article en pdf - Revue trimestrielle des droits de l`homme

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LA PROCÉDURALISATION DES OBLIGATIONS
RELATIVES AUX DROITS FONDAMENTAUX
SUBSTANTIELS PAR LA COUR EUROPÉENNE
DES DROITS DE L’HOMME
par
Edouard DUBOUT
Maître de conférences en droit public
Université Paris XII
«Ennemie jurée de l’arbitraire, la forme est
sœur jumelle de la liberté»
R. von Jhering, Esprit du droit romain,
vol. III., trad. De Meulenaere, p. 164.
En accentuant son contrôle des procédures internes destinées à
assurer le respect des dispositions de la Convention européenne des
droits de l’homme dans l’ordre national, la Cour européenne des
droits de l’homme s’est résolument engagée dans un mouvement de
«procéduralisation» des obligations relatives aux droits garantis. Née
de l’imagination fertile des juges de la Cour de Strasbourg, la procéduralisation des droits est à placer au rang des principales constructions jurisprudentielles du système conventionnel. Elle marque, tant
par ses modalités que ses finalités, un tournant majeur dans l’évolution du mécanisme de protection des droits fondamentaux.
L’expression de «procéduralisation» est un néologisme qui signifie
tout simplement «rendre (davantage) procédural». Dans l’analyse
philosophique, l’expression concerne la recherche de procédures destinées à assurer un idéal de justice. La procédure sert alors de
garantie d’équité. Ainsi, pour reprendre un exemple donné par J.
Rawls à propos du partage d’un gâteau, la procédure selon laquelle
«le dernier qui se servira est chargé du partage», permet de faire en
sorte que le partage soit égal et donc que la distribution soit juste,
car c’est l’assurance pour celui qui découpe d’obtenir la plus grande
part possible (1). Dans l’analyse juridique, la notion de procédura(1) Ce que l’auteur désigne comme étant la «justice procédurale parfaite», voy.
J. Rawls, Théorie de la justice, Paris, Le Seuil, rééd. 1997, spéc. p. 117.
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lisation se rattache à un objectif de performance. Elle peut revêtir
deux sens : l’un large, l’autre étroit. Au sens large et dans une perspective systémique, la procéduralisation du droit désigne la mise en
place de procédures destinées à renforcer la qualité d’un système
juridique (2). L’idée est alors d’imaginer de nouvelles procédures
d’élaboration des normes, comme par exemple l’extension de la consultation ou le recours à des agences spécialisées, afin d’améliorer
leur légitimité et leur efficacité (3). Au sens étroit et dans une perspective davantage contentieuse, la procéduralisation d’un droit
désigne l’instauration de mécanismes procéduraux destinés à améliorer le respect de ce droit (4). C’est ce second sens qui permet de
restituer l’évolution de la protection conventionnelle des droits fondamentaux que nous entendons souligner.
Il faut donc entendre ici l’expression de procéduralisation comme
«le processus d’adjonction jurisprudentielle d’une obligation procédurale à la charge des autorités nationales destinée à renforcer la
protection interne d’un droit substantiel garanti par la Convention».
Il s’agit d’une obligation positive et impliquée, réclamant un comportement actif de la part des autorités nationales afin d’assurer
l’effet utile du droit protégé (5). Le non-respect de l’obligation procédurale entraîne alors une violation de la Convention indépendamment du fait de savoir si la substance même du droit protégé a été
violée. Cela conduit donc à distinguer au sein d’une même disposition un «volet substantiel» et un «volet procédural» (6), opérant une
(2) Voy. P. Coppens et J. Lenoble (dir.), Démocratie et procéduralisation du droit,
Bruxelles, Bruylant, 2000, 437 p.
(3) Voy. par exemple, J. Chevallier, «Vers un droit post-moderne? Les transformations de la régulation juridique», R.D.P., 1998, n° 3, pp. 659-690; puis son
ouvrage, L’Etat post-moderne, L.G.D.J., 2003, 225 p.
(4) Pour une utilisation en ce sens, F. Tulkens et S. Van Drooghenbroeck,
«L’évolution des droits garantis et l’interprétation jurisprudentielle de la Convention européenne des droits de l’homme», dans leur contribution à l’Académie européenne d’été
«L’Europe en transition», Table ronde du 27 septembre 2002, 16 p., disponible sur
www.web.umpf-grenoble.fr/espace-europe/acad2002/textes/tulkens.htm; ainsi que F.
Sudre, J.-P. Marguenaud, J. Andrintsimbazovina, A. Gouttenoire, M. Levinet, Les
grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, Paris, P.U.F., 2005, spéc. p. 26.
(5) Sur la notion d’obligation positive, voy. la synthèse de F. Sudre, «Les ‘obligations positives’ dans la jurisprudence européenne des droits de l’homme», Rev.
trim. dr. h., 1995, pp. 362-384.
(6) L’expression de «volet procédural» apparaît pour la première fois concernant
une allégation de violation de l’article 3 de la Convention dans l’opinion dissidente
commune des juges Pastor Ridruejo, Bonello, Makarczyk, Tulkens, Strážnická, Butkevych, Casadevall et Zupančič, sous l’arrêt de la Grande Chambre de la Cour eur.
dr. h., 6 juin 2000, Labita c. Italie, req. n° 26772/95. Elle est récurrente depuis.
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forme de dédoublement du droit garanti. L’évolution n’est pas nouvelle, mais elle se généralise et se précise tout à la fois.
Il est généralement considéré que le mouvement de procéduralisation des droits substantiels est né dès certaines décisions de la
Cour de Strasbourg relatives au respect du droit à la vie familiale
consacrant une obligation de réserver un rôle effectif aux parents
dans le processus décisionnel aboutissant à une ingérence dans leur
vie familiale (7). Il a été confirmé et officialisé avec l’arrêt de la
Grande Chambre dans l’affaire McCann et autres c. Royaume-Uni
du 27 septembre 1995, consacrant sous l’angle de l’article 2 de la
Convention relatif au droit à la vie, combiné à l’article 1er (8), une
obligation procédurale pour l’Etat de mener une enquête effective
sur le décès de plusieurs personnes lors d’une opération anti-terroriste (9). L’autonomisation d’un volet procédural au sein d’une disposition matérielle de la Convention a néanmoins semblé initialement marginalisée (10), avant de connaître une véritable
consécration quelques années plus tard devant la multiplication des
décès et disparitions suspectes en Turquie mettant en cause les
représentants de l’Etat (11). L’obligation de mener une enquête
(7) Cour eur. dr. h., 24 février 1995, McMichael c. Royaume-Uni, spéc. point 87.
Lire notamment, L. Milano, Le droit à un tribunal au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, Paris Dalloz, 2006, spéc. p. 15.
(8) Sur le rôle joué par cette dernière disposition dans la jurisprudence de la Cour,
voy. l’étude de I. Panoussis dans la présente livraison de cette revue.
(9) Cour eur. dr. h., Gde Ch., 27 septembre 1995, McCann et autres c. RoyaumeUni, spéc. point 161 : «Comme la Commission, la Cour se borne à constater qu’une
loi interdisant de manière générale aux agents de l’Etat de procéder à des homicides
arbitraires serait en pratique inefficace s’il n’existait pas de procédure permettant de
contrôler la légalité du recours à la force meurtrière par les autorités de l’Etat.
L’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose cette disposition (art. 2), combinée avec le devoir général incombant à l’Etat en vertu de l’article 1 de la Convention
de ‘reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés
définis [dans] la [...] Convention’, implique et exige de mener une forme d’enquête
efficace lorsque le recours à la force, notamment par des agents de l’Etat, a entraîné
mort d’homme».
(10) A propos d’une allégation de mauvais traitements en garde à vue, la Cour
préféra examiner le grief tiré de l’absence d’enquête effective sous l’angle des articles
6 et 13 de la Convention, et non en tant que volet procédural de l’article 3, voy. Cour
eur. dr. h., 25 septembre 1997, Aydin c. Turquie, spéc. point 88 : «Quant au grief de
la requérante selon lequel le fait que les autorités n’aient pas conduit d’enquête efficace sur les traitements qu’elle a subis pendant sa garde à vue emporte une violation
distincte de l’article 3, la Cour considère qu’il convient de l’examiner sous l’angle des
articles 6 et 13 de la Convention».
(11) Voy. notamment les arrêts de la Cour eur. dr. h. du 19 février 1998, Kaya c.
Turquie; du 2 septembre 1998, Yasa c. Turquie; du 8 juillet 1999, Tannikulu c. Turquie et Caciki c. Turquie (Gde Ch.).
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effective a ainsi été logiquement étendue par la suite au contrôle du
respect de l’article 3 de la Convention relatif à l’interdiction de la
torture et des traitements inhumains ou dégradants dans l’arrêt
Assenov et autres c. Bulgarie du 28 octobre 1998 (12), puis à celui du
respect de l’article 10 en matière de liberté de la presse par l’arrêt
Özgür Gündem c. Turquie du 16 mars 2000 (13), avant d’être récemment incorporée au sein de l’article 14 prohibant les discriminations
dans l’arrêt Natchova et autres c. Bulgarie du 6 juillet 2005 (14),
pour être finalement intégrée à l’article 8 dans sa dimension relative
à la protection de la vie privée par l’arrêt H.M. c. Turquie du
8 août 2006 (15). En définitive, la doctrine considère que rien ne
s’oppose à ce que «tous les droits substantiels énoncés par la Convention renferment une obligation positive implicite de mettre en
place et de rendre effectives des procédures permettant de revendiquer au niveau national le droit en cause» (16). De surcroît, parallèlement à son extension quantitative, la portée de l’obligation procédurale «découverte» (17) au sein des dispositions matérielles
s’affine qualitativement. Après avoir limité son contrôle à la constatation de l’existence d’une procédure nationale susceptible de
(12) Cour eur. dr. h., 28 octobre 1998, Assenov et autres c. Bulgarie, spéc.
point 102.
(13) Cour eur. dr. h., 16 mars 2000, Özgür Gündem c. Turquie, spéc. points 42 et s.
(14) Cour eur. dr. h., Gde Ch., 6 juillet 2005, Natchova et autres c. Bulgarie, spéc.
points 164 et s. Notons que le point 168 de l’arrêt est formulé ainsi : «la Cour estime
que les autorités ont manqué à l’obligation qui leur incombait en vertu de l’article
14 de la Convention combiné avec l’article 2 de prendre toutes les mesures possibles
pour rechercher si un comportement discriminatoire avait pu ou non jouer un rôle
dans les événements. Il s’ensuit qu’il y a eu une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 sous son aspect procédural» (Nous soulignons). La doctrine en a déduit que la Cour «octroie à l’article 14 une dimension procédurale qui
lui faisait jusqu’à présent défaut», voy. L. Burgorgue-Larsen, «Jurisprudence européenne comparée», R.D.P., 2006, n° 4, spéc. p. 1135. Une ambiguïté subsiste cependant selon que l’on comprend la formule comme signifiant une violation du volet
procédural de l’article 14, combiné à l’article 2; ou comme signifiant une violation du
volet procédural de l’article 2, combiné à l’article 14. Plaide toutefois en faveur de
la première interprétation, le fait que dans son arrêt de Chambre, la Cour avait
expressément conclu à la «violation de l’article14, sous ses aspects procédural et matériel, combiné avec l’article 2 de la Convention» (1ère Section , 26 février 2004). Nous
soulignons.
(15) Cour eur. dr. h., 8 août 2006, H.M. c. Turquie, spéc. point 26, et le commentaire de M. Hottelier dans le présent numéro de cette Revue.
(16) F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, Paris, P.U.F.,
2005, spéc. p. 239.
(17) Ibid.
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garantir le respect du droit protégé (18), le juge conventionnel a
rapidement opté pour un contrôle plus poussé de la qualité de cette
procédure, et notamment de son effectivité (19), réduisant d’autant
l’«autonomie procédurale» (20) des Etats. L’obligation procédurale
secondaire participe ainsi – en amont et en aval – à l’amélioration
de la protection de l’obligation substantielle primaire.
Très tôt, l’interdépendance des droits substantiels et des droits procéduraux a été soulignée (21). Le théoricien allemand G. Jellineck
notait en effet que sans protection procédurale, les droits subjectifs
reconnus aux individus ne pourraient être qu’«imparfaits» (22). A
quoi sert un droit sans mécanisme pour le faire respecter et, ultimement, en sanctionner la violation? Dans cette dialectique de l’affirmation d’une prérogative et de la protection de celle-ci, la qualité du
mécanisme procédural mis en place à cet effet est assurément une
variable déterminante du degré effectivité d’un droit. En ce sens, les
articles 6, §1 et 13 de la Convention – respectivement relatifs au droit
à un procès équitable et au droit à un recours effectif, d’ailleurs
opportunément fusionnés à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (23) – occupent une place essentielle
dans le système de protection, dans la mesure où ils imposent un con(18) Ainsi dans l’affaire McCann autres c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995,
préc., la Cour note qu’«il n’y a pas lieu pour [elle] de décider de la forme que doit
prendre une telle investigation ni des conditions dans lesquelles elle doit être menée»
(spéc. point 162).
(19) Cour eur. dr. h., Gde Ch., 28 juillet 1999, Selmouni c. France, spéc. point 79 :
«il s’agit moins de savoir s’il y a eu une enquête, puisque son existence est avérée,
que d’apprécier la diligence avec laquelle elle a été menée».
(20) La terminologie est empruntée au vocabulaire communautaire. Pour un
parallèle, O. Jacot Guillarmod, «Autonomie procédurale des Etats : de l’apport
possible de la jurisprudence de Luxembourg à celle de Strasbourg», in Protection des
droits de l’homme : la perspective européenne – Mélanges à la mémoire de Rolv Ryssdal,
Cologne/Berlin/Bonn/Munich, Carl Heymanns Verlag KG, 2000, pp. 617 à 633.
(21) Sur cette question, lire la synthèse de P. Frumer, La renonciation aux droits
et libertés – La Convention européenne des droits de l’homme à l’épreuve de la volonté
individuelle, Bruxelles, Bruylant / Editions de l’Université de Bruxelles, 2001, pp. 27
à 51.
(22) L’auteur distingue les droits subjectifs parfaits, c’est à dire susceptibles de
faire l’objet d’une action en justice, des droits imparfaits qui ne le sont pas. Voy.
G. Jellinek, System des öffentlichen subjektiven Rechte, Tübigen, Mohr, 1905 (rééd.
1919), spéc. p. 70, cité par N. Foulquier, «De la protection des droits … à l’insécurité juridique – Ou la remise en cause par la Cour européenne des droits de
l’homme des fins de non-recevoir et des exceptions d’irrecevabilité consacrées par la
procédure juridictionnelle française», Rev. trim. dr. h., 2003, vol. 56, spéc. p. 1206.
(23) Voy. notre étude, «Vers un nouveau standard européen de droit au juge pour
le droit interne?», in L. Burgorgue-Larsen (dir.), La France face à la Charte des
droits fondamentaux de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2005, pp. 523 à 583.
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trôle national du bien-fondé des revendications des requérants (24).
L’entreprise de procéduralisation des dispositions substantielles de la
Convention engagée par la Cour de Strasbourg part de la même idée
d’interdépendance des garanties de fond et de procédure, mais elle
l’approfondit à un niveau supérieur en franchissant une étape supplémentaire. Désormais, grâce à l’identification d’obligations procédurales au sein même d’une disposition prima facie uniquement substantielle, la responsabilité de l’Etat pourra être engagée y compris en cas
de doute quant à la réalité de la violation de l’obligation substantielle
primaire. De cette façon, la collaboration entre droits substantiels et
droits procéduraux est érigée en «véritable compénétration» (25). Le
mécanisme national de contrôle du respect des droits fondamentaux
doit s’en trouver en conséquence renforcé, améliorant d’autant la
sanction interne des violations des droits de l’homme et contribuant
dans le même temps à une meilleure prévention – par la dissuasion –
de celles-ci. C’est donc une modification en profondeur du système de
protection qu’implique la procéduralisation des obligations relatives
aux droits fondamentaux par la Cour de Strasbourg.
Une des conséquences notables de l’extension du recours à des obligations procédurales est d’«objectiver» – dans le sens de rendre plus
objectif – le contrôle juridictionnel du respect des droits fondamentaux, qui s’en trouve en quelque sorte dédramatisé. Le juge des libertés se mue progressivement en juge des procédures. Tâche dont on
conviendra aisément que l’arbitrage qu’elle appelle est moins polémique que celui de l’équilibre à trouver entre des droits contradictoires
ou entre la protection d’un droit subjectif et la poursuite d’un intérêt
général. D’aucuns ont pu le regretter en déplorant la moindre portée
symbolique d’une violation de l’article 3 de la Convention des droits
de l’homme, par exemple, du fait du manquement à une obligation
procédurale d’enquête effective, en lieu et place d’une condamnation
(24) Initialement, seul l’article 13 de la Convention prévoyait une obligation pour
l’Etat de mettre en place un «recours effectif» sur le plan national afin qu’il soit statué sur une allégation de violation d’une disposition de la Convention. Mais ce
recours a lieu devant une «instance» nationale, qui n’est donc pas nécessairement de
nature juridictionnelle. Or, rapidement, la Cour a interprété l’article 6, §1 de la Convention relatif au procès équitable comme protégeant un droit d’accès au juge (Cour
eur. dr. h., 21 février 1975, Golder c. Royaume-Uni, spéc. point 34), ce qui a eu pour
conséquence «d’absorber» la garantie offerte par l’article 13 au sein de celle de l’article 6, §1 de la Convention (voy. par exemple, Cour eur. dr. h., 30 janvier 2003, Cordova c. Italie (n° 2), spéc. point 71).
(25) F. Tulkens et S. Van Drooghenbroeck, «L’évolution des droits garantis et
l’interprétation jurisprudentielle de la Convention européenne des droits de
l’homme», préc., spéc. p. 8.
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pour ne pas avoir satisfait à l’obligation substantielle de ne pas commettre ou de ne pas empêcher des agissements contraires à cette disposition. Des juges dissidents ont ainsi pu écrire que, «même si, dans
certains cas, nous pensons qu’une approche procédurale peut se révéler utile et nécessaire, […] elle pourrait permettre à l’Etat de limiter
la condamnation à une violation de l’obligation procédurale, évidemment moins grave qu’une violation pour mauvais traitements» (26).
Moins délicate à établir, la violation procédurale serait également
moins infâmante pour l’Etat défendeur. Il faut donc veiller à ce que
le recours aux obligations procédurales ne se fasse pas au détriment
du contrôle des obligations substantielles; la frontière entre ce qui
relève de la procédure et de la substance n’étant d’ailleurs pas toujours des plus évidentes à tracer. De surcroît, il semble clair que
l’objectivation du contrôle qu’entraîne le recours à la procéduralisation des droits aura une influence sur le rôle du juge national, qui est
le mieux placé pour évaluer la qualité des procédures internes destinées à assurer le respect des droits substantiels. Alors que la question
de la réforme du mécanisme conventionnel continue d’être lancinante, le recours aux obligations procédurales n’est peut-être pas
dénué d’objectifs institutionnels dans la perspective d’une décentralisation accrue du contrôle de la protection des droits vers les juridictions nationales.
Le phénomène de procéduralisation emporte donc une évolution
de la protection conventionnelle des droits fondamentaux dans
deux dimensions : l’une est relative au degré de protection des
droits, l’autre concerne le mode de protection des droits. Si l’objectif évident de la procéduralisation est d’assurer la concrétisation des
droits garantis (I), il faut également constater que ce processus
entraîne une complexification de la garantie des droits (II).
I. – La concrétisation des droits garantis
Récurrent, l’impératif de protéger des droits «concrets et effectifs»
et non «théoriques ou illusoires», l’est certainement (27). Plus innovant est le moyen procédural employé pour y parvenir. L’adjonction
(26) Voy. l’opinion dissidente commune des juges Pastor Ridruejo, Bonello,
Makarczyk, Tulkens, Strážnická, Butkevych, Casadevall et Zupančič, sous l’arrêt de
la Grande Chambre de la Cour eur. dr. h., 6 juin 2000, Labita c. Italie, préc. Nous
soulignons.
(27) Par exemple, Cour eur. dr. h., 9 octobre 1979, Airey c. Irlande, spéc. point 24,
s’agissant de l’assistance judiciaire gratuite.
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d’une obligation procédurale au sein d’une disposition substantielle
présente le double avantage d’étendre le contenu du droit et dans le
même temps d’en augmenter le respect. En effet, la procéduralisation
opère un élargissement des obligations conventionnelles (A). Elle
aboutit à un approfondissement de leur protection (B).
A. – L’élargissement des obligations
Outre l’élargissement généralisé consistant à imposer l’adjonction
d’une obligation d’enquête effective en cas d’allégation de violation
de la Convention (1), la Cour de Strasbourg procède parfois à un
élargissement plus ponctuel de la portée des obligations conventionnelles par l’adjonction d’autres formes d’obligations procédurales (2).
1. L’élargissement généralisé
Archétype de l’obligation procédurale, le devoir pour les autorités
nationales de mener une enquête effective sur l’existence d’une violation des droits fondamentaux, trouve essentiellement son origine
dans le droit international, qu’il soit obligatoire (28) ou déclaratoire (29). Ainsi que cela a été dit, l’extension continue des domaines dans lesquels elle peut être invoquée, laisse penser que l’ensemble des droits substantiels de la Convention est susceptible d’être
élargi par ce type d’obligation (30). En outre, il est remarquable que
l’obligation d’enquête ne concerne pas seulement les allégations de
violations de la Convention dans les rapports verticaux opposant
une personne privée aux autorités étatiques, mais qu’elle est égale(28) Voy., s’agissant de la protection procédurale de l’article 3 de la Convention
européenne des droits de l’homme, l’article 12 de la Convention contre la torture et
autres peines ou traitements cruels et inhumains ou dégradants, adoptée à New-York
le 10 décembre 1984, qui dispose que «[t]out Etat partie veille à ce que les autorités
compétentes procèdent à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis sur tout territoire de sa juridiction».
(29) Voy. les Principes de base sur le recours à la force et l’utilisation des armes à
feu par les responsables de l’application des lois, adoptés le 7 septembre 1990 lors du
huitième Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des
délinquants. C’est notamment en se fondant sur le Principe n° 22 qui prévoit que lors
de l’usage de la force par les autorités nationales ayant entraîné la mort ou des blessures graves «les pouvoirs publics et les autorités de police doivent s’assurer qu’une
procédure d’enquête effective puisse être engagée», que la Cour européenne a dégagé
pour la première fois une obligation d’enquête effective au sein de la protection
offerte par l’article 2 de la Convention dans l’arrêt McCann autres c. Royaume-Uni
du 27 septembre 1995, préc., spéc. point 139.
(30) Voy. supra, introduction.
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ment applicable aux rapports horizontaux, c’est-à-dire aux violations émanant potentiellement d’autres particuliers. Ainsi, dans
l’affaire Özgür Gündem c. Turquie, la Cour estime qu’en l’absence
d’enquête effective sur les agressions d’origine inconnue commises
sur les membres et les locaux d’un journal, le gouvernement turc a
manqué à son obligation tirée de l’article 10 de la Convention de
garantir la liberté d’expression (31). Par la suite, dans l’affaire M.C.
c. Bulgarie du 4 décembre 2003, le juge affirmera que l’obligation
d’enquête effective «ne saurait en principe être limitée aux seuls cas
de mauvais traitements infligés par des agents de l’Etat» (32).
L’obligation procédurale acquiert ainsi une portée horizontale et
s’étend à tout type de mauvais traitement, quelle que soit son origine. Ce sont ainsi des pans entiers de la procédure pénale nationale
qui tombent sous l’emprise du contrôle strasbourgeois.
Par ailleurs, les modalités de l’enquête ne sont pas laissées à
l’entière discrétion des autorités nationales. L’effectivité de
l’enquête est évaluée avec minutie par la juridiction conventionnelle. En premier lieu, l’enquête doit être menée officiellement
et parfois même d’office par les autorités étatiques en cas de décès
de la victime, en associant automatiquement les proches à son
déroulement (33). C’est alors l’accès à l’enquête qui est en cause. En
second lieu, à l’image du droit au procès équitable de l’article 6, §1
de la Convention à qui elle emprunte de nombreux traits (34), son
caractère indépendant et impartial est scrupuleusement vérifié (35),
(31) Cour eur. dr. h., 16 mars 2000, Özgür Gündem c. Turquie, préc., spéc.
points 45-46.
(32) Cour eur. dr. h., 4 décembre 2003, M.C. c. Bulgarie, spéc. point 151, à propos
du viol d’enfants par des particuliers.
(33) Cour eur. dr. h., 27 juillet 2004, Slimani c. France, spéc. point 47.
(34) Au point que certains ont défendu de manière convaincante la thèse d’une
«substantialisation» des garanties procédurales de cette disposition, voy. notamment
L. Milano, Le droit à un tribunal au sens de la Convention européenne des droits de
l’homme, Paris Dalloz, 2006, 674 p.
(35) Cour eur. dr. h., Gde Ch., 20 mai 1999, Öður c. Turquie, spéc. points 91-92.
Particulièrement topiques à cet égard sont les arrêts de la Cour eur. dr. h. du 4 mai
2001 dans les affaires Hugh Jordan c. Royaume-Uni, McKerr c. Royaume-Uni, Kelly
et autres c. Royaume-Uni, Shanaghan c. Royaume-Uni. La Cour consacre notamment
la théorie de l’apparence en insistant sur le fait que l’objectivité et l’impartialité de
l’enquête est «essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du
principe de la légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance
relativement à des actes illégaux», voy. Cour eur. dr. h., Gde Ch., 6 juillet 2005,
Nachova et autres c. Bulgarie, préc., spéc. point 118.
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de même que sa célérité (36), ainsi que son efficacité en ce qu’elle doit
«pouvoir mener à l’identification et à la punition des
responsables» (37). En troisième lieu et enfin, l’enquête doit être diligentée avec méthode et la «méticulosité nécessaire», comprenant
l’audition de l’ensemble des témoins et l’examen de tous les éléments
de preuve (38). Il s’agit donc d’une extension remarquable de la portée
des droits garantis que celle d’imposer l’ouverture d’une enquête effective dans l’ordre interne en cas d’allégation de violation de la Convention. Ce point n’est désormais plus discuté. La question se pose en
revanche de savoir si l’obligation d’enquêter est la seule forme possible
d’élargissement procédural de la portée des droits garantis.
2. L’élargissement ponctuel
Le débat mérite d’être soulevé car, si en théorie rien ne semble
s’opposer à ce que d’autres formes d’obligations procédurales que
celle d’enquête effective soient incorporées au sein des dispositions
substantielles de la Convention, force est de constater qu’en pratique les exemples ne sont pas si fréquents. Il est néanmoins possible
de rattacher à la catégorie des obligations procédurales certaines
autres exigences découlant des décisions des organes et juridictions
de protection des droits de l’homme.
Tout d’abord, l’étude de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg révèle une autre forme – émergente – d’encadrement procédural des dispositions de la Convention. Il s’agit de l’obligation de
prévoir une procédure pénale efficace en cas de violation particulièrement grave de la Convention. Ainsi dans l’affaire M.C. c. Bulgarie
déjà évoquée, la Cour a expressément affirmé que «les Etats ont
l’obligation positive, inhérente aux articles 3 et 8 de la Convention,
d’adopter des dispositions en matière pénale qui sanctionnent effectivement le viol et de les appliquer en pratique au travers d’une
enquête et de poursuites effectives» (39). L’obligation procédurale
consiste alors non seulement à enquêter, mais aussi à pénaliser certains comportements, ce qui est sensiblement différent comme le
confirme la Cour dans son arrêt Öneryildiz c. Turquie du 30 novem(36) Cour eur. dr. h., 1er juin 2006, Taïs c. France, spéc. point 106 : «la Cour rappelle qu’une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquête sur le décès d’une
personne détenue, peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le principe de la légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux».
(37) Cour eur. dr. h., 12 octobre 2004, Bursuc c. Roumanie, spéc. points 107 et s.
(38) Cour eur. dr. h., 2 mai 2006, Hait Celebi c. Turquie, spéc. points 60 et s.
(39) Cour eur. dr. h., 4 décembre 2003, M.C. c. Bulgarie, préc., spéc. point 153.
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Edouard Dubout
407
bre 2004 qui souligne que l’obligation de pénalisation de certains
comportements va «au-delà» de celle d’enquête effective (40).
Ensuite, la jurisprudence conventionnelle offre un second exemple
d’obligation procédurale autre que celle d’enquête effective. Il s’agit
d’une obligation à la charge des autorités nationales d’informer les
personnes concernées par une éventuelle altération de leurs droits
fondamentaux. Particulièrement topique à cet égard est l’arrêt de
la Grande Chambre Guerra et autres c. Italie du 19 février 1998 qui
consacre, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, un droit pour
les familles résidant à proximité d’usine récemment implantée de
bénéficier «des informations essentielles qui leur auraient permis
d’évaluer les risques pouvant résulter […] du fait de continuer à
résider sur le territoire d[’]une commune aussi exposée au
danger» (41). La Cour, dans la même formation, étendra par la suite
la portée de cette obligation procédurale en matière de respect de
l’environnement en jugeant dans l’affaire Hatton et autres c.
Royaume-Uni du 8 juillet 2003 que «le processus décisionnel doit
nécessairement comporter la réalisation d’enquêtes et d’études
appropriées, de manière à permettre l’établissement d’un juste équilibre entre les divers intérêts concurrents en jeu» (42). L’obligation
procédurale concerne alors la qualité du processus de décision en
amont d’une méconnaissance des droits et non plus en aval.
En effet et enfin, le Professeur F. Sudre note que dans sa décision
Ilmari Länsman c. Finlande du 26 octobre 1994 (43), le Comité des
droits de l’homme des Nations Unies procède à «un encadrement
procédural de l’article 27 du Pacte international relatif aux droits
civils et politiques» relatif à la protection des minorités (44). En
(40) Cour eur. dr. h., Gde Ch., 30 novembre 2004, Öneryildiz c. Turquie, spéc.
point 95 : «Cela étant, les exigences de l’article 2 s’étendent au-delà du stade de
l’enquête officielle, lorsqu’en l’occurrence celle-ci a entraîné l’ouverture de poursuites
devant les juridictions nationales : c’est l’ensemble de la procédure, y compris la phase
de jugement, qui doit satisfaire aux impératifs de l’obligation positive de protéger la
vie par la loi». Nous soulignons.
(41) Cour eur. dr. h., Gde Ch., 19 février 1998, Guerra et autres c. Italie, spéc.
point 60. Cette obligation d’information a également été reprise sous l’angle de l’article 2 s’agissant de l’implantation d’activités industrielles dangereuses ayant causé le
décès de riverains, par l’arrêt de la Cour de la Grande Chambre du 30 novembre
2004, Öneryildiz c. Turquie, préc., spéc. point 90.
(42) Cour eur. dr. h., Gde Ch., 8 juillet 2003, Hatton et autres c. Royaume-Uni,
spéc. point 128.
(43) Déc. n° 511/1992, A/50/40 vol. II, p. 69.
(44) F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, préc., spéc.
p. 240.
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Rev. trim. dr. h. (70/2007)
l’espèce, l’organe onusien déduit de cette disposition une obligation
positive pour l’Etat défendeur d’instaurer une procédure de participation effective des membres de la minorité aux décisions affectant
leur mode de vie traditionnel. L’extension procédurale du droit au
respect des personnes appartenant à des minorités consiste alors en
une obligation de faire participer effectivement ces personnes à des
décisions. Dans le même esprit, la Cour européenne des droits de
l’homme a notamment jugé dans son arrêt McMichael c. RoyaumeUni du 24 février 1995 que «la participation des parents au processus décisionnel débouchant sur des meures d’ingérence dans la vie
familiale» était inhérente au respect de l’article 8 de la Convention (45). Obligation effective d’enquêter, de pénaliser, d’informer,
voire de consulter ou de faire participer, l’élargissement procédural
de la portée des dispositions relatives aux droits fondamentaux peut
emprunter plusieurs visages. Simultanément, leur protection en est
renforcée.
B. – L’approfondissement de la protection
Le recours à la procéduralisation entraîne un approfondissement
du degré de protection offert par la Convention à divers points de
vue, selon le type d’obligation procédurale imposée. Celle-ci peut
en effet permettre d’éviter la réalisation d’une violation potentielle (1), favoriser la démonstration d’une violation alléguée (2),
ou encore augmenter la sanction d’une violation avérée de la Convention (3).
1. Eviter la réalisation d’une violation potentielle
Assurément, les obligations procédurales d’information et de consultation ont une finalité préventive comme le souligne la Grande
Chambre dans l’affaire Öneryildiz c. Turquie (46). Elles permettent
d’anticiper, par la communication ou le dialogue, une éventuelle
violation substantielle de la Convention. Il est même éventuellement possible d’y voir une reconnaissance implicite de la pertinence
des analyses philosophiques relatives à la démocratie discursive ou
encore «communicationnelle», dont J. Habermas, notamment, est
(45) Cour eur. dr. h., 24 février 1995, McMichael c. Royaume-Uni, spéc. point 87.
(46) Cour eur. dr. h., Gde Ch., 30 novembre 2004, Öneryildiz c. Turquie, préc.,
spéc. point 980 : «Parmi ces mesures préventives, il convient de souligner l’importance du droit du public à l’information».
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Edouard Dubout
409
un des représentants (47). En termes de protection des droits fondamentaux, l’on préférera parler d’une valorisation de «l’autonomie
personnelle» des titulaires des droits, qui tend à devenir une des
valeurs «phares» de leur interprétation contemporaine (48). En effet,
que ce soit l’obligation d’information dégagée par la Cour européenne dans l’affaire Guerra et autres c. Italie (49), ou que ce soit
l’obligation de participation imposée par le Comité des droits de
l’homme dans l’affaire Ilmari Länsman c. Finlande (50), les deux
hypothèses ont sanctionné une impossibilité pour les requérants
d’avoir pu opérer des choix libres et éclairés concernant le respect
de leurs propres droits. Il s’agit donc bien de faire en sorte que
l’individu soit à même de «s’auto-déterminer». En ce sens, l’objectif
de l’obligation procédurale est de conférer aux titulaires des droits
substantiels les moyens d’éviter que ceux-ci ne soient violés par un
événement futur. Autre chose est de favoriser la démonstration
d’un événement révolu.
2. Favoriser la démonstration d’une violation alléguée
Il est de jurisprudence constante que «l’administration des preuves relève au premier chef des règles du droit interne» (51). Toutefois l’adjonction d’une obligation procédurale d’enquête effective à
la charge de l’Etat remet assez largement en cause cette liberté de
principe en matière probatoire, tant du point de vue de la récolte des
preuves que de la charge de la preuve d’une violation potentielle de
la Convention. D’une part, il a déjà été mentionné que le contrôle
de l’effectivité de l’enquête emportait vérification par la Cour de
l’examen adéquat des éléments de preuve par les autorités nationales (52). Par voie de conséquence, l’obligation procédurale permet à
(47) Voy. notamment J. Habermas, Droit et démocratie – Entre faits et normes,
traduction par R. Rochlitz et C. Bourchindhomme, Paris, Gallimard, 1997, 551 p.
Sur l’importance de la communication et du débat public dans la théorie de
J. Habermas, se référer à la synthèse historique de B. Frydmann, «Habermas et la
société civile contemporaine», in B. Frydman (dir.), La société civile et les droits,
Bruxelles, Bruylant 2004, pp. 123-144.
(48) Sur cette notion, voy. notamment H. Roussillon, X. Bioy (dir.), La liberté
personnelle : une autre conception de la liberté?, Toulouse, Presses de l’Université des
Sciences Sociales de Toulouse, 2006, 136 p.
(49) Cour eur. dr. h., Gde Ch., 19 février 1998, Guerra et autres c. Italie, préc.
(50) Comm. dr. h., 26 octobre 1994, Ilmari Länsman c. Finlande, préc.
(51) Par exemple Cour eur. dr. h., 20 septembre 1993, Saïdi c. France, spéc. point
43 . Sur cette question, lire la thèse de F. Deshayes, Contribution à une théorie de la
preuve de la Cour européenne des droits de l’homme, Thèse, Montpellier, 2002, 523 p.
(52) Voy. en dernier lieu, Cour eur. dr. h., 2 mai 2006, Hait Celebi c. Turquie,
préc., spéc. points 60 et s.
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Rev. trim. dr. h. (70/2007)
la personne s’estimant victime d’une violation de la Convention de
bénéficier dans l’ordre interne d’un mécanisme efficace destiné à
démontrer la réalité de la violation substantielle, faute de quoi une
violation procédurale sera retenue. Ainsi, l’obligation d’enquête
effective, si elle aboutit, facilite pour la victime éventuelle la preuve
du non-respect de ses droits fondamentaux. D’autre part, quand
bien même l’enquête n’aboutirait-elle pas dans un sens ou dans
l’autre, l’obligation procédurale d’enquêter de manière effective
aura eu le mérite de souligner qu’un doute existe quant à la réalité
de la violation alléguée. Or, dans cette hypothèse, et dans certaines
circonstances, la Cour estimera qu’il appartient à l’Etat défendeur
de prouver qu’il n’est pas responsable du préjudice subi (53). L’onus
probandi s’en trouve alors renversée. Ce sera notamment le cas de
la preuve de l’origine des décès ou mauvais traitements subis lors
d’une détention, où le doute bénéficie à la victime (54).
En définitive, de deux choses l’une. Soit, l’obligation procédurale
d’enquête effective n’a pas ou mal été effectuée, et la Convention
sera automatiquement violée sous l’angle procédural de la disposition et éventuellement sous l’angle substantiel (55). Soit l’obligation
procédurale a bien été remplie mais alors elle aura permis d’établir
l’existence d’une violation substantielle de la Convention ou, en cas
de doute, elle peut entraîner une obligation pour l’Etat de prouver
le contraire, ce qui lui sera quasiment impossible puisque précisément une enquête approfondie a déjà eu lieu. La seule hypothèse de
non-violation de la Convention est donc celle dans laquelle une
enquête de qualité a été menée, aboutissant à démontrer que l’Etat
(53) Sur ce point, L. Dutheil-Warolin, «La Cour européenne des droits de
l’homme aux prises avec la preuve des violations du droit à la vie ou de l’interdiction
de la torture : entre théorie classique aménagée et innovation européenne», cette
Revue, 2005, vol. 62, pp. 333- 347.
(54) Voy. pour la première fois, sous l’angle de l’article 3 de la Convention, implicitement Cour eur. dr. h., 27 août 1992, Tomasi c. France, spéc. points 108-111; puis
explicitement, Cour eur. dr. h., Gde Ch., 28 juillet 1999, Selmouni c. France, préc.,
spéc. point 87. Sous l’angle de l’article 2 de la Convention, voy. notamment Cour eur.
dr. h., Gde Ch., 27 juin 2000, Salman c. Turquie, spéc. point 100 : «Lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en
garde à vue, toute blessure ou décès survenu pendant cette période de détention
donne lieu à de fortes présomptions de fait. Il convient en vérité de considérer que
la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent fournir une explication
satisfaisante et convaincante»; et plus récemment, Cour eur. dr. h., 1er juin 2006,
Taïs c. France, spéc. point 84.
(55) Sur la possibilité de combiner les deux violations et les difficultés engendrées,
lire infra II. A.
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Edouard Dubout
411
n’est aucunement responsable des préjudices subis. On le voit,
l’obligation procédurale d’enquête effective est donc largement
bénéfique à la personne qui se prétend victime d’une violation (56).
Tel est également le cas de l’obligation d’engager une procédure
pénale lorsqu’une violation avérée a été commise.
3. Augmenter la sanction d’une violation avérée
Certaines violations, particulièrement graves, de la Convention ne
nécessitent-elles pas l’engagement d’une procédure de nature pénale
afin que la protection nationale soit considérée comme suffisante?
La question est épineuse. De jurisprudence constante, la Cour n’a
eu de cesse de répéter que la Convention ne protège pas un «droit
de faire poursuivre ou condamner pénalement des tiers» (57). Toutefois, de manière récente, la juridiction conventionnelle a semblé
admettre que seule une procédure pénale effective et efficace soit
susceptible de protéger les personnes contre des violations particulièrement insupportables de leurs droits. Dans l’affaire M.C. c. Bulgarie, c’est l’absence d’engagement d’une procédure pénale contre
des auteurs de viols sur mineurs qui est jugée contraire aux
articles 3 et 8 de la Convention européenne (58). De même, dans
l’affaire Siliadin c. France du 26 juillet 2005, la mauvaise qualité
du dispositif pénal mis en place afin de réprimer les pratiques
d’esclavage moderne a été jugée incompatible avec les obligations
positives inhérentes à l’article 4 de la Convention (59). Il semblerait
donc que se dessine une tendance de plus en plus forte en faveur
d’un contrôle de la pénalisation effective du non-respect des dispositions de la Convention, notamment de celles protégeant des droits
intangibles.
Non seulement, ce mouvement permet aux victimes des violations graves de se voir reconnaître comme telles. Il exerce ainsi une
fonction «de rituel apaisement» (60) que ne procure pas le conten(56) J-P. Costa écrit ainsi que «ces obligations procédurales sont d’autant plus
opportunes qu’elles pallient les difficultés de preuve à la charge des requérants quant
aux violations sur le fond», dans sa contribution «La Cour européenne des droits de
l’homme : un juge qui gouverne?», in Etudes en l’honneur de G. Timsit, Bruxelles,
Bruylant, 2004, spéc. p. 73
(57) Voy. notamment, Cour eur. dr. h., Gde Ch., 12 février 2004, Perez c. France,
spéc. point 70.
(58) Cour eur. dr. h., 4 décembre 2003, M.C. c. Bulgarie, préc.
(59) Cour eur. dr. h., 26 juillet 2005, Siliadin c. France, spéc. point 148 : «Dans
ces conditions, la Cour est d’avis que les dispositions pénales en vigueur à l’époque
n’ont pas assuré à la requérante, qui était mineure, une protection concrète et effective contre les actes dont elle a été victime».
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Rev. trim. dr. h. (70/2007)
tieux civil axé sur la seule réparation. Mais aussi, la pénalisation
participe probablement d’une meilleure prévention en dissuadant
davantage de commettre la violation érigée en infraction (61). Elle
complète ainsi la première fonction préventive de la procéduralisation identifiée s’agissant de l’obligation d’information. Cependant,
comme l’a souligné dans son opinion concordante sous l’affaire M.C.
c. Bulgarie la juge belge F. Tulkens, spécialiste de droit pénal,
«l’efficacité de la prévention générale fondée sur le droit pénal
dépend de nombreux facteurs et […] celle-ci n’est pas la seule façon
de prévenir les comportements indésirables». En outre, il faut bien
reconnaître que la Cour reste divisée quant à l’opportunité d’encadrer de manière aussi approfondie les systèmes procéduraux nationaux marqués par leur grande disparité. L’affaire Vo c. France du
8 juillet 2004 est à cet égard particulièrement significative (62). In
specie, la Grande Chambre a refusé de considérer que l’absence de
procédure pénale engagée contre un médecin responsable d’une
faute ayant entraîné la destruction d’un fœtus, contrevenait à
l’article 2 de la Convention (63). Il est vrai que, dans cette affaire,
des questions de fond plus complexes étaient en jeu, dont notamment celle de savoir si l’article 2 protège le droit à la vie du fœtus.
Avec pour conséquence, des divergences sensibles et nombreuses au
sein de la juridiction strasbourgeoise qui expliquent probablement
le manque de cohérence du raisonnement adopté (64). A ce sujet,
force est de constater que si, à n’en pas douter, la procéduralisation
des droits substantiels a pour objectif de concrétiser davantage leur
(60) M. Delmas-Marty, «Des victimes : repères pour une approche comparative»,
R.S.C., 1984, n° 2, spéc. p. 210.
(61) Voy. notamment, Cour eur. dr. h., 9 mai 2006, Perreira Henriques c. Luxembourg, spéc. point 56 : «En astreignant l’Etat à prendre les mesures nécessaires à la
protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction l’article 2, §1 impose à
celui-ci le devoir d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale
concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur
un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les
violations» (nous soulignons).
(62) Cour eur. dr. h., Gde ch., 8 juillet 2004, Vo c. France.
(63) Ibid., spéc. point 90 : «l’obligation positive découlant de l’article 2 de mettre
en place un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas
un recours de nature pénale».
(64) La Cour tranche notamment la solution au fond, sans pour autant avoir résolu
celle de l’applicabilité de l’article 2. Pour un commentaire particulièrement critique
parmi une littérature abondante, voy. J. Vailhe, «Le droit à la vie du fœtus», in P.
Tavernier (dir.), La France et la Cour européenne des droits de l’homme – La jurisprudence en 2004, Bruxelles, Bruylant, 2005, pp. 67 à 77. La Cour tranche notamment
la solution au fond sans pour autant avoir résolu celle de l’applicabilité de l’article 2.
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Edouard Dubout
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protection, elle emporte également une complexification de la
garantie de ces droits.
II. – La complexification
de la garantie des droits
Sûrement, le manque de maturité de cette technique nouvelle de
contrôle qu’est le recours à des obligations procédurales destinées à
renforcer le respect des droits substantiels, explique pour partie les
quelques hésitations que l’on pourrait pointer au moment de déterminer quelle disposition de la Convention doit être appliquée, voire
sous quel volet – procédural ou substantiel – elle a été le cas
échéant violée. Bref, la concrétisation des droits se paye d’un tribut
relativement lourd de recoupement et d’enchevêtrement des dispositions. Toutefois, il convient de se demander si, au-delà des problèmes apparents rencontrés au moment de l’articulation des rapports
entre les obligations conventionnelles (A), ne se pose pas la question
sous-jacente de l’articulation entre les niveaux, national et supranational, de la protection conventionnelle. (B)
A. – L’articulation des rapports entre obligations
L’adjonction d’obligations procédurales dans la protection des
dispositions traditionnellement substantielles pose un double problème d’articulation : celle à réaliser au sein d’une même disposition
entre le volet substantiel et le volet procédural d’un droit substantiel d’une part (1), et celle à effectuer entre les obligations procédurales et les droits «purement» procéduraux d’autre part (2).
1. L’articulation au sein d’un droit substantiel
Comment opérer la distinction du procédural et du substantiel?
En d’autres termes, se pose la question de l’identification d’un critère juridique permettant de déterminer ce qui doit être considéré
comme une obligation procédurale et ce qui doit être considéré
comme une obligation substantielle. Or, sur ce point, la Cour de
Strasbourg ne s’est pas clairement prononcée. Il semblerait – mais
cela n’est qu’une supposition déduite de certaines formulations –
que la juridiction conventionnelle ait recours à un critère temporel
du moment de l’obligation pour rattacher celle-ci au volet substantiel ou au volet procédural d’un droit. Ainsi, s’agissant de la protection du droit à la vie, elle estime de manière récurrente que constitue une obligation procédurale le devoir de mener une enquête
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Rev. trim. dr. h. (70/2007)
effective sur un décès suspect, notamment lorsqu’il est survenu à la
suite de l’intervention de représentants de l’Etat (65). L’obligation,
qualifiée de procédurale, joue alors postérieurement au préjudice
querellé. En revanche, s’agissant toujours du respect de l’article 2
de la Convention, dans l’affaire Öneryildiz c. Turquie relative au
décès d’habitants de bidonville suite à l’explosion d’une usine de
traitement de déchets, la Cour a bien consacré une obligation
d’information des riverains sur les risques d’une activité, mais sous
l’angle de la protection du volet substantiel du droit à la vie et non
sous un angle procédural (66). L’obligation d’information est ici probablement qualifiée de substantielle parce qu’elle aurait dû être
effectuée antérieurement au préjudice reproché, afin justement d’en
prévenir la survenance. Cependant, nul ne niera qu’une obligation
d’information consiste avant tout à mettre en place une procédure
à cet effet. Quand bien même sa fonction serait de prévenir la survenance d’une violation substantielle de la Convention, il nous semblerait plus clair de classer une telle obligation dans la catégorie des
obligations procédurales, et non substantielles. En effet, la différence fondamentale entre les deux types d’obligations ne réside pas
tant dans le moment où elles interviennent que dans la nature de
celles-ci. Plus précisément, il est difficilement contestable que, selon
un distinguo bien connu, les obligations procédurales (d’enquête,
d’information, de consultation, ou de pénalisation) constituent des
obligations de moyens, tandis que les obligations substantielles (ne
pas commettre d’ingérence injustifiée dans un droit et permettre la
jouissance effective de celui-ci) constituent des obligations de résultats (67). Alors que le volet substantiel d’une disposition impose
comme résultat à l’Etat que le droit reconnu ne soit pas enfreint,
le volet procédural se contente d’imposer à l’Etat de fournir des
moyens nécessaires à la prévention et à la sanction des violations
dudit droit.
(65) Cour eur. dr. h., Gde Ch., 27 septembre 1995, McCann et autres c. RoyaumeUni, préc., et la jurisprudence constante depuis.
(66) Cour eur. dr. h., Gde Ch., 30 novembre 2004, Öneryildiz c. Turquie, préc.,
spéc. points 89 et s.
(67) En ce sens notamment, voy. Cour eur. dr. h., 4 mai 2001, Shanaghan c.
Royaume-Uni, spéc. point 90 : «The investigation must also be effective in the sense
that it is capable of leading to a determination of whether the force used in such
cases was or was not justified in the circumstances and to the identification and punishment of those responsible. This is not an obligation of result, but of means» (nous
soulignons). Voy. également, s’agissant de l’effectivité de l’enquête, Cour eur. dr. h.,
1er juin 2006, Taïs c. France, préc., spéc. point 79 : «L’obligation d’effectivité est une
obligation de moyens et non de résultat».
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Dans cette analyse, l’obligation d’information relève de l’ordre
des moyens et non de celui des fins, et doit à ce titre être considérée
comme une obligation procédurale et non substantielle. S’instaurerait de la sorte une forme de complémentarité entre les deux volets
d’une disposition. Si l’on considère l’obligation substantielle comme
une obligation de résultat, il est clair que celle-ci ne saurait être
absolue. On ne peut raisonnablement tenir l’Etat responsable, par
exemple, de l’ensemble des violations du droit à la vie, de l’interdiction des mauvais traitements, du droit à la vie privée ou familiale,
du droit à liberté d’expression, etc., notamment lorsque de telles
violations émanent de particuliers. La question du lien de causalité
entre l’action étatique et le préjudice est à cet égard déterminante.
En revanche, il est possible dans ces circonstances de lui reprocher
de n’avoir pas pris les mesures nécessaires pour prévenir, sanctionner et dissuader de telles violations (68). Le contrôle du respect de
l’obligation procédurale de moyens serait ainsi subsidiaire à celui de
l’obligation substantielle de résultat en cas d’absence d’imputabilité
à l’Etat de la violation substantielle alléguée. En ce sens, certains
juges estiment non sans raisons que le constat d’une violation procédurale d’une disposition doit être réservé aux hypothèses dans lesquelles aucune violation substantielle de celle-ci n’a pu être relevée (69). Un tel schéma d’articulation entre obligations procédurales
et substantielles permettrait notamment d’éviter les arrêts de
cumul de violation – à la fois procédurale et à la fois substantielle
– d’un même droit, ce qui peut sembler inutile (70). Surtout, cette
systématisation des rapports entre les volets procédural et substantiel aurait l’avantage de limiter les hypothèses dans lesquelles le
contrôle du respect de l’obligation procédurale prend le pas sur celui
du respect de l’obligation substantielle, ce que déplorent régulière(68) En ce sens, Cour eur. dr. h., 9 mai 2006, Perreira Henriques c. Luxembourg,
préc., spéc. point 56 : «l’absence d’une responsabilité directe de l’Etat dans la mort
d’une personne n’exclut pas l’application de l’article 2».
(69) Voy. notamment l’opinion dissidente commune aux juges Thomassen et
Zagrebelsky sous l’arrêt de la Cour eur. dr. h., 10 novembre 2005, Ramsahai et a. c.
Pays-Bas, spéc. : «In our view, the procedural obligations and the possibility of a
violation of Article 2 under this limb should be considered in a completely different
way where a substantive violation has been positively excluded by the Court». (nous soulignons) L’arrêt a été déféré devant la Grande Chambre.
(70) F. Tulkens s’interroge de la sorte : «lorsque la Cour trouve une violation substantielle […], est-il encore «nécessaire» qu’elle s’engage sur le terrain procédural?», dans
son article «Le droit à la vie et le champ des obligations des Etats dans la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme», in Libertés, Justice, Tolérance – Mélanges en hommage au Doyen G. Cohen-Jonatahn, Bruxelles, Bruylant, 2004,
spéc. p. 1626.
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Rev. trim. dr. h. (70/2007)
ment des juges dissidents (71). Davantage encore, une clarification
des rapports qu’entretiennent les nouvelles obligations procédurales
et les droits «purement» procéduraux semble plus que jamais souhaitable.
2. L’articulation avec les droits procéduraux
Le désordre règne en maître sur la question de savoir si un manquement à une obligation procédurale est susceptible de constituer
par ailleurs – cumulativement ou alternativement – une violation
des articles 5, §§2 et 4, 6, §1, et surtout 13 de la Convention invoqué isolément voire en combinaison avec une disposition substantielle. Les deux premiers prévoient un droit d’accès effectif à un
juge, tandis que le dernier offre un droit de saisine d’une instance
de contrôle en cas d’allégation de violation des droits protégés. Tous
trois impliquent déjà certaines garanties procédurales, dont notamment celle de mener une enquête effective afin de protéger efficacement cet accès (72). L’obligation de mener une telle enquête est de
plus partiellement recoupée par les articles 34 et 38, §1 qui imposent un devoir de coopération des autorités étatiques afin que le
droit de recours individuel et l’enquête de la Cour puissent être effi-
(71) Par exemple, dans l’affaire Nachova c. Bulgarie concernant l’homicide de deux
suspects d’origine rom prétendument en fuite par les forces de police, la Grande Chambre de la Cour conclut à une violation de l’article 14 combiné à l’article 2 sous un angle
procédural du fait de l’insuffisance de l’enquête sur ce double homicide et des motifs
racistes qui l’aurait entraîné (Cour eur. dr. h., Gde Ch., 6 juillet 2005, préc.). Or, au
vu des éléments du dossier, il était plus que probable que l’ouverture du feu par les
policiers n’était pas justifiée et avait été motivée par des intentions discriminatoires,
constituant ainsi une violation substantielle de l’article 14 combiné avec l’article 2. C’est
d’ailleurs en ce sens qu’avait statué la 1ère Section dans son arrêt du 26 février 2004.
Les juges Casadevall, Hedigan, Mularoni, Fura-Sandström, Gyulumyan et Spielmann
déplorent ainsi dans leur opinion partiellement dissidente commune que le constat de
violation de l’obligation procédurale se soit fait au détriment de celui de l’obligation
substantielle s’agissant du caractère racistes des crimes en cause : «Mais en limitant le
constat de violation à l’aspect procédural, la majorité de la Cour n’a pas suffisamment
tenu compte des présomptions non réfutées, suffisamment graves, précises et concordantes qui se dégagent de l’ensemble des données factuelles de l’espèce et qui nous
amènent à la conclusion qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 2
de la Convention» (spéc. point 7 de l’opinion).
(72) S’agissant de l’article 5, voy. Cour eur. dr. h., Gde Ch., 10 juin 2001, Chypre c.
Turquie, spéc. point 147; s’agissant de l’article 13, voy. Cour eur. dr. h., 18 décembre
1996, Aksoy c. Turquie, spéc. point 98. Quant à l’article 6, §1, il prohibe toute entrave
procédurale limitant de manière disproportionnée l’accès à un juge, voy. par exemple à
propos du retard des autorités de poursuite, Cour eur. dr. h., 3 avril 2003, Anagnostopoulos c. Grèce, spéc. points 21 à 34.
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Edouard Dubout
417
cacement exercés (73). Dès lors, et en se tenant aux droits protégés,
si une grande variété de cas de figure peut être trouvée dans la
jurisprudence, aucune explication n’est en revanche fournie sur les
critères ayant motivé ces diverses solutions. Au point qu’il faille se
résigner à conclure qu’il n’en existe probablement pas, et que le
choix de la disposition violée varie au gré d’un certain opportunisme juridictionnel.
De manière générale, il arrive fréquemment que le simple constat
d’absence ou de mauvaise qualité de l’enquête effective sous l’angle
procédural des articles 2 ou 3 de la Convention emporte quasi automatiquement la violation de l’article 13 de la Convention relatif au
droit à un recours effectif (74). Toutefois et à l’inverse, la Cour a
également considéré dans d’autres espèces similaires que la reconnaissance d’une violation procédurale d’un droit substantiel
«épuisait» en quelque sorte le grief tiré d’une violation des dispositions procédurales de la Convention. Que ce soit l’article 13, ainsi
que l’a estimé par exemple la troisième Section dans l’arrêt du
6 octobre 2005 Nesibe Haran c. Turquie (75), ou qu’il s’agisse de
l’article 6 de la Convention comme l’a jugé la quatrième Section le
7 février 2006 dans l’arrêt Scavuzzo-Hager et autres c. Suisse (76).
Dans ces cas, la priorité donnée au volet procédural de la disposition substantielle s’explique probablement par le désir de renforcer
la portée symbolique du constat de violation ou par celui de faciliter
l’octroi d’une réparation. Le droit substantiel, sous son aspect procédural, est alors préféré au droit procédural. Enfin, dans l’affaire
Bazorkina c. Russie du 27 juillet 2006, la difficulté d’articulation
atteint son paroxysme. Etait reprochée la disparition du fils de la
requérante suite à son interpellation par les forces russes en Tchétchénie. Concluant à la mort de celui-ci et jugeant l’enquête gravement déficiente, la Première Section a relevé une violation de l’arti(73) Pour un exemple de violation de l’article 38, §1, voy. Cour eur. dr. h., 5 juillet
2005, Troubnikov c. Russie.
(74) Voy. par exemple, Cour eur. dr. h., 10 juillet 2001, Avsar c. Turquie, où la
Cour n’étudie même pas de manière séparée le grief tiré d’une violation de l’article
13 de la Convention, mais conclut quand même à sa violation sur le seul constat
d’une violation procédurale de l’article 2.
(75) Spéc. point 91 : «In view of the submissions of the applicant in the present
case and of the grounds on which it has found a violation of Article 2 in relation to
its procedural aspect (see paragraphs 75-78 above), the Court considers that no separate issue arises under Article 13 of the Convention».
(76) Spéc. point 105 : «Rappelant que les faits à la base de l’allégation formulée
sur le terrain de l’article 6 sont identiques à ceux concernant le grief tiré de l’article
2 dans son volet procédural, la Cour ne juge pas nécessaire d’examiner ce grief séparément sur le fond sous l’angle de l’article 6».
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418
Rev. trim. dr. h. (70/2007)
cle 2 sous ses volets matériel et procédural. Ayant déjà stigmatisé
les manquements procéduraux de l’Etat sous cet angle, la Cour
n’estime pas utile de se prononcer sur une éventuelle violation de
l’obligation de mener enquête effective en ce qui concerne les mauvais traitements éventuels qu’aurait subis le fils de la requérante
sous l’angle du volet procédural de article 3. Néanmoins, le grief est
jugé recevable et constitué à l’aune de l’article 13 qui comprend lui
aussi, mais sans s’y limiter, une obligation pour l’Etat de mener une
enquête effective afin que l’allégation d’une violation de la Convention puisse être examinée par une instance indépendante et impartiale dans l’ordre interne. En outre, la disparition ayant eu lieu lors
d’une arrestation, les garanties procédurales de l’article 5 de la Convention sont jugées enfreintes, ce qui rend inutile l’examen de la
requête sous l’angle de l’article 6 de la Convention qui protège
implicitement un droit d’accès au juge…
Point n’est besoin de multiplier les exemples à l’envi. On comprendra aisément que, là encore, un schéma clair d’articulation des
contrôles s’avère indispensable à une meilleure lisibilité des arrêts
de la Cour. A ce niveau, il nous semble qu’une revalorisation de
l’article 13 de la Convention est souhaitable. Si celui-ci n’est certes
invocable qu’à l’occasion d’une allégation de violation d’un autre
droit protégé – fût-il lui-même procédural (77) – et pour cette raison
n’a pas d’existence indépendante, ses exigences vont «plus loin» (78)
que celles des volets procéduraux des dispositions substantielles de
la Convention. Dès lors, il devrait bénéficier d’une certaine priorité
d’examen ainsi que l’avait fait la Grande Chambre dans l’arrêt
Ýlhan c. Turquie du 27 juin 2000 (79) : le contrôle de l’aspect procédural d’une disposition substantielle n’interviendrait une fois
encore que de manière subsidiaire. La Cour précisa en l’espèce
qu’elle réservait l’examen du volet procédural de l’article 3 aux
seuls cas de «circonstances particulières», qui pourraient être notamment l’hypothèse dans laquelle l’absence d’enquête effective l’aurait
(77) Cour eur. dr. h., 26 octobre 2000, Kudla c. Pologne.
(78) Voy. en ce sens Cour eur. dr. h., 2 mai 2006, Hait Celebi c. Turquie, spéc.
point 69 : «[…] l’on ne saurait considérer qu’une enquête pénale effective a été conduite conformément à l’article 13, dont les exigences vont plus loin que l’obligation
de mener une enquête imposée par l’article 2». Notamment, l’article 13 doit pouvoir
aboutir à une indemnisation du préjudice subi..
(79) Cour eur. dr. h. Gde Ch., 27 juin 2000, I lhan c. Turquie, spéc. point 93 : «En
l’occurrence, la Cour a constaté que le requérant a été soumis à la torture par les forces de sécurité. Elle estime qu’il convient d’examiner sous l’angle de l’article 13 de
la Convention les griefs de l’intéressé concernant l’absence d’une enquête effective
des autorités au sujet de l’origine de ses blessures».
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Edouard Dubout
419
précisément empêchée de statuer sur la réalité d’une atteinte substantielle à l’article 3, ou encore celle qui pourrait découler de l’oubli
par le requérant d’avoir soulevé l’article 13 de la Convention (80).
Telle a été la position de la quatrième Section dans le récent arrêt
Dilek Yilmaz c. Turquie du 31 octobre 2006 qui s’attache à la qualité de l’enquête effective sous l’angle de l’article 13 et non de
l’article 3 de la Convention. Pour autant, il ne faut pas oublier que
l’article 13 ne doit lui-même être examiné que subsidiairement à
l’article 6, §1 de la Convention qui contient un droit d’accès à un
juge, et non à une simple instance bien que ce droit soit plus limité
rationae materiae (81). En dernier lieu, il faudra préférer à l’article
6, §1 un examen de l’article 5, notamment en ses paragraphes 3 et
4, en ce que l’accès au juge qu’il prévoit concerne la situation particulière des personnes privées de liberté. Ce faisant la logique de la
priorité de la règle spéciale sur la règle générale serait tout simplement respectée. Cela aboutirait à n’examiner le respect des volets
procéduraux des droits substantiels qu’en dernier recours, à défaut
de tout constat de violation identique de la Convention sous l’angle
d’une autre disposition «purement» procédurale. Dans ce cadre, la
procéduralisation des droits substantiels révèlerait sa véritable
valeur ajoutée par rapport à l’état antérieur du droit, en permettant
de sanctionner des manquements qui auparavant ne pouvaient
l’être à l’aune des seuls droits procéduraux de la Convention. A
défaut, la procéduralisation se réduirait à une complication sans
intérêt. Néanmoins, il faut se demander si cette construction jurisprudentielle ne dissimule pas par ailleurs une volonté de favoriser
la décentralisation de la garantie des droits vers le niveau national.
B. – L’articulation entre les niveaux de protection
Instinctivement, on pourrait penser que la procéduralisation des
droits substantiels est un ressort pour la Cour de Strasbourg afin
d’augmenter son emprise sur les droits nationaux et de s’immiscer
dans la sphère, de plus en plus résiduelle, d’autonomie des Etats.
Or, paradoxalement, c’est probablement l’inverse qui est recherché.
Il est alors légitime de se demander dans quelle mesure la procéduralisation des droits substantiels ne pourrait être envisagée comme
(80) Voy. en ce sens les analyses de M. Saussand, La procéduralisation des droits
substantiels garantis par la Convention européenne des droits de l’homme, Mémoire
Master II, Paris XII, 2006, spéc. pp. 42 et s.
(81) L’article 6, §1 est considéré par la Cour comme une lex specialis absorbant la
garantie de l’article 13 de la Convention, voy. Cour eur. dr. h., 19 décembre 1989,
Kamasinski c. Autriche, spéc. point 110, et la jurisprudence constante.
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une forme de préparation à l’entrée en vigueur du Protocole n° 14
à la Convention. La réforme du mécanisme de contrôle objet de ce
texte aboutit précisément à ne plus rendre systématique le droit de
recours devant la Cour de Strasbourg afin d’en «désengorger» le prétoire (82). L’office des juridictions nationales s’en trouve nettement
valorisé (1), tandis que l’accès à la juridiction conventionnelle se
doit d’être légèrement revisité (2). Autant d’évolutions que porte en
germe la procéduralisation des obligations relatives aux droits fondamentaux.
1. L’office des juridictions nationales
A de nombreux points de vue, le rôle du juge est fondamental
dans un régime démocratique (83). Or, la dimension juridictionnelle
prend actuellement une ampleur toute particulière en Europe au
moment de faire fonctionner les rouages souvent complexes des rapports de systèmes régulant la coexistence des différents ordres juridiques (84). Transformer la concurrence des ordres juridiques –
nationaux, communautaire et conventionnel – en véritable complémentarité, tel est le défi en cours. Dans cette perspective, le juge
national occupe la place centrale. Il est «le juge de droit commun»
du respect des obligations supranationales (85). Cela est particulièrement vrai dans le système juridictionnel communautaire où n’est
accordé au justiciable aucun droit d’accès direct à la Cour de
Luxembourg afin de revendiquer une violation du droit communautaire. C’est pourquoi, celle-ci, dans un contentieux dit de la
«deuxième génération» a entrepris de procéder à un encadrement de
l’autonomie procédurale des Etats membres afin de faire en sorte
que les mécanismes procéduraux nationaux assurent un respect
(82) Sur ce Protocole, voy. G. Cohen-Jonathan et C. Pettiti (ed.), La réforme de
la Cour européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Nemesis/Bruylant, coll. «Droit
et Justice», n° 48, 2003, 194 p.
(83) Voy. notamment J. Hartely, Democracy and Distrust : A Theory of Judicial
Review, Londres, Harvard University Press, 1980, 268 p.
(84) Particulièrement instructive à cet égard est la lecture de la «Chronique de
jurisprudence européenne comparée» rédigée annuellement par L. Burgorgue-Larsen à la RDP.
(85) En droit conventionnel, voy. notamment F. Sudre, «L’office du juge national
au regard de la Convention européenne des droits de l’homme», in Les droits de
l’homme au seuil du troisième millénaire : mélanges en hommage à Pierre Lambert,
Bruxelles, Bruylant 2000, pp. 821-840, spéc. p. 824. En droit communautaire, se référer à la thèse de O. Dubos, Les juridictions nationales, juge communautaire : contribution à l’étude des transformations de la fonction juridictionnelle dans les Etats membres de l’Union européenne, Paris, Dalloz, 2001, 1015 p.
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Edouard Dubout
421
effectif des normes communautaires dans l’ordre interne (86). Le
système conventionnel emprunterait-il la même voie? On est en
droit de se poser la question puisque le Protocole n° 14 a précisément pour ambition d’accenteur la décentralisation du contrôle du
respect des obligations conventionnelles vers les juges nationaux, en
offrant à la Cour de Strasbourg la possibilité de ne statuer que sur
des requêtes présentant une certaine gravité ou un certain intérêt (87). Le recours à des arrêts «pilotes» confirme également cette
volonté de davantage de délégation vers l’échelon national (88).
Mais auparavant, il est nécessaire de placer le juge national dans
des conditions susceptibles de le rendre à même d’exercer un contrôle effectif du respect des droits et libertés. Telle est précisément
la conséquence de l’approfondissement procédural, préventif et
répressif, de la protection des obligations conventionnelles substantielles qui conforte l’importance du juge national (89). Son rôle s’en
trouve renforcé, tout en sauvegardant la marge d’appréciation des
Etats. En effet, la procéduralisation légitimera de la part du juge
interne un contrôle accru de la procédure ayant abouti ou succédé
au préjudice litigieux ainsi qu’une extension de ses pouvoirs de
sanction, sans que cela ne l’amène pour autant à substituer sur le
fond son appréciation à celles des autorités gouvernementales qui
resteraient soumises à un examen de proportionnalité de leur
(in)action. Telle a été la position de la Grande Chambre de la Cour
de Strasbourg lors de l’arrêt Hatton c. Royaume-Uni, dans lequel
elle s’est appuyée sur le respect des exigences procédurales en
(86) En ce sens, D. Simon, «Les exigences de la primauté du droit communautaire,
continuité ou métamorphoses?», in L’Europe et le droit – Mélanges en hommage à
J. Boulouis, Paris, Dalloz, 1991, pp. 481 à 493.
(87) Tel est l’objet de l’article 12, §3, b) du Protocole n° 14 qui ajoute un article 35,
§3, b) au texte de la Convention permettant d’écarter une requête lorsqu’elle estime
que le requérant «n’a subi aucun préjudice important», sauf si sa demande n’a pas
été examinée dans l’ordre interne. Lire notamment E. Lambert-Abdelgawad, «La
saisine de la Cour européenne des droits de l’homme» ainsi que les «Commentaires»
de L. Caflisch, in H. Ruiz-Fabri et J-M. Sorel (dir.), La saisine des juridictions
internationales, Paris, Pedone, 2006, spéc. pp. 211-258.
(88) La technique des arrêts «pilotes» consiste pour la Cour à régler de manière
globale un contentieux récurrent devant elle du fait d’une incompatibilité structurelle du droit interne avec les dispositions de la Convention. Ce procédé a été utilisé
pour la première fois dans l’arrêt de la Grande Chambre du 22 juin 2004, Broniowski
c. Pologne, à propos de la compensation de l’abandon de leurs biens par des familles
rapatriées après la deuxième guerre mondiale.
(89) P. Wachsmann, «De la qualité de la loi à la qualité du système» in Libertés,
Justice, Tolérance – Mélanges en hommage au Doyen G. Cohen-Jonatahn, Bruxelles,
Bruylant, 2004, spéc. p. 1699 : «le développement des obligations positives procédurales […] a ensuite conforté le rôle du juge».
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Rev. trim. dr. h. (70/2007)
matière environnementale par le gouvernement défendeur pour conclure que celui-ci avait trouvé un juste équilibre entre les intérêts
des compagnies aériennes et ceux des riverains de l’aéroport (90).
De même, dans l’arrêt L. Sahin c. Turquie du 10 novembre 2005,
la Grande Chambre a tenu compte inter alia du fait que l’interdiction pour une étudiante de passer ses examens avec un foulard
avait été précédée d’un dialogue afin d’estimer que son droit de
manifester sa religion n’avait pas été enfreint (91). De cette
manière, la procéduralisation apparaît comme le «corollaire naturel
et fécond de la doctrine de la marge d’appréciation» (92). D’aucuns
pourront déplorer que, ce faisant, la Cour s’abrite derrière le paravent de la procédure pour fuir un examen au fond des affaires à elle
soumises. Probablement la résolution du dilemme entre élargissement des Etats parties et approfondissement du degré de garantie
est-elle à ce prix. La procéduralisation participe donc de l’idée de
conserver une certaine liberté aux Etats quant aux arbitrages à
effectuer sur la conciliation d’intérêts contradictoires, tout en
s’assurant que dans cette entreprise l’ensemble des moyens procéduraux nécessaires à la protection des intérêts en cause ont bien été
utilisés, à charge pour le juge national de faire respecter ces exigences procédurales et d’appliquer la jurisprudence bien établie, et
pour le juge conventionnel de trancher des questions nouvelles ou
de sanctionner ultimement une défaillance des juridictions nationales (93). Dans cette nouvelle répartition des rôles, l’accès à la juridiction conventionnelle pourrait s’en trouver modifié.
(90) Cour eur. dr. h., Gde Ch., 8 juillet 2003, Hatton et autres c. Royaume-Uni,
préc., spéc. point 128.
(91) Cour eur. dr. h., Gde Ch., 10 novembre 2005, L. Sahin c. Turquie, spéc. point
120, voy. cette Revue, 2006, vol. 66, spéc. p. 203.
(92) F. Tulkens et S. Van Drooghenbroeck, «L’évolution des droits garantis et
l’interprétation jurisprudentielle de la Convention européenne des droits de
l’homme», préc., spéc. p. 10. Les auteurs écrivent à la ligne précédente : «Dans cette
perspective, le mouvement de procéduralisation est susceptible de donner sens au
renvoi à la marge d’appréciation en l’assortissant d’une condition préliminaire :
avant de s’en remettre sur le fond aux appréciations des Etats, encore vérifiera-t-on
que ceux-ci ont, sur un plan méthodologique et formel, multiplié les chances d’aboutir à la ‘bonne décision’, en se mettant à l’écoute, de manière équitable et impartiale,
de l’ensemble des intérêts pertinents»
(93) Dans ce que l’on pourrait qualifier de «contentieux de la troisième génération»
qui voit le jour en droit communautaire, voy. notamment L. Azoulai, «Les formes
de sanction juridictionnelle contre les Etats membres», in I. Pingel (dir.), Sanctions
contre les Etats en droit communautaire, Paris, Pedone, 2006, spéc. p. 25.
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2. L’accès à la juridiction conventionnelle
Les conditions de recevabilité des requêtes n’ont eu de cesse
d’être relativisées afin de faciliter l’accès à la Cour de Strasbourg
par les requérants individuels. Plus récemment, on observe une tendance du juge conventionnel à «sélectionner» les affaires qui l’intéressent grâce à la technique consistant à joindre au fond l’examen
d’une exception d’irrecevabilité. Si le rôle de la Cour doit être limité
dans son aspect quantitatif au profit des juridictions nationales, il
faut au contraire lui permettre de renforcer son importance qualitative et d’être en mesure de statuer sur des questions nouvelles,
quelle que soit la procédure antérieure. La procéduralisation des
droits substantiels permet justement une telle évolution dans le sens
d’un assouplissement des conditions de recevabilité.
Notamment, il est évident que la défaillance de l’enquête interne
sur une allégation de violation de la Convention rend particulièrement difficile, voire inutile, l’exercice d’un recours devant le juge
national, justifiant le rejet de l’exception tirée de l’absence d’épuisement des voies de recours internes. Ainsi, dans l’affaire Slimani c.
France par exemple, le juge conventionnel a relevé que la requérante qui invoquait une violation des articles 2 et 3 de la Convention n’avait pas épuisé l’ensemble des recours internes susceptibles
de sanctionner le décès de son concubin (94). Toutefois, si l’exception d’irrecevabilité est acceptée sous l’angle du volet substantiel
des articles 2 et 3, elle est écartée s’agissant de leur aspect procédural. En effet, la non utilisation par la requérante d’une voie de
droit interne a été considérée comme intimement lié au grief tiré de
la défaillance de l’enquête interne. L’exception ayant ainsi été
jointe au fond sur l’aspect procédural du grief, la Cour a pu statuer
sur la réalité de la violation alléguée et condamner le gouvernement
défendeur. De manière encore plus flagrante, la Cour a estimé dans
l’arrêt Avsar c. Turquie du 10 juillet 2001 que l’exception tirée de
la non utilisation d’une voie de recours interne par le requérant
devait être jointe au fond car les carences de l’enquête interne rendaient inutile cette action (95). De même, l’absence de sanction
pénale d’une violation particulièrement grave justifie la jonction au
fond de l’exception d’irrecevabilité tirée de l’absence de qualité de
victime du requérant, au motif que celui-ci aurait déjà obtenu une
réparation civile de son préjudice dans l’ordre interne. Tel était précisément le cas de l’affaire Siliadin c. France, dans laquelle la requé(94) Cour eur. dr. h., 27 juillet 2004, Slimani c. France, préc., spéc. points 45 et s.
(95) Cour eur. dr. h., 10 juillet 2001, Avsar c. Turquie, préc., spéc. point 381.
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424
Rev. trim. dr. h. (70/2007)
rante avait obtenu réparation au plan civil de son exploitation forcée pendant plusieurs années, sans pour autant que le système
procédural interne ne lui ait permis d’obtenir la condamnation
pénale des personnes l’ayant maintenue en servitude (96). Le gouvernement défendeur soutenait donc que la réparation pécuniaire
ôtait à la requérante sa qualité de victime indispensable à l’introduction d’une requête au sens de l’article 34 de la Convention. Mais
là encore, la Cour a estimé que cette exception était intimement liée
à l’exigence procédurale de mettre en place un système pénal effectif pour réprimer les violations de l’article 4 de la Convention, et
qu’il y avait donc lieu de statuer au fond. A nouveau, la France fut
condamnée et la Cour eut l’occasion de statuer sur une question de
droit totalement nouvelle, celle de l’applicabilité de l’article 4 de la
Convention aux faits contemporains «d’esclavage moderne».
Autrement dit, la carence procédurale nationale dans l’obligation
de respecter ou de faire respecter un droit substantiel, en ce qu’elle
conditionne souvent l’effectivité du contrôle juridictionnel national,
incite la Cour de Strasbourg à connaître de l’affaire en s’affranchissant pour partie des conditions de recevabilité des requêtes portées
devant elle. La complexification de l’articulation entre les niveaux
national et européen de contrôle découle donc d’un double mouvement antagoniste de décentralisation accentuée vers l’échelon
interne d’une part, et d’appropriation de certaines requêtes par
l’échelon européen d’autre part. La clarté de la frontière entre les
compétences respectives des deux niveaux s’en trouve altérée.
✩
En définitive, la procéduralisation des obligations relatives aux
droits substantiels garantis par la Convention constitue-t-elle une
avancée ou un danger pour la protection des droits fondamentaux?
A ce stade, il n’est pas douteux que cette construction jurisprudentielle est susceptible de donner un nouveau souffle au mécanisme
conventionnel victime de son propre succès : en révélant une nouvelle potentialité d’un texte conventionnel qui paraissait largement
épuisé, et en posant les bases d’une meilleure décentralisation d’un
contrôle de plus en plus submergé. Toutefois, il faut se garder d’y
voir une solution «miracle». Outre les clarifications qu’elle appelle,
tant au niveau des rapports entre des dispositions conventionnelles
devenues concurrentes qu’au niveau de la répartition des fonctions
entre les échelons interne et européen, il faut rappeler que la procé(96) Cour eur. dr. h., 26 juillet 2005, Siliadin c. France, préc., spéc. point 63.
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Edouard Dubout
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dure doit rester l’accessoire de la substance, et non l’inverse. En
d’autres termes, la procéduralisation en soi n’est pas une vertu. Ce
n’est que finalisée dans une optique spécifique de renforcement du
respect des doits substantiels qu’elle peut avoir du sens (97).
✩
(97) Pour un plaidoyer en faveur de cette conception instrumentale de la procédure, M-A. Frison-Roche, «La procédure et l’effectivité des droits substantiels», in
D. D’Ambra, F. Benoît-Rohmer, C. Grewe (dir.), Procédure(s) et effectivité des
droits, Bruxelles, Nemesis/Bruylant, 2003, pp. 1 à 23, passim.

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