civiques) à “ses” réfugiés palestiniens depuis près d’un
demi-siècle. L’insécurité sociale (au sens de Robert Castel, 2003) devient celle
de la survie “ordinaire” dans laquelle sont maintenus au Liban les Palestiniens
et notamment ceux des camps, marginalisés à l’extrême et comme poussés à
partir.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ARMSTRONG Krista, 2004, Interactions entre ONG et population réfugiée, le cas des camps de Chatila
et de Beddaoui au Liban. Mémoire de DEA en science politique comparative, IEP d’Aix-enProvence, université Aix-Marseille.
BAZZI Youssef, 2004, Ayn el-Îelweh, capitale des réfugiés palestiniens au Liban. Copyright
Babelmed.
BEN MAHMOUD Fériel, 2002, « Le rôle des Palestiniens dans le secteur financier au Liban (19481967) », Revue d’Études palestiniennes 82 : 80-95.
CAREY Roane (ed.), 2001, The New Intifada. Resisting Israel’s Apartheid. London, New York, ed.
Verso : 354 p.
CHESNOT Christian et LAMA Joséphine, 1998, Palestiniens 1948-1998. Génération fedayin : de la
lutte armée à l’autonomie, Paris, éd. Autrement, coll. Mémoires 52 : 241p.
COURBAGE Youssef, 2002, « La démographie des Palestiniens : l’invraisemblable légèreté des
chiffres », in F. MARDAM-BEY et E. SANBAR (eds.), Le droit au retour, Paris, Sinbad/Actes
Sud : 176-206.
Travail et déni de travail : les Palestiniens de Tripoli et des camps de réfugiés… / 303
DESTREMAU Blandine, 1993, « Le statut juridique des Palestiniens vivant au Proche-Orient »,
Revue d’Études Palestiniennes 48 : 35-62.
EL AZZI Ghassan, 2003, « La reconstruction du Liban… un chantier semé d’embûches »,
Confluences Méditerranée 47 (automne 2003).
FRANCOS Ania, 1968, Les Palestiniens, Paris, éd. Julliard : 318 p.
HADDAD Simon, 2003, The Palestinian Impasse in Lebanon. The Politics of Refugee Integration.
Sussex academic press, Brighton-Portland : 179 p.
LACOUTURE Jean, TUENI Ghassan, KHOURY Gérard, 2003, Un siècle pour rien. Le Moyen-Orient
arabe de l’Empire ottoman à l’Empire américain. Beyrouth, Dar an-Nahar et Albin Michel
(fac-similé de l’édition originale parue en 2002 à Paris, éd. A. Michel), 370 p + cartes.
NASR Salim, 2003, « The new social map », in : Lebanon in limbo. Post war society and state in an
uncertain regional environment, coord. Th. HANF et N. SALAM, Baden Baden, ed. Momos
Verlagsesellschaft : 143-158.
PICARD Élizabeth, 1988, Liban état de discorde. Des fondations aux guerres fratricides. Paris, Flammarion : 264 p.
Rapport de la FIDH (Fédération Internationale des Droits de l’Homme), 2003 : Les réfugiés
palestiniens : discriminations systématiques et désintérêt total de la communauté internationale. Rapport de mission 356, mars 2003 : 20 p. http://www.fidh.org/magmoyen/rapport/
2003/lb356f.pdf
SALAH Salah, 2000, « Les réfugiés palestiniens au Liban », Revue d’Études Palestiniennes 23 : 715.
SAYIGH Rosemary, 1980, Min al-iqtillâ’ ilath-thawra, Beyrouth, Institute for Arab Research (titre
original : From Peasants to Revolutionaries, 1979, Zed Press, London) : 235 p.
— 1994, Too many enemies. The Palestinian Experience in Lebanon. London, Zed Books
Ltd : 369 p.
UGLAND Ole (ed.), 2003, Difficult past, uncertain future. Living Conditions Among Palestinians
Refugees in Camps and Gatherings in Lebanon. Rapport FAFO (n°409), Imprimé en Norvège : 298 p. http://www.fafo.no/pub/rapp/409/index.htm
ZAAROURA Mahmoud Raja Hussein, 1994, Al-awda’ ad-dimughrafia wa–l iqtiÒâdiyya wa-l ijtimâ’iyya li-l-falistiniyyîn fî mukhayyam Nahr al-Bâred (La situtation démographique, économique
et sociale des Palestiniens du camp de Nahr al Bâred). Mémoire de magistère, Faculté de l’Imam
Uzâ’i, Études Islamiques, Beyrouth : 320 p.
REMMM 105-106, 283-305
304 / Souha Tarraf-Najib
ANNEXES
N°1 : Arrêté n°1/138 du 5/4/1983. La pratique limitée aux Libanais de certaines
professions et activités.
Article 1 : Le droit d’exercer les professions et activités suivantes est limité aux
Libanais uniquement :
A – Les employés : les activités administratives et bancaires et surtout le poste de
directeur, d’adjoint au directeur, de responsable des ressources humaines [des
employés], trésorier, comptable, secrétaire assermenté, métiers liés à l’ordinateur, vendeur, changeur (de monnaie), bijoutier, coiffeur, laborantin, gardien,
responsable de dépôt, concierge, veilleur, installateur électrique, plombier, vitrier,
mécanique et entretien.
B – Les chefs d’entreprise : les activités commerciales et surtout commerce général
et import-export, « commissions » et représentations commerciales, nouveautés et
prêt-à-porter, bureau de change, bijouterie, commerce de l’or, joaillerie et pierres
précieuses, commerce des voitures et activités liées, commerce de produits du
bâtiment.
C – Le ministère peut passer outre les décisions de l’article premier de la loi n°1/289
en date du 17-12-1982 ; l’étranger marié à une femme libanaise ou bien dont la
mère est libanaise ou d’origine libanaise, doit en fournir la preuve par le biais d’une
attestation qui lui est délivrée par la direction générale des affaires personnelles ou
par l’une de ses administrations ou par un jugement légal définitif.
Article 2 : Cette décision sera applicable à partir de la date de sa publication sur
des demandes de permis de travail.
[Signé par le ministre du travail et des affaires sociales, Dr. Adnan Mroueh, le 5
avril 1983]
N° 2 : Arrêté n°1/261 du 15-12-1995. Les professions et métiers réservés aux
Libanais.
Le ministre du travail,
Sur la base du décret n°6812 en date du 25-5-1995 (formation du gouvernement),
Sur la base de la loi en date du 10-7-1962 liée à l’entrée, au séjour et à la sortie
du Liban,
Sur la base du décret n°17561 en date du 18-9-1964 et de ses rectifications (l’organisation du travail des étrangers), notamment l’article 9,
S’appuyant sur les besoins de l’intérêt général et en prenant en compte le principe
de réciprocité,
S’appuyant sur une proposition du directeur général,
Travail et déni de travail : les Palestiniens de Tripoli et des camps de réfugiés… / 305
Décide :
Article 1 : Le droit d’exercer les professions et activités suivantes est réservé aux
seuls Libanais :
A – Les employés : les activités administratives et bancaires dans toutes leurs variantes et en particulier le poste de directeur général – directeur adjoint au directeur
– directeur du personnel – trésorier – comptable – secrétaire – secrétaire assermenté
– responsable des archives – informaticien – représentant commercial – représentant à la vente – conseiller commercial – contremaître – gérant de dépôt – vendeur
– changeur (de monnaie) – artisan bijoutier – pharmacien – installateur électrique
– métiers de l’électronique – artisan peintre – vitrier – mécanique et réparation
– veilleur – concierge – gardien – chauffeur (de voiture) – cuisinier – serveur – coiffeur – enseignement en classe élémentaire, complémentaire et collège à l’exception
de l’enseignement des langues étrangères, si nécessaire – les activités d’ingénierie
dans toutes leurs spécialités – les travaux du cadastre – et de manière générale, les
métiers et activités qui peuvent être exercés par les Libanais.
B – Les chefs d’entreprises : les métiers du commerce dans toute leur diversité, les
métiers du change, la comptabilité – les commissions – les métiers d’ingénieur dans
toutes leurs spécialités – les contrats de construction et de commerce de bâtiments
– la bijouterie – la confection de chaussures et de vêtements – les ateliers et galeries
de meubles – la pâtisserie – l’imprimerie, l’édition et la diffusion – la coiffure – la
blanchisserie et le repassage – la réparation de voitures (tôle, mécanique, montage
des vitres, fauteuils et électricité).
Et de manière générale toute activité qui peut faire concurrence aux Libanais.
Article 2 : Certains étrangers peuvent être exemptés de l’application de cette décision, il s’agit de ceux qui se plient à au moins l’une des conditions établies dans
l’article 8 de la loi n° 17561 datée du 18-9-1964 (organisation de l’emploi des
étrangers) et en particulier :
Si l’étranger est :
— résidant au Liban depuis sa naissance
— d’origine libanaise ou née de mère libanaise
— marié à une Libanaise depuis plus d’une année.
Dans ces cas-là, en réponse aux demandes formulées, il revient au ministre de
prendre la décision définitive.
Article 3 : Cette décision annule tout texte qui contredirait ou s’opposerait à ses
articles.
Article 4 : Cette décision sera publiée et diffusée en fonction de la nécessité.
[Signé : le ministre du travail Assad Hardân, 15 novembre 1995.]
REMMM 105-106, 283-305

Documents pareils