Espace oeuvre et spectateur

Transcription

Espace oeuvre et spectateur
Espace de l'œuvre, espace du spectateur
En art, la question de l’espace s’est toujours posée,
même dans les formes les plus classiques. Ainsi les
peintres suggéraient-ils souvent un ailleurs, par le regard
de tel personnage tendu vers le ciel, le doigt de tel autre
dirigé hors champ, une perspective s’estompant vers le
lointain…
Au
XIXème
siècle,
le
paysage
devenu
thématique à part entière de l’art (et non simple fond
mettant en valeur les personnages), ouvre l’horizon des
artistes ; pourtant, les limites de l’espace de l’œuvre
matérielle demeurent clairement définies par le socle de
la sculpture ou le cadre ouvragé de la toile.
Le Caravage, Le sacrifice d'Isaac, 1601-02
Le doigt de l’ange pointe un élément extérieur à la toile, arrêtant le geste d’Abraham.
Son fils Isaac, se pensant condamné, lève
un regard suppliant vers le spectateur. Le
décor suggère un paysage partiellement
Avec l’art moderne, et plus encore avec l’art contemporain
masqué tandis que le corps de l’ange est
dès les années 1960, l’œuvre s’échappe des limites
coupé par le cadre : la scène se déroule en
conventionnelles. Elle investit des espaces multiples : ce-
dehors, tout autant que dans la toile.
lui du lieu d’exposition devient son terrain de jeu ; nature, rues, places, bâtiments de toutes
sortes accueillent des commandes publiques, performances, pièces éphémères parfois
dépendantes de leur lieu de création et d’exposition (voir in situ, installation, environnement).
Un autre espace immatériel se déploie dans, autour
de l’œuvre et dans sa continuité : celui que
suggèrent ses interprétations, et qu’occupe la
démarche de l’artiste. Mais cet espace-là est
commun à toutes les œuvres d’art, quelle que soit
leur époque.
Jean Dubuffet, Jardin d’Hiver, 1969-70,
Polyuréthane sur époxy, 480 x 960 x 550 cm.
Sorte d’étroit igloo zébré de noir, le Jardin d’hiver
L’éclatement des frontières de l’œuvre entraîne
naturellement une modification de l’espace du
est ouvert au spectateur. Mais le déplacement
spectateur. Il peut désormais la parcourir quand elle
est difficile : sol bosselé, murs déformés… Le
prend la forme d’une installation, d’un pénétrable,
visiteur désorienté vit une expérience physique
déroutante.
d’un environnement ; influer sur son évolution lors-
marion Viollet
qu’elle appelle sa participation (et donc parfois, la toucher, la manipuler). Il peut la sentir,
l’entendre, pourquoi pas la goûter ? L’artiste tient à ce que le rapport du spectateur à l’œuvre
ne soit plus contemplatif, il crée des dispositifs lui permettant de prendre conscience de sa
position, de l’importance de son rôle : le regardeur fait l’œuvre (Marcel Duchamp).
Peut-être la distance que le visiteur maintient lui-même, par respect, entre son corps et les
œuvres, fait-elle également partie de l’espace du spectateur.
« Je peins sur le plastique transparent pour insérer
l’image dans l’espace. Une peinture sur plastique
devient une illusion quand elle est suspendue libre
dans l’air. Mon œuvre n’est pas ce plastique, mais tout
l’espace dans lequel il s’installe. Autrement dit, mes
plastiques apportent à l’espace une autre vie. » Trân
Trân Trong Vû, Illusions of war,
Trong Vû
installation à la Fondation en 2011
Les installations d’un artiste tel que Trân Trong Vû accordent une grande importance aux
entrecroisements entre l’espace du spectateur et celui de l’œuvre.
La matière qu’il utilise, un plastique transparent suspendu par lais au plafond, crée une
première ambiguïté : les reflets et les ombres se multiplient, dansent sur les murs, laissent
entrevoir une profondeur tout en troublant les repères spatiaux.
La légèreté des lais, tremblant au gré des courants
d’air et du passage des spectateurs, rend toute
tentative de délimitation impossible.
Le visiteur n’a d’autres choix en se déplaçant, que
d’effleurer ou de déplacer les bandes de plastique :
elles envahissant son espace, pour l’inclure dans
celui de l’œuvre.
Enfin, le son des radios qui s’invite dans l’installation
Trân Trong Vû, Viva la politica, 2004
images de fleurs et hommes politiques
peints sur lais de plastique
La chambre pluviale élargit encore ses frontières à la
limite de l’audition, propre à chaque individu.
En somme il est difficile aujourd’hui de donner une acception claire des espaces de l’œuvre et
du regardeur : si certains plasticiens conservent un rapport clair et traditionnel entre eux,
d’autres, nombreux, prennent un malin plaisir à brouiller toute certitude…
marion Viollet