Chez nous, même le passé est imprévisible

Transcription

Chez nous, même le passé est imprévisible
Christine MESSIANT, Lusotopie 1998, p. 157-197
« Chez nous,
même le passé est imprévisible »
L’expérience d’une recherche sur le nationalisme
angolais, et particulièrement le MPLA :
sources, critique, besoins actuels
de la recherche*
C
ette intervention était prévue plus pour un atelier réunissant des
chercheurs ayant travaillé sur l’histoire du nationalisme que comme
une conférence : il ne me semble pas en effet encore temps de faire,
sur cette question, des conférences, avec ce que celles-ci impliquent
de discours péremptoire de vérité ; de plus, les considérations
méthodologiques que je ferai sur les sources et leur interprétation seront
quelque chose de très élémentaire, mais là encore il me semble que, sur ce
sujet contemporain et sensible, ce sont précisément ces règles basiques dans
le traitement des sources qui font le plus défaut, alors qu’elles sont
indispensables à l’élaboration d’une histoire qui soit, avec les connaissances
que nous avons ou pouvons acquérir aujourd’hui et à l’aide des instruments
de la critique historique, «suffisamment juste». Aussi vais-je traiter la
question des sources de l’histoire du MPLA (Mouvement populaire de
libération d’Angola) – la seule des organisations nationalistes que j’ai
étudiée assez pour en parler – comme s’il s’agissait de n’importe quel autre
objet historique, plus loin de nous dans le temps et dans sa charge
émotionnelle. Et je vous prie d’entendre cette intervention dans le même
esprit, bien que, je le sais, cela soit difficile.
*
*
Note de la rédaction : ce texte reprend une conférence faite en août 1997 à Luanda dans son
intégralité, c’est-à-dire avec les parties qui n’ont pu être développées oralement en raison
du manque de temps. La publication en langue portugaise est en cours à Luanda et nous
remercions les organisateurs de l’autorisation de publication en langue française. Afin de
rendre possible la publication dans les Actes du colloque de Luanda, divers passages et
détails, ainsi que des références aux sources primaires non spécifiquement utilisées dans la
contribution, ont été supprimés par l’auteur et non réintégrés dans cette version française.
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Christine Messiant
Il y avait deux manières possibles de présenter ce travail, soit en suivant
l’expérience de la recherche, en partant des sources elles-mêmes et des
problèmes rencontrés dans leur interprétation, soit en commençant «par la
fin», c’est-à-dire par ce que la confrontation de très nombreuses sources,
pendant de nombreuses années, m’a amenée à constater puis à construire a
posteriori comme étant le contexte et les modes selon lesquels, à la fois
banalement et singulièrement, le MPLA a écrit son histoire. C’est ce
deuxième ordre que j’ai choisi, dans un souci de clarté, et même s’il peut
paraître abrupt dès lors que cette présentation intègre des données qui, bien
qu’elles soient déjà solidement acquises par la recherche, font encore l’objet
de fortes polémiques. C’est ce que je ferai, de façon évidemment beaucoup
trop schématique, dans une première partie. Il s’agit bien sûr d’une analyse
personnelle, mais je crois que même si l’on peut diverger sur certaines
interprétations, elle comporte, avec l’exposé des conditions et des biais
principaux de l’écriture de son histoire par le MPLA, des coordonnées
fondamentales pour comprendre les modalités et les sites particuliers de
cette reconstruction, sa perpétuation jusqu’à aujourd’hui, et les conditions
laborieuses et polémiques dans lesquelles commence à se faire la sortie de
cette période. Et ces coordonnées sont aussi importantes pour continuer le
travail indispensable de critique des sources, anciennes et nouvelles, écrites
et orales, pour en chercher et travailler d’autres, sur lesquelles fonder des
analyses moins provisoires, et pour définir ce que nous, en tant que
chercheurs, pouvons faire – toutes choses que j’aborderai dans les parties
suivantes.
L’histoire du MPLA par lui-même : pouvoir symbolique
et enjeux de l’histoire
Nous sommes aujourd’hui dans une période qui peut être importante
pour contribuer à une élaboration sereine et non plus éminemment politique
de l’histoire du nationalisme angolais, avec deux événements indépendants
l’un de l’autre mais qui, conjointement, peuvent permettre une avancée
qualitative de la recherche : la disponibilité d’une nouvelle source – avec
l’ouverture des archives de la PIDE (Police internationale et de défense de
l’État) –, et le nouveau contexte du passage de l’Angola au multipartisme et
de la réintégration dans le système politique des deux autres organisations
nationalistes «historiques»– FNLA (Front national de libération de l’Angola)
déjà, UNITA (Union pour l’indépendance totale en Angola) en cours –, qui
s’accompagne d’une certaine mesure de desserrement par rapport au
discours dominant dans divers domaines, et a déjà permis que, alors que les
remises en cause antérieures avaient été simplement étouffées par le silence,
le débat sur l’histoire du nationalisme vienne enfin sur la place publique.
Cela est d’autant plus nécessaire que l’histoire officielle du nationalisme
angolais est, plus fortement que ce n’est souvent le cas, une «histoire des
vainqueurs». Plus fortement seulement, car ce n’est pas une exception mais
plutôt la règle, pour les histoires officielles, c’est-à-dire, ici, l’histoire qu’un
État enseigne aux enfants dans les écoles, qu’elle soit exclusive ou non – ce
Une recherche sur le nationalisme angolais
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qui bien sûr fait une considérable différence –, même dans des régimes
démocratiques, et dans ce cas d’autant plus si la démocratie s’est fondée sur
une rupture (que ce soit la Révolution française, ou la guerre civile aux
États-Unis) et a ensuite vécu des ruptures. Mais cette tendance est
particulièrement forte en Angola en ce qui concerne l’histoire du
nationalisme, et a des conséquences d’autant plus profondes que :
– la réécriture et l’instrumentalisation de l’histoire du nationalisme, sa
falsification parfois, avaient été, dans le cadre de l’affrontement entre
plusieurs organisations nationalistes ayant mené en rivales-ennemies la
lutte armée, très précoces (de la part de toutes les organisations) et avaient
en outre porté sur des faits, sur les événements eux-mêmes, et pas
seulement sur leur interprétation ;
– cette partie de l’histoire touche au moment fondateur de la nation, à la
charge toujours hautement symbolique, qui fait partie du patrimoine
culturel d’une nation et de l’imaginaire quasi personnel de ses citoyens et
qui se prête particulièrement à une «mythologisation»1.
– or l’accès à l’indépendance n’a pas été en Angola comme souvent
ailleurs un moment de consensus voire de communion, mais de
confrontation militaire généralisée entre ces organisations, et il n’y a pas, de
ce fait, en Angola de mythe unanimiste de l’indépendance : alors que la
légende d’une France toute entière résistante, bien que mythique, servait
l’unité nationale, en Angola la version officielle de l’histoire du nationalisme
reflétait et servait la désunion nationale.
– le régime imposé par les vainqueurs, alors que les «ennemis vaincu»ne
disparaissaient pas ni n’étaient réinsérés, a été un régime dictatorial, dans
lequel la vérité du parti est devenue la vérité d’État, la version officielle de
l’histoire du nationalisme, la vérité historique intouchable. C’est bien sûr la
différence de nature – et donc de conséquences – entre les réécritures de
l’histoire par le MPLA et par le FNLA et l’UNITA : le statut d’histoire d’État
qu’a acquis la version officielle du MPLA.
Il faut revenir sur ces points : c’est seulement, en effet, dans leur
singularité et leur articulation telles qu’elles ressortent d’un travail sur les
sources, qu’ils peuvent servir à l’analyse critique de celles-ci.
Production de l’histoire et lutte politique
Les efforts du noyau angolais du MAC (Mouvement anticolonial)2 et de
la direction de l’UPA (Union des populations de l’Angola) pour gagner des
soutiens, angolais et extérieurs, décisifs dès lors qu’une lutte armée s’avère
1.
2.
Pour prendre un seul exemple, en France après 1945 a été construit un mythe de « la France
résistante » largement mis en cause par les historiens mais qu’il faudra des années pour «
faire passer » publiquement (quand en 1971 sort le film Le chagrin et la pitié qui montre que
« tous les Français » n’étaient pas résistants, les polémiques furent violentes).
C’est ainsi, avec leurs pairs des autres colonies portugaises africaines, et non dans une
organisation nationale, en un « Mouvement anticolonial » que s’organisent depuis 1957 en
Europe les étudiants angolais (cf. C. MESSIANT, 1961. L’Angola colonial, histoire et société. Les
prémisses du mouvement nationaliste. Paris, École des hautes études en sciences sociales, thèse
de doctorat de sociologie, 1983, vii-597-xxxiv p., multigr., p. 586).
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Christine Messiant
nécessaire, sont bien sûr aussi une lutte entre les deux groupes pour la
légitimité. Dans les circonstances nationales et internationales d’alors, celleci va notamment prendre la forme d’une lutte pour l’antériorité et pour
l’intériorité à l’Angola, au «peuple»3 – et pour cela comporter d’emblée plus
qu’un arrangement et une instrumentalisation, mais bien une réécriture de
l’histoire. Celle-ci se fait alors quasiment au jour le jour, in loco, et elle n’est
pas seulement l’œuvre du MPLA mais aussi de l’UPA4. Pour le MPLA
cependant, elle s’opère sous le coup d’une particulière nécessité et urgence,
étant donné l’inégalité des rapports de forces entre ce noyau et l’UPA à la
toute fin des années 1950 : dans l’esprit des dirigeants angolais du MAC,
c’est rien moins que leur survie politico-organisationnelle qui est en jeu, et
avec elle rien moins, à leurs yeux, que celle de la révolution et du peuple
angolais5. C’est dans ces circonstances d’extrême urgence que sont produites
les deux inverdades (contrevérités) initiales de l’histoire du nationalisme
angolais – celle sur la création du MPLA en décembre 1956 à Luanda, et
celle sur la responsabilité du MPLA dans les attaques aux prisons de février
1961 à Luanda –, celles qui seront aussi les plus lourdes, tant
symboliquement que pour la sclérose ultérieure de l’histoire6.
Si l’on fait un moment abstraction de l’avenir de ces contrevérités, on
peut noter qu’elles ne participent pas exactement de la même modalité de
réécriture de l’histoire. En janvier 1960 à Tunis, pour les dirigeants angolais
du MAC confrontés à une UPA qui peut se présenter comme organisation
nationale, l’urgence est à la fois de créer eux aussi tout de suite une
organisation nationale – qui sera le MPLA – et de la doter d’une histoire et
d’une implantation : l’impératif est de dire que ce mouvement existait déjà et
à l’intérieur de l’Angola –, au risque sinon de ne pas trouver les soutiens
extérieurs indispensables, face à l’UPA et aux pressions faites sur eux pour
qu’ils l’intègrent. Il y a bien là construction délibérée, fabrication,
falsification7 de l’histoire.
3.
4.
5.
6.
7.
C. MESSIANT, « Luanda 1945-1961 : colonisés, société coloniale et engagement nationaliste »,
in M. Cahen, ed., Bourgs et villes en Afrique lusophone, Paris, L’Harmattan, 1989 : 125-199, voir
aussi p. 176-189.
J. MARCUM, The Angolan Revolution. I. The Anatomy of an Explosion 1950-1962, Cambridge,
MIT Press, 1969 : 63 (et note 26) qui cite la même « fabrication d’ancienneté » de la part du
FNLA (avec d’ailleurs là aussi la « production » d’une date très précise, le 10 juillet 1954),
alors que Marcum, qui est indéniablement sur l’UPA-FNLA une source fiable, établit la date
de fondation de l’UPNA en juillet 1957 – tandis que le MPLA « reporte » à son tour le
PLUA, donné comme ancêtre direct du MPLA, en 1953.
Quoi qu’on en pense, cette conviction de légitimité est en tout cas un facteur important à
tenir en compte dans l’analyse. Sur ces légitimités opposées et la nature et la profondeur des
antagonismes, cf. C. MESSIANT, op. cit., 1983 : 580-595, et op. cit., 1989 : 176-189.
Pour ici s’en tenir au MPLA, d’autres dénaturations ont eu lieu, comme la tentative
d’« annexion » par ce mouvement de la révolte de la Baixa de Cassange (avec dans certaines
versions de l’histoire officielle un changement de date pour que cette révolte ne précède pas
le 4 Février), ou la thèse d’une extension de la révolte luandaise au nord-ouest, mais qui,
pour des raisons diverses trop longues à analyser ici ne sont pas devenues de tels abcès de
fixation.
Falsification : « action de falsifier » ; falsifier : « altérer volontairement dans le dessein de
tromper » (synonymes : dénaturer, fausser, travestir, maquiller, truquer). Mensonge : «
assertion sciemment contraire à la vérité faite dans l’intention de tromper » (synonyme :
contrevérité) ; mentir : « affirmer ce qu’on sait être faux » (définitions de ces mots en
français, selon le Petit Robert).
Une recherche sur le nationalisme angolais
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Pour le 4 Février, les choses se font différemment : il s’agit davantage, sur
le moment, d’un «coup»politique comme en font nombre de mouvements
politiques pour s’affirmer et se faire connaître : à l’écoute de la radio
annonçant l’attaque des prisons, décision est prise par le comité directeur du
MPLA à Conakry, qui ignore alors qui en sont les auteurs, de la saluer
d’abord comme émanant de groupes de nationalistes, puis de nationalistes
dont des militants du MPLA, puis très vite de la revendiquer au nom du
MPLA. Une appropriation est donc faite d’un événement largement
répercuté afin d’en profiter pour affirmer le parti, appropriation qui se
transformera et s’amplifiera, après le 15 Mars lancé à l’initiative de l’UPA,
pour devenir non plus une attaque aux prisons à laquelle aurait participé le
MPLA mais «le début de la lutte armée sous la direction du MPLA». Si elle
est différente dans son élaboration, cette deuxième contrevérité doit
évidemment elle aussi être renvoyée à la polarisation entre direction du
MPLA et UPA, et aux enjeux (légitimité, soutiens) de leur rivalité – et l’on
voit ici une donnée importante : la configuration du «champ nationaliste»,
facteur structurant de l’histoire réelle de chacune des organisations8, l’est
aussi d’emblée de leur discours sur l’histoire du nationalisme.
Cette écriture-réécriture du passé va continuer pendant ces toutes
premières années : l’histoire flotte encore quelque temps, modifiée en
fonction de l’évolution, au fil de la conjoncture, des mêmes intérêts cruciaux
de reconnaissance et de soutien. Pour ce qui concerne le MPLA, il s’agit
surtout des rectifications faites à sa «carte d’identité» par les modifications
de sa généalogie, avec les versions successives contradictoires, soulignant ou
au contraire occultant le rôle du Parti communiste angolais (et avec lui
l’influence ou l’orientation communiste du mouvement)9 – et révélatrices
d’une autre donnée importante : le poids de l’enjeu du soutien international,
qui n’affecte pas seulement ni d’abord l’historiographie, mais bien sûr la
politique et le discours politique eux-mêmes.
L’histoire de cette première période sera ensuite quasi fixée, et son
écriture prendra jusqu’à l’indépendance un cours plus «classique» et
« banal»de dénaturation, mythologisation, instrumentalisation, aboutissant
à la solidification d’une histoire officielle du nationalisme qui, comme
beaucoup d’histoires officielles, se construit en même temps comme :
– celle du MPLA «contre» les deux autres organisations, avec le recours
classique à une combinaison de procédés de suppression (du rôle de l’UPA
à Luanda par exemple) en même temps que de stigmatisation (comme
« laquais», «fantoches») ;
– celle du MPLA contre ses dissidents (dits «fractionnistes») successifs,
eux aussi ravalés à leur traîtrise finale (Viriato ou Chipenda «ralliés à
l’ennemi») voire à une traîtrise initiale, ou disqualifiés (comme bufos et
stipendiés, lâches, «petits-bourgeois», etc.) et au moins en partie éliminés de
l’histoire.
8.
9.
L’évolution de chacune ne se comprend pas hors de sa position dans ce champ nationaliste
(à deux puis à trois organisations).
Cf., pour la version affirmant le rôle du PCA, M. de ANDRADE, « Et les colonies de
Salazar ? », Démocratie nouvelle (Paris), XIV, 9, 1960, PCA en octobre 1955, PLUA début 1956,
MPLA en décembre 1956 (la date précise du 10 décembre apparaît plus tard seulement) ; et,
pour celle le faisant disparaître, 1962, Présence africaine, xlii, 3e trim. (où le PLUA est reporté
en 1953).
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Christine Messiant
– celle du MPLA «maintenu», «fidèle», une histoire dès lors expurgée des
aspects les moins présentables (les assassinats de José Miguel et Matias
Miguéis, puis ceux de commandants chipendistes par exemple ; mais aussi
l’épisode du FDLA, ou encore certaines assemblées de la Deuxième région,
etc.) et, pour ce qui concerne les rapports entre ces «fidèles», épurés de ses
aspects de crise et contradictions.
Après l’indépendance est ainsi retenue et figée une des diverses histoires
officielles du nationalisme et du parti qui avaient été élaborées dans le
passé, qui prolonge et aménage celle qui avait été constituée au long des
années de guérilla par la direction et des intellectuels à l’extérieur10. Après
quoi l’instrumentalisation de l’histoire a pu se poursuivre, sous des formes
classiques dans les régimes de parti unique, avec toujours une recherche de
légitimation et une certaine mesure de «compromis sur l’histoire»entre les
forces «restées fidèle». Ce qui me semble intéressant de noter pour ce
colloque étant que ces réajustements n’impliquent pas seulement une
nouvelle vision de l’histoire, mais aussi la «production»– au moins la mise
au public – de fragments d’histoire, de faits historiques jusque-là non
retenus, occultés. Pour ne prendre qu’un exemple, rien n’est dit à l’issue de
la Conférence inter-régionale des militants de septembre 1974 (le moment de
la grande alliance de «l’aile présidentialiste»de la guérilla avec la
clandestinité, contre les deux oppositions d’alors) sur les débats et attaques
auxquels a donné lieu la question de la nationalité. Rien n’est dit… jusqu’au
«fractionnisme»de 1977, qui amène non seulement une «nouvelle lecture »,
mais aussi la production de faits historiques jusque-là non dits, en
particulier – étant donné les trajectoires des «fractionnistes»– sur la
clandestinité et la Première région11.
Écriture de l’histoire et enjeux idéologiques
Une autre caractéristique de cette histoire officielle doit être prise en
considération – elle aussi importante, dans son articulation avec les autres,
pour comprendre tant ses effets dans l’histoire réelle que les difficultés à en
sortir. Cette version n’est pas simplement largement destinée à l’extérieur et
à la légitimation face aux autres organisations. Elle correspond à une réalité :
à une certaine vision du MPLA, à une sensibilité, voire une idéologie, qui est
en fait une conceptualisation particulière du nationalisme et du MPLA et
n’est pas le bien commun de toute l’organisation. Il serait évidemment
nécessaire de nuancer, mais c’est impossible ici ; je dirai donc seulement
qu’il s’agit d’une version de l’histoire qui privilégie, comme cela est net dans
son exposé de la généalogie du MPLA, ce qu’on peut appeler rapidement la
« filiation créole»: la lutte dans les associations d’assimilés et l’ancrage de la
contestation politique dans la contestation culturelle et littéraire ; une
version qui retient et souligne, en même temps que son insertion dans le
camp progressiste, le côté universaliste, laïque, moderniste de la lutte
10. Avec notamment le rôle du Centre d’études africaines d’Alger dans cette construction
historique.
11. Cf. le rapport du Bureau politique, qui établit la vérité officielle à propos du coup d’État.
Une recherche sur le nationalisme angolais
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une
version
épurée
de
toutes
les
nationaliste12 c’est-à-dire
«scories»brouillant cette image, que ce soit par exemple les pauzinhos, le
messianisme, mais aussi toute une part du côté religieux de la mobilisation13
– et on comprend pourquoi les intellectuels occidentaux qui sympathisent
avec la lutte du MPLA ont pu particulièrement bien «se reconnaître»dans
une telle version14.
Cette version de l’histoire n’a donc pas seulement un sens et une place
par rapport aux deux autres organisations. Elle doit être aussi rapportée à sa
place dans le MPLA lui-même et à ceux qui la portent : ceux qui, en Angola
ou en Europe, en contact avec certaines influences, selon des cadres sociaux,
culturels et politiques qui leur sont en grande mesure propres, ont cette
vision et ce discours particuliers. Ce sont eux qui conceptualisent la lutte, et
qui le font dans ces termes, eux qui dès le départ élaborent et disent
l’histoire – dont celle du nationalisme. On peut faire diverses analyses du
champ socioculturel des élites en Angola, des sensibilités internes au MPLA
et à ses cadres et des rapports entre celles-ci. Je ne veux pas entrer ici dans
cette question15 et cela n’est pas, je crois, en cause sur ce point, car on peut
qualifier cette version officielle en la lisant simplement, par son contenu, et
plus encore par la confrontation avec tout ce que la recherche nous montre
qu’elle ne dit pas de la réalité historique du mouvement nationaliste, qu’elle
infléchit, ou qu’elle interprète d’une manière singulière.
C’est un aspect supplémentaire à prendre en compte pour analyser le
type de construction du discours historique par le MPLA, et aussi pour
comprendre que sa déconstruction n’a pu se faire jusqu’ici. En effet, au-delà
de l’effacement «norma», en tout cas coutumier, tant des dissidents et
« renégats»que des contradictions et des crises, au-delà du relatif gommage
de l’histoire de la clandestinité (avec laquelle la direction extérieure n’avait
que des liens très ténus), il s’agit d’une version dans laquelle sont aussi
« historiquement effacés»ou dévalorisés certains faits, actes, groupes,
sensibilités, qui sont pourtant constitutifs du MPLA – et qui sont en outre
toujours «au pouvoir»16 – mais qui ont été et sont encore, dans le discours sur
l’histoire comme dans d’autres domaines mais non dans tous, des «fractions
12. Cf. d’ailleurs, en fonction de ce qu’il donne à voir, la qualification qu’en fait René PÉLISSIER
(La colonie du Minotaure. Nationalisme et révoltes en Angola 1926-1961, Orgeval, éd. Pélissier,
1978) comme un « nationalisme moderniste », les chercheurs de tendance progressiste
l’analysant eux comme « nationalisme radical ».
13. Ainsi (au milieu d’intérêts divergents : s’en revendiquer mais ne pas trop la valoriser – avec
sa longue absence dans la liste des fêtes nationales –) pour la large occultation des aspects
messianiques de la Baixa de Cassange, ou la disparition, parmi les terrains importants de
l’action des nationalistes, de la Missão evangélica, ou encore l’effacement de certaines
divisions sociales (assimilés-indigènes, baixa-musseque) et la place de l’élément racial dans
la mobilisation de certains groupes.
14. Cette sorte de « connivence culturelle » donnée me semble importante aussi pour rendre
compte du fait que beaucoup de chercheurs occidentaux n’ont pas remis en cause la version
officielle, au-delà même de leur réticence à le faire pour des raisons plus politiques, comme
« compagnons de route ».
15. On peut évidemment discuter l’analyse que j’en fais personnellement (in C. MESSIANT, op.
cit., 1983 et 1989).
16. J’emploierai ici l’expression « MPLA au pouvoir », bien qu’elle ne soit pas totalement
adéquate, pour me référer, aux différentes époques et jusqu’à aujourd’hui, à ce MPLA
« fidèle », qu’il soit « maintenu » ou « recomposé » (notamment dans « la grande famille »).
164
Christine Messiant
dominée». Pour des raisons trop complexes à aborder ici mais qui ont au
moins à voir avec la polarisation du nationalisme angolais en trois
organisations rivales, cette conceptualisation et cette vision du nationalisme
et du MPLA vont garder dans le Mouvement puis le Parti une place
hégémonique, en dépit de luttes de pouvoir et de légitimité au sein même
des forces qui ont formé ou rejoint le MPLA et malgré des changements de
rapports de forces internes ; ses porteurs, s’ils vont perdre d’autres positions
dans le parti, vont cependant y garder le monopole de la parole légitime
dans ce domaine, comme dans d’autres tenant à la culture, à l’identité
nationale par exemple. La question de l’histoire du nationalisme s’étant
ainsi trouvée étroitement mêlée à des rapports de forces et à des luttes de
légitimation d’un autre ordre, et l’histoire ayant été mobilisée fortement
dans la lutte pour l’hégémonie (face à l’extérieur et à l’intérieur du
mouvement-parti), ce monopole a eu des contre-effets non négligeables
aussi dans l’histoire réelle : la version officielle de l’histoire du nationalisme
a en effet pu être ressentie comme une négation de la leur, comme un droit
exorbitant de dire l’histoire que certains s’arrogeaient, non seulement par les
organisations « ennemies »17 mais aussi par ce que j’ai appelé les «fractions
dominées dans le discours sur l’histoire»; et ce sentiment d’arbitraire
devenait de ce fait mobilisable, même sous la chape du parti unique, dans
des oppositions sur d’autres domaines où ces courants se sentaient
également niés ou dominés (comme par exemple sur le problème de
l’identité, de la culture) et contribuait à leur maintien, à leur aiguisement et
à leur exacerbation.
Ce rôle plus précis de l’histoire officielle comme un instrument de
pouvoir symbolique a fait aussi que, dans le cas du MPLA, les marges pour
que s’opère au moins entre «ceux qui sont restés»(dans le parti) ce
« compromis sur l’histoire»qui finit le plus communément par s’opérer, ont
été particulièrement étroites. Et plus encore dès lors que la «question des
faits»– création du MPLA, paternité du 4 Février – n’est pas anodine, qu’elle
est intriquée au contraire à la lutte hégémonique : affirmer l’existence du
MPLA en Angola en 1956 et l’unification immédiate ou rapide en son sein
des autres groupes, c’est en effet nier parfois jusqu’à l’existence de ces
groupes, toujours leur importance politique, au profit d’une légitimité voire
d’une exclusivité de ce que j’appelle (cf. infra) le «noyau du MPLA»lié au
MAC en Europe ; affirmer que c’est le MPLA qui a initié la lutte armée le 4
février 1961 revient à abolir d’autres mobilisations nationalistes luandaises
hors du cadre de ce noyau, et à déformer l’orientation et la signification de
cet acte. Ainsi, problème supplémentaire pour le chercheur, la question de
l’établissement des événements même les plus factuels, du rétablissement de
leur simple vérité, est-elle ici étroitement intriquée à celle de leur
interprétation dominante, et de l’hégémonie politique au sein même du
MPLA, et pas seulement de la lutte entre les trois organisations
nationalistes.
17. Pour le FNLA, pour lequel la « dispute historique » est plus importante que pour l’UNITA,
cette appropriation de l’histoire est ressentie comme partie intégrante du mépris et de
l’arbitraire du parti-État, qui s’arroge abusivement « même ce droit-là ».
Une recherche sur le nationalisme angolais
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Pouvoir symbolique, parti unique et guerre civile
Les falsidades («fausseté») initiales symboliquement lourdes vont d’autant
moins pouvoir être levées, «rectifiée», après l’indépendance que le MPLA se
retrouve à la fois victorieux et vite à nouveau menacé. Cette victoire, acquise
au terme d’une confrontation militaire extrêmement violente, donne lieu à
une politique non de réconciliation mais d’exclusion, exacerbée par les
implications internationales : UNITA et FNLA vont alors être niés comme
mouvements nationalistes authentiques, exclus comme fantoches et comme
traîtres à la fois de cette nation naissante, du «peuple»et de l’histoire du
nationalisme. La persistance de ces ennemis et la reprise d’une guerre
massive vont même tendre – elles la permettent mais aussi l’« appellent»– à
une radicalisation de cette captation de l’histoire par le parti au pouvoir.
Avec l’instauration d’un régime dictatorial et l’inexistence d’un espace
public, la voie est à la fois tracée et libre pour la perpétuation des vieux
mensonges d’État et la création éventuelle de nouveaux : le discours
historique continue à tenir une place centrale dans le pouvoir symbolique
du MPLA et donc la défense du pouvoir d’État18, et il n’est pas question de
« donner des armes»à l’ennemi.
De plus, cette version, et notamment ses deux bornes initiales fausses
(MPLA 1956, 4 Février), va être très fortement officialisée, dans des fêtes,
des commémorations, toujours particulièrement importantes dans les
régimes révolutionnaires et plus encore dictatoriaux, et dans des manuels,
des textes, valant comme vérité historique, considérée comme acquise à
l’étranger et reproduite par les hommes politiques, les journalistes, analystes
divers, mais aussi nombre de chercheurs – on doit d’ailleurs souligner la
force particulière en Angola des relais internationaux de soutien aux
protagonistes armés nationaux, relais qui ont joué un rôle dans le domaine
de l’histoire aussi19. Et elle viendra aussi former la «connaissance»historique
irréfragable des jeunes générations angolaises, voire déformer la conscience
historique des participants (cf. infra).
Cette version sera d’autant plus et plus longtemps intouchable que des
limites étroites sont mises depuis l’indépendance à la diffusion mais aussi à
la menée d’une recherche indépendante, et même d’une recherche sous
l’égide ou «dans la ligne»du parti. La différence est flagrante avec, par
exemple, la politique du Frelimo (Front de libération du Mozambique) : elle
relève de facteurs d’ordres divers mais certainement de l’hégémonie
18. On peut voir un signe de cette intégration très étroite entre histoire et politique dans le fait
que ceux des cadres du FNLA qui seront au fil des années intégrés au MPLA devront faire
allégeance pas seulement au parti mais à l’histoire du nationalisme, sur laquelle aucun
« compromis » n’est fait.
19. L’UNITA n’a nullement manqué de moyens (alliés, lobbies) pour diffuser
internationalement, parallèlement au MPLA, une autre histoire, mais dans sa propagande,
la lutte sur l’histoire n’a pas été prioritaire. La version officielle du MPLA a pour sa part le
plus souvent été simplement relayée par les alliés et sympathisants internationaux, par
ignorance, ou sciemment mais pour « la cause » ou par facilité, mais elle l’a aussi parfois été
activement – cf. la « disparition », dans l’édition des Life histories publiées par des
sympathisants canadiens (D. BARNETT & R. HARVEY, The Revolution In Angola/MPLA, Life
Histories And Documents, Indianapolis – New York, Bobbs-Merrill, 1972), de celles qui
avaient été faites avec certains cadres chipendistes, par ailleurs éliminés.
166
Christine Messiant
incontestée du Frelimo dans la lutte pour l’indépendance et comme
«fundador da nação»20, mais elle doit être mise en relation aussi, me semblet-il, avec le contenu de la version-vision officielle du MPLA et avec son
statut de discours partiel, bien que se donnant comme général, par rapport à
la configuration interne de ce mouvement. Dans la situation angolaise, la
version officielle pouvait en effet d’autant moins être remise en cause au
sein même du MPLA que, d’une part, toute contestation risquait d’«affaiblir
le parti»face à un ennemi puissant, mais que, d’autre part, toute recherche
même purement historiographique ne pouvait que faire voler en éclat
certaines des pièces symboliques maîtresses de l’histoire officielle et que, de
plus, toute rectification historique reviendrait aussi à remettre en cause
divers équilibres internes au MPLA (histoire, idéologie, culture). D’où le fait
que cette histoire ne pouvait se maintenir que sclérosée, et, pour certaines
parties «inventées»21 ou «arrangées»et qui «devraient»pourtant (comme
pour la naissance du mouvement nationaliste et les premières actions
menées) être parmi les plus mémorables et vivantes, immobilisée et comme
morte.
Ainsi y a-t-il plusieurs éléments qui, joints, font peut-être la singularité
du cas angolais en matière de reconstruction historique, où interprétation
historique et «simple»historiographie sont difficilement dissociables, et avec
des dimensions, des connotations et des enjeux multiples : la persistance des
contestations de pouvoir et de légitimité issus de l’ancien champ
nationaliste, et donc des besoins maintenus et pressants de légitimation,
notamment à travers la mobilisation de l’histoire ; le fait que certaines
contrevérités initiales, portant sur des dates d’événements retenus comme
inauguraux de la lutte nationaliste, ne puissent être «aménagées», rectifiées
en douceur, mais seulement abolies, ce qui entraînerait une perte de
légitimité non envisageable pour le MPLA ; la place et le sens du discours
historique dans le MPLA lui-même, par rapport aux diverses sensibilités qui
le composent, «na realidade»(«dans la réalité»).
On comprend mieux ainsi l’avortement de toutes les tentatives passées,
même très contrôlées, du MPLA pour faire son histoire au-delà de cette
version officielle (que ce soit pour l’histoire des FAPLA (Forces armées
populaires de libération de l’Angola), ou pour celle du 4 Février avec la
réunion de ses participants, pourtant uniquement ceux du «camp»du
MPLA, qui n’ont ni l’une ni l’autre abouti) ; ou les avatars et retards de la
biographie de Neto, dont le premier volume n’est sorti qu’en 1990 ; et les
20. Parmi ces facteurs, on pourrait dire que le Frelimo s’est senti « assez fort » pour que des
recherches (au Centro de estudos africanos notamment) soient menées, sous son hégémonie
indiscutée mais menées quand même, et par des chercheurs, nationaux et étrangers, alors
qu’en Angola le rôle des coopérants intellectuels a peu été investi dans la recherche ellemême, et s’est de plus vite effacé au profit d’une part de « consultants internationaux »
travaillant avec tel ou tel ministère, de l’autre d’une École du parti promue École supérieure
du parti et se réservant le secteur des sciences sociales. Si bien que s’y est prolongée la
situation du temps des Portugais où la recherche en sciences sociales était l’affaire de
l’administration, les Angolais faisant réellement de la recherche dans le cadre de l’université
étant très peu nombreux (et travaillant dans des conditions très peu favorables), dispersés,
sans faculté ou même de centre de recherche, malgré des initiatives récurrentes en ce sens.
21. Je me réfère évidemment ici à The Invention of Tradition (E. HOBSBAWN & T. RANGER, eds.,
Cambridge, Cambridge University Press, 1983).
Une recherche sur le nationalisme angolais
167
réticences profondes dans le parti, malgré des débuts d’ouverture à la toute
fin des années 1980, à accepter que des hommages soient rendus à des
hommes considérés comme des «dissidents»ou marginalisés, comme Liceu
ou Viriato (hommages qui viendront de l’extérieur du parti), ou l’effort pour
les neutraliser (avec par exemple, tout récemment, la réduction de Mário de
Andrade à une figure intellectuelle lors de la parution de livres de lui) ; ou
encore les tentatives de récupération, comme avec le transfert des restes de
Mgr Manuel das Neves, mais qui ne s’accompagne d’aucun retour sur
l’histoire. D’où aussi le refus du parti en tant que tel de «céder»sur l’histoire,
en dépit de toute évidence, même quand cela semble urgent, comme le
montre le premier numéro d’O «Eme»en décembre 1996, qui contient à la
fois un entretien avec Lopo do Nascimento (secrétaire général du parti) qui
prend de nettes distances avec la version officielle et un éditorial qui lui ne
dévie pas d’un pouce de l’histoire officielle la plus sclérosée du mouvement
et du parti. Ces diverses manières de faire et … de «réponses»à une pression
qui monte renvoient toutes à l’impossibilité d’ouverture réelle du débat
historique par le parti lui-même.
«Tout le monde sait…»
On voit ici, à propos de l’histoire du nationalisme, une des
manifestations de cette dualité assez particulière à la «société du MPLA» et
qui fleurit aussi dans d’autres domaines – entre le discours politique officiel
et la politique réelle, l’économie centralisée et l’informelle –, avec la
coexistence de cette vérité historique officielle et, très tôt en privé, puis en
semi-public, de son contraire (ce qu’on se dit à demi-mots, officieusement).
Là, sous le discours historique verrouillé, «tout le monde sait» qu’il n’y avait
pas de MPLA à l’intérieur en 1956 et pendant longtemps encore, tout le
monde sait que des attaques le 4 Février sont faites au cri de «Viva UPA»et
«est au courant»des pauzinhos, «tout le monde sait»aussi que l’histoire de
Ngangula «foi mal contada»(«a été mal racontée») que Matias Miguéis et
José Miguel ont été assassinés, comme l’ont été plusieurs des commandants
chipendistes, ou encore que X, membre du comité central, était un bufo de la
PIDE, etc. Ces choses que vous vous dîtes entre vous au point de me les dire
parfois à moi et à d’autres chercheurs (et bien d’autres choses encore), sontelles cependant «sues»par «tout le monde»? Pour la plupart d’entre elles,
«tout le monde»ne les «sait»pas, mais les accepte seulement, car seuls
certains en ont une connaissance personnelle – les autres les ont entendu
dire, et veulent les croire, comme d’autres en revanche veulent croire la
version officielle – ; et pour d’autres de ces choses que «tout le monde sait»,
elles ne sont précisément pas murmurées par «tout le monde»mais par
certains seulement, acteurs ou non – et il n’est pas facile pour le chercheur
de démêler ce qui, dans ces données transmises comme étant, elles, «vraies»,
constitue bien des fragments d’histoires ou plutôt des bribes d’un discours
historique concurrent. De toute façon, d’une part ces possibles éléments
d’une autre « vérité historique»n’ont pas «droit de cité», et de l’autre leur
coexistence avec le discours officiel sur l’histoire ne saurait tenir lieu de
progrès dans la construction d’une histoire, d’«approximation»de la vérité
historique22.
22. Pas plus que les critiques officieuses généralisées du « régime », même en son sein voire à
son sommet, ne sont le signe d’un progrès, d’une approximation, de la démocratie, ou pas
168
Christine Messiant
En outre, sauf exceptions et sinon pour ces discours à mi-voix, ce sont
« des ennemis»qui disent publiquement que la version officielle dénature
l’histoire réelle, «ennemis»soit parce qu’ils le sont «politiquement», soit en
ce que précisément, ils sont des voix discordantes, ce qui suffit à les situer
dans l’«autre camp»et à les disqualifier. Pourtant dans la mesure où
l’existence d’une vérité du parti-État crée pour les fidèles ce qu’on peut
appeler une «structure de mensonge», qu’elle exerce sur eux une pression à
s’y conformer, les discours officieux, et ceux des dissidents, deviennent bien
un recours important pour le chercheur. Le fait que l’histoire du MPLA est
aussi l’histoire de ce qu’il a exclu, marginalisé, de ceux qui s’en sont, à un
moment ou à un autre, «retirés»23, fournit évidemment des sources
précieuses dans un tel contexte. Non que les marginalisés, les «ennemis»,
« passés à l’ennemi» disent toujours la vérité, évidemment, mais ils sont
sinon les seuls (cf. infra), du moins ceux qui dans une telle structure peuvent
plus librement vouloir dire des choses tues et contredire des «vérités» :
quelle que puisse être éventuellement leur «amertume », voire leur
« revanchisme »– que les défenseurs de l’histoire officielle dénoncent
toujours pour les discréditer –, cela n’invalide pas cet avantage spécifique de
leur parole – même si bien sûr, celle-ci ne saurait être prise du simple fait de
leur position pour argent comptant et doit être soumise, comme toutes les
autres, à la critique (cf. infra).
Sortir du temps de l’histoire politisée
Il n’en reste pas moins que l’existence d’une vérité officielle et l’ensemble
des raisons que j’ai exposées dans cette partie confrontent le chercheur à des
difficultés particulières pour reconstituer l’histoire «vraie»de la naissance du
nationalisme angolais et de son développement, et pour l’exposer. La forte
mobilisation de l’histoire dans les luttes de pouvoir, la longue sclérose qui
s’est installée, font qu’il serait à la fois plus nécessaire (par rapport à des
situations nationales pacifiées et à des manipulations historiques allant dans
un sens unanimiste) de sortir de ce temps de l’histoire politisée, et qu’il est
plus difficile de le faire. Cela explique en partie la façon dont se fait
laborieusement, et de manière très polémique, aujourd’hui, la sortie de ce
temps. Il est pour le MPLA quasiment inenvisageable de saper ce qui s’est
construit comme une base de sa légitimité, et pèsent en outre dans le débat
plus que, pour en rester à l’histoire, sur un événement traumatique ultérieur, le coup d’État
de 1977 et sa répression, la coexistence d’un côté du silence officiel sur l’ampleur de la
répression et de l’autre de l’affirmation récuremment faite jusqu’à aujourd’hui des «
30 000 morts » qu’aurait faits celle-ci, chiffre a priori exorbitant ne constitue une avancée
mais bien plutôt la trace d’un blocage, et une impasse dans la recherche de la vérité
historique (la même abolition de toute mesure – et possibilité – de vérité historique vaut
bien sûr pour le silence du gouvernement et les chiffres considérables avancés par l’UNITA
quant aux morts lors de la Toussaint 1992).
23. Cette « perte » est d’ailleurs dans le cas du MPLA d’une grande ampleur, même si là aussi
ce n’est pas, dans les mouvements de libération et partis uniques, un phénomène
exceptionnel, et son ampleur, ses « moments », ses composantes doivent faire partie de
l’analyse du MPLA.
Une recherche sur le nationalisme angolais
169
sur l’histoire d’autres questions importantes dans la configuration angolaise
actuelle dans et hors MPLA, des questions qui ne concernent pas seulement
l’idéologie politique, ou la politique partisane, mais qui touchent
notamment à la culture et à l’identité, qui ont pris aujourd’hui une
dimension politique particulière.
D’une certaine manière, le «cas»de l’histoire du MPLA (et plus
généralement du nationalisme) est à la fois quelque peu exceptionnel et
assez banal.
Exceptionnel parce qu’il est rare que la contrevérité soit si
«lourde»symboliquement et que pour la fondation du MPLA, une date et un
lieu aient été affirmés par l’histoire officielle qui soit si éloignée de la vérité
des faits, que, pour le 4 Février, sa «captation»au profit exclusif du MPLA
soit si radicale alors que celui-ci n’y a pas même participé en tant que tel.
Mais il est aussi à d’autres égards banal, parce qu’il est toujours difficile
(et pas toujours aussi important pour l’analyse historique que ce n’est le cas
ici) de dater précisément les balbutiements de ce qui deviendra un
mouvement historique, et parce que des «falsifications»du type de celles
concernant la date et le lieu de fondation de mouvements politiques sont en
fait très courantes, même s’ils peuvent avoir eu moins d’avenir et d’effets
symboliques et politiques.
Enfin, du fait qu’il met en évidence plus crûment que ce n’est souvent le
cas les dénaturations qui ont eu lieu, et oblige à analyser les enjeux qui les
ont amenées, les facteurs et processus de leur production, ceux de leur
perpétuation – des processus qui sont toujours en jeu dans n’importe quelle
construction de l’histoire –, ce «cas»peut être exemplaire pour le travail du
chercheur car il l’incite à interroger et critiquer aussi attentivement des
« faits », des «textes»ou des témoignages plus «ordinaires»et apparemment
plus exempts de manipulations.Il constitue un appel à la vigilance et à la
rigueur – ceci, c’est clair, vaut pour l’histoire de tous les mouvements
nationalistes angolais24.
La construction de l’histoire du nationalisme et du MPLA :
sources et problèmes
Tel est en gros le cadre dans lequel on entre – sans d’abord bien le
savoir – quand on entreprend une recherche sur le MPLA. Et cela quel que
soit l’angle de recherche : même s’il n’est pas du tout centré sur
l’historiographie et les faits mais, sur une perspective sociologique, la
compréhension des dynamiques politiques et de leur articulation aux
processus sociaux, étant donné l’intrication étroite entre historiographie et
construction de l’histoire, il n’y a pas d’élaboration décemment scientifique
24. Il va de soi que ce travail de recherche historique doit être fait aussi pour les deux autres
organisations, notamment pour l’UNITA, plus fermée à la recherche indépendante et dont
l’histoire officielle est plus verrouillée encore que celle du MPLA (comme le montrent déjà
de premiers entretiens menés à partir de 1992 avec des cadres de ce parti, qui font
apparaître une histoire beaucoup plus compliquée bien sûr, mais aussi des trajectoires
nationalistes plus semblables, qu’on ne pouvait le supposer). Et ce travail doit aussi être fait
pour toutes les initiatives, groupes, mouvements, qui n’ont trouvé place à aucun moment
dans l’une des trois organisations – ce qui sera encore plus difficile.
170
Christine Messiant
qui puisse ici se passer d’un travail d’établissement de la vérité et de la
succession des faits.
Or avant même l’ouverture des archives de la PIDE, des sources
existaient, outre bien sûr les ouvrages publiés et plus particulièrement ceux
de Pélissier et de Marcum (cités supra), qui permettaient d’avancer dans la
recherche. J’aborderai ici la question de leur interprétation en suivant
l’itinéraire de la recherche25 et en prenant des exemples qui ne portent pas
seulement, mais surtout, sur la période jusqu’à 1961 – parce que c’est sur
elle que portent la plupart des polémiques actuelles et que beaucoup ont dû
lire le livre de Carlos Pacheco sur la naissance du MPLA (cf. infra), que c’est
une de celles sur laquelle j’ai particulièrement travaillé, et parce que les
problèmes qu’on y rencontre quant au traitement des sources sont valables
pour l’ensemble de l’histoire du MPLA ou du nationalisme, même si la
nature et l’abondance de celles-ci ne sont pas les mêmes pour les différents
lieux et temps.
Des sources écrites disponibles mais insuffisantes
Certains documents écrits de l’époque de la lutte nationaliste,
publications périodiques ou documents occasionnels, tracts, rapports,
analyses, etc., étaient d’un accès quasi public26. La production analytique du
MPLA y apparaît, sauf exception, relativement pauvre comparée à celle du
PAIGC (Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert) –
ou plus précisément d’Amílcar Cabral –, contrastant avec l’abondance
d’une littérature destinée prioritairement à l’extérieur mais marquée par la
répétition, la stéréotypie, l’utilisation de catégories d’analyses sociales et
politiques classiques et «orthodoxes»mais dont la substance concrète était
maigre, et consacrée pour l’essentiel à une défense et illustration de la lutte
armée, amplifiant l’extension de la guérilla et magnifiant l’organisation des
zones libérées, mais en fait elle aussi pauvre en réalités et en analyses. Il n’y
a bien sûr là rien que de très courant, et cette littérature fait partie de
l’« agitprop »de toute lutte de libération – et dans le cas angolais plus
« naturellement »encore, étant donné la rivalité avec le FNLA puis aussi
l’UNITA –, mais elle ne donnait pas grand-chose à voir de ce que pouvait
être un MPLA, des hommes, des luttes, des problèmes réels. Alors que la
littérature sur la guérilla était prolixe, presque rien n’avait été écrit en
revanche sur la clandestinité après 1961. Des années après l’indépendance,
25. Il m’a semblé que cette partie en quelque sorte « technique » sur le traitement et
l’interprétation des sources pourrait être éclairée (sur ses conditions « objectives » sur un tel
sujet dans un tel contexte, et sur ses conditions « subjectives », liées à la position du
chercheur lui-même) par ce qui a été mon itinéraire personnel de recherche, d’où cet abord
« chronologique » de la question. (Je ne citerai cependant ici qu’exceptionnellement, à titre
d’exemple de problème d’interprétation des sources orales, des entretiens faits par moi dans
la mesure où ils ne sont pas encore publiés, et me référerai plutôt à des sources déjà
publiques.)
26. Outre les recueils de textes publiés, assez nombreux en Angola ou au Portugal, et
particulièrement celui de R. CHILCOTE, Emerging Nationalism in Portuguese Africa :
Documents, Stanford, Hoover Institution Press, 1972, étaient facilement accessibles les fonds
de divers anciens centres de soutien en Europe, de même que les archives de Basil Davidson
à la School of Oriental and African Studies à Londres.
Une recherche sur le nationalisme angolais
171
en outre, rien de nouveau n’avait été produit (sinon par exemple, à
l’occasion de commémorations, tel ou tel discours sur le 4 Février). On en
voyait un peu plus, bien qu’eux aussi soient souvent fortement teintés de
parti pris (ou d’ignorances), à travers certains commentaires, analyses et
reportages à chaud de journalistes, ou, à d’autres égards, dans des textes
écrits par des membres du MPLA et réfléchissant sur leur expérience (Jika,
Monty ou Pepetela par exemple), ou encore – et autrement – dans les Life
Histories publiées (cf. réf. supra). Plus intéressants étaient un certain nombre
de documents contemporains, de textes publics du début des années 1960
par exemple, ou encore de documents internes de différente nature (actes de
réunion, livrets du militant, circulaires aux membres, informations aux
étudiants, documents du Mouvement de réajustement, textes et tracts de et
sur la Révolte active, etc.) : mis en regard les uns des autres, ces documents
manifestaient des registres de discours très différenciés entre par exemple
les textes destinés à l’extérieur et ceux destinés aux cadres, ou encore aux
guérilleros ; ils faisaient revivre des épisodes «disparus», apparaître des
orientations et des enjeux différents de ceux affichés en ce qui concernait la
rivalité entre les organisations27, ainsi que des oppositions internes, des
crises, et des sensibilités soit non mentionnées par l’histoire publique soit en
net décalage avec celle-ci (pour certains événements, l’existence à la fois
d’actes et de résolutions finales montrait parfois des gouffres, sans
permettre toutefois leur décryptage) – globalement, ils laissaient entrevoir
une histoire sensiblement différente, des rapports, des enjeux bien plus
divers et complexes que ceux qui seront retenus ensuite par les
«vainqueur»et l’histoire officielle28.
Même si tout cela était très insuffisant pour connaître et comprendre,
l’intérêt général de tous ces documents contemporains des faits était de
n’être au moins pas soumis aux reconstructions rétrospectives auxquelles
allait donner lieu une histoire convulsive29. La confrontation de tous ces
textes mettait aussi en lumière certains des remaniements de l’histoire qui
avaient été opérés au fil du temps par le MPLA. L’exposé des contradictions
des versions officielles successives a d’ailleurs été fait par R. Pélissier dès
197830, sans grande sympathie, certes, pour les nationalistes, mais sur ce
27. Cf. particulièrement les textes polémiques entre MPLA et UPA puis FNLA quand les deux
mouvements coexistaient à Léopoldville, conservés dans le fonds Davidson (cité supra, cet
auteur ayant été que je sache le premier à mettre à la disposition des chercheurs l’ensemble
des documents non personnels qu’il avait réunis), qui mettent en évidence l’âpreté des
oppositions raciales, culturelles entre les deux mouvements, mais font aussi mieux voir la
radicalité de l’orientation de l’UPA alors, et les soutiens dont il bénéficiait de leaders
africains progressistes, comme Lumumba ou Fanon (cf. in C. MESSIANT 1983 : 579-595, et op.
cit., 1989 : 176-189).
28. Ce qui était aussi le cas de certaines analyses contemporaines de ces faits : je pense
notamment aux articles de B. Davidson écrits à l’époque où elle se produit sur la si
importante crise de 1962-64, où l’analyse est très différente de ce qu’il en retiendra plus tard
dans ses livres.
29. « Au moins » seulement, car ces sources contemporaines ne sont elles-mêmes bien sûr pas à
l’abri d’une « construction », et les résolutions rendues publiques des réunions de 1962-64
pendant la grande crise du MPLA occultent-elles par exemple les divergences et leurs
enjeux (on connaîtra d’ailleurs en Angola ce processus de « remaniement-falsification » plus
tard, par exemple pour les débats qui ont eu lieu lors du premier symposium sur la culture
nationale dans les années 1980, « rectifiés » et « redressés » par les rédacteurs des textes
finaux pour les mettre en « conformité » avec l’orientation officielle).
30. R. PÉLISSIER, op. cit., 1978 : 243-247.
172
Christine Messiant
point avec rigueur. Ainsi ne pouvait-on trouver aucune mention du MPLA,
aucun texte signé par lui, qui soient antérieurs à 196031, sinon un manifeste
dit de 1956 mais publié pour la première fois quatre ans plus tard, et ne
pouvait-on que noter, outre les variations sur les dates de fondation du
PLUA (Parti de libération unifié d’Angola) par exemple, la mise en valeur
ou la disparition du rôle du Parti comuniste angolais, ou la suppression de
l’existence du FDLA, etc.
Au vu de ce que cette base documentaire «quasi publique», pourtant
étroite et en partie expurgée, faisait quand même apparaître, ces
incompatibilités historiographiques manifestes allaient de plus de pair avec
une certaine inconsistance du discours sur l’histoire : il n’y avait pas
seulement des zones creuses (comme la clandestinité après 1961), ou
opaques parce que constituées d’une répétition figée des mêmes faits et
analyses (sur les origines du MPLA et le nationalisme à Luanda dans les
années 1950) – ; l’interprétation, aussi, «cadrait»mal (même pour les
périodes et lieux « apparemment bien documentés », c’est-à-dire en fait,
outre «la»grande période de politique ouverte de 1974-1977, surtout la
guérilla) avec ce qui ressortait de la confrontation des documents
disponibles : ainsi butait-on sur une discontinuité déconcertante, entre d’une
part un temps qui aurait été assez long (depuis 1956) de développement du
MPLA – c’est-à-dire d’unité réalisée en son sein, d’accord sur des
orientations politiques – et son engagement résolu dans une lutte armée
avec le 4 Février, etc., et de l’autre, même en tenant compte de l’ampleur de
la répression subie, la faiblesse de ce mouvement en 1961 à Léopoldville et
la dimension et les acteurs de la crise qui l’ébranla alors. Cela appelait à
s’interroger sur l’historiographie elle-même, cela mettait en évidence la
nécessité d’approfondir la recherche et l’analyse si l’on voulait comprendre
le MPLA comme un mouvement d’hommes et de femmes engagés dans un
projet politique d’émancipation et dans une expérience de vie, et l’évolution
de cette mobilisation, l’avenir de cette espérance. Le recours aux sources
orales, de toute façon irremplaçable, n’en apparaissait alors que comme
encore plus indispensable, au-delà d’intérêts d’analyse sociologique, pour
connaître ou démêler des versants obscurs, en même temps qu’un retour
plus approfondi sur l’histoire de la société angolaise paraissait nécessaire32.
31. La première édition du fameux « processo dos 50 » n’est elle-même pas le fait du MPLA.
32. D’où le changement de mon sujet de thèse de doctorat, qui devait initialement porter sur le
MPLA lui-même, avec simplement une partie introductive sur les conditions sociales de son
développement, pour laquelle je croyais alors que suffirait une synthèse de ce que d’autres
avaient écrit, et sa « déportation » vers l’histoire et l’analyse sociale, la nécessité d’un tel
retour allant être rendue plus manifeste encore dès les premières enquêtes de terrain, et ce
qui ne devait être qu’une introduction prenant dès lors toute la place de la thèse.
Une recherche sur le nationalisme angolais
173
Les sources orales sous le parti unique
Le travail de recueil de sources orales se heurtait, dans les circonstances
d’alors33, aux difficultés tenant à l’existence d’un parti-État et d’une vérité
officielle, à ma position de chercheur étranger indépendant, autorisée à
venir mais non «contrôlée»et plus ou moins suspectée – «du côté»tant de
membres du parti que de dissidents – et dont la position fut souvent aux
yeux de mes interlocuteurs, au début au moins, peu claire, à ma relative
ignorance elle-même, qui me faisait encore dépendre beaucoup à la fois de
l’histoire officielle et de mes propres concepts et preconceitos (préjugés)34, à la
difficulté «politique»à interroger les marginaux ou dissidents, et aux
nombreux refus initiaux soit de ceux-ci soit de gens «au pouvoir»35, à
l’abondance relative de témoignages fortement soumis à la
«ligne»historique officielle, et donc sur certains points peu vivants ou
éclairants, peu des participants sollicités acceptant au début au moins de
donner un témoignage qui soit contraire ou différent de cette ligne, même
anonymement. Le point de départ des enquêtes orales était en outre luimême déjà biaisé, le choix initial des interlocuteurs se faisant
obligatoirement – même pour les dissidents – en fonction des noms connus,
donc au moins retenus par l’histoire officielle, et les choix ultérieurs,
dépendant des témoignages déjà recueillis, étant eux aussi fortement
marqués par celle-ci, et par la situation du MPLA et des témoins au moment
de l’enquête (cf. infra).
Ces témoignages, parce qu’ils apportaient cependant beaucoup de
données, d’éclairages nouveaux, ont abouti, dans un premier temps, à une
désorientation face à des histoires contradictoires, incompatibles entre elles
et avec la version officielle, et aussi une certaine perte du sens de l’histoire
du MPLA relativement aux hypothèses initiales. Une certaine accumulation
et la confrontation de ces entretiens et du matériel écrit recueilli ont
cependant commencé à lui redonner un sens, en même temps qu’elles
faisaient de plus en plus nettement apparaître au cours du travail certains
processus de « reconstruction du passé » par les témoins, à la fois
33. Ce travail a été entrepris en Angola à partir de 1981, plus précisément alors sur le
développement du mouvement nationaliste à Luanda dans les années 1950 et sur la
clandestinité jusqu’en 1974. L’autorisation de me rendre en Angola pour travailler sur ces
thèmes m’a été accordée par Lucio Lara, alors responsable à l’idéologie (et je ne suis pas
sûre, rétrospectivement, qu’elle l’aurait été par tous les autres dirigeants qui ont occupé ce
poste qu’il en soit donc remercié).
34. Indépendamment même des a priori théoriques de tout chercheur, le fait d’être étranger, et
donc l’avantage comparé de n’être pas pris dans les enjeux intérieurs au sujet étudié,
n’empêche pas qu’il n’est pas non plus vierge, pris par sa propre histoire et sa sensibilité.
35. Parce que j’étais étrangère, ou parce que je ne travaillais pas pour le parti (ou même, à
l’époque, parce qu’on me soupçonnait de travailler pour tel ou tel parti ou un
gouvernement étranger – j’étais fonctionnaire de l’État français) d’un côté, de l’autre parce
qu’on pensait que d’une manière ou d’une autre je travaillais « quand même » pour le
MPLA (j’avais été autorisée à faire cette recherche). Il m’a par exemple été longtemps
impossible – et est resté très difficile – d’interroger des anciens ou toujours membres du
MPLA qui avaient été liés au « fractionnisme » de 1977 (et cela même à Lisbonne). C’est une
des différences notables avec la situation actuelle : les « dissidents » étaient alors loin d’être
tous à la recherche de quelqu’un (d’extérieur comme moi pour le moins ?) à qui transmettre
leur version de l’histoire.
174
Christine Messiant
parfaitement banals pour tout historien et liés à la singularité de l’histoire
du nationalisme angolais. Ainsi :
–Il y avait eu des mensonges délibérés de la part de certains de mes
interlocuteurs, qui relevaient chez les uns à l’évidence de leur position de
défenseurs patentés de cette histoire «arrangée», et chez d’autres, même
moins patentés, aussi de cette «fidélité»et «défense»du parti ; mais il s’y
jouait aussi parfois, au-delà des «intérêts du parti», leur propre position
personnelle36. Quels que soient ces positions et enjeux pour chacun, il est
clair que ce que j’ai appelé la «structure de mensonge» liée à l’existence de
falsidades officialisées pèse toujours sur les témoignages37 – même si tous, y
compris parmi ceux «au pouvoir», ne s’y soumettent pas38.
–Le problème de la fiabilité des témoignages va cependant bien au-delà
de ces mensonges délibérés et de la question de la sincérité. Il y a aussi des
défaillances de la mémoire, et des mémoires en outre très inégales, très
différentes, certaines extraordinairement précises sur les dates et les noms
mais qui peuvent être muettes sur les motivations, débats, enjeux39, d’autres
au contraire vagues, confuses voire contradictoires sur des dates ou des
noms40, mais riches sur des situations, des événements, des gens, etc., sans
compter les grandes différences de rapport à la parole en général, et aux
entretiens en particulier (et avec un chercheur étranger), qui font que des
témoins qui furent des acteurs directs et parfois importants ne sont pas
toujours capables, en tout cas spontanément, de raconter ce qu’ils ont vécu.
–Une tendance fréquente de témoins à avoir, toute mémoire étant
sélective, «oublié»notamment des événements et des individus qui avaient
été effacés par l’histoire officielle – pour ne citer qu’un cas, mais qui ressort
plus clairement encore avec ce qu’établissent les archives publiées par
36. Dire qu’on avait appartenu au MPLA en 1956 ou 1957, que ce soit à Lisbonne ou à Luanda,
voulait dire qu’on faisait partie des premiers, des quasi-fondateurs, et donc que sa position,
et sa parole, étaient particulièrement légitimes.
37. Qu’on s’y soumette ou non. Dans une telle structure en effet, dire « simplement » la vérité,
quand elle est contraire à la vérité officielle, n’est jamais « simplement » cela mais, dans le
même acte, prendre quoi qu’on en ait position sur la fausseté de cette version.
38. Ainsi ai-je été frappée, en relisant les entrevues recueillies d’António Jacinto en 1981 (et
1985) – et alors que, au tout début de mon travail, je n’étais pas du tout « avertie » et
incisive, et que lui était membre de la Commission de contrôle du Comité central –, qu’il
m’ait raconté une histoire ne tenant aucun compte de l’histoire officielle. D’autres, plus
nombreux, ont dans une telle structure « fait le choix » de me raconter deux histoires
parallèles, cela étant le cas notamment d’Ilídio Machado, à qui (et à sa maison) a été dévolue
par l’histoire officielle une place prééminente dans la fondation du MPLA, qui m’a
39. Cf. par exemple un des rares témoignages publiés à cette époque d’avant la relative
ouverture, celui qu’a voulu faire Njamba Yemina, O mundo e o homem, intéressant
d‘ailleurs dans ce qu’il révèle de la vision à la fois « de parti » et très peu politique d’un
cadre (qui a été membre du Comité central) notamment sur les crises du MPLA à l’Est.
40. Il y a certes, par exemple, de la part d’André Franco de Sousa, quand il se dit « fondateur du
MPLA », « mensonge » par volonté de légitimation – c’est évidemment faux, bien que pas
plus que pour les autres fondateurs prétendus d’un MPLA luandais en 1956 –, mais il y a
aussi chez lui beaucoup de confusion : ce qu’il dit de l’histoire du nationalisme dans le livre
de C. Pacheco est différent de ce qu’il m’a dit, de ce qu’il a dit à différents moments dans
d’autres entrevues publiées. Mais il est loin d’être le seul dans ce cas, comme le montrent
par exemple de nombreuses différences d’« histoire » entre les entrevues d’écrivains
publiées par Michel Laban, Angola. Encontro com escritores, Porto, Fundação Eng. António de
Almeida, [1991 ?] 2 vols., et celles que j’ai réalisées, et il est manifeste que toutes ces
variations voire contradictions ne peuvent être renvoyées à des « falsifications » et des
« mensonges » délibérés.
Une recherche sur le nationalisme angolais
175
C. Pacheco, le MIA (Mouvement pour l’indépenance de l’Angola) a souvent
été «oublié»dans les entretiens d’alors, par des témoins qui y avaient
pourtant appartenu et dont les récits étaient par ailleurs sincères et
globalement fiables41, au profit du PLUA, resté lui dans l’histoire officielle
(et ainsi parfois dans la mémoire) comme l’ancêtre direct du MPLA.
–Une forte tendance à intérioriser cette histoire officielle. Le cas le plus
flagrant est bien sûr celui de certains des participants du 4 Février qui ont
ensuite rejoint le MPLA et ont été consacrés par lui «héros», et qui de cette
position ne peuvent que défendre le rôle du MPLA (ou surtout de Neto)
dans l’attaque des prisons et s’en convaincre à partir d’une série improbable
de liens, de constructions et de confusions. Mais il ne s’agit pas d’un cas
exceptionnel, et pas seulement pour les témoins qui veulent s’en tenir à la
version officielle. Cela se traduit fréquemment aussi dans les témoignages
par des récits «comme si l’on y était»d’événements auxquels on n’a pas
participé
personnellement42,
et
très
généralement
par
un
«dérapage»récurrent du récit de l’histoire individuelle au récit de l’histoire.
–Au-delà des phénomènes de reconstruction liés à l’existence d’une
vérité officielle, sous un récit parfois plus collectif qu’individuel, les
expériences personnellement vécues étaient souvent à la fois très diverses43
et fragmentaires, pas seulement (comme c’est naturel) dans la clandestinité
avant ou après 1961, mais aussi dans la «guérilla-extérieur», et non
seulement pour les simples guérilleros mais aussi pour les cadres. Ce que
chacun savait du mouvement à l’époque des faits enquêtés avait été souvent
limité (avec, là, des différences notables entre base-cadres-direction) et,
surtout, était passé par des canaux (horizontaux et verticaux) spécifiques et
différenciés.
–Plus généralement, il y a eu, outre des fluctuations, une circularité de la
mémoire, faite des intercommunications entre personnes (et sous la pression
d’une vérité officielle) et sa cristallisation avec le temps. Nous avons déjà
parlé dans ce colloque de la construction des mémoires collectives. Cela
vaut bien sûr aussi pour l’histoire et la mémoire du nationalisme, où sont
nettes
41. Ainsi par Joaquim Pinto de Andrade (qui a été pour moi une des premières « sources »
précieuses) dans les entretiens faits avec moi, ou pour Jacinto dans ceux publiés par Michel
Laban mais pas dans ceux qu’il m’a donnés, etc. (mais on peut également, je crois, voir dans
cet « oubli » le signe du caractère peu « fixé » à l’époque des groupes nationalistes).
42. C’est particulièrement le cas pour ces événements qui font en quelque sorte partie du
patrimoine culturel commun de « ceux du MPLA », qu’ils reconnaissent comme « leur »
histoire (ainsi pour plusieurs récits sur le 4 Février qui m’ont dit « atacamos » alors que le
témoin était lui-même en prison, ou qu’il n’y était même pas), cela étant en fait extrêmement
fréquent, et de la part de gens les plus divers (dont de dirigeants), et qui n’en avaient pas
moins donné par ailleurs un témoignage sincère.
43. D’où le fait par exemple que la distinction qu’on peut faire à certains niveaux légitimement
dans l’analyse, entre d’un côté la guérilla et de l’autre l’intérieur, peut être une construction
abusive à d’autres niveaux, dès lors qu’il faut y prendre en compte la grande variété des
situations : ainsi, sans parler des évidentes grandes différences entre les diverses « régions
politico-militaires », apparaît-il souvent nécessaire pour comprendre les évolutions à la fois
collectives et individuelles, de ne pas s’en tenir à une catégorie appelée « la guérilla », mais
de distinguer les expériences de qui a milité dans le MPLA à Lusaka, au Congo ou à Alger,
ou qui a fait des études (parfois très longues) à l’extérieur, de qui était dans les bases de la
frontière ou qui a eu plus que marginalement l’expérience de la guérilla à l’intérieur (c’est
pourquoi je parle plutôt de « guérilla-extérieur »).
176
Christine Messiant
les contaminations de la mémoire du passé de chacun par le passé des
autres, ou plutôt de certains autres44. Cela aboutit à des homogénéisations
(et parfois à une grande stéréotypie des «réponses»), notamment, parmi
ceux qui ont fait le choix de ne pas dévier de la version officielle, sur les
points d’histoire les plus affirmés (et souvent les plus «faibles») de celle-ci,
mais aussi pour certains des témoins sur d’autres points, qui sont en
quelque sorte l’histoire commune qu’ils se reconnaissent, si bien que les
divers fragments d’histoire «différente»sont eux aussi en partie relativement
homogénéisés, ne sont pas de simples récits personnels mais le produit d’un
«travail de mémoire»en fait collectif.
–Plus important, peut-être, pour le travail de validation des témoignages
est le poids qu’ont, dans l’interprétation et même le récit de l’histoire par les
acteurs, la situation du MPLA et leur position en son sein (ou, pour les
dissidents, leur situation de dissidence) au moment de l’enquête et les
itinéraires qui ont été les leurs.
Leur situation au moment des entretiens porte bien sûr les gens d’abord
à parler ou refuser de le faire, mais elle pèse aussi sur le contenu qu’ils
transmettent, qui apparaît toujours marqué par une mesure de
reconstruction rétrospective en fonction des enjeux actuels. En ce qui m’a
concerné, il s’est trouvé que j’ai commencé mon enquête orale à un moment
de grande tension au sein du MPLA. Et il a été clair que, parmi le MPLA «au
pouvoir», ceux qui avaient intérêt à me parler et à me donner une version (et
pas seulement une vision) décalée, différente de l’histoire officielle, c’étaient
plutôt ceux qui faisaient partie de ces «fractions dominées quant à
l’histoire »dont j’ai parlé, et pour qui l’histoire était de ce fait un
« terrain »pour une affirmation plus générale et dans une lutte ayant
d’autres dimensions, directement politiques.
Mais cela ne suffit pas pour situer les témoignages. C’est bien tout
l’itinéraire «nationaliste», politique (et aussi largement social) suivi par
chacun qui pèse sur sa construction du passé. Non seulement ont souvent
été gommés ou disqualifiés ceux qui ont disparu de leur horizon ou qui sont
passés de l’«autre côté» (interne ou externe), mais l’ensemble du
cheminement individuel précis jusqu’au moment de l’entretien (ou,
d’ailleurs, du témoignage écrit) est investi dans les récits de l’histoire, pas
seulement, bien sûr, dans l’interprétation qui en est faite – celle des
problèmes du mouvement, des choix auxquels il a été confronté, des
divisions internes –, mais même sur ce qui est retenu ou non comme un
« événement », un fait, une donnée historique. Un processus qui est à la fois
de sélection et d’«aménagement»du souvenir s’est fait au fil de chacune des
expériences vécues par le témoin (avec un certain nombre d’autres, et
chaque fois à une certaine place et face à certains problèmes), qui apparaît
très important pour chaque construction individuelle de l’histoire et de son
sens, si bien qu’on retrouve dans les récits les traces d’une multiplicité de
lignes de reconnaissance ou de rejet successifs (qui font que chaque
44. Par exemple dans le récit sur tel ou tel groupe, événement, auquel on n’a pas participé, tel
individu qu’on n’a pas connu mais qu’on intègre dans sa propre généalogie du MPLA ou
du nationalisme.
Une recherche sur le nationalisme angolais
177
parcours, chaque récit, indépendamment même des personnalités, est
singulier). Toujours s’y mêlent histoire et interprétation, vision et
«témoignage»historique – et les défaillances et autres divers arrangements
non délibérés de la mémoire ne sont pas indépendants de cette «idée»que
chacun, au moment où il parle, a fini par se construire.
Face au travail de l’historien, à ses réserves et ses doutes, les acteurs ont
tendance à se révolter de ne pas être crus, alors qu’ils sont pourtant
« sincères ». Il y a là une tension inhérente à cette différence entre le
« travail »de la mémoire de chacun et celui de la construction scientifique de
l’histoire. Cette tension ne peut être dépassée que, d’un côté, – puisque
l’incomparable possibilité en est donnée à l’historien «du temps présent» –
par le souci de recueillir et de tenir compte des récits des acteurs (en y
incluant autant que faire se peut leur version et leur interprétation du passé)
dans l’analyse qu’il élabore, mais, de l’autre, par le souci de garder une
distance par rapport à ces récits et de les soumettre obstinément au travail
historique, au risque sinon de se faire non historien mais serviteur de telles
ou telles mémoires particulières.
Pour simplement établir la vérité des faits
Étant donné ces divers phénomènes de reconstruction de l’histoire, et en
tenant compte tant de l’utilisation de l’enquêteur par l’enquêté, de sa
« stratégie »de témoignage, que de ses propres préjugés de chercheur, la
nécessité est apparue impérative, pour simplement «dire »l’histoire sur cette
question du nationalisme angolais :
– d’une accumulation primitive importante d’entretiens, ne serait-ce que
pour couvrir, de proche en proche, un terrain qui se révèle bien plus vaste
que ce qu’on suppose au départ et établir une historiographie, pour
identifier les acteurs et les témoins les plus pertinents sur tel ou tel point de
l’histoire, savoir à qui on peut et doit demander quoi45 et pouvoir au mieux
situer chaque source pour être à même de valider son témoignage sur
chacune de ses affirmations ou informations. Cette accumulation minimale
est également indispensable car il apparaît nettement que parmi les
participants mêmes d’un tout petit groupe, on ne recueille pas le même
souvenir, le même récit, d’une histoire pourtant commune – et que donc
aussi, sauf rares exceptions sur des points très précis, il n’y a pas de source
« exclusivement autorisée », ou décisive, ni évidemment pour comprendre
un fait, ni même le plus souvent pour simplement l’établir.
–d’un dépassement des questions et entretiens directement politiques et
historiques, notamment par le recours à des biographies politiques et, plus,
à des histoires de vie : de toute façon indispensables pour comprendre au
mieux le sens de tel ou tel événement et les conditions et dynamiques d’un
45. Avec la nécessité de choisir à la fois d’abord vraiment des acteurs ou de vrais « connaisseurs
» de tel ou tel épisode, période, groupe ou lieu particulier, et non d’abord ceux qui s’offrent
le plus facilement ou s’auto-intitulent « connaisseurs », mais aussi de croiser ces récits avec
les témoignages de ceux qui étaient alors « à côté », ou dehors, ou « contre ».
178
Christine Messiant
mouvement politique, elles le sont aussi plus élémentairement, dans cette
structure de vérité officielle parce qu’elles s’écartent de la langue de bois, et
plus généralement parce qu’elles permettent de faire la différence entre ce
qui a réellement été vécu et ce qu’on a intériorisé mais non vécu, de faire
surgir beaucoup d’autres données historiques que celles données «en
réponse»à des questionnaires.
–surtout, d’une extension des entretiens, en amont et en aval, bien audelà de la période sur laquelle porte l’enquête, à l’ensemble des
cheminements individuels, si l’on veut pouvoir situer ce qui est dit même
sur un point précis (cf. supra).
–d’un retour ultérieur sur les témoignages d’abord donnés, après la
confrontation avec d’autres témoignages, d’autres documents (qui eux aussi
permettent au témoin, face à d’autres données, de lever des oublis, des
confusions), et soi-même avec de nouvelles interrogations (cf. ce qu’a dit ici
Ruy Duarte de Carvalho sur notre propre changement comme chercheur
face au même témoignage avec le temps), ou encore dans une autre situation
politique46.
–d’une extension maximale des enquêtes aux participants «anonymes»,
et non «légitimés », «autorisé», ainsi qu’à ceux qui n’écrivent pas et n’ont
pas pris et ne prennent pas facilement la parole – d’où l’intérêt du travail de
recueil de témoignages, même avorté, sur les femmes commencé avec des
historiennes angolaises, celui des témoignages recueillis auprès de militants
«de base»(que ce soit dans la guérilla ou la clandestinité). Cela est
évidemment important pour comprendre non seulement les rapports entre
les bases et les cadres, ceux-ci et la direction, mais aussi pour ne pas
minimiser des phénomènes parce qu’ils ont été relativement «muets »47, et
pour comprendre les débats internes et les choix faits par les acteurs, les
positions qu’ils ont prises et leurs raisons de le faire. Entre les dirigeants, les
intellectuels, les cadres et les «bases», le discours spontané est différent –
l’est ce qui a été retenu, et jugé important –, et l’est aussi celui qui vient
quand on pose des questions sur des choses pensées «importantes»mais
dont certains «à la base»ne se sont pas rappelés spontanément, quand on
leur demande l’analyse qu’ils en font eux aussi. Ce n’est pas qu’il faille
accorder un privilège aux «sans grade»et aux «sans voix»pour dire
« l’histoire vraie » : leurs témoignages, outre qu’ils ne sont pas moins
marqués par la version officielle de l’histoire, ne sont pas en soi plus vrais
ou plus justes. Mais ils sont une partie de cette histoire vraie et l’historien ne
peut se passer de leur témoignage et de leur point de vue pour comprendre
les expériences et les choix qu’eux aussi ont faits dans cette histoire, et pas
toujours sur les mêmes critères ou avec les mêmes sortes de déchirements
ou
46. Avec l’expérience non exceptionnelle de témoins qui, bien en cours lors d’un premier
entretien, s’en tiennent alors résolument à la version officielle (au sens le plus large) sur les
gens et les faits et qui, une fois en disgrâce, « vident leur sac » – et l’expérience inverse de
discours qui se ferment avec une sortie de la marginalité.
47. Nous avons par exemple beaucoup de documents de la « Révolte active », mais très peu ont
été produits par la « Révolte de l’Est », et moins encore par les révoltes de l’Est qui ont
précédé celle de Chipenda (cf. J.-M. MABEKO-TALI, Dissidences et pouvoir d’État : le MPLA
face à lui-même (1962-1977), Paris, Université de Paris 7, 1996, multigr.).
Une recherche sur le nationalisme angolais
179
de certitudes que les autres. Et aussi pour compenser une certaine «force de
l’inerti», naturelle, par laquelle on tend à s’adresser plutôt à ceux qui
s’expriment volontiers et facilement (et qui sont aussi souvent ceux qui
écrivent48), avec de ce fait un processus cumulatif de distorsion «en
faveur»de leur vision et de leur version particulières de l’histoire.
Le recours aux histoires de vie et l’élargissement maximum du nombre et
de la qualité des enquêtés, importants pour saisir le sens – qui apparaît très
différencié – de «l’histoire du MPLA»qu’ils ont vécue, et de tel épisode, telle
expérience en particulier, présente en outre un autre grand avantage : elle
charrie énormément de données sur l’histoire sociale, qui elle aussi en
Angola reste à faire – pour cette période coloniale dont les témoins sont
encore vivants, ou encore pour la période actuelle –, et qui serait
indispensable pour comprendre la société angolaise aujourd’hui. Les
chercheurs ont des types d’intérêt différents dans leur travail, et celui de
l’articulation entre champ social et champ politique peut être très personnel,
mais il me semble que pour comprendre le champ politique lui même – et
sans le «réduire»au champ social –, pour comprendre les itinéraires
individuels et collectifs, les contraintes et les dynamiques à l’œuvre dans et
par un mouvement nationaliste, cette reconstitution de l’histoire sociale est
très précieuse, outre qu’elle l’est, en l’occurrence, aussi très élémentairement
pour valider l’historiographie49.
Le travail d’enquête orale apporte en outre d’autres documents que ceux
qui sont publics, et qui sont particulièrement importants : certains actes
d’accusation de groupes arrêtés (avant et après 1961), qui eux aussi
permettent de rétablir la chaîne de vérité historique, de reconstituer certains
réseaux, en tout cas tels que la PIDE les avait identifiés, dont certains n’ont
pas été retenus par l’histoire officielle, et de redonner leur place dans le
mouvement nationaliste à des noms pas retenus non plus. Des documents
internes au MPLA et l’ensemble des archives personnelles de militants, avec
des diários (carnets personnels), des correspondances, des brouillons de
textes, et notamment beaucoup de documents contemporains, dont tous
n’ont évidemment pas été saisis par la PIDE et qui sont toujours éclairants
sur le sens des événements historiques, et parfois importants pour établir les
faits50. Ces sources orales permettent aussi d’identifier les documents qui
existent mais manquent pour mieux comprendre l’histoire du MPLA, des
48. Particulièrement des intellectuels, et tout particulièrement en Angola de cette catégorie
d’intellectuels que la révolution a surtout reconnus : les écrivains.
49. Un exemple (même si c’est leur accumulation et leur confrontation qui seules permettent
l’analyse) : l’intérêt à cet égard du livre d’A. SEBASTIÃO (Dos campos de algodão aos dias de
hoje, [s.l.], 1993), qui non seulement, sans polémique, rétablit que dans son cheminement, le
MPLA n’apparaît qu’en 1960 et comme « substitution » au MINA, mais décrit d’une façon
singulière tout son itinéraire, son identification comme Catete c’est-à-dire « du mato »,
comme protestant donc avec une certaine morale, expose minutieusement non seulement
ses études mais ce qu’il a étudié, parle de son lien à Neto et, en aval, de ses frustations et ses
mésaventures et à qui et quoi il les attribue.
50. C’est notamment le cas pour la correspondance entre Eduardo dos Santos et les
« Macedónios » (qu’on peut trouver dans l’annexe du livre de C. Pacheco) qui montre
l’étonnement de ces derniers, après Tunis, devant la formation du MPLA et leurs doutes sur
cette décision.
180
Christine Messiant
itinéraires individuels et collectifs dans la guérilla-extérieur51, tout ce qui
touche à la formation et à la politique des cadres par exemple. Elles
montrent la nécessité et la possibilité de recours à toujours plus de
documents écrits, surtout contemporains, et à de nouveaux témoignages,
l’enquête orale étant ainsi un indicateur de tout ce qui reste à chercher – dès
lors qu’elle met absolument en évidence que même sur les aspects de
l’histoire dits «bien connus»(la guérilla à l’Est par exemple), celle-ci est
beaucoup plus diverse et compliquée que ce qu’on en sait jusqu’ici…
Dans ce travail, après accumulation minimale et croisement, témoignages
et documents renvoient les uns aux autres et permettent d’interroger les
données antérieures, éventuellement de les rectifier, et la confrontation de
toutes ces sources permet de mieux situer le statut d’une parole ou d’un
texte, ses enjeux. Il en résulte dès lors, toujours plus quand on en sait plus52,
une très grande richesse de ce tout ce qui est dit ou écrit, nommé, ou tu, à la
fois signe pour l’historien des enjeux actuels et de l’itinéraire politique des
témoins, et source pour les reconstituer, avec dès lors la possibilité de
revenir à des textes même «verrouillés»qui, une fois connus les enjeux qu’ils
occultent, souvent s’éclairent en même temps qu’ils mettent en évidence les
constructions d’histoire, mais aussi d’image, d’identité, qui y sont à l’œuvre
– et des témoignages même fortement marqués par la version officielle n’en
sont pas invalidés pour autant dans beaucoup de ce qu’ils livrent, comme
les autres, sur la réalité du mouvement, dès lors qu’on les situe et les
confronte.
Ce n’est pas le lieu ici de détailler ce qu’il a été possible de reconstituer
sur la naissance du MPLA par les enquêtes orales, mais je mentionnerai
rapidement, en résumé d’une synthèse provisoire publiée en 198953,
certaines réalités générales qui se sont avérées et qui peuvent servir pour
aborder les nouvelles sources écrites, afin de mieux situer ce qu’il y a de
nouveau aujourd’hui et que j’aborderai dans la dernière partie, et aussi
d’indiquer les limites de ce travail fondé essentiellement sur des sources
orales.
Même incomplet et imparfait, un tel travail mettait au moins en
évidence :
–la richesse et la complexité du bouillonnement nationaliste à Luanda
dans les années 1950, sa grande fragmentation – dont témoigne par exemple
partiellement l’inexistence d’un «procès des 50»comme tel54 –, mais aussi
des appartenances parfois doubles d’un même individu à des «groupes»(ce
qui a d’ailleurs permis les arrestations successives de ceux-ci en 1959), ainsi
qu’une large ignorance ou une forte méconnaissance de la composition et de
51. Que ce soit les listes des boursiers, les textes produits dans les divers pays où ils sont, ou
dans les organisations étudiantes ou autres, les stages militaires et policiers faits à
l’étranger, etc.
52. D’où aussi l’importance de l’enregistrement des entretiens, auquel je n’ai eu cependant
recours que très peu, soit, très souvent, à la demande de mes interlocuteurs, soit par
minimisation de son importance : en tout cas pour les premières missions, où je ne savais
par ailleurs pas mener au mieux les entretiens vu mes ignorances, il est clair que je n’ai pas
non plus noté des choses en fait importantes qu’ils m’ont certainement dites pourtant.
53. C. MESSIANT, op. cit., 1989 : 176-189.
54. Il n’y a pas eu de « procès des 50 » mais en fait trois procès, de trois groupes distincts. On
peut d’ailleurs voir en l’occurrence comment une histoire « fausse » a pu être construite sans
qu’on puisse parler véritablement de « falsification », et comment cette falsidade-là n’a pas
eu de charge symbolique aussi lourde que celles des deux dates « inaugurales » consacrées
par l’histoire officielle (cf. la première partie).
Une recherche sur le nationalisme angolais
181
l’activité, voire de l’existence, des autres groupes, et même une forte
ignorance de ce que faisaient «ailleurs»les autres membres du groupe. En
même temps, la multiplicité des liens entre différents – souvent petits voire
très petits – groupes, les relations entre eux se faisant cependant sur une
base toute individuelle et n’étant dans la généralité des cas pas
«contrôlés»par les groupes ;
–la nature de ces groupes, formés largement sur une base étroite de
confiance (cela étant lié à la clandestinité évidemment, sur la base de liens
de parenté, d’amitiés, de travail, d’Église, d’école, c’est-à-dire des groupes
qu’on peut dire «socio-culturellement»formés, et qui d’ailleurs de ce fait
manifestent souvent, plus que des orientations politiques précises, ou au
moins à la base de leurs positions politiques, l’importance alors très forte de
ce qu’on peut appeler des ethos de groupes ou des idéologies spontanées ;
–le fait que les relations entre groupes, ténues et individuelles seulement,
se situent à un niveau d’accord politique très faible, la base commune de la
revendication d’indépendance couvrant en fait des conceptions
extrêmement diverses, et celles-ci étant, sauf rares exceptions, peu débattues
au sein même des groupes, ceci n’empêchant pas cependant une circulation
et même une reproduction de tracts produits par d’autres, de même que de
livres et de certains documents, et une jonction pour des contributions
financières ou encore pour des contacts avec l’extérieur. Une assez grande
indéfinition, « inessentialité»politique des appartenances apparaît à
l’époque pour beaucoup des groupes – et qui est donc en net décalage avec
la très forte polarisation existant à l’extérieur entre les deux «noyaux», celui
du MAC et celui de l’UPA ;
–sous cette fragmentation et relative indéfinition, cependant, un certain
nombre de lignes importantes de rapprochements ou de fractures entre
groupes, et certains enjeux et réalités gommés par l’histoire officielle mais
qui seront cependant importants pour l’histoire ultérieure du MPLA. Ainsi
pour le problème racial, qui, pour certains groupes seulement mais parfois
alors fortement, est un facteur de défiance, mais aussi pour le problème
social et culturel55, pour la question religieuse, avec notamment pour la
grande majorité des croyants fervents – catholiques et protestants – une
opposition aux «athées-communistes ». Ces lignes ne se recoupent pas
totalement, et se posent dans des termes qui ne sont pas homogènes, dans
certains groupes et pas dans d’autres, mais elles sous-tendent cependant
nettement à la fois le maintien de la fragmentation, et par exemple le choix
de tel ou tel contact avec l’étranger (notamment dans les Congos) ;
–une infirmation de l’histoire officielle tant sur la naissance du MPLA en
1956 à l’intérieur que sur son rôle dans le 4 Février. Il n’y avait pas de MPLA
à Luanda en tout cas au moment des premières arrestations massives de
1959 : personne n’est arrêté comme en faisant partie, mais comme membre
de tel ou tel autre groupe ; et cette désignation vient seulement d’être
55. Avec les visions contrastées par exemple des différences entre les associations d’assimilés
(Liga nacional africana et Associação dos naturais de Angola), ou de leur nature et
importance à toutes deux, ou des différences entre les assimilados – ceux « de la baixa » et
ceux « du musseque » pour certains – et de la nature ou la fermeté de leur engagement, etc.
182
Christine Messiant
introduite à Luanda, auprès d’un petit nombre seulement de dirigeants et
militants, quand surviennent les arrestations de juin 1960. Pour le 4 Février,
il n’y a, c’est clair, pas eu de consignes de la direction du MPLA de
l’extérieur, mais pas non plus de la nouvelle direction intérieure, dont la
presque totalité a été arrêtée en juin 1960, et divers recoupements montrent
comme la plus probable – sans certitude absolue cependant vue
l’insuffisance des témoignages – la responsabilité majeure du chanoine
Manuel das Neves dans l’organisation de ces attaques, de même que, d’une
part ses liens avec le Congo et l’UPA, de l’autre au contraire l’absence de
lien stratégique entre sa direction et celles des réseaux se reconnaissant alors
comme du MPLA ;
–l’existence cependant depuis au moins le milieu des années 1950, de
quelque chose qu’on peut appeler le «noyau du MPLA», en correspondance
(matériellement mais aussi politiquement) avec le MAC à l’extérieur, et
impliqué dans une activité importante et multiforme56. Avec deux réalités,
donc, qui permettent de mieux comprendre ce qu’il adviendra du MPLA :
d’une part l’inexistence à Luanda d’une organisation (un MPLA) unifiée
autour d’une direction et d’une orientation (celle qu’exprime le manifeste
dit «du MPLA»mais en fait de Viriato), qui est indispensable pour
comprendre notamment les hétérogénéités internes au MPLA, et très
immédiatement sa faiblesse bientôt à Léopoldville, ou encore le passage de
Luandais à, ou par, l’UPA, comme d’ailleurs les différenciations dans la
clandestinité après 1961 ; et d’autre part l’existence d’un tel «noyau»et de ses
activités nationalistes, qui permet de rendre compte que l’unité ait pu se
faire ensuite dans le MPLA, qu’ait pu exister malgré les différences et la
désunion une espèce de base commune (entre des religieux et des
communistes par exemple) – de même que cela contribue à expliquer, bien
plus tard, la possibilité et certains aspects de ladite «grande famille du
MPLA»;
–la présence de groupes de ou liés à l’UPA à Luanda57, la connaissance
de son existence par beaucoup des groupes nationalistes, et – contrastant
donc nettement avec la forte polarisation antagonique entre MAC et UPA à
l’extérieur (cf. supra), qu’on retrouve chez une minorité seulement à
Luanda – l’absence de rejet de son action, sa perception au contraire par
beaucoup comme un groupe nationaliste légitime ; ainsi que, après les
attaques de février et surtout la révolte du 15 mars, l’hégémonie de l’UPA
dans les musseques, qui ne semble avoir commencé à être «renversée»par les
partisans du MPLA qu’à partir de 1963 ;
–l’importance aussi, pour l’avenir du MPLA, des développements du
MAC en Europe (et la «variante parisienne»), des différences d’engagement
des Angolais dans les organisations portugaises (notamment entre les
générations), des expériences vécues par les étudiants, notamment (mais pas
seulement) autour de la Casa dos estudantes do Império, allant là encore
dans des sens opposés, d’une part d’une consolidation de solidarités liée à
l’appartenance commune à une même fraction socioculturelle qu’on peut
56. Autour des quelques membres du PCA, puis de ceux plus nombreux du PLUA ou du MIA,
intervenant dans les associations, ou à travers par exemple Ngola Ritmos, mais aussi dans la
dite « Missão americana », certains ensuite dans le MINA.
57. C. MESSIANT, op. cit., 1983 : 586 sq., et op. cit, 1989 : 176-189.
Une recherche sur le nationalisme angolais
183
dire «créole»et à cette expérience singulière de socialisation estudiantine, et
d’autre part de l’expérience de certaines divisions en leur sein – parfois
politiques, parfois religieuses, et parfois ici aussi, mais très différemment de
la situation en Angola même58, sur des bases de «cor da pele»(couleur de la
peau). Tout cela étant important59 pour comprendre notamment les
alignements qui se feront parmi ces militants «descendus»d’Europe lors de
la crise majeure du MPLA de 1962-64, et la façon dont celle-ci a été à la fois
« réglée »et non «résolue»;
–les récits recueillis apportaient en outre des données importantes sur les
divers groupes de la clandestinité à l’intérieur et leur coupure par rapport à
la direction extérieure, sur l’importance de l’expérience des prisons et
surtout des camps60, sur les différences des expériences vécues dans ce
qu’on appelle rapidement «la guérilla»mais qui comprend nombre de
situations en fait extérieures à celle-ci.
Ce travail était, ainsi, suffisant, pour ce qui concerne la période jusqu’en
1961, pour «défaire»certaines des inverdades historiques et établir un certain
nombre de faits, suffisants pour commencer à reconstituer ce qui s’était
réellement passé et mieux comprendre ce qui était en jeu dans le
développement du nationalisme à Luanda à l’époque, suffisante aussi pour
mettre en évidence, au long de l’histoire du MPLA, la complexité des
dynamiques dans lesquelles diverses affinités et divisions s’articulent à
chaque étape de la vie du mouvement, pour obliger donc à une série
d’interrogations, et à une remise en cause de l’analyse commune, de
l’interprétation officielle de cette histoire, qui ne permettait pas de rendre
compte des faits mis au jour. Il peut évidemment y avoir diverses lectures
de l’histoire du MPLA – et ce travail oblige précisément à constamment
défaire des interprétations initiales trop sommaires –, mais celle qui va de
l’unification dans un MPLA «progressiste»depuis 1956 à son renforcement
et son évolution révolutionnaire pendant la lutte armée en dépit de
dissidences et «fractionnismes»rejetés dans l’extériorité par rapport à la
nature et aux problèmes du mouvement, ne pouvait à l’évidence permettre
de rendre compte ni de cette histoire de la période nationaliste, ni des crises
et plus généralement des évolutions après 1975.
Il n’était cependant pas possible à un seul chercheur, en l’absence d’un
travail collectif et systématique, d’aboutir à une reconstitution, même
seulement historiographique, qui soit suffisamment complète et juste de la
formation et du développement du nationalisme, même seulement à
Luanda, à la construction d’une histoire qui ne continue pas à oublier
beaucoup des oubliés et qui n’établisse pas sans fondement suffisant ce qui
58. Dès lors que le champ à la fois socioculturel et « racial » est complètement différent en
Europe, puisque par définition ne comportant que l’élite de l’élite des dits « assimilés » (et le
problème de cor semble se poser ici plus entre métis [et noirs] et Blancs qu’entre Noirs et
métis [et Blancs]).
59. L’Association de la Casa dos estudantes do Império qui a entrepris un travail historique,
pourrait, en s’engageant dans des enquêtes orales, apporter une contribution précieuse.
60. Et là encore du fait que tous n’ont pas été dans les mêmes camps, et n’y ont pas vécu, à
différentes époques, la même réalité, la communauté d’expérience étant à la fois facteur de
solidarités et de divisions.
184
Christine Messiant
serait alors non une contribution à son élaboration scientifique mais
prématurément une nouvelle version de l’histoire.
Nouvelles possibilités, nouvelles sources : comment continuer ?
Nous sommes aujourd’hui, c’est évident, dans une situation beaucoup
plus favorable.
De l’ouverture démocratique…
L’«ouverture démocratique»générale a permis que des témoignages
jusque-là occultés parce que venant de l’extérieur du MPLA soient rendus
publics en Angola même, en particulier ceux du FNLA sur la place
jusqu’alors totalement occultée de l’UPA à Luanda avant 1961, mais aussi
ceux d’anciens membres du MPLA (Joaquim Pinto de Andrade, Manuel
Lima, etc.), ou de nationalistes longtemps stigmatisés ou disqualifiés61, qui
n’étaient pas eux non plus publiés en Angola, en même temps que, de
l’intérieur du MPLA «au pouvoir », divers témoignages ont commencé à
contester eux aussi l’histoire officielle sur tel ou tel point.
La publicité donnée à tous ces nouveaux témoignages, et le déblocage
constitué en outre par ceux émanant de dirigeants ou membres actuels du
MPLA, qui cassaient l’amalgame fait jusqu’alors entre la contestation de
l’histoire officielle et l’«ennemi », sont très importants : ils ébranlent la vérité
officielle, rompent le monopole du parti sur l’histoire et apportent de
nouveaux matériaux, redonnant vie à des parties jusqu’ici sclérosées de
celle-ci.
Ce serait cependant une erreur de croire que cette nouvelle situation
politique et ces nouvelles sources suffisent à nous faire passer de la nuit à la
lumière. L’ouverture en matière d’histoire a des limites encore étroites
(cf. infra). Par ailleurs, l’atténuation de la pression au mensonge et à la
conformité avec la version officielle ne fait pas disparaître tous les éléments
qui sont en jeu dans la construction par les individus de leur mémoire, ni ne
signifie la disparition des enjeux attachés à l’histoire. En cela les
« nouveaux »témoignages ne sont pas si différents des anciens. Ce qui a
changé est le champ politique, la place du MPLA dans ce champ et les
positions d’un certain nombre d’individus, dont certains ne sont plus dans
la même situation ou n’ont plus la même conception de ce que doit être leur
« fidélité »au parti. Les nouveaux témoignages sont fournis, comme les
anciens, en fonction de la position de chacun dans ce nouveau champ, et
aussi de son itinéraire dans l’histoire du nationalisme – en fonction de ce
qu’il a fait, pensé, et aussi ce qu’il a dit ou non, notamment de son
implication personnelle passée dans l’affirmation de la version officielle de
61. Ainsi, parmi les premiers témoignages publiés, après les accords de Bicesse (dans le Correio
da Semana), celui de Afonso Dias da Silva.
Une recherche sur le nationalisme angolais
185
cette histoire62 –; et ils sont posés parfois en rapport non seulement au
contenu de la version officielle mais à ses porteurs (anciens et actuels), avec
de ce fait des positions différentes sur ce que chacun «peut»ou «veut»en
«sauver»63.
L’ensemble des cristallisations de la mémoire et des enjeux à la fois
individuels et collectifs de l’histoire est, par exemple, apparent aujourd’hui
sur un point mineur : celui de la date précise de l’introduction «du
MPLA»en 1960 en Angola et de son auteur. Entre les versions toutes
différentes de Lúcio Lara, membre de la direction à Conakry, de Manuel
Pacavira qui a rencontré Lara à Brazzaville en avril 1960, de deux autres
membres de la première direction intérieure qui s’était formée sous le nom
de MINA (Mouvement pour l’indépendance de l’Angola) Joaquim Pinto de
Andrade dans divers entretiens, et Adriano Sebastião64, les différences de
«souvenir»ne peuvent être expliquées, au-delà de «mensonges»délibérés,
que par ces reconstructions de la mémoire. Il ne s’agit nullement d’une
question décisive qui changerait l’analyse qu’on peut faire du MPLA ou du
nationalisme. Mais alors que tant des témoignages de l’extérieur (sur
l’impossibilité de prévenir l’intérieur notamment par Amílcar Cabral) que la
confrontation de ceux de l’intérieur (sur l’inexistence du MPLA), et
maintenant les documents d’archives de la PIDE publiés par C. Pacheco,
permettent d’établir ce point, elles donnent du coup l’occasion de voir à
l’œuvre ces reconstructions et « positions »des témoins. Et cela oblige (et
c’est pour ça que cet exemple est donné), face à n’importe quel «fait », à se
poser toujours ce problème de la reconstruction et de la position, pour tous
les témoins et tout ce qui est dit, et à ne pas le régler facilement.
Les témoignages oraux ou écrits actuels, même s’ils sont globalement
plus libres, et plus « vrais»sur certains points, sont donc redevables de la
même vigilance et du même travail de critique historique que les anciens.
Qu’ils soient suscités par les enquêteurs ou spontanés, écrits ou oraux, ils
sont souvent choisis ou donnés selon des critères non explicités, plus ou
moins orientés par celui qui interroge, répondent à des visions, des préjugés
ou des intentions restés implicites. Ils sont de plus dans la grande majorité
des cas des témoignages non situés, non validés. Comme les anciens, ces
témoignages «valent ce qu’ils valent », ils sont de «simples»– et précieuses –
pièces pour l’histoire, «une parole contre ou à côté d’autres paroles ». Et il
s’agit aussi pour leurs auteurs (et souvent pour ceux qui les sollicitent) de
faire passer non seulement une information, voire une «vérité », mais un
message. Comme avant, mais dans un autre contexte, ils renvoient à des
stratégies de témoignage, individuelles, de groupes, etc., dont on ne peut
faire abstraction.
62. Et là non plus ces divers facteurs ne sont pas congruents. Ainsi Mário de Andrade, qui eut
pourtant un rôle central dans la propagation de la (des) version(s) officielle(s) de l’histoire
du MPLA, m’a-t-il dès 1981-82 donné une longue entrevue (qui va être publiée) qui
contredisait totalement cette histoire-là.
63. L’évolution du MPLA et celle des individus ont ainsi amené diverses dissociations entre des
éléments plus ou moins étroitement liés d’abord – clairement, par exemple, et pour chacun
dans des sens différents et compliqués, entre le MPLA et Neto, ou le MPLA et le
communisme, ou encore entre le MPLA et son idéologie multiraciale, culturelle, etc.
64. Dans son livre cité supra, op. cit., : 80-81.
186
Christine Messiant
Certains de ces nouveaux témoignages, ainsi, apparaissent davantage
comme des prises de positions, ou au mieux des opinions, que des
rétablissements de la vérité des faits. On peut prendre l’exemple peut-être le
plus «pur»de ce statut de la prise de parole qu’est à mon avis le livre de
Norberto de Castro O ano de Kassanji, qui n’a aucun témoignage à apporter
sur la révolte de la Baixa de Cassange, et ne parle qu’à peine, pour cette
« année »1961, du 4 Février, et là aussi sans apporter de témoignage
personnel. Sur 1961 cependant, l’auteur prend bien position, se
revendiquant fortement, pour la Baixa, d’une révolte qui n’a «rien eu à
voir»avec les « intellectuels»ou les «partis», et, autour du 4 Février,
entreprenant de revaloriser le rôle des catholiques. Tout comme avec le nom
(africain : « Mulemba ua xà ngola ») et le projet éditorial que Norberto de
Castro a formé avec Domingos van Dunem «contre les falsifications de
l’histoire »65, c’est une position – qui se veut celle de «quelqu’un de
l’intérieur»par rapport à «ceux du maquis»qui auraient étouffé l’histoire des
nationalistes intérieurs – qu’il veut marquer. Et le seul témoignage qui ait
une valeur historiographique dans son livre est celui qui – bien loin de 1961 et
des révoltés de la Baixa – porte sur l’établissement des Estudos gerais en
Angola. On voit particulièrement ici en quoi un témoignage est bien plus
que cela, et ne vaut en l’occurrence pas pour ce qu’il se donne66.
De tels éléments de prise de position sont évidemment en jeu – en tout
cas l’hypothèse de travail doit être qu’ils peuvent l’être – dans tous les
témoignages, et de quelque côté bien sûr qu’ils se situent par rapport à la
version officielle67. Les nouveaux témoignages ne sont, pas plus que les
anciens, fondés en eux-mêmes. Ainsi Iko Carreira qui écrit dans son livre68
que le 4 Février n’a pas été l’œuvre du MPLA mais du chanoine das Neves
n’est-il à l’évidence pas la meilleure source sur la question puisqu’il n’était
pas en Angola, et son témoignage ne vaut donc pas sur ce point
historiographique – même si cette distanciation par rapport à la version
officielle a en revanche un sens et une valeur dans la situation dramatique
dans laquelle il écrit ce qui est un peu son bilan. Aussi tous ces témoignages
doivent-ils être soumis à la critique, confrontés aux autres sources. Par leur
caractère partiel et leur non-validation, ils ne peuvent tenir lieu d’histoire
alternative, même s’ils doivent en revanche servir pour une analyse de la
configuration politique actuelle et de ses enjeux, et des positions, évolutions,
reconversions de tel ou tel individu ou courant.
65. À cet égard, tout le « pórtico » de Domingos van Dunem est intéressant.
66. Il est clair aussi qu’il y a – outre, cette fois, une information – une prise de position et un
enjeu dans la préface de la Commission historique du Comité central (1990) à la biographie
de Neto dont le premier volume s’arrête en 1952 – et retrace donc le parcours nationaliste
protestant de Neto –, lorsque celle-ci affirme d’ores et déjà, anticipant sur un deuxième
volume (paru ?) que Neto « sera plus tard membre du PCP ».
67. Cf. notamment ceux qui nient, fût-ce sincèrement, l’existence du MPLA à Luanda en 1961
encore – simplement parce que l’isolement de leur groupe après les arrestations de 1959 et
1960 a coupé leurs liens et leur connaissance d’autres groupes.
68. I. CARREIRA, O pensamento estratégico de Agostinho Neto. Contribuição histórica, Lisbonne,
Publicações Dom Quixote, 1996.
Une recherche sur le nationalisme angolais
187
… à l’ouverture des archives
L’ouverture des archives de la PIDE, que l’historien Carlos Pacheco a
commencé à exploiter, peut à l’évidence permettre, permet déjà, un progrès
qualitatif de la recherche sur l’histoire du nationalisme.
Ce qu’il a publié de ces archives69 confirme en effet et rend irrécusable la
nécessité d’une remise en cause de certaines affirmations cruciales de
l’histoire officielle : aucun informateur, aucun des militants arrêtés ne ferait
référence à l’existence d’un MPLA avant 1960, tous ont été avant cette date
arrêtés pour appartenance à d’autres groupes, et la date de mai 1960 est celle
que livrent ces archives ; selon les documents présentés jusqu’ici par
C. Pacheco, par ailleurs, les groupes impliqués dans le 4 Février n’avaient
pas de liens avec le MPLA mais avec le chanoine das Neves et, par certains
de ceux qui les dirigeaient, avec l’UPA ; de même qu’il établit, avec
l’existence de tracts signés conjointement par le MINA et l’UPA, non
seulement l’activité de cette dernière organisation à Luanda mais ses liens
«politiques»avec un groupe que l’histoire officielle avait complètement
« détaché»de l’UPA.
Au vu de ce que Pacheco a déjà rendu public, les archives doivent aussi
pouvoir fournir, avec les arrestations de février, énormément d’éléments sur
les groupes réellement impliqués dans les attaques et leur direction – ce qui
sera extrêmement précieux pour reconstituer leur organisation, vu les
blocages de l’enquête orale dus notamment à la disparition d’acteurs
importants70, à la confusion et aux contradictions rencontrées dans les
témoignages oraux, et aux reconstructions assez «massives»dont cet
événement a fait l’objet71 –, sans doute des données sur les autres groupes
nationalistes restés actifs ou nouvellement créés après les arrestations de
1959-60. Elles doivent permettre aussi de faire revivre un bon nombre des
initiatives et des groupes plus anciens qui ont été gommés de l’histoire
officielle, minorés ou même oubliés, comme le MIA largement disparu sous
le PLUA puis le MPLA «officiels », mais encore comme l’ELA, «le groupe
des catholiques», les infirmiers et Espalha Brasa, le Botafogo, et peut-être
ceux qui ont été les plus totalement exclus de l’histoire officielle parce qu’ils
n’ont pas trouvé un jour ou l’autre place dans le MPLA, et dont les
témoignages oraux ne permettent jusqu’ici que de savoir qu’ils ont existé
(l’Abako par exemple, dont des témoignages affirment que des tracts
circulaient à Luanda avant 1961, ou encore les tokoistes avec lesquels divers
groupes ont semble-t-il cherché à prendre contact, en vain) ou ne le
permettent même pas. Elles vont aussi permettre de dissocier et clarifier les
69. C. PACHECO, MPLA – um nascimento polémico (as falsificações da história), Lisbonne, Vega,
1997.
70. Que ce soit celle du chanoine lui-même, ou de Neves Bendinha comme homme de liaison. Il
était par exemple impossible par l’enquête orale, faute de pouvoir confronter assez de
témoignages et en l’absence d’autres particulièrement décisifs, d’arriver à des conclusions
assurées et de spécifier les relais de l’action de Mgr das Neves, et la nature exacte de ses
rapports avec tout un ensemble d’individus et de groupes, et notamment avec l’UPA et sa
direction au Congo, dont il restait peu clair si ces rapports avaient bien impliqué une
concertation des actions de révoltes. On peut espérer que les archives permettent d’avancer
sur ce point important.
71. Et ce même de la part d’une même personne, par exemple Paiva Domingos da Silva lors des
différents anniversaires du 4 Février.
188
Christine Messiant
appartenances organisationnelles, de dépasser les ignorances et confusions
liées à la fragmentation des groupes qui ressortent des témoignages oraux et
que leur confrontation ne suffit pas à dissiper, peut-être par exemple à
mieux comprendre qui, dans des groupes non purement politiques (comme
des associations, Ngola Ritmos ou encore le Botafogo) était ou non impliqué
dans une activité nationaliste, pourquoi des scissions sont intervenues dans
plusieurs des groupes, etc.
Le travail non seulement sur les interrogatoires et les rapports
d’informateurs mais aussi certainement, même si leur contenu n’est pas cité
dans le livre, sur les tracts qui ont été saisis par la PIDE et dont la plupart
étaient introuvables, aura d’autre part une valeur très importante, non
seulement pour établir l’histoire, mais, en en identifiant si possible les
auteurs, pour faire revivre les différentes «versions»du nationalisme, les très
diverses sensibilités anti-coloniales qui existaient selon les témoignages
oraux à l’époque, et là, sans possible reconstruction rétrospective par les
témoins.
Les archives doivent encore pouvoir fournir beaucoup d’éléments non
seulement pour Luanda mais pour tout le territoire, ce qui permettra de
rétablir un équilibre (quelle qu’ait été l’importance, évidente, de la capitale)
absolument indispensable et de rendre à l’histoire du nationalisme ses
dimensions gommées au profit soit de Luanda et de la région kimbundu,
soit de certaines seulement des organisations du centre dont l’histoire
officielle a gardé une certaine trace.
Il reste difficile d’interpréter ce qu’un dirigeant de l’extérieur a ressenti
en prenant connaissance, à l’époque des procès, de certains actes
d’accusation de la PIDE, comme un «grand déballage »72, de la part même
de militants, de dirigeants, les plus chevronnés et sûrs ; reste que la
confrontation de ce que C. Pacheco a déjà cité des archives de la PIDE et de
ce qui ressort des très nombreux témoignages oraux que j’ai recueillis laisse
penser que, de fait, la PIDE savait, sinon avant, en tout cas avec les
interrogatoires, beaucoup de choses.
Les archives doivent donc pouvoir livrer une foule de données
qu’aucune autre source ne peut fournir. Elles ont en outre l’intérêt, comme
tous les documents d’époque, d’éliminer les phénomènes de reconstruction
que comportent les sources ultérieures, dont les témoignages oraux sur
lesquels jusqu’ici quasiment tout reposait sur cette période clandestine. Elles
sont pour toutes ces raisons une source irremplaçable – et désormais
indispensable pour étudier l’histoire du nationalisme.
Les archives de la PIDE et l’élaboration de l’histoire
Cependant, ces archives ne constituent nullement une source qui puisse
être prise, sans autre forme de procès, comme «la vérité»– ni toute la vérité
bien sûr, ni même, parfois, une vérité. C’est une considération élémentaire,
72. Mário de Andrade, entretien, Paris, déc. 1981. Les témoignages en eux-mêmes n’y suffisent
pas car ils sont sur cette question très affectés par les reconstructions et les justifications,
Mais l’analyse soigneuse des archives de la PIDE pourra peut-être apporter des éclairages
importants.
Une recherche sur le nationalisme angolais
189
qu’ont encore rappelé récemment en France des historiens à propos de deux
publications fondées sur des archives, l’une sur la Résistance française et
l’autre sur l’histoire du communisme tchèque, et on ne peut, à cet égard,
qu’être interloqué que ce problème basique ne soit non seulement pas
discuté, mais pas même posé, dans le livre de Carlos Pacheco.
Elles sont, comme toute source, redevables d’une «critique », visant à
mettre au jour intrinsèquement leur fiabilité :
–les limites et niveaux de leur validité, en général et dans chaque cas
particulier, en fonction notamment de l’implantation, des bases de
connaissance, des informateurs de cette police. Cela exige qu’on puisse
apprécier quels étaient l’«efficacité»de la PIDE (et de ses prédécesseurs
avant 1957 en Angola), la «qualité»et le «sérieux»de son information. Qu’on
tienne donc compte de divers éléments, ainsi : quels étaient les milieux
(associatifs, religieux, etc.), les groupes, les plus suspectés et surveillés a
priori (ceux que la PIDE «valorisait»le plus pour leur «dangerosité »), et ceux
les mieux connus, et comment (surveillance, infiltration, etc.), ces divers
aspects étant en partie indépendants, certains groupes pouvant être
particulièrement suspectés mais difficilement pénétrables. La PIDE savait
certes beaucoup mais elle n’était pas non plus omnisciente, n’avait pas accès
à tout. Et ce n’est qu’en admettant un tel postulat – les archives ne livrent
pas seulement la vérité, mais toute la vérité – qu’on peut affirmer dans les
termes et avec les « arguments » avancés par C. Pacheco (pp. 33-34)
l’inexistence d’un Manifeste datant de 1956 simplement parce qu’il n’a pas
été saisi par la PIDE – et ce alors même que des témoins par ailleurs fiables
disent l’avoir eu entre les mains, à Luanda ou en Europe mais affirment en
même temps qu’il n’a circulé en Angola qu’entre de rares personnes avant le
départ de Viriato pour Paris73 ;
–leur validité, globale et particulière, en fonction des objectifs et préjugés
de la PIDE et de ses divers informateurs et sources. Étant donné, par
exemple, la volonté d’extérioriser la subversion (par rapport à la thèse de
l’harmonie régnant dans les «provinces»d’outre-mer) et la hantise du rôle
du communisme international au sein du pouvoir colonial (hantise partagée
par nombre de «services»occidentaux), peut-on, ainsi, prendre comme une
source fiable un rapport des services français affirmant l’origine et le
contrôle «communiste»sur le PLUA ou le MAC74, et ce rapport ne témoignet-il pas surtout, outre des préjugés de ses auteurs, de leur profonde
méconnaissance de la nature du foisonnement politico-intellectuel dans
73. La véhémence avec laquelle C. Pacheco affirme cette inexistence et les raisons de son absolue
« segurança » (certitude) sur ce point (cf. : 33-34) – qu’il « n’aurait pas été difficile pour la
PIDE d’attraper ce document […] Il en a toujours été ainsi » – sont sans doute un élément
d’explication de l’absence dans son livre de toute critique de sa source : il ne la juge ni
nécessaire ni utile puisque pour lui partout et toujours les polices politiques ont « tout »
entre les mains (on peut d’ailleurs noter que cette même véhémence accompagne souvent
les « conclusions » de Pacheco fondées non sur le matériau présenté mais sur des a priori du
même type, ou sur des « thèses » de l’auteur affirmées sans fondement documentaire).
74. Cf. la source citée dans la note 1 (non datée mais évidemment postérieure à la création du
MPLA) et dont le titre (« O MPLA – Instrumento do Comunismo internacional em
Angola ») est symptomatique de ce que des services de renseignement, en l’occurrence
français, cherchent et veulent trouver.
190
Christine Messiant
l’atmosphère de Paris à l’époque ? Quel crédit faire, plus généralement, à
d’autres rapports, de la PIDE ceux-là, affirmant les appartenances de tel ou
tel (en fait quasiment tous ceux cités) militant angolais du MAC au PCA
(Parti communiste angolais), au PCP (Parti communiste portugais) et au
communisme international – sur la base par exemple de leur appartenance
au Juvenil – quand on sait la conception de ce genre de police politique sur
le contrôle et le noyautage par le PCP, et par tous les partis communistes, de
toutes les organisations de masse, dont tous les militants étaient du coup
considérés comme «communistes»? Il faut plus, et d’autres types de sources
que les archives de la PIDE les «référenciant»comme tels, pour
«conclure»que les militants du MAC l’étaient75, ou encore pour réduire le
PLUA à un simple (et donc non authentiquement «nationaliste»?)
«camouflage»de la nature communiste du PCA destiné à agir «comme sa
succursale»alors que, «dans l’ombre », le PCA continuait à «contrôler»le
PLUA. On ne peut quand même oublier que l’UPA elle aussi, via Lumumba
notamment, a un temps été dite (et peut-être crue) communiste. Ici comme
souvent, on ne peut, avant de valider l’information, que faire l’hypothèse
que les «services»risquent de prendre pour certain et de trouver ce qu’ils
recherchent. Il me semble qu’il faut avoir la même attitude de grande
réserve face aux affirmations portugaises sur le rôle des Européens dans la
formation du PCA, convaincus et soucieux qu’ils étaient que le nationalisme
angolais «ne pouvait que»être fomenté par le communisme international76.
Et l’on peut penser qu’on retrouve cette orientation, ce biais, par rapport au
communisme dans les «informations»de la PIDE sur «les protestants »,
promus en tant que tels subversifs, informations qui auront ainsi elles aussi
besoin d’être particulièrement recoupées.
–Pour ce qui concerne cette fois les interrogatoires par exemple, les
archives doivent également être «critiquées»en fonction à la fois bien sûr des
pressions exercées sur les détenus, des réponses extorquées, mais aussi des
tactiques des interrogés, tactiques qui peuvent être personnelles ou de
groupe, de protection ou d’affirmation politique. Outre ce que l’on sait des
règles élémentaires de tous les réseaux de résistance en matière d’aveu – et
75. Cf. entre autres exemples, l’affirmation (p. 41) de l’appui des communistes portugais au
MAC, renvoyant elle-même à une note 11 où toute la première génération est aussi, et
simplement, dite, « comme on le sait », militer dans le PCP (sur la base, outre les
affirmations de la PIDE, d’un seul témoignage, non cité mais mentionné seulement). On ne
peut par ailleurs que s’inquiéter plus encore pour la « fiabilité » de telles sources quand on
sait que nombre d’articles et des ouvrages publiés du côté portugais sur le MPLA et ayant
recours aux sources policières prennent, à leur tour, comme une « preuve » de cette
appartenance « communiste »… les affirmations même d’un « subversif » comme Mário de
Andrade lorsque (cf. supra) il affirmait très haut, à la recherche de soutiens, l’origine
communiste du MPLA – bel exemple de contamination très intéressée.
76. C’est ainsi sur la base de sources liées aux services secrets que Pélissier lui aussi attribue
une place motrice aux communistes portugais – avec des titres choisis par cet auteur eux
aussi parlants, comme « la pénétration communiste », ou « le noyautage des associations
légales » (cf. op. cit., 1978 : 240 et 241) –, alors que ce qui ressort de la confrontation des
témoignages oraux est, pour le premier PCA (celui de 1955), une initiative angolaise (plus
précisément, aux dires des trois autres co-fondateurs, de Viriato), et seulement pour le
deuxième (1957) un rôle d’initiative de Portugais d’Angola (C. MESSIANT, op. cit., 1983 : 592597).
Une recherche sur le nationalisme angolais
191
qui peut évidemment avoir été plus ou moins, ou pas du tout respecté –, ce
qui ressort des témoignages donnés par des acteurs de divers groupes
arrêtés est qu’il y a eu des différences entre ceux arrêtés en 1959 sur ce qu’il
fallait faire, politiquement, des procès (affirmation ou non de l’organisation
et de ses objectifs), et des désaccords entre certains prévenus et leurs avocats
sur cette question. De telles différences ont sans doute eu des incidences sur
l’ampleur de l’action-organisation révélée77. De même les interrogatoires
ultérieurs sont-ils eux aussi à «interpréter »78.
–Il faut aussi tenir compte du degré de méconnaissance ou de confusion
des divers interrogés eux-mêmes (cf. supra) sur les autres groupes (et même
sur le leur, sur ce que font «en plus»même ceux avec qui ils militent dans
une cellule ou un regroupement plus large)79. Et il faut même tenir compte
ici des préjugés des interrogés eux-mêmes, dont certains par exemple ne
peuvent ou ne veulent pas croire que tel ou tel ait pu avoir une action
nationaliste80.Tout cela doit être analysé dans chaque cas. Et dans tous les
cas, parfois pour assurer une information de la PIDE, toujours pour la situer
ou l’interpréter, est impérative, outre cette «critique interne»des archives
(qui doit être adaptée aux divers types de documents qu’on y trouve,
interrogatoires ou rapports d’informateurs ou autres, et peut comporter
parfois une critique de l’authenticité même des documents qu’on y trouve),
leur confrontation à l’ensemble des autres sources, notamment orales, dont
elles ne dispensent nullement et dont on ne peut faire l’économie et qui peut
permettre de juger de quel document on peut attendre quel type
d’information fiable. Cette confrontation ne peut bien sûr, étant donné les
défaillances et les limites de toute source orale (cf. supra), se réduire à une
« confirmation »par un ou deux entretiens du contenu de cette source. Le
sens des archives, et même souvent leur justesse et leur «suffisance », ne
peuvent apparaître que par cette confrontation. Outre tout ce que, à mon
avis, un chercheur perd de matériau pour comprendre l’histoire en
n’utilisant les témoignages oraux que pour l’établissement des faits, il n’a
pas sans eux – pour peu qu’ils soient en qualité et nombre suffisant et qu’ils
soient critiqués – de garantie quant à ses conclusions, qui ne peuvent
77. On peut penser qu’alors que certains ont cherché à ne dire que le minimum sur les activités
et les hommes, d’autres ont au contraire voulu donner d’une part le plus de dimension
possible au mouvement dans sa totalité, peut-être aussi le plus de poids possible à leur
propre groupe, et il ne serait d’ailleurs pas surprenant, dans cette logique, que certains aient
voulu également – comme à Tunis dans d’autres circonstances les Angolais du MAC –
anticiper le début des activités nationalistes ou la formation de leur propre groupe, mais il y
a outre cela bien d’autres variations dans les tactiques individuelles de réponse (étant donné
aussi sans doute des pressions elles-mêmes différentes sur les uns et les autres).
78. Selon Jacinto (entretien, juillet 1981), il était ainsi important d’affirmer le MPLA à l’époque
de sa propre arrestation, alors que l’hégémonie de l’UPA était très forte à Luanda.
79. C’est en raison de cette méconnaissance qu’Ilídio Machado (fin 1958, tout début 1959 ?) fait
passer aux chefs des groupes dont il connaît ou soupçonne l’existence un questionnaire. Ce
qui veut dire que lui et ceux qui l’ont transmis à différents groupes (Liceu, semble-t-il,
notamment) ont sans doute une connaissance un peu meilleure que d’autres, mais qui est
cependant très loin d’être complète ; au cas où les réponses aux interrogatoires sont à la fois
« sincères » et non manipulées par la police, il n’y a aucune raison que la vision de
l’ensemble du mouvement ou même de leur propre groupe soit, pour beaucoup de militants
arrêtés, plus complète et juste dans les interrogatoires que dans les témoignages oraux
(sinon, bien sûr, qu’elle est contemporaine, et donc sans reconstruction rétrospective).
80. Un exemple dans mes entretiens (et en tenant compte de la part de déni dans ces «
croyances ») : Ilídio Machado refusait de penser que le chanoine das Neves, « tellement
catholique », ait pu avoir une action nationaliste violente ; tandis que, selon A. Dias da Silva,
il était impossible aux yeux du chanoine qu’Ilídio Machado, « si communiste », ait pu avoir
une action authentiquement nationaliste.
192
Christine Messiant
s’atteindre qu’à la jointure toujours difficile à trouver entre témoignages et
documents.
Cette absence générale de critique historique des archives et les défauts
de rigueur dans le traitement de certaines sources ne peuvent, finalement,
qu’affaiblir les résultats pourtant acquis par le travail présenté, du fait
notamment que ces résultats réellement assurés sont mêlés sans distinction
quant à leur fiabilité avec d’autres qui ne le sont pas. Il y a peut-être plus
dans les documents d’archives consultés par C. Pacheco que ce qui est
publié dans son livre, mais sur la base des documents présentés, il ne paraît
par exemple pas possible d’affirmer, non seulement que l’UPA est présente
à Luanda et en contact avec divers groupes – ce qui ressortait déjà comme
avéré de nombreux témoignages oraux – mais que finalement «tout»vient
d’elle, «directement ou non»(cf. p. 36 et note 32), alors que les documents
d’archives publiés ne suffisent pas à l’établir, et que la seule source orale
citée à l’appui de cette affirmation (Herbert Pereira Inglês, de surcroît en
1994) ne peut à l’évidence suffire à régler la question. Il ne semble pas non
plus possible d’affirmer (cf. note 13), sur la base des sources présentées, que
«tout le clergé », catholique et protestant, était pro-UPNA (Union des
populations du nord de l’Angola) puis UPA (et moins encore en 1956 !) – ce
qui va bien au-delà que de dire que dans sa très grande majorité il était
anticommuniste –, ni que l’un et l’autre apportaient «leur soutien
inéquivoque»à l’UPA (ibid.) – ce qui est, là encore, dire autre chose et plus
que le fait que nombre de pasteurs et catéchistes protestants ainsi que des
prêtres et catéchistes catholiques étaient membres de l’UPA ou en liaison
(parfois d’ailleurs très indirecte) avec elle. Ces faits sont eux avérés mais les
matériaux présentés dans le livre ne peuvent pas plus suffire à affirmer le
« soutien inéquivoque»de tous à l’UPA que le fait que le PCA a été à
l’origine du PLUA ou du MIA ne suffit à affirmer le «communisme»des
membres de ces deux mouvements, à trancher sur l’idée que ces militants se
faisaient de leur activité, de son orientation, et même de leur
« appartenance »organisationnelle.
Peut-on, dès lors, en l’état des sources présentées dans l’ouvrage, et
sachant d’un côté les chevauchements des groupes, les ignorances des
militants arrêtés, de l’autre les différences de «connaissance»des divers
groupes par la PIDE, passer de l’affirmation de la faiblesse numérique des
communistes, d’une assez large opposition au «communisme athée»dans les
rangs nationalistes notamment religieux, et de l’inexistence d’un MPLA –
toutes choses en effet attestées par l’enquête orale –, à la minimisation voire
à la disqualification de l’activité nationaliste de divers réseaux liés à cette
aile communisante ou progressiste dans la fermentation à Luanda (cf.
notamment p. 36), alors que les témoignages et la reconstitution qu’il est
possible de faire sur leur base mettent en évidence l’importance de leur
action et l’influence d’un bon nombre de leurs militants hors de leur propres
réseaux et milieux81 ? Peut-on, sans en apporter de preuves, en
«renversant»la version officielle, établir une nouvelle «hiérarchie»et
valorisation des divers groupes nationalistes actifs à Luanda avant 1961,
81. Comme sur d’autres points, il y a d’ailleurs là des tensions et contradictions dans le texte de
Carlos Pacheco entre certaines affirmations très péremptoires et d’autres passages du livre –
ainsi celle résultant du fait de vouloir (à juste titre) mettre en valeur la personne de Viriato
(et de Matias Miguéis) tout en disqualifiant l’action de ce qui apparaît bien pourtant comme
leurs propres réseaux militants.
Une recherche sur le nationalisme angolais
193
écrire déjà une autre histoire (cf. p. 36) ? Si cela est peut-être possible au
terme d’un travail historique sur les archives donnant lieu à une
reconstitution du bouillonnement nationaliste des années 1950, cela
n’apparaît en revanche pas légitime sur la base d’archives qui est présentée
là.
Pour s’en tenir ici à ces quelques exemples d’affirmations abusives par
rapport aux matériaux présentés, et sans parler d’un autre défaut de
méthode qu’est la projection rétrospective à l’œuvre dans certaines thèses de
l’auteur82, peut-on enfin légitimement passer des matériaux rassemblés à
une «analyse»de 1977 opposant en bloc les vieux nationalistes authentiques
de l’intérieur et une direction de 1975 elle «extérieure»et qui les aurait
« marginalisés » (pp. 53-54) ? Aucun fondement n’est pourtant apporté dans
le livre pour une telle «conclusion»– qui du reste reviendrait à annuler
l’importance de toute l’histoire ensuite, les différences initiales et ultérieures
tant au sein de l’«intérieur»que de la guérilla-extérieur, et toute une série
d’enjeux politiques autres qui se posent en 1977. Quoi qu’il en soit de cette
oblitération de l’histoire, il s’agit là de la part de l’auteur, à défaut d’une
analyse, d’une interprétation, d’une thèse, en rien de «l’aveu des archives »83
et d’une «conclusion»légitime par rapport aux matériaux présentés.
Les archives d’une police politique, outre qu’elles ont par nature bien
peu à dire sur les aspirations, les sensibilités, la vie et la lutte d’hommes et
de femmes engagés dans un mouvement d’émancipation84, ne disent
qu’exceptionnellement des «vérités» auxquelles on puisse «évidemment»se
fier – comme le fait C. Pacheco puisqu’il ne pose pas même cette question de
méthode, ni en général ni pour aucune des sources particulières sur
lesquelles il s’appuie. Il est toujours indispensable, pour décoder et souvent
valider ces sources, d’en savoir beaucoup plus que ce que contiennent et
disent les archives, et cela passe par la confrontation rigoureuse avec
d’autres documents, qu’on n’y trouve pas «obligatoirement»(contrairement
au « foi sempre assim – il en a toujours été ainsi» de C. Pacheco, cité supra), et
avec un grand nombre de témoignages oraux. Ce travail de critique
historique est aussi le seul garde-fou permettant d’éviter de donner des
hypothèses et des interprétations pour des faits, et de reconstruire
précipitamment l’histoire. Il y avait bien dans l’histoire officielle des
contrevérités à dénoncer, et ce que C. Pacheco offre est, ajouté à d’autres
recherches, suffisant pour le faire sur des points importants de l’histoire – et
c’est en fait l’objet de ce livre. Mais au-delà ? Seule, sur cette période du
82. Un exemple : peut-on, ainsi que cela est fait (cf. note 20, p. 77), placer « au début » le
maoïsme de Viriato pour le poser comme ligne de différenciation avec les autres «
communistes », pro-soviétiques ? Indépendamment de la date du schisme sino-soviétique,
les témoignages oraux recueillis n’ont pas mis en lumière ce « maoïsme » ou un «
anticommunisme soviétique » précoce de Viriato. Il semble plutôt (mais c’est bien sûr à
confirmer ou infirmer) que, comme les autres membres du premier PCA d’ailleurs, Viriato
ait jugé qu’il y avait surtout en Angola soit des « communistes de salon », soit des
orthodoxes pas prêts à accepter l’indépendance des colonies (le congrès du PCP qui
l’accepte ne date que de 1957, année du départ de Viriato d’Angola). C’est notamment avec
le programme et les statuts du PCA que celui-ci vient en Europe et cherche à faire
reconnaître le parti angolais par ses pairs angolais (qui le jugent inadéquat à la situation, et
créent le MAC) et par les PC européens, qui ne le reconnaîtront pas là encore, l’affirmation
de C. Pacheco ne s’appuie d’ailleurs que sur une seule source orale, et très postérieure).
83. C’est le titre donné par Karel Bartosek à son livre de 1996 sur le communisme tchèque sur la
base des archives du KGB, et qui a donné lieu à de nombreuses critiques.
84. D’où d’ailleurs sans doute le malaise, à la lecture du livre de C. Pacheco, du fait que, sauf
exceptions, les données biographiques concernant les nationalistes cités (qui figurent dans
les notes) sont transcrites de ces rapports de police.
194
Christine Messiant
nationalisme jusqu’en 1961 qui est traitée dans son livre, une reconstitution
minutieuse des divers groupes aurait pu fonder nombre des thèses de
l’auteur. Analyser et comprendre ce qu’a été l’histoire du nationalisme, du
MPLA par exemple, et l’engagement nationaliste des Angolais, ne peut faire
l’économie d’un travail encore considérable, ingrat et obstiné.
***
La critique historique de l’histoire officielle et la rupture du monopole du
parti au pouvoir sur l’histoire constituent certainement une œuvre de
salubrité publique, participent du changement nécessaire des rapports entre
le pouvoir et la société et y contribuent ; dès lors que cette histoire officielle –
qu’elle soit ou non plus ou moins mythifiée et réécrite que celles de
l’UNITA ou du FNLA – constitue en Angola, contrairement à celles-ci, une
vérité-mensonge d’État, faire, simplement, œuvre de vérité est une
contribution à la paix civile : l’opposition entre les anciennes organisations
nationalistes – quelles qu’aient été ses justifications et ses raisons – a été un
des éléments du blocage et de la sclérose d’un discours historique
exclusiviste dans un système politique lui-même exclusiviste, et aborder
aujourd’hui l’histoire du nationalisme comme un objet historique et non
plus un enjeu politique est, tant dans son mouvement, comme pratique
démocratique, que par son contenu, un des éléments nécessaires à la
réconciliation angolaise.
Mais le fait que l’histoire ait été prise si étroitement dans le processus de
légitimation politique fait que la sortie de ce temps de l’histoire officielle,
indispensable, se fait en en portant les traces, dans un contexte marqué par
des tendances contradictoires, de démocratisation et de pacification très
partielle, de grandes remises en cause, de changements des positions et des
rapports de forces dans le pays et le parti dominant.
Traces du côté du pouvoir politique, avec les limites de l’ouverture de la
discussion historique, à la fois dans l’ampleur de celle-ci et dans l’attitude
de nombre de politiques par rapport aux contestations : ainsi pour l’éditorial
d’O Eme de décembre 1996 et sa réaffirmation inébranlée de tous les
«mythes fondateurs» de la version officielle du MPLA ; ainsi pour la façon
dont a été organisé et diffusé à la télévision le débat sur le 4 Février par le
MPLA avec le FNLA85 ainsi pour certaines des attaques entendues contre
Carlos Pacheco après la parution de son livre, attaques ad hominem évitant
de se confronter aux sources qu’il présente (et parfois sans l’avoir lu) ; ainsi
pour la tenace volonté chez certains de disqualification des voix
discordantes comme revanchistas ou «politiciennes» lorsqu’elles émanent
d’organisations politiques, ou comme des attaques personnelles, des
« volontés d’affaiblir le parti », voire des «collusions avec l’ennemi»
lorsqu’elles sont le fait de chercheurs indépendants.
85. Cf. J.B. LUKOMBO-NZATUZOLA, « Le 4 Février 1961 : la remise en question et
démystification d’un événement historique mal narré », (Covilhã, Universidade da Beira
Interior), Anais Universitárias – Ciências sociais e humanas, 1996 (publié en 1997) : 365-379.
Une recherche sur le nationalisme angolais
195
Traces aussi dans la poursuite de l’instrumentalisation politique et de la
soumission de la recherche de la vérité historique aux enjeux et intérêts
politiques. Pour ne prendre qu’un exemple, celui, flagrant, de la demande
d’enquête faite en 1992 par le Partido renovador democrático (PRD) sur les
morts de 1977, qui – alors que son résultat avait été un communiqué du
Bureau politique du MPLA annonçant une dizaine de condamnations et
exécutions – a été enterrée une fois le PRD rallié au MPLA et entré au
gouvernement ; et avec la proposition, cette année, du PRD de faire du
27 mai une fête nationale, c’est-à-dire en quelque sorte un «compromis sur
l’histoire », mais qui, réalisé sous cette forme «commémorative», se ferait au
détriment et en substitut d’une ouverture du débat et d’une recherche de la
vérité historique.
Traces, toujours, du côté d’autres organisations, de dissidents et aussi de
fractions du MPLA «au pouvoir» qui n’ont pas trouvé leur place dans
l’histoire officielle : ceux qui ont – légitimement – une revanche
« historique »à prendre, sont eux aussi insérés dans des projets politiques
qui peuvent les mener à procéder à d’autres amalgames et
instrumentalisations, sans toujours plus de respect pour la véracité de
l’histoire. On peut, pour le moins, déjà voir aujourd’hui dans la façon dont
certaines figures, tout particulièrement Viriato et le chanoine Mendes das
Neves, devenues des références quasi obligées pour la «légitimation par
l’histoire», sont de manière indiscriminée revendiquées et «appropriés»par
les courants les plus variés et dans des sens parfois opposés, que le risque
existe de la production de nouveaux mythes, tendant de nouveau à se
substituer à l’établissement de leur rôle historique réel (quelque important
qu’il puisse être, évidemment).
Traces encore, non politiques-partisanes celles-là au départ, mais qui
tendent à entrer sur le terrain de la politique, qui résulte du fait que
l’histoire officielle a, en dénaturant certains événements, effacé aussi, y
compris au sein du MPLA, beaucoup de choses (de sensibilités politiques,
culturelles…), comme je l’ai évoqué dans la première partie. Étant donné les
fortes intrications entre l’hégémonie sur l’histoire et les luttes hégémoniques
sur l’idéologie, la culture, la question des identités et de l’identité nationale,
le fait qu’un débat, et surtout des polémiques, moins que sereines, ont lieu
actuellement sur ces questions pèse et influe aussi négativement sur la
reconstruction scientifique de l’histoire.
Cela, qui est lié à l’évolution des luttes politiques aujourd’hui, personne
ne peut l’empêcher, mais nous pouvons peut-être situer ce qui est important
de notre part. Il est évidemment de notre devoir de chercheurs de dire ce
que nous considérons comme des faits adéquatement établis86. Je ne sais pas
si cela pourra avoir un grand impact à court terme sur une modification du
discours officiel (ou plus largement des discours des politiques) sur
l’histoire du nationalisme. Il est clair que la reconnaissance de la part du
MPLA en tant que tel, et de certains en son sein, de la non-vérité de dates et
de faits
86. Et ce l’était avant comme après l’ouverture du débat historique.
196
Christine Messiant
qui ont été au long des années si vitaux dans la légitimation du parti
représente une sorte de mort symbolique difficile à assumer. Il serait
cependant – comme certains autres dans ce parti l’ont compris – absolument
nécessaire, non seulement d’ouvrir réellement la discussion historique mais
d’abandonner ces obstacles à l’élaboration d’une histoire du nationalisme
angolais – et ce serait même, à mon avis (je ne parle pas en son nom, bien
sûr) l’occasion enfin donnée pour le MPLA aussi de faire sa véritable et
vivante histoire.
De notre part, il me semble indispensable à la fois d’essayer d’accélérer le
mouvement de recherche (beaucoup de témoins sont morts déjà, qu’il aurait
fallu interroger, ou réinterroger), et si possible avec un collectif de
chercheurs87, mais aussi d’avancer sans précipitation. Dans ce cadre, toute
nouvelle source, tout nouveau témoignage, est souhaitable, et il est, en l’état
actuel du débat historique et public, important que soient rapidement
rendus publics, et si possible dans leur caractère brut et leur intégralité, un
maximum des données (archives, documents, témoignages oraux) recueillis
de façon dispersée par tel ou tel88, que soient explorées les possibilités d’en
recueillir et publier d’autres. Il est tout aussi important que toutes ces
données soient «situées», dans leur contexte et leurs auteurs, et soumises à
un travail historique systématique et rigoureux, de production
d’informations, de faits, et d’élucidations, sans aller au-delà de ce que les
sources, orales ou écrites, livrent, et sans céder à la tentation de réécrire déjà
«la véritable histoire», mais en s’efforçant de construire une histoire
« suffisamment juste »89. Il ne peut aujourd’hui encore y avoir, avant la prise
en compte de la totalité des archives nouvelles et leur confrontation aux
sources orales, qu’une historiographie provisoire et, élaborée
dialectiquement avec la construction soigneuse des faits, que des
hypothèses, des interprétations, des analyses provisoires, qui vont à
l’évidence devoir se confronter et s’approfondir avec les faits nouveaux.
Nous ne sommes qu’au début de ce travail – pas seulement pour le
MPLA, plus encore pour le FNLA et l’UNITA, sans parler des initiatives et
organisations qui n’ont pas «survécu». Malgré l’ébranlement de la version
officielle, il me paraît que le terrain de l’histoire en Angola, qui était miné,
n’a pas encore cessé de l’être, que n’ont pas disparu les risques
d’instrumentalisation : il y aura sans aucun doute encore des récupérations
et des instrumentalisations politiques de ce que les chercheurs publieront.
Dans ces conditions, conclure prématurément ferait courir non seulement le
risque scientifique de substituer à l’ancienne version officielle une version
qui, cela est sûr, serait moins fausse, moins exclusive, mais qui resterait elle
aussi partielle et marquée par les sympathies, positions, préjugés personnels
des chercheurs ; mais aussi le risque «politique» d’inscrire, à son tour, cette
« version moins fausse », dans la nouvelle corrélation de forces et des
idéologies aujourd’hui dominantes en Angola. Des chercheurs avant nous
87. Non seulement parce que la tâche est immense, mais parce que la recherche aurait tout à
gagner à associer Angolais et non-Angolais, chercheurs membres ou sympathisants de
diverses organisations et chercheurs indépendants, afin de confronter les données et les
analyses et parce que les témoins ne disent pas la même chose à tous indistinctement.
88. C’est un intérêt de la thèse récente de J.-M. Mabeko-Tali citée supra, qui comporte un
volume de documents.
89. Il me semble par exemple tout aussi important de faire état des incertitudes, des lacunes,
qui subsistent dans nos travaux, que de nous interdire de répéter tel ou tel élément de la
version officielle sans l’avoir validé.
Une recherche sur le nationalisme angolais
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sont entrés, par facilité, ou pour défendre ce qui pour eux était «la cause du
peuple», dans ce piège. Il est important que nous n’y tombions pas à notre
tour – et notre seul garde-fou pour ce faire sont les instruments et la
soumission rigoureuse aux règles de la critique historique.
Luanda, août 1997 et Paris, janvier 1998
Christine MESSIANT
Centre d’études africaines
École des hautes études en sciences sociales, Paris

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