Roger Chartier, Armand Mattelart, Philippe Breton, Patrice Flichy
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Roger Chartier, Armand Mattelart, Philippe Breton, Patrice Flichy
__________________________ Entretiens _________________________ Entretiens Roger Chartier, Directeur d’Études, E.H.E.S.S. Armand Mattelart, Professeur, Université Paris VIII Philippe Breton, CNRS, Université de Strasbourg Patrice Flichy, CNET, Directeur de la revue Réseaux Questions de Pascal Lardellier MEI est une revue universitaire centrée sur le champ disciplinaire constitué par les sciences de l’information e t de la communication. A ce titre, nous nous centrerons, dans ces courts entretiens, sur l’histoire de la communication. Comment définiriez-vous cette histoire de la communication, telle que vous pouvez la lire, et l a pratiquer ? Quels types d’études (et quels auteurs) y appartiennent, au sens restreint, et au sens large ? Roger Chartier : Pour moi, “histoire de la communication” est une catégorie trop étroite pour désigner un projet intellectuel qui entend lier, dans une même approche, l'étude des formes de production, d'inscription, de circulation et de réception des textes (ou des images ou de la musique). De là, la possibilité de désigner cet espace de travail de divers domaines : comme une “sociologie des textes” en suivant D.F. McKenzie, comme une histoire de la “culture graphique” selon l'expression de Armando Petrucci, comme une histoire des productions et des pratiques de l'écrit... Plus que la dénomination, l'important réside dans l'exigence d'articulation entre une histoire des textes, qu'ils soient canoniques ou ordinaires, une histoire des formes de leur transmission – ce qui va bien au-delà de l'histoire du livre et oblige à considérer les supports manuscrits, les formes de l'oralité et les médias électroniques – et une histoire des appropriations entendues au double sens de pratiques et de compréhension. Appartiennent donc à ce champ d'étude tous les travaux (littéraires, bibliographiques, historiques, sociologiques, ethnologiques, etc.) qui placent au centre de leur interrogation le processus même de la construction du sens 20 MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 ______________________ des textes (ou des images) tel qu'il s'opère à la croisée de l'œuvre, de sa matérialité et de ses publics. Armand Mattelart : J'essaie de construire une archéologie de la communication. D'abord, en traquant les flux et les reflux, les ruptures et les continuités des formes communicationnelles ainsi que les imaginaires qui en sont constitutifs, plus spécialement dans leur internationalisation. Pour ce, j'assume, évidemment, la plasticité du terme “communication” à travers le temps et l'espace, et suis attentif aussi bien au centre qu'aux marges. Parallèlement, je tente de tracer une “histoire culturelle” des traditions de recherche, que ce soit au niveau national ou continental, afin de dégager les obsessions et les points aveugles – par exemple l'éviction ou l'oubli de l'histoire puisque c'est un point névralgique qui vous porte à solliciter cet entretien ! – qui les ont caractérisées, les ont mises en contact ou les ont fait s'ignorer l'une l'autre. Ayant été, de par mon histoire de vie, confronté sur le terrain politique, dès les années 60, au choc culturel que représente le choc des théories, j'observe aujourd'hui ce que deviennent ces spécificités culturelles théoriques face à l'internationalisation croissante de la production des savoirs et l'irruption de nouveaux acteurs issus de cultures restées peu ou prou jusqu'ici marginales. Loin de moi l'idée de regrouper artificiellement sous un même chapiteau et soumettre à un forceps institutionnel, les recherches multiples informées par le regard historique qui ont vu le jour plus spécialement en France depuis la seconde moitié des années 80. La force de ces dernières n'est-elle pas la diversité de leur point de départ ? Ce que je peux affirmer, c'est que ce regard s'est sans aucun doute créé un espace. Un long chemin a été parcouru depuis le constat de carences dressé par le rapport Mattelart/Stourdzè en 1982 : “Quant à la recherche sur la généalogie des systèmes de communication, et si l'on excepte une ou deux études de poids, elle a tendu à reproduire des approches événementielles qui, dans les autres domaines, avaient longtemps déserté la recherche historique sérieuse”. Des recherches comme l'histoire de l'informatique ou de l'utopie de la transparence (Breton), la philosophie des réseaux de télécommunication (Musso), la construction des usages (Flichy, Perriault), la construction de l'information économique et financière par les grandes agences de presse (Palmer), l'histoire de la radio et la genèse de la notion de service public, le rôle de la culture médiatique dans la chute des régimes communistes, sont quelquesuns des exemples qui corroborent l'émergence (ou la maturation pour certains) de réelles problématiques qui rompent avec l'“oubli de l'histoire” ou la façon dominante de faire l'histoire de la 21 __________________________ Entretiens _________________________ communication au début des années 80. S'il fallait absolument les classer selon les nomenclatures en vigueur dans les sociétés savantes internationales, l'on pourrait à la rigueur dire qu'elles ont fait avancer la construction d'une “économie politique de la communication”. La contribution d'historiens de formation va dans le même sens (par exemple les études de Griset sur les réseaux transocéaniques par câble et celles, plus anciennes, de Catherine Bertho sur les télécommunications). A signaler également que dans le domaine des études des médias, on ne peut nier le renouveau qu'apportent des problématiques comme la constitution de la professionnalité journalistique ou la spécificité des modèles télévisuels. Parallèlement aux avancées de ce vaste champ de l'économie politique, on a assisté à l'irruption d'une anthropologie historique des technologies de l'intelligence. Champ lui aussi très divers. Que l'on pense, à manière d'illustration, à la problématique développée par Bernard Stiegler en dialogue avec les travaux de Leroi-Gourhan sur l'extériorisation de la mémoire collective et le “complexe prothétique”, ou à l'influence des démarches initiées depuis un certain temps par des chercheurs aussi divers que Jack Goody, Elizabeth Eisenstein, François Dagognet ou Roger Chartier. Sans oublier, dans un registre parallèle, les interrogations formulées par Bougnoux et Têtu sur l'“impasse du temps” autour de l'opposition entre information et histoire. Une dualité sur laquelle les historiens des Annales se sont penchés dans les années 50, précisément dans un “débat-combat” contre les sciences sociales qui n'avaient alors d'yeux que pour les paradigmes a-historiques fournis par la théorie de l'information dopée par le structuralisme. L'avancée est donc certaine même si l'on doit admettre que les raisons épistémologiques qui ont longtemps empêché l'émergence d'un projet d'histoire qui cherche à rendre compte de l'opacité, de la complexité et de la profondeur spatio-temporelle des faits ont été relayées par de nouvelles. Par exemple, la prégnance croissante des logiques managériales et leurs multiples déclinaisons technicistes, toutes productrices d'amnésie, ou encore, plus complexes et faisant des ravages à l'échelle de la “communauté scientifique mondiale”, les dérives des dites “Cultural Studies” vers des positions culturalistes s'écartant d'un projet où le poids des historiens – tels Raymond Williams et Edward P. Thompson – avait été décisif lors de la création de ce courant d'études dans les années 60. La tentation est forte de “courir au service de l'actuel”. Philippe Breton : Parler d'histoire de la communication implique bien sûr que l'on définisse avec précision ce que l'on entend par communication. C'est là qu'habituellement les ennuis 22 MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 ______________________ commencent... Pour ma part je suis partisan de prendre comme point de départ de toute réflexion dans ce domaine, le champ plus restreint des techniques de communication, telles qu'elles ont été progressivement mises au point tout au long de l'histoire humaine. Même si les techniques ne s'apprécient pas dans ce domaine sur des niveaux très homogènes, on pourra malgré tout distinguer tout ce qui est en rapport avec l'écriture (de son invention jusqu'à ses prolongements informatiques), avec les techniques du récit (la rhétorique littéraire), avec les techniques du convaincre (la rhétorique argumentative depuis Aristote). A partir de là, on peut poser le problème des usages et plus complexe encore, celui des enjeux. Patrice Flichy : On peut écrire de nombreuses histoires de la communication : histoire des institutions et des entreprises, histoire des programmes ou des œuvres, histoire des techniques, histoire des pratiques et des usages qui elle-même peut renvoyer à celle des pratiques d'enseignement, de travail intellectuel ou de loisirs, mais aussi histoire de l'espace et du débat publics. Toutes ces histoires sont liées à des domaines très différents des sciences sociales. La seule certitude c'est qu'il est probablement très difficile, en dehors de travaux monographiques, de vouloir unifier toutes ces perspectives. Par ailleurs, toutes ces histoires ont été inégalement développées. Ainsi, dans la période contemporaine, l'histoire institutionnelle de la télévision a donné lieu à beaucoup de travaux français, pas toujours totalement novateurs qui ont largement occulté d'autres approches du petit écran. Mais ce sont les recherches, qui sont à l'articulation de plusieurs perspectives, qui peuvent être parfois les plus fécondes. En ce qui me concerne, je me situe au point d'articulation de l'histoire des techniques et de l'histoire des usages, c'est une bonne façon de comprendre comment les médias se constituent et se diffusent. Par ailleurs, étant avant tout sociologue, je travaille autant sur les technologies d'aujourd'hui que sur celles d'hier. Les auteurs qui m'inspirent n'appartiennent pas prioritairement au champ de la communication et ne sont pas uniquement des historiens. Il s'agit des chercheurs américains qui ont gravité autour de la revue “Technology and Culture” (Thomas Hughes, Carolyn Marvin...), d'un historien de l'art comme Michael Baxandall, d'un économiste comme Paul David ou en France de Michel de Certeau. 23 __________________________ Entretiens _________________________ Quels objets, concepts, méthodes et problématiques communes peuvent fonder, selon vous, la pertinence de c e rapprochement disciplinaire et de cette articulation épistémologique ? Roger Chartier : Pour moi, historien des pratiques et des œuvres de l'âge moderne, entre XVIe et XVIIIe siècles, les catégories et méthodes pertinentes sont celles qui permettent de comprendre la double historicité des textes : l'historicité qui gouverne leurs conditions et lieux de production et leur relation avec l'objet qu'elles visent ; et l'historicité, plus fondamentale peut-être, qui leur vient des modalités propres de leur “matérialité”, qu'elles soient écrites, orales ou électroniques. De là, la définition d'un espace de recherche où il est possible d'entrer à partir d'un texte, d'une œuvre, d'un genre, ou à partir d'une série d'objets ou de supports, ou encore à partir d'une pratique. Les travaux que j'ai pu mener sur Molière, sur la Bibliothèque bleue ou sur les manières de lire illustrent chacune de ces approches. Une interrogation les commande toutes : comprendre comment les contraintes imposées par les textes et les formes sont toujours déplacées, transgressées, voire subverties par leurs lecteurs. Et, à l'inverse, comprendre comment l'appropriation, qui est toujours invention de signification, production créatrice, est toujours bornée par les contraintes que dictent tant les formes du discours et de son véhicule que les compétences et codes du lecteur et de la communauté d'interprétation à laquelle il appartient. Armand Mattelart : Il est sûr que la triade Braudel (et l'école des Annales), Foucault, de Certeau a été un point de passage obligé de nombreuses révolutions épistémologiques. Comme l'a été la redécouverte de Leroi-Gourhan (je dis “redécouverte” car je me rappelle avoir suivi moi-même ses cours en 1961 dans le cadre de l'Institut de démographie de la faculté de Droit de l'Université de Paris créé par Alfred Sauvy !). Comme l'ont été aussi les textes de Deleuze et Guattari (je pense par exemple à Mille Plateaux). Dans l'approche des imaginaires, ont joué un rôle non négligeable les analyses de Walter Benjamin sur les “Passages” au XIXe siècle. Mais je ne puis m'empêcher d'ajouter que pour la génération qui est la mienne, le changement des regards à partir de la triade Braudel Foucault - de Certeau a eu lieu plus tôt que l'on a coutume de le penser, dès la seconde moitié des années 70. L'exemple le plus éloquent du renouvellement du regard historique à cette période est, à n'en pas douter, le foyer pionnier qu'a constitué l'équipe de recherches réunie autour de Yves Stourdzé dans le cadre de l'IRIS (Institut de Recherche et d'Information Socio-économique) à 24 MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 ______________________ l'université Paris-Dauphine (grâce, notamment, à une convention passée avec l'Ecole nationale supérieure des télécommunications). Plus que de donner des méthodes, Braudel - Foucault - de Certeau ont “ébranlé des clôtures”, comme aurait dit Montaigne. Ils ont cassé le lien séculaire entre l'histoire et l'idéologie de la modernité/progrès, participant ainsi à un véritable décentrement culturel en sapant un discours historique prisonnier du logos occidental. De plus, ce qui est aussi une révolution, ils ont fait accéder l'histoire au plaisir d'en faire. Plutôt que d'égrener des objets, des concepts, des méthodes, je préfère donc vous dire que la rupture qu'ont introduit des concepts comme “économie-monde”, “système-monde”, “structures du quotidien”, “cadres mentaux, prisons de longue durée”, “réseaux de l'antidiscipline”, “réseaux de la discipline”, “résistances”, “rhizomes”, “métissages”, et tant d'autres, a permis de converger, à partir de points multiples, vers une “pensée ouverte du réseau”. E t cette rupture s'est effectuée à travers l'alchimie d'un “tissage intertextuel”, et non par un ralliement à un système unique. Elle a donné naissance à une histoire faite par des artisans de produits non nécessairement reproductibles et, donc, ouverts. En ce sens, ce changement s'inscrit en contraste par rapport aux lois d'une science marquée par l'idéologie marchande de la “marque”. Ce qui n'a pas de “marque”, ce qui ne se ramasse pas dans un “concept” unique (dans le sens qui lui est donné aujourd'hui par les professionnels des “universaux de la communication”) à des fins de transmission, n'existe pas au feu des projecteurs. Dans un domaine où il est déjà très difficile d'échapper aux mythologies ordinaires de la communication, la formule monnayable fait courir le risque d'ajouter à la confusion et, en dernière instance, contribue à assécher les problématiques. Philippe Breton : Il me semble que la grande ligne de partage dans l'approche de l'histoire de la communication est entre ceux qui pensent que l'évolution des formes de la communication rythment les grandes étapes de l'histoire de l'humanité (il y a dans cette perspective des points de vue moins naïfs que ceux de McLuhan) et ceux qui pensent que les techniques de communication et leurs usages ne sont qu'un paramètre parmi d'autres. Ce choix est fondamental et concerne le statut épistémologique des sciences de la communication. Personnellement, c'est parce que je pense que la communication n'est qu'un paramètre de l'évolution sociale que je crois son objet plus modeste que ce qu'on a l'habitude de voir. A vouloir trop embrasser... Mais nous contenter de parler des techniques est déjà 25 __________________________ Entretiens _________________________ un vaste chantier, dont je ne suis pas sûr qu'il n'est pas en partie encore à explorer, notamment du point de vue historique. Cela dit, cette réduction apparente du champ nous oblige à reconsidérer de façon plus ouverte notre coopération avec les sciences humaines et sociales. Patrice Flichy : L'histoire des techniques de communication est touffue et ramifiée. Les nouveaux médias n'ont pas de pères fondateurs qui élaboreraient, une fois pour toute, la matrice d'un système de communication. Les projets et tentatives sont multiples et contradictoires, les controverses permanentes. L'historien doit impérativement rendre compte de ce foisonnement. La technologie, comme le dit Paul David, dépend du chemin parcouru. Quant aux usagers, ils développent, comme le disait Michel de Certeau, des tactiques de braconnage. Il faut également les suivre sur ces drôles de sentiers. A la fin, de nombreuses voies de développement ont été abandonnées, le média apparaît stable, il a adapté une forme définitive. Mais, seule l'analyse des autres possibilités qui n'ont pas été finalement retenues, nous évitera de “produire cette illusion rétrospective de fatalité” dont parlait Raymond Aron, et nous permettra de pouvoir ainsi “restituer au passé l'incertitude de l'avenir”. Si vous acceptez le principe d’une périodisation de l’histoire (“découpages ” en âges, périodes, “sphères ”...), quelles seraient, selon vous, les dates marquantes, et/ou l e s grandes étapes de cette histoire de la communication (que vous pouvez considérer du point de vue des techniques, des inventions, des œuvres, des idées...) ? Roger Chartier : Quatre registres de mutations doivent être pris en compte et articulés. D'abord, celles qui concernent les modes de production et de reproduction de l'écrit, avec la césure fondamentale qu'est, à la mi-XVe siècle, l'invention de l'imprimerie. Ensuite, les transformations de la relation à l'écrit : ici une rupture essentielle est celle qui fait passer aux XIIe et XIIIe siècles du modèle monastique de l'écriture, copiée aux fins de la conservation, au modèle scolastique de la lecture qui définit une modalité neuve du travail intellectuel dont le livre est, à la fois, l'objet et l'outil. En troisième lieu, les mutations qui transforment la lecture elle-même : passage de la lecture nécessairement oralisée à la lecture possiblement silencieuse durant l'époque médiévale, révolution de la lecture dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, apparition de nouveaux lecteurs (enfants, femmes, ouvriers) au XIXe siècle, etc. 26 MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 ______________________ Enfin, celles qui modifient les formes et les structures de l'objet écrit lui-même, en particulier aux IIe-IVe siècles de notre ère, la substitution du livre codex au rouleau antique. L'inventaire de ces ruptures majeures, multiples et impossibles à enfermer dans une périodisation d'états ou de sphères à la Auguste Comte, permet de prendre la juste mesure de la nouveauté de la révolution du texte électronique qui, pour la première fois, associe les quatre registres de mutation, proposant une nouvelle technique de production des textes, une nouvelle relation à l'écrit, de nouvelles possibilités et exigences de lecture et un nouveau support pour la textualité. Jamais auparavant ces quatre révolutions n'avaient été liées dans un même moment historique. Armand Mattelart : Je suis assez réservé vis-à-vis des périodisations trop univoques et trop globales à partir de l'histoire des techniques qui ne prennent pas assez en compte la pluralité des déterminants. Les conceptions de l'“histoire en tranches” (Braudel) inspirées par l'idéologie du progrès nous ont joué de sacrés mauvais tours. Le risque est de répéter à propos de la communication, qui de fait a pris le relais du progrès, l'eschatologie de ce dernier. Ce que l'histoire de la pensée communicationnelle nous apprend, et le cas de McLuhan est paradigmatique, c'est que le déterminisme technique fait le lit de toutes les techno-utopies qui, quoique prétendant rendre compte de l'histoire des stades par lesquels est passée la “grande famille humaine”, en est, en fait, la négation. Cela équivaut à renoncer à toute intelligence politique du monde et à penser la construction sociale des usages de la technique. C'est renoncer à ce que j'appelle la “tâche d'enracinement de la réflexion sur la communication dans l'histoire des modes de régulation sociale qui accompagnent les mutations du pouvoir”. Comme disait MerleauPonty, le monde est un “système baroque” et doit être pensé, dans ce domaine comme dans d'autres, à partir des asymétries, des survivances, des diversions, des régressions. Plus spécialement au niveau de l'histoire des théories cette fois, nous avons, Michèle Mattelart et moi, annoncé d'emblée la couleur dans notre Histoire, en refusant toute approche par trop chronologique : “Flux et reflux de problématiques interdisent de concevoir cette trajectoire de façon linéaire. Si notre démarche suit un principe d'ordonnancement minimal par ordre d'apparition de ces écoles, courants ou tendances, il entend insister sur la circularité des problématiques de recherches. De vieux débats sur des objets et des stratégies d'études, que longtemps on a cru résolus et révolus, tout à coup rebondissent, mettant en question des modes d'intelligibilité, des régimes de vérité, hégémoniques durant des 27 __________________________ Entretiens _________________________ décennies. Le retour en force dans les années 80, à l'occasion de la crise des visions totalisantes de la société, du regard ethnographique en est une des illustrations les plus frappantes”. Exemple : les œuvres de Gabriel Tarde que l'on vient de republier dans leur intégralité et celles de Simmel. Toujours au niveau d'une histoire des théories, se pose la question de la “préhistoire” du champ, avant que n'apparaisse la dénomination. Personnellement, j'ai toujours considéré qu'une archéologie ne pouvait s'en abstraire et affiché mon scepticisme face à la notion de “Pères fondateurs” qui suppose une sous-estimation de l'influx des “marges”. Philippe Breton : L'invention de l'écriture et les étapes de ses perfectionnements, jusqu'à l'informationnel contemporain, l'invention de la rhétorique et sa diffraction en littéraire et argumentatif, constituent la base d'une périodisation qui correspond assez bien avec l'invention de la ville, de la démocratie et de la mondialisation actuelle. Donc moins quatre mille, moins cinq cents et plus deux mille... Patrice Flichy : La périodisation fait partie du travail ordinaire de l'historien, et chaque étude a souvent à produire son propre découpage du temps, aussi on peut se demander ce que peuvent signifier des périodisations universelles qui prétendent englober toute l'histoire de l'humanité. On voit bien le profit que des essayistes comme McLuhan ont pu tirer de ces grandes vues cavalières. Mais on est un peu étonné de rencontrer des analyses voisines chez les “médiologues”. Caractériser notre dernier demi-siècle par la substitution de la vidéosphère à la graphosphère n'est-ce pas aussi réducteur que de déclarer comme le fait Negroponte que les années 1990 sont celles d'une communication numérique qui va faire disparaître la télévision de masse ? Plutôt que de débattre sur le découpage du temps de la communication, il me paraîtrait plus intéressant d'étudier les nœuds des lignes temporelles, ces moments où plusieurs événements forts rentrent en résonance, où des lignées historiques se croisent et parfois se nouent. Puisqu'on débat abondamment de cette fin de siècle, il peut être utile pour l'historien d'étudier la fin de siècle précédente. Le dernier quart du l9ème siècle a vu la naissance du téléphone et du phonographe, et le tournant l9ème/20ème siècles, celle du cinéma et de la radio. Les débats et controverses de cette époque furent multiples et riches de sens pour le siècle que nous quittons, ilss concernaient souvent plusieurs de ces médias simultanément. 28 MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 ______________________ Quels domaines de l’histoire de la communication mériteraient, selon vous, d’être exploités, développés dans les années à venir par les (jeunes) chercheurs en SIC ? Roger Chartier : Je crois qu'il faut multiplier les études qui obligent, à partir d'une pratique, d'une classe d'objets ou d'un corpus de textes ou d'images, à saisir dans un même projet le processus de production, transmission et réception des discours. Les chantiers à ouvrir sont multiples et les exemples finalement peu nombreux. Mais l'essentiel est de se doter des connaissances et des techniques (souvent disjointes) qui autorisent cette histoire globale d'un nouveau genre. L'essentiel est d'être curieux, de lire beaucoup, de sortir de sa formation ou spécialité première et, surtout, de fréquenter les traditions étrangères : bibliographie à l'anglaise, histoire de l'écriture à l'italienne, critique littéraire américaine, etc. Le pire danger qui menace notre monde apparemment ouvert et sans frontières est le repli sur de petites certitudes et habitudes, acquises dans les cadres trop étroits des disciplines et des traditions nationales. Il faut briser ces carcans et pratiquer systématiquement le dépaysement méthodologique et thématique. C'est pour cela que je ne pense pas qu'il soit utile ou pertinent de figer un champ désigné comme “sciences de l'information et de la communication”. Ce qu'il nous faut comprendre ensemble dépasse de beaucoup une telle définition et requiert la rencontre de savoirs nombreux, croisés et métissés. Armand Mattelart : Une des tâches urgentes est de reconstituer des stocks de savoirs existants. L'histoire de la communication est en effet riche d'Histoire. Le problème est que, en ce domaine comme dans d'autres, la capitalisation est plus que défaillante. Découvrir ou redécouvrir certaines études qui ont éclairé un champ, ici et ailleurs, s'impose. Que l'on pense par exemple pour la France à Yves Stourdzè, Yves de la Haye et Jacques Ellul dont les analyses sont relativement peu fréquentées par notre (inter)discipline. En Amérique du Nord, que l'on pense à Harold Innis et à Lewis Mumford dont on aurait d'ailleurs intérêt à méditer les croisements insolites comme celui-ci proposé en 1934 : “Si le canon fut la première des inventions modernes qui suppriment l'espace, et par lesquelles l'homme s'exprime à distance, le télégraphe par sémaphores (d'abord utilisé dans la guerre) fut sans doute le deuxième.” En Grande-Bretagne, il y a Asa Briggs, et surtout Raymond Williams méconnu de ce côté de la Manche, et pourtant pionnier d'une histoire de la communication réconciliant les 29 __________________________ Entretiens _________________________ logiques symboliques et les formes communicationnelles, articulant une histoire culturelle inscrite dans la dialectique de la durée (cf. son Culture and Society, 1958, couvre la période 1780-1950) et une économie politique des moyens de communication contemporains (cf. Television : Technology and Cultural Form, 1978). Dans la même perspective, il conviendrait de revisiter les études faites par des disciplines voisines et de se montrer attentif aux démarches historiques qu'elles ont développées ou développent autour de concepts (par exemple les réseaux) habituels de nos recherches. Je pense par exemple concrètement à la façon dont la Human geography anglo-saxonne travaille l'histoire de la cartographie (mapping) ou celle des métropoles globales. Plus largement, je dirais qu'il faut faire preuve de curiosité intellectuelle en se montrant attentif à des domaines des sciences historiques qui, sans avoir pour objet direct la “communication”, sont susceptibles de nourrir des problématiques dans notre champ. Braudel aimait à rappeler que “ce qui avait hier sauvé le métier d'historien et l'historiographie” en contribuant au “dépassement du temps court”, c'était l'histoire des institutions, des religions, des civilisations, et soulignait le rôle d'avant-garde qu'avaient joué les études consacrées à l'antiquité classique, grâce à l'archéologie à qui il faut de vastes espaces chronologiques. Cette observation vaut comme métaphore. Ainsi, l'ethnohistoire qui s'occupe des modes d'acculturation face à l'intrusion de la culture européenne nous apprend beaucoup sur les ruses et les accommodements séculaires qui ont constitué et constituent les stratégies d'appropriation. Pour s'en convaincre, il suffirait de parcourir la genèse de la problématique des usages développée par Michel de Certeau qui, de fait, est inséparable de sa réflexion sur l'histoire des sociétés composites de l'Amérique latine, et plus largement sur l'histoire ambiguë et contradictoire de la “culture populaire”. Le retour à l'histoire nous épargnerait les versions étroites des notions de culture et de résistance culturelle que sous-tendent nombre d'études à caractère ethnographique sur la réception, enfouies dans le temps court. A force de se refuser à concevoir une véritable anthropologie culturelle, essentielle pour aborder la complexité de la société contemporaine, on fait le jeu d'une conception de la “communication” complice de toutes les fuites en avant. La mal nommée histoire de la “communication internationale” reste indubitablement un parent pauvre des sciences de l'information et de la communication. Et pourtant quel vivier potentiel pour le regard historique ! Le retour au “génie du lieu” (local, national), qui s'avère nécessaire pour donner un sens à ce processus de “globalisation” que d'aucuns d'entre nous présentent 30 MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 ______________________ comme une fatalité, devrait favoriser la rencontre d'un couple impossible. Pour preuve, les recherches sur la spécificité “ethnique” des “genres” ou des “modèles” télévisuels sur un marché dit global. A l'adresse de tous ceux qui n'entreprennent pas une thèse sur un sujet historique proprement dit et qui pourraient ne pas se sentir concernés par mon “épistole”, je recommanderais de ne pas maltraiter l'histoire. Trop souvent, les rappels et les survols chronologiques que l'on peut lire dans certaines thèses témoignent d'une absence impardonnable de “sens historique”. Enfin, il est clair que la nouvelle économie du savoir que supposent les mutations techniques interpelle la notion même de temps et du temps de l'histoire. Ni les réflexions de l'économie politique de la communication, ni celles informées par l'anthropologie des techniques ne seront de trop pour répondre à ce qui s'annonce comme une des grandes questions du troisième millénaire. Il leur faudra croiser leur regard et l'“interféconder” non seulement à travers le “débat et combat” avec d'autres disciplines, mais accepter le défi de visions du monde qui jusqu'ici n'ont guère eu la possibilité de participer au débat public sur l'avenir de la planète. Au défi de l'interdisciplinarité se somme celui de l'interculturalité. Philippe Breton : Il est clair pour moi que le domaine le plus en jachère du point de vue des sciences de la communication concerne tout ce qui touche à la rhétorique argumentative. Cela est dû à la cruelle sous-estimation dans laquelle le “convaincre” se trouve actuellement, alors que les pratiques dans ce domaine occupent une part non négligeable des pratiques de communication des sociétés démocratiques, depuis que nous nous référons à l'idéal de la révolution athénienne. D'une façon générale, les difficultés avec l'approche historique, que nous rencontrons en sciences de la communication, sont dues à l'envahissement de notre champ par le paradigme informationnel cybernétique. Si la communication se réduit à l'informationnel et l'informationnel aux nouvelles technologies, alors la communication n'a pas d'histoire... Patrice Flichy : L'histoire sociale des techniques de communication bien sûr. Il y a, dans ce domaine, un grand décalage entre les travaux américains et les nôtres. L'édition phonographique, le téléphone, la radio, l'informatique, voilà des médias où le travail historique est encore bien embryonnaire. 31