quel rôle didactique dans l`apprentissage d`une nouvelle langue?
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quel rôle didactique dans l`apprentissage d`une nouvelle langue?
Education et Sociétés Plurilingues n°25-décembre 2008 Le français en Algérie: quel rôle didactique dans l’apprentissage d’une nouvelle langue? Alexandra POULET Questo articolo è una riflessione stimolata dall'opera di Safia Asselah-Rahal e Philippe Blanchet (2007), Plurilinguisme et enseignement des langues en Algérie. Rôles du français en contexte didactique. Prendendo spunto dall'esempio algerino, bisogna prendere coscienza del repertorio plurilingue degli studenti, e delle sue conseguenze sull'insegnamento e sull'apprendimento delle lingue. The book published by Safia Asselah-Rahal and Philippe Blanchet (2007), Plurilinguisme et enseignement des langues en Algérie. Rôles du français en contexte didactique, gave us much food for thought. With the Algerian situation as an example, we are made aware that pupils possess multilingual repertories. What are the consequences of this circumstance for language teaching and learning? Chargée du bilan du colloque 2005 de l’Acedle (Association des Chercheurs et Enseignants Didacticiens des Langues Etrangères), Christine Develotte (2006) faisait apparaître, à travers l’analyse des titres des communications, les notions ayant le plus retenu l’attention des intervenants, tentant ainsi de dégager les problématiques plus spécifiquement abordées aujourd’hui par les didacticiens des langues. Parmi les notions récurrentes est apparue celle de plurilinguisme. On ne peut que constater, au regard de nombreux travaux menés ces dernières années, la prise en compte indéniable, bien que naissante, de la dimension plurilingue dans la réflexion didactique actuelle. La didactique des langues semble bien ouvrir sa porte, encore très modestement il est vrai, au dépassement d’une conception monolingue de l’enseignement et de l’apprentissage des langues, vers une conception plurielle. Au cœur de ce nouveau paradigme en construction émergent beaucoup de questionnements. Parmi ceux-ci, la question de l’impact des langues déjà connues dans l’apprentissage d’une nouvelle langue, qu’il s’agisse de la langue dite «maternelle» («première») ou de langues dites «secondes» ou «étrangères», amène des analyses nouvelles. La question du rôle à octroyer à la langue première dans l’enseignement des langues n’est pas nouvelle et l’on a pu assister, au gré des évolutions méthodologiques, à différents comportements à son égard, de sa prohibition radicale (méthodologie directe) à la dé-diabolisation progressive de son usage au sein de la classe (1) par l’approche interculturelle. Ce qui est plus neuf est le fait d’intégrer dans cette réflexion l’ensemble des langues préalablement acquises par les apprenants. La langue première est-elle A. Poulet, Le français en Algérie: quel rôle didactique dans l’apprentissage d’une nouvelle langue? toujours le référent unique dans l’apprentissage d’une langue? Les autres langues préalablement acquises ou en cours d’acquisition n’auraient-elles pas un rôle didactique à jouer? Doit-on continuer à percevoir le plurilinguisme des apprenants – fait majoritaire – comme préjudiciable à l’acquisition d’une nouvelle langue ou doit-on aujourd’hui se concentrer de manière raisonnée sur les ressources que celui-ci peut représenter? C’est dans ce contexte de remise en cause du monolinguisme comme fondement de l’apprentissage des langues que je me propose de rendre compte ici d’une enquête riche d’enseignements portant sur le rôle du français dans l’apprentissage d’une «LV2» (deuxième langue vivante) en terrain algérien, menée conjointement par le département de français et le laboratoire LISODIL (Laboratoire de Linguistique, Sociolinguistique et Didactique des Langues) de l’Université d’Alger et le CREDILIF (Centre de Recherche sur la Diversité Linguistique de la Francophonie) de l’Université Rennes 2. Ce programme de recherche effectué sur quatre ans (2000-2004) a bénéficié de la reconnaissance et du soutien du Comité Mixte d’Evaluation et de Prospective de la coopération interuniversitaire franco-algérienne (programme CMEP 01 MDU 540). C’est en partant de la constatation du plurilinguisme de la société algérienne et de la présence indéniable du français en son sein, que les chercheurs ont pris l’initiative d’engager une étude approfondie du rôle du français («LV1») dans l’apprentissage d’une «LV2», essentiellement l’anglais, en Algérie, d’autant que cette question n’y avait encore fait l’objet d’aucune étude. L’aspect inédit de cette recherche a aussi permis de mettre en évidence de nombreux paradoxes et enjeux concernant le statut des langues et leurs usages effectifs dans la société algérienne. Le contexte sociolinguistique algérien: monolinguisme de jure vs plurilinguisme de facto En 1994, Louise DABÈNE, partant du constat que le didacticien des langues étrangères n’était pas toujours au fait des facteurs sociaux à considérer dans le contexte d’enseignement/apprentissage d’une langue étrangère, publie un ouvrage dans lequel elle se propose de faire le point sur les apports de la sociolinguistique à la didactique des langues. Quatorze ans plus tard, il semblerait que le lien entre sociolinguistique et didactique des langues peine encore à se consolider, et cela malgré le rôle fondamental que les travaux menés en sociolinguistique (analyse des situations, contacts et variétés de langue, représentations sociales et/ou individuelles pour ne citer que ces exemples) jouent sur une didactique des langues de plus en plus soucieuse de la compréhension des contextes dans lesquels son «objet» évolue. La didactique des langues ne peut aujourd’hui faire 41 A. Poulet, Le français en Algérie: quel rôle didactique dans l’apprentissage d’une nouvelle langue? l’impasse sur les travaux menés sur le plurilinguisme et les contacts de langue, car elle se verrait mutilée d’un organe vital pour rendre compte de la complexité de son objet et considérer le public à qui elle se destine. Je rejoins à cet égard P. Blanchet (2007: 56) quand il écrit, se référant à la définition de la compétence plurilingue et pluriculturelle proposée par Coste, Moore et Zarate (1997) et sur laquelle nous reviendrons: «On n’enseigne pas du tout la même chose ni de la même façon ni avec les mêmes finalités sous l’intitulé ‘langue’ selon qu’on y travaille dans une perspective structurolinguistique ou sociolinguistique. Pour développer ce type de ‘compétence à interagir plurielle, complexe, voire composite et hétérogène’, des référents structurolinguistiques sont évidemment inadaptés». Dans une réflexion sur l’enseignement-apprentissage des langues en Algérie, pourrait-on raisonnablement faire l’économie d’une prise en compte des principaux paramètres qui en constituent la spécificité, parmi lesquels figure une compréhension fine et éclairée des fonctions et statuts sociaux des différentes langues et leurs variétés? Assurément non. La classe, quoi qu’on en dise parfois, ne constitue pas un microcosme ayant un écosystème propre et autosuffisant, protégée de l’extérieur par quelques murs, aussi insonorisés soient-ils. La classe est un lieu qui intègre dans son fonctionnement tout ce qui lui est extérieur, du pollen qui vole au bagage linguistique de chacun des acteurs. Les représentations sociales et/ou individuelles et les pratiques langagières ne s’accrochent pas au portemanteau avant l’entrée en classe, elles entrent avec ceux qui en sont porteurs et s’accrochent à chaque attitude et interaction. A ne pas prendre en compte ces paramètres, la didactique des langues prendrait le risque de vider de sa substance ce qui est constitutif de l’être humain même: sa complexité et son être social. Les chercheurs, qui ont questionné le rôle didactique du français en Algérie, se sont ainsi dans un premier temps attachés à une compréhension du contexte sociolinguistique algérien – sans oublier que le français en Algérie est un phénomène presque exclusivement urbain (Sirles 1999: 119-120) – faisant alors apparaître, d’une part, des paradoxes concernant le statut des langues et de leurs usages effectifs dans la société et, d’autre part, les contradictions qui existent entre les textes officiels et les pratiques sociales tant dans la société que dans le système éducatif. On constate, en effet, qu’institutionnellement un monolinguisme est décrété en Algérie. Depuis l’indépendance du pays (1962), l’arabe dit «classique» est l’unique langue officielle. Elle sera même considérée jusqu’en 2002 l’unique langue nationale, statut qui à partir de cette date sera finalement aussi conféré à la langue berbère (le tamazight). L’indépendance acquise, 42 A. Poulet, Le français en Algérie: quel rôle didactique dans l’apprentissage d’une nouvelle langue? l’urgence pour les autorités algériennes était de mettre fin à l’empreinte coloniale et d’assurer à l’Algérie une certaine unité sociale. Il fallait doter l’Algérie d’une langue unificatrice si bien que, s’inspirant du modèle centralisateur français, les autorités ont fait le choix d’un monolinguisme institutionnel: l’arabe classique modernisé, particulièrement valorisé du fait de son caractère sacré, est devenue la langue officielle de l’Algérie, reconnaissance dont ont été privées les autres langues nationales présentes sur le territoire. Ce monolinguisme était, et est toujours, un monolinguisme de jure car dans les faits, dans les pratiques, l’Algérie est indéniablement un pays plurilingue. Trois ensembles linguistiques y sont en contact: l’arabe, le berbère et le français, chacun avec ses variétés respectives. Si l’arabe algérien et le berbère n’ont aucun statut officiel, la grande majorité de la population a l’une de ces deux langues comme langue maternelle, l’arabe classique étant peu utilisé aujourd’hui et l’arabe moderne étant davantage un instrument de culture qu’un moyen de communication au quotidien. Le français, pour sa part, a aujourd’hui officiellement le statut de «langue étrangère», langue qui fait pourtant indéniablement partie, comme nous le verrons, des pratiques linguistiques dans la société algérienne. Les auteurs de l’ouvrage qui rend compte des enquêtes menées affirment, à juste titre, que le français «jouirait ainsi d’une certaine ‘co-officialité’ pratique» (p. 11). Si son statut de jure est celui de «langue étrangère», on est en droit de s’interroger, face à ces éléments, sur son statut de facto: le français en Algérie, «langue étrangère»? «Langue seconde»? «Langue vivante»? Un statut bien incertain … D. Coste (2006: 17) rappelle à ce propos l’approximation terminologique avec laquelle nous devons composer pour rendre compte de la diversité et complexité des situations linguistiques: «Je souhaite mentionner un dernier enjeu, d’autre nature, mais non négligeable dans la situation actuelle: celui de la pertinence de catégorisations telles que «français langue maternelle», «français langue étrangère», «français langue seconde» au regard de la multiplicité des environnements multilingues où se niche cette langue. Le troisième terme a certes permis de sortir de la dichotomie antérieure, qui a eu son importance historique de part et d’autre de ce clivage, mais chacun aujourd’hui perçoit qu’il y a plus que du malaise dans la typologie» Ce problème n’est pas récent, puisque déjà en 1994 L. Dabène faisait état du caractère approximatif des notions de langue maternelle, langue seconde et langue étrangère, mais la didactique des langues semble aujourd’hui ressentir l’urgence de mettre de l’ordre et de la précision dans des notions à ce jour peu pertinentes pour rendre compte de la diversité des contextes existant, majoritairement plurilingues, et dont la situation algérienne est une bonne illustration. 43 A. Poulet, Le français en Algérie: quel rôle didactique dans l’apprentissage d’une nouvelle langue? Le rôle didactique du français dans l’apprentissage d’une autre langue en contexte scolaire algérien En vue d’interroger le rôle du français dans l’apprentissage d’une autre langue, essentiellement anglaise mais aussi allemande ou espagnole, des enquêtes ont été menées par les équipes en charge du programme dans des classes de collège (8ème année de scolarité, cycle moyen) et lycée (3ème année du secondaire) publics. Les observations et conclusions de l’étude portent principalement sur les zones urbaines et semi-urbaines du Centrenord de l’Algérie. L’objectif principal était d’observer les pratiques de classe, de manière à comprendre les diverses fonctions pédagogiques remplies par les langues en présence dans la société algérienne, et de ce fait d’analyser les pratiques linguistiques sociales et les représentations des enseignants et apprenants des langues utilisées. La méthodologie a consisté, outre l’observation participante, en enquêtes directives (questionnaires) construites sur la base d’enquêtes préliminaires et d’entretiens semidirectifs avec des enseignantes et apprenants. Des documents officiels administratifs et pédagogiques sur l’enseignement des langues en Algérie ont également fait partie du corpus. Il est malheureusement difficile de traiter ici dans le détail ces enquêtes, tant elles ont été vastes et les données conséquentes, mais je tâcherai d’en dégager une synthèse, à même, je l’espère, de rendre compte de l’intérêt des résultats obtenus. Le détail des enquêtes reste toutefois consultable puisque paru dans l’ouvrage. Les rôles didactiques du français Lors des observations dans les collèges et lycées publics, les enquêteurs ont pu constater la présence du français dans la classe d’anglais, allemand ou espagnol (désormais L3, puisqu’il nous faut choisir une terminologie), tant lorsque les échanges sont engagés par les enseignantes que par les apprenants. Quand ces derniers sont le fait des enseignantes, l’emploi du français revêt des fonctions diverses, par exemple celle de réguler les activités, comme en témoigne l’extrait suivant issu d’un cours d’anglais: Extrait 1: Professeur (P1): il y a des absents/ Elèves (E1): oui madame P1: who is absent/ E1: Zaidi E2: madame/ j’efface le tableau/ P1: on attend votre camarade qui est parti chercher la brosse\ La question est reformulée en anglais mais à d’autres occasions des échanges entièrement engagés en français par l’enseignante ont pu être constatés. Sur l’ensemble des observations, il apparaît que le français sert 44 A. Poulet, Le français en Algérie: quel rôle didactique dans l’apprentissage d’une nouvelle langue? de médiateur pour faciliter la compréhension, déclencher les échanges avec les élèves, expliquer un point de grammaire difficile, réguler une activité, traduire, organiser un devoir, expliquer l’abstrait ou encore gagner du temps. Un second extrait, dans lequel une enseignante (P2) explique l’énoncé d’un exercice de production écrite, nous montre également que lorsque l’enseignante engage une conversation en anglais, les apprenants n’en répondent parfois pas moins en français: Extrait 2: P2: you enter in the restaurant what do you do/ E1, E2, E3...: on va s’asseoir P2: you sit in the table\he serves you the dishes E1, E2, E3...: les déchets (rires) P2: the plates what do you find in the menu/ E2: frites omelettes E1: la salade madame P2: you don’t understand my question I repeat what do you find in the menu/ (en utilisant les mimiques cette fois avec les mains) E3: speciality salades plates drinks P2: that’s all/ E1: madame les prix/ P2: yes the price you finish what do you do/ E4: On appelle le serveur P2: you ask the waiter E4: on demande l’addition Si les apprenants sont à même de comprendre les questions de l’enseignante, ils ne semblent pas encore disposer des ressources linguistiques suffisantes pour lui répondre dans la langue cible. Notons toutefois que les apprenants recourent aussi au français dans les classes de terminale, bien qu’ils possèdent alors une meilleure maîtrise de la langue cible, ce qui laisse entendre que le facteur «ressources» n’est pas le seul en jeu dans l’usage du français en contexte d’apprentissage d’une L3. Il a pu être observé d’autre part que les interventions engagées des apprenants envers leurs enseignants sont généralement faites en français, l’usage de l’arabe restant à cet effet marginal. En témoigne l’extrait suivant, qui rend compte d’échanges menés à l’occasion de la correction d’un devoir: Extrait 3: E3: on explique madame/ P6: on n’explique pas we don’t explain E6: madame/ je n’ai pas compris P6: quoi/ E6: the question P6: les trois facteurs qui influencent l’arrêt de l’eau the three factors that influence how much water every country on ne recopie pas le texte la question est claire il fallait mettre des tirets\ 45 A. Poulet, Le français en Algérie: quel rôle didactique dans l’apprentissage d’une nouvelle langue? Le français sert manifestement de langue médiatrice dans l’appropriation de l’anglais et constitue en cela une langue source pour les apprenants. Les réponses aux enquêtes laissent entendre que le recours privilégié au français au détriment de l’arabe serait dû à sa proximité linguistique avec l’anglais, langue dont est bien plus éloigné l’arabe, et à son bon degré de maîtrise par les apprenants. Il s’agit là d’un point qui, me semble-t-il, mériterait d’être creusé. En effet, Mariana Bono (2006), dans le cadre d’une recherche menée sur l’impact des langues déjà apprises dans l’apprentissage d’une nouvelle langue fait apparaître que la proximité des langues ne serait peut-être pas toujours la raison première dans le choix des langues sources. Elle se base sur une enquête effectuée auprès d’un public universitaire de l’Ecole polytechnique et l’Université de Technologie de Compiègne suivant des cours d’espagnol (L3) dans le cadre de leur formation. La plupart des étudiants ont pour langue première le français (L1), tous ont appris l’anglais (L2), et certains parlent aussi l’allemand et/ou d’autres langues. Dans cette configuration, la distance L2-L3 (anglais/ allemand et espagnol) est plus notable que la distance L1-L3 (françaisespagnol) si bien que l’on pourrait a priori supposer que le français est le plus à même de remplir le rôle de langue médiatrice dans l’apprentissage de la L3. Les données recueillies nuançant pourtant cette «évidence», M. Bono évoque l’existence d’un facteur L2 «défini comme la tendance à privilégier le passage par une langue autre que la L1», en l’occurrence la L2, et rappelle les arguments les plus souvent mobilisés pour évoquer ce phénomène: une même modalité d’acquisition, souvent en milieu scolaire, et l’attribution d’un même statut, en l’occurrence celui de «langues étrangères». Elle émet l’hypothèse que «dans l’acquisition plurilingue, ce facteur [pourrait] l’emporter sur le facteur typologique et sur d’autres critères comme le niveau de maîtrise ou le degré d’actualité (entendu par l’auteur comme dépendant de son ordre d’acquisition ou sa fréquence d’usage) d’une langue». L’utilisation d’une autre langue que la L1 comme support d’apprentissage d’une L3 est attestée, mais le débat reste ouvert sur ce qui motive les apprenants et/ou les enseignants à utiliser la L2 dans l’apprentissage de la L3. D’ailleurs, le cas évoqué par M. Bono serait très difficilement transposable au cas algérien qui nous occupe ici, puisque, comme je le faisais remarquer, le statut de facto accordé au français en Algérie est flou, si bien que l’on ne peut assurer, et on peut même fortement en douter, que les apprenants et enseignants algériens considèrent avoir acquis le français et l’anglais/allemand ou espagnol sous les mêmes modalités, et qu’ils leur accordent le même statut. Ce que l’on peut seulement avancer aujourd’hui c’est qu’il serait réducteur de ne considérer que l’importance des langues premières dans l’apprentissage 46 A. Poulet, Le français en Algérie: quel rôle didactique dans l’apprentissage d’une nouvelle langue? d’une nouvelle langue et de ne pas voir dans les autres langues préalablement acquises de précieux supports pédagogiques. Si le français est indéniablement langue de médiation dans la classe lors des interactions apprenant(s)-enseignant ou enseignant-apprenant(s), les interactions entre apprenants ont le plus souvent lieu en arabe algérien, plus rarement en français et pour ainsi dire jamais en anglais. Dans l’extrait suivant, E1 se plaint en arabe algérien à E2 de n’être pas interrogé, langue dans laquelle s’exprime à son tour E2 pour demander à E1 une explication des propos de l’enseignante. Quand l’enseignante donne la parole à E2, E1 lui traduit discrètement, toujours en arabe algérien, la question. La classe de langue, bien qu’ayant un écosystème spécifique de part sa nature même de milieu d’acquisition des langues (voir Pallotti 2002 pour une définition plus précise de la classe de langue), loin d’être un îlot isolé, est bien le reflet des pratiques plurilingues de la société algérienne. Extrait 4: E1: txzεr fija u matquliʃ elle me regarde mais elle ne m’interroge pas. E2: waʃnu? quoi? E1: sinon, nqulu pommes de terre on dit P2: correct the last. E2: quoi? E1: libaʕdha la suivante Les pratiques linguistiques du français dans et hors de la classe Lors des enquêtes, les apprenants ont également été interrogés sur leurs pratiques linguistiques en dehors de la classe. Il en est ressorti que le français fait effectivement partie du paysage linguistique des apprenants à l’extérieur du cadre scolaire et qu’il est toujours associé à l’arabe dialectal ou classique, ou au berbère; 20,80% déclarent même avoir le français comme langue maternelle (nous sommes dans l’agglomération d’Alger, zone urbaine, mais rappelons que dans les zones rurales, la situation du français est plus fragile). En revanche, il est peu parlé dans les quartiers, et surtout peu déclaré par les garçons, en raison notamment des représentations dévalorisantes (moqueries, jugements, image de «snobisme» et de «féminité» du français) qui lui seraient associées. Quand il est parlé en famille, il l’est moins avec la mère qu’avec le père, probablement du fait de la formation et/ou de la profession de ce dernier. 47 A. Poulet, Le français en Algérie: quel rôle didactique dans l’apprentissage d’une nouvelle langue? Ce que font remarquer les chercheurs en charge de cette étude, ce n’est pas tant le plurilinguisme de la société algérienne ni la place qu’y occupe le français, faits avérés de longue date déjà, mais plutôt sa présence indéniable dans une école dite «arabisée» et où les instructions officielles plaident plutôt en faveur d’une méthode directe dans l’enseignement des langues. Ils évoquent de ce fait la nécessité de redéfinir le rôle didactique du français en contexte algérien: «Il apparaît donc plus judicieux de le [le plurilinguisme] prendre en compte de façon raisonnée, d’en faire un levier efficace, de le didactiser, plutôt que de l’ignorer» (p. 171). Vers une conception plurilingue et pluriculturelle de l’enseignementapprentissage des langues-cultures. La conception d’enseignement des langues s’appuie encore aujourd’hui, même si des remises en cause émergent, sur un modèle monolingue. On enseigne les langues isolément les unes des autres, avec pour visée une maîtrise des langues s’approchant de celles des locuteurs natifs. On enseigne les langues comme si à chaque nouvel apprentissage les apprenants étaient vierges de toute compétence linguistique, communicative ou culturelle. Or, si l’on a généralement peu conscience de nos acquis antérieurs, parce que non conscientisés, ceux-ci seraient présents, de manière variable certes selon les individus et leur parcours de contacts aux langues, mais présents. C’est à partir de ce postulat que les didacticiens évoquent depuis quelques années l’importance de la prise en compte d’une compétence plurilingue et de l’élaboration d’une didactique du plurilinguisme. L’on part du principe que dans l’apprentissage d’une nouvelle langue, et d’une nouvelle culture, interviennent des compétences transversales, que les compétences préalablement acquises dans l’apprentissage d’autres langues-cultures, en milieu guidé ou non guidé, sont transférables au nouvel apprentissage et qu’il existerait de ce fait une compétence plurilingue et pluriculturelle que Coste, Moore et Zarate (1997: 12) définissent ainsi: «On désignera par compétence plurilingue et pluriculturelle, la compétence à communiquer langagièrement et à interagir culturellement possédée par un acteur qui maîtrise, à des degrés divers, plusieurs langues, et a, à des degrés divers, l’expérience de plusieurs cultures, tout en étant à même de gérer l’ensemble de ce capital langagier et culturel. L’option majeure est de considérer qu’il n’y a pas là superposition ou juxtaposition de compétences toujours distinctes, mais bien existence d’une compétence plurielle, complexe, voire composite et hétérogène, qui inclut des compétences singulières, voire partielles, mais qui est une en tant que répertoire disponible pour l’acteur social concerné». 48 A. Poulet, Le français en Algérie: quel rôle didactique dans l’apprentissage d’une nouvelle langue? Ce que chacun a à sa disposition n’est pas une addition de langues également maîtrisées, mais un répertoire linguistique dans lequel les compétences sont partielles et variables d’un individu à l’autre. Ce répertoire linguistique forme un tout complexe à même d’être exploité par l’individu dans l’apprentissage d’une nouvelle langue, transférable à condition d’avoir conscience des compétences transversales à l’apprentissage des langues. Cela n’est pas sans conséquences sur le plan pédagogique et didactique et l’on voit émerger des propositions didactiques tenant compte de cet aspect. G. Lüdi (2000) par exemple considère que l’école doit contribuer à la construction de répertoires pluriels chez les élèves et que pour ce faire il faudrait décloisonner les langues, mettre en réseau les compétences linguistiques des apprenants et que cela pourrait commencer par une étape d’«éveil aux langues», de sensibilisation à la diversité des langues. On pointe aujourd’hui l’importance de reconsidérer la place de l’alternance, de favoriser le contact entre les langues indépendamment de leur statut et de leurs usages, d’inculquer des savoirfaire, etc. Cependant, comme le rappelle à juste titre D. Moore (2007), il est d’abord primordial de travailler sur les représentations pour pouvoir dépasser la conception monolingue de l’apprentissage. Cette réflexion est partagée par les chercheurs en charge du programme algérien qui rappellent également la nécessité de former les enseignants à cette nouvelle conception de l’apprentissage (p. 174): «Des propositions didactiques et des outils pédagogiques concrets existent (…). L’essentiel reste de les exploiter pleinement, ce qui ne va pas sans une formation adaptée des enseignants et une large communication vers les parents d’élèves et la société en général sur la pertinence de cette nouvelle éducation à la pluralité». Ils insistent également sur le fait que la mise en place d’une compétence plurilingue ne saurait se faire sans la mise en place d’une compétence pluriculturelle. L’idée majeure de l’«approche culturelle» est de permettre la compréhension entre individus de communautés culturellement différentes et qui donc, bien que communiquant parfois dans une langue commune, sont porteurs de différents schèmes interprétatifs. L’approche interculturelle relève pour les auteurs d’ «une éthique personnelle» et «déontologie professionnelle» qui intègrent l’altérité et la différence comme objet d’apprentissage et comme moyen de relation pédagogique. Les propositions faites par ces mêmes auteurs pour la mise en place d’une didactique du plurilinguisme intègre cette dimension: «Il semble indispensable de s’intéresser aux langues de “départ” et aux compétences plurilingues pré-acquises des apprenants dans leur contexte familial et social. Celles-ci peuvent et doivent jouer un rôle essentiel et incontournable dans l’appropriation d’une autre langue, c’est-à-dire dans l’extension multidimensionnelle de leur répertoire 49 A. Poulet, Le français en Algérie: quel rôle didactique dans l’apprentissage d’une nouvelle langue? linguistique. Par ailleurs, un des principes fondamental à retenir pour une didactique du plurilinguisme est de doter les apprenants des moyens leur permettant “la communication interculturelle” (…). Il faut développer la conscience et la réflexion des élèves quant à la diversité et à la rencontre des langues et des cultures. Il est nécessaire de proposer des activités, des observations menées non seulement en direction de la langue maternelle des élèves, des différentes langues maternelles lorsque l’univers scolaire se présente comme linguistiquement hétérogène, mais également en direction des autres langues présentes à des degrés divers dans l’environnement des élèves» (p. 172). La vaste enquête menée en terrain algérien a pu montrer l’usage effectif d’une «langue tierce», en l’occurrence le français, dans l’apprentissage d’une nouvelle langue étrangère en milieu scolaire et la nécessité de prendre en compte une réalité plus complexe et plus riche, reflet des individus et des sociétés, majoritairement plurilingues. Reste bien entendu à penser les modalités de mise en œuvre d’une didactique des langues basée sur une conception plurilingue de l’enseignement/apprentissage et qui tiendrait compte de la spécificité des contextes. Reste également, et cela constitue la condition sine qua non de l’élaboration d’une didactique du plurilinguisme, à mener un large travail sur les représentations individuelles et sociales de l’enseignement-apprentissage des langues, de sorte à dépasser l’idée socialement répandue qu’apprendre des langues serait juxtaposer des monolinguismes. L’enquête, au regard des contradictions relevées entre les statuts de jure et de facto des langues en Algérie, a également démontré une fois de plus l’inadéquation de la terminologie d’usage (langue maternelle, première, étrangère, etc.) pour rendre compte de la complexité et diversité des situations linguistiques. Une didactique du plurilinguisme ne saurait se constituer sur le socle d’une conception monolingue de l’apprentissage et devra de ce fait repenser les concepts et notions sur lesquels s’est bâtie la didactique des langues étrangères. A ce propos, je terminerai en citant M. Rispail (2003: 263) qui, évoquant l’élaboration d’une «didactique des contacts de langues» affirme très justement: «On imagine de douloureux changements de paradigme en perspective. Mais c’est à ce prix que pourra se construire une didactique de la cohabitation des langues». 50 A. Poulet, Le français en Algérie: quel rôle didactique dans l’apprentissage d’une nouvelle langue? Note (1) voir par exemple l’article d’A. Benguigui-Mejia, «Utiliser le français en classe d'anglais?», Education et Sociétés Plurilingues n° 9 (décembre 2000). Bibliographie ASSELAH-RAHAL, S. & P. BLANCHET (dir.). 2007. 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