Merce Cunningham, la danse en héritage, de Marie

Transcription

Merce Cunningham, la danse en héritage, de Marie
Merce Cunningham, la danse en héritage, de Marie-Hélène Rebois.
Analyse de Myriam Blœdé (article publié dans Images de la culture n°28, mars 2014).
Comme l’a écrit la journaliste Julie Bloom, “tout au long de sa vie” et “jusque dans la mort”,
“Merce Cunningham a inventé de nouveaux moyens de mélanger art et technologie. Il a
changé la manière de penser l’espace et le temps sur scène, il a avant quiconque exploré
les possibilités de la danse filmée et, bien avant James Cameron et Hollywood (…), il a
utilisé l’animation 3D dans ses compositions chorégraphiques 1.
Il est vrai que, de la vidéo à l’image numérique, de Blue Studio, la “vidéodanse” pionnière
qu’il a réalisée avec le cinéaste Charles Atlas au milieu des années 1970, à des pièces
comme CRWDSPCR (1993) ou Biped (1999) par exemple, qui, à divers titres et de manière
différente, recourent toutes deux à l’informatique 2, Merce Cunningham (1919-2009) s’est
passionné pour ces technologies qu’il considérait davantage dans ce qu’elles pouvaient
apporter à sa création – en repousser les limites, multiplier ses possibilités d’écriture en
élargissant son regard sur le corps en mouvement –, que pour les moyens nouveaux qu’elles
offraient en termes d’archivage, de conservation ou de “reproduction” de ses œuvres.
Lorsque Cunningham déclare “la danse ne vous donne rien en retour, ni manuscrit à vendre,
ni peinture à mettre sur le mur, ni poème à imprimer, rien – que cette sensation unique de se
sentir vivant” 3 – un rien qui, en l’espèce, signifie tout –, c’est évidemment le point de vue du
danseur qu’il exprime ainsi. Mais si, autrement dit, l’art ou l’œuvre chorégraphiques ne
s’effectuent que dans l’acte de danser, s’ils ne se réalisent que par et dans le corps du
danseur, s’ils sont du moins conditionnés, soumis, au corps du danseur, Merce Cunningham,
chorégraphe et directeur de compagnie, savait bien que la durée de vie d’une œuvre
chorégraphique excède l’instant de sa création et qu’on peut aussi documenter la danse, audelà du corps du danseur. Au point de s’assurer, dès 1959, les services permanents de
l’archiviste David Vaughan.
De fait, la Merce Cunningham Dance Company était une compagnie de répertoire : le plus
souvent, les programmes présentés associaient créations récentes et pièces anciennes.
Plus encore, le principe des Events 4, inauguré en 1964 en réponse à l’invitation faite à la
compagnie de se produire dans un lieu non théâtral (le musée d’Art du XXe siècle, à Vienne
en Autriche), consistait précisément à remettre en jeu une ou des pièces existantes, en la
(ou les) réintégrant dans une composition plus vaste.
Durant sa longue carrière de créateur, qui couvre 65 années, Cunningham a composé près
de 200 pièces et quelque 800 events. En collectant – indépendamment des décors et
costumes, des partitions lumineuses et sonores – des affiches, photos, films et vidéos,
programmes, diagrammes représentant des déplacements dans l’espace entre autres
croquis, aide-mémoire ou notes chorégraphiques, auxquels s’ajoutent la transcription de ses
conversations avec le chorégraphe, mais aussi des documents de presse écrite ou
audiovisuelle, des entretiens ou études diverses, David Vaughan a pour sa part constitué un
fonds d’archives considérable – dont une grande part est désormais déposée à la New York
Public Library for the Performing Arts. Cependant, il en convient lui-même, si les “archives
ont une valeur historique”, “la danse elle-même, le mouvement lui-même ne peuvent être
archivés (…) : la seule façon que le travail perdure, c’est que les chorégraphies soient
représentées sur scène”.
Ce paradoxe de l’archive en danse, que Cunningham connaissait bien, il s’y était également
confronté en établissant, avec la rigueur qui le caractérisait, son Legacy Plan, un “projet de
succession” qui détaillait dans tous ses aspects le devenir et la gestion de son œuvre et de
sa compagnie après sa mort. Ce projet, sans précédent dans le monde de la danse, partait
de l’idée selon laquelle la compagnie que Cunningham avait créée en 1954, et dirigée
jusqu’à sa mort, était son “outil de création”, qu’elle “faisait corps avec lui”. Le Legacy Plan
prévoyait donc en premier lieu la dissolution de la compagnie, au terme d’une tournée
d’adieu, le Legacy Tour, et d’une période de reconversion accordée à tous ses membres,
danseurs, musiciens, techniciens et administratifs.
L’autre volet du projet traitait quant à lui, partiellement, mais d’une manière totalement
inédite, les problèmes de “conservation” du “legs” cunninghamien, en vue de sa transmission
aux générations futures : il a consisté à créer quelque 80 dance capsules, comportant
chacune, sur supports numériques, tous les documents possibles relatifs à une pièce
donnée, afin de faciliter sa reprise, c’est-à-dire sa re-présentation sur scène par d’autres
danseurs.
Enfin, après dissolution de la compagnie et de la Fondation qui lui était associée, le Merce
Cunningham Trust 4 se voyait confier la responsabilité de l’héritage dans sa dimension, pour
ainsi dire, immatérielle – à savoir sa pérennisation et sa diffusion par l’enseignement de la
technique Cunningham, l’aide à la reprise des pièces, notamment par l’intermédiaire des
fameuses “capsules”, et, plus généralement, l’encouragement et le soutien à tout projet,
pédagogique, culturel ou artistique, destiné à mettre en valeur le parcours et les réalisations
du maître.
En suivant les dernières étapes du Legacy Tour jusqu’à son point d’orgue, l’Armory Show qui
eut lieu le 31 décembre 2011 à New York, en interrogeant des artistes, techniciens,
administrateurs de la compagnie ou du Trust, mais aussi David Vaughan ou Jeff DonaldsonForbes, le coordinateur des dance capsules, le film de Marie-Hélène Rebois permet
d’appréhender l’importance et la complexité d’un tel héritage, ainsi que la difficulté, pour les
jeunes danseurs de la compagnie en particulier, de se projeter dans une nouvelle aventure
artistique. D’autre part, par le regard rétrospectif qu’il porte sur le parcours de Cunningham,
ses liens avec d’autres artistes comme Cage, Jones ou Rauschenberg, mais aussi
l’inscription de ce parcours dans les Etats-Unis des années 1940 à 2000, c’est-à-dire dans
une histoire artistique, mais aussi politique, sociale, culturelle et technique, il semble
suggérer que toute œuvre, à des degrés divers, et celle-ci en particulier, en raison de sa
richesse et de son ouverture, véhicule et transmet avec elle des lambeaux du temps qui l’a
vue naître. M. B.
1
Julie Bloom, Even in Death a Choreographer Is Mixing Art and Technology, NY Times, 9
août 2012, article paru à l’occasion du lancement de l’application interactive Merce
Cunningham : 65 Years.
2
Via des logiciels de capture ou de modélisation du mouvement.
3
Une déclaration que Marie-Hélène Rebois rappelle en une sorte d’épilogue à son film.
“Présentés sans entracte, les Events se composent de pièces complètes, d’extraits de
pièces du répertoire et souvent de nouvelles séquences conçues spécialement pour
l’occasion et le lieu, avec la possibilité que plusieurs actions distinctes se déroulent
simultanément” (Merce Cunningham).
4
Créé en 2000 et basé, comme la Merce Cunningham Dance Company et la Merce
Cunningham Dance Foundation, à New York.