Roger Chartier, Armand Mattelart, Philippe Breton, Patrice Flichy

Transcription

Roger Chartier, Armand Mattelart, Philippe Breton, Patrice Flichy
__________________________ Entretiens _________________________
Entretiens
Roger Chartier, Directeur d’Études, E.H.E.S.S.
Armand Mattelart, Professeur, Université Paris VIII
Philippe Breton, CNRS, Université de Strasbourg
Patrice Flichy, CNET, Directeur de la revue Réseaux
Questions de Pascal Lardellier
MEI est une revue universitaire centrée sur le champ
disciplinaire constitué par les sciences de l’information e t
de la communication. A ce titre, nous nous centrerons, dans
ces courts entretiens, sur l’histoire de la communication.
Comment
définiriez-vous
cette
histoire
de
la
communication, telle que vous pouvez la lire, et l a
pratiquer ? Quels types d’études (et quels auteurs) y
appartiennent, au sens restreint, et au sens large ?
Roger Chartier : Pour moi, “histoire de la communication” est
une catégorie trop étroite pour désigner un projet intellectuel qui
entend lier, dans une même approche, l'étude des formes de
production, d'inscription, de circulation et de réception des textes
(ou des images ou de la musique). De là, la possibilité de désigner cet
espace de travail de divers domaines : comme une “sociologie des
textes” en suivant D.F. McKenzie, comme une histoire de la
“culture graphique” selon l'expression de Armando Petrucci,
comme une histoire des productions et des pratiques de l'écrit... Plus
que la dénomination, l'important réside dans l'exigence
d'articulation entre une histoire des textes, qu'ils soient canoniques
ou ordinaires, une histoire des formes de leur transmission – ce qui
va bien au-delà de l'histoire du livre et oblige à considérer les
supports manuscrits, les formes de l'oralité et les médias
électroniques – et une histoire des appropriations entendues au
double sens de pratiques et de compréhension. Appartiennent donc
à ce champ d'étude tous les travaux (littéraires, bibliographiques,
historiques, sociologiques, ethnologiques, etc.) qui placent au centre
de leur interrogation le processus même de la construction du sens
20
MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 ______________________
des textes (ou des images) tel qu'il s'opère à la croisée de l'œuvre, de
sa matérialité et de ses publics.
Armand Mattelart : J'essaie de construire une archéologie de la
communication. D'abord, en traquant les flux et les reflux, les
ruptures et les continuités des formes communicationnelles ainsi
que les imaginaires qui en sont constitutifs, plus spécialement dans
leur internationalisation. Pour ce, j'assume, évidemment, la
plasticité du terme “communication” à travers le temps et l'espace,
et suis attentif aussi bien au centre qu'aux marges. Parallèlement, je
tente de tracer une “histoire culturelle” des traditions de recherche,
que ce soit au niveau national ou continental, afin de dégager les
obsessions et les points aveugles – par exemple l'éviction ou l'oubli
de l'histoire puisque c'est un point névralgique qui vous porte à
solliciter cet entretien ! – qui les ont caractérisées, les ont mises en
contact ou les ont fait s'ignorer l'une l'autre. Ayant été, de par mon
histoire de vie, confronté sur le terrain politique, dès les années 60,
au choc culturel que représente le choc des théories, j'observe
aujourd'hui ce que deviennent ces spécificités culturelles théoriques
face à l'internationalisation croissante de la production des savoirs
et l'irruption de nouveaux acteurs issus de cultures restées peu ou
prou jusqu'ici marginales.
Loin de moi l'idée de regrouper artificiellement sous un même
chapiteau et soumettre à un forceps institutionnel, les recherches
multiples informées par le regard historique qui ont vu le jour plus
spécialement en France depuis la seconde moitié des années 80. La
force de ces dernières n'est-elle pas la diversité de leur point de
départ ? Ce que je peux affirmer, c'est que ce regard s'est sans aucun
doute créé un espace. Un long chemin a été parcouru depuis le
constat de carences dressé par le rapport Mattelart/Stourdzè en
1982 : “Quant à la recherche sur la généalogie des systèmes de
communication, et si l'on excepte une ou deux études de poids, elle
a tendu à reproduire des approches événementielles qui, dans les
autres domaines, avaient longtemps déserté la recherche historique
sérieuse”. Des recherches comme l'histoire de l'informatique ou de
l'utopie de la transparence (Breton), la philosophie des réseaux de
télécommunication (Musso), la construction des usages (Flichy,
Perriault), la construction de l'information économique et
financière par les grandes agences de presse (Palmer), l'histoire de la
radio et la genèse de la notion de service public, le rôle de la culture
médiatique dans la chute des régimes communistes, sont quelquesuns des exemples qui corroborent l'émergence (ou la maturation
pour certains) de réelles problématiques qui rompent avec l'“oubli
de l'histoire” ou la façon dominante de faire l'histoire de la
21
__________________________ Entretiens _________________________
communication au début des années 80. S'il fallait absolument les
classer selon les nomenclatures en vigueur dans les sociétés savantes
internationales, l'on pourrait à la rigueur dire qu'elles ont fait
avancer la construction d'une “économie politique de la
communication”. La contribution d'historiens de formation va dans
le même sens (par exemple les études de Griset sur les réseaux
transocéaniques par câble et celles, plus anciennes, de Catherine
Bertho sur les télécommunications). A signaler également que dans
le domaine des études des médias, on ne peut nier le renouveau
qu'apportent des problématiques comme la constitution de la
professionnalité journalistique ou la spécificité des modèles
télévisuels. Parallèlement aux avancées de ce vaste champ de
l'économie politique, on a assisté à l'irruption d'une anthropologie
historique des technologies de l'intelligence. Champ lui aussi très
divers. Que l'on pense, à manière d'illustration, à la problématique
développée par Bernard Stiegler en dialogue avec les travaux de
Leroi-Gourhan sur l'extériorisation de la mémoire collective et le
“complexe prothétique”, ou à l'influence des démarches initiées
depuis un certain temps par des chercheurs aussi divers que Jack
Goody, Elizabeth Eisenstein, François Dagognet ou Roger Chartier.
Sans oublier, dans un registre parallèle, les interrogations formulées
par Bougnoux et Têtu sur l'“impasse du temps” autour de
l'opposition entre information et histoire. Une dualité sur laquelle
les historiens des Annales se sont penchés dans les années 50,
précisément dans un “débat-combat” contre les sciences sociales qui
n'avaient alors d'yeux que pour les paradigmes a-historiques fournis
par la théorie de l'information dopée par le structuralisme.
L'avancée est donc certaine même si l'on doit admettre que les
raisons épistémologiques qui ont longtemps empêché l'émergence
d'un projet d'histoire qui cherche à rendre compte de l'opacité, de la
complexité et de la profondeur spatio-temporelle des faits ont été
relayées par de nouvelles. Par exemple, la prégnance croissante des
logiques managériales et leurs multiples déclinaisons technicistes,
toutes productrices d'amnésie, ou encore, plus complexes et faisant
des ravages à l'échelle de la “communauté scientifique mondiale”,
les dérives des dites “Cultural Studies” vers des positions
culturalistes s'écartant d'un projet où le poids des historiens – tels
Raymond Williams et Edward P. Thompson – avait été décisif lors
de la création de ce courant d'études dans les années 60. La
tentation est forte de “courir au service de l'actuel”.
Philippe Breton : Parler d'histoire de la communication
implique bien sûr que l'on définisse avec précision ce que l'on
entend par communication. C'est là qu'habituellement les ennuis
22
MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 ______________________
commencent... Pour ma part je suis partisan de prendre comme
point de départ de toute réflexion dans ce domaine, le champ
plus restreint des techniques de communication, telles qu'elles ont
été progressivement mises au point tout au long de l'histoire
humaine. Même si les techniques ne s'apprécient pas dans ce
domaine sur des niveaux très homogènes, on pourra malgré tout
distinguer tout ce qui est en rapport avec l'écriture (de son
invention jusqu'à ses prolongements informatiques), avec les
techniques du récit (la rhétorique littéraire), avec les techniques
du convaincre (la rhétorique argumentative depuis Aristote). A
partir de là, on peut poser le problème des usages et plus
complexe encore, celui des enjeux.
Patrice Flichy : On peut écrire de nombreuses histoires de la
communication : histoire des institutions et des entreprises, histoire
des programmes ou des œuvres, histoire des techniques, histoire des
pratiques et des usages qui elle-même peut renvoyer à celle des
pratiques d'enseignement, de travail intellectuel ou de loisirs, mais
aussi histoire de l'espace et du débat publics. Toutes ces histoires
sont liées à des domaines très différents des sciences sociales. La
seule certitude c'est qu'il est probablement très difficile, en dehors de
travaux monographiques, de vouloir unifier toutes ces perspectives.
Par ailleurs, toutes ces histoires ont été inégalement développées.
Ainsi, dans la période contemporaine, l'histoire institutionnelle de
la télévision a donné lieu à beaucoup de travaux français, pas
toujours totalement novateurs qui ont largement occulté d'autres
approches du petit écran. Mais ce sont les recherches, qui sont à
l'articulation de plusieurs perspectives, qui peuvent être parfois les
plus fécondes.
En ce qui me concerne, je me situe au point d'articulation de
l'histoire des techniques et de l'histoire des usages, c'est une bonne
façon de comprendre comment les médias se constituent et se
diffusent. Par ailleurs, étant avant tout sociologue, je travaille
autant sur les technologies d'aujourd'hui que sur celles d'hier. Les
auteurs qui m'inspirent n'appartiennent pas prioritairement au
champ de la communication et ne sont pas uniquement des
historiens. Il s'agit des chercheurs américains qui ont gravité autour
de la revue “Technology and Culture” (Thomas Hughes, Carolyn
Marvin...), d'un historien de l'art comme Michael Baxandall, d'un
économiste comme Paul David ou en France de Michel de Certeau.
23
__________________________ Entretiens _________________________
Quels objets, concepts, méthodes et problématiques
communes peuvent fonder, selon vous, la pertinence de c e
rapprochement disciplinaire et de cette articulation
épistémologique ?
Roger Chartier : Pour moi, historien des pratiques et des œuvres
de l'âge moderne, entre XVIe et XVIIIe siècles, les catégories et
méthodes pertinentes sont celles qui permettent de comprendre la
double historicité des textes : l'historicité qui gouverne leurs
conditions et lieux de production et leur relation avec l'objet qu'elles
visent ; et l'historicité, plus fondamentale peut-être, qui leur vient
des modalités propres de leur “matérialité”, qu'elles soient écrites,
orales ou électroniques. De là, la définition d'un espace de recherche
où il est possible d'entrer à partir d'un texte, d'une œuvre, d'un
genre, ou à partir d'une série d'objets ou de supports, ou encore à
partir d'une pratique. Les travaux que j'ai pu mener sur Molière, sur
la Bibliothèque bleue ou sur les manières de lire illustrent chacune de
ces approches. Une interrogation les commande toutes :
comprendre comment les contraintes imposées par les textes et les
formes sont toujours déplacées, transgressées, voire subverties par
leurs lecteurs. Et, à l'inverse, comprendre comment l'appropriation,
qui est toujours invention de signification, production créatrice, est
toujours bornée par les contraintes que dictent tant les formes du
discours et de son véhicule que les compétences et codes du lecteur
et de la communauté d'interprétation à laquelle il appartient.
Armand Mattelart : Il est sûr que la triade Braudel (et l'école des
Annales), Foucault, de Certeau a été un point de passage obligé de
nombreuses révolutions épistémologiques. Comme l'a été la
redécouverte de Leroi-Gourhan (je dis “redécouverte” car je me
rappelle avoir suivi moi-même ses cours en 1961 dans le cadre de
l'Institut de démographie de la faculté de Droit de l'Université de
Paris créé par Alfred Sauvy !). Comme l'ont été aussi les textes de
Deleuze et Guattari (je pense par exemple à Mille Plateaux). Dans
l'approche des imaginaires, ont joué un rôle non négligeable les
analyses de Walter Benjamin sur les “Passages” au XIXe siècle.
Mais je ne puis m'empêcher d'ajouter que pour la génération qui est
la mienne, le changement des regards à partir de la triade Braudel Foucault - de Certeau a eu lieu plus tôt que l'on a coutume de le
penser, dès la seconde moitié des années 70. L'exemple le plus
éloquent du renouvellement du regard historique à cette période est,
à n'en pas douter, le foyer pionnier qu'a constitué l'équipe de
recherches réunie autour de Yves Stourdzé dans le cadre de l'IRIS
(Institut de Recherche et d'Information Socio-économique) à
24
MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 ______________________
l'université Paris-Dauphine (grâce, notamment, à une convention
passée avec l'Ecole nationale supérieure des télécommunications).
Plus que de donner des méthodes, Braudel - Foucault - de Certeau
ont “ébranlé des clôtures”, comme aurait dit Montaigne. Ils ont
cassé le lien séculaire entre l'histoire et l'idéologie de la
modernité/progrès, participant ainsi à un véritable décentrement
culturel en sapant un discours historique prisonnier du logos
occidental. De plus, ce qui est aussi une révolution, ils ont fait
accéder l'histoire au plaisir d'en faire.
Plutôt que d'égrener des objets, des concepts, des méthodes, je
préfère donc vous dire que la rupture qu'ont introduit des concepts
comme “économie-monde”, “système-monde”, “structures du
quotidien”, “cadres mentaux, prisons de longue durée”, “réseaux de
l'antidiscipline”, “réseaux de la discipline”, “résistances”,
“rhizomes”, “métissages”, et tant d'autres, a permis de converger, à
partir de points multiples, vers une “pensée ouverte du réseau”. E t
cette rupture s'est effectuée à travers l'alchimie d'un “tissage
intertextuel”, et non par un ralliement à un système unique. Elle a
donné naissance à une histoire faite par des artisans de produits non
nécessairement reproductibles et, donc, ouverts. En ce sens, ce
changement s'inscrit en contraste par rapport aux lois d'une science
marquée par l'idéologie marchande de la “marque”. Ce qui n'a pas de
“marque”, ce qui ne se ramasse pas dans un “concept” unique (dans
le sens qui lui est donné aujourd'hui par les professionnels des
“universaux de la communication”) à des fins de transmission,
n'existe pas au feu des projecteurs. Dans un domaine où il est déjà
très difficile d'échapper aux mythologies ordinaires de la
communication, la formule monnayable fait courir le risque
d'ajouter à la confusion et, en dernière instance, contribue à
assécher les problématiques.
Philippe Breton : Il me semble que la grande ligne de partage
dans l'approche de l'histoire de la communication est entre ceux
qui pensent que l'évolution des formes de la communication
rythment les grandes étapes de l'histoire de l'humanité (il y a
dans cette perspective des points de vue moins naïfs que ceux de
McLuhan) et ceux qui pensent que les techniques de
communication et leurs usages ne sont qu'un paramètre parmi
d'autres. Ce choix est fondamental et concerne le statut
épistémologique des sciences
de
la
communication.
Personnellement, c'est parce que je pense que la communication
n'est qu'un paramètre de l'évolution sociale que je crois son objet
plus modeste que ce qu'on a l'habitude de voir. A vouloir trop
embrasser... Mais nous contenter de parler des techniques est déjà
25
__________________________ Entretiens _________________________
un vaste chantier, dont je ne suis pas sûr qu'il n'est pas en partie
encore à explorer, notamment du point de vue historique. Cela
dit, cette réduction apparente du champ nous oblige à
reconsidérer de façon plus ouverte notre coopération avec les
sciences humaines et sociales.
Patrice Flichy : L'histoire des techniques de communication est
touffue et ramifiée. Les nouveaux médias n'ont pas de pères
fondateurs qui élaboreraient, une fois pour toute, la matrice d'un
système de communication. Les projets et tentatives sont multiples
et contradictoires, les controverses permanentes. L'historien doit
impérativement rendre compte de ce foisonnement. La
technologie, comme le dit Paul David, dépend du chemin parcouru.
Quant aux usagers, ils développent, comme le disait Michel de
Certeau, des tactiques de braconnage. Il faut également les suivre sur
ces drôles de sentiers. A la fin, de nombreuses voies de
développement ont été abandonnées, le média apparaît stable, il a
adapté une forme définitive. Mais, seule l'analyse des autres
possibilités qui n'ont pas été finalement retenues, nous évitera de
“produire cette illusion rétrospective de fatalité” dont parlait
Raymond Aron, et nous permettra de pouvoir ainsi “restituer au
passé l'incertitude de l'avenir”.
Si vous acceptez le principe d’une périodisation de
l’histoire (“découpages ” en âges, périodes, “sphères ”...),
quelles seraient, selon vous, les dates marquantes, et/ou l e s
grandes étapes de cette histoire de la communication (que
vous pouvez considérer du point de vue des techniques, des
inventions, des œuvres, des idées...) ?
Roger Chartier : Quatre registres de mutations doivent être pris
en compte et articulés. D'abord, celles qui concernent les modes de
production et de reproduction de l'écrit, avec la césure
fondamentale qu'est, à la mi-XVe siècle, l'invention de l'imprimerie.
Ensuite, les transformations de la relation à l'écrit : ici une rupture
essentielle est celle qui fait passer aux XIIe et XIIIe siècles du
modèle monastique de l'écriture, copiée aux fins de la conservation,
au modèle scolastique de la lecture qui définit une modalité neuve
du travail intellectuel dont le livre est, à la fois, l'objet et l'outil. En
troisième lieu, les mutations qui transforment la lecture elle-même :
passage de la lecture nécessairement oralisée à la lecture
possiblement silencieuse durant l'époque médiévale, révolution de la
lecture dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, apparition de
nouveaux lecteurs (enfants, femmes, ouvriers) au XIXe siècle, etc.
26
MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 ______________________
Enfin, celles qui modifient les formes et les structures de l'objet
écrit lui-même, en particulier aux IIe-IVe siècles de notre ère, la
substitution du livre codex au rouleau antique. L'inventaire de ces
ruptures majeures, multiples et impossibles à enfermer dans une
périodisation d'états ou de sphères à la Auguste Comte, permet de
prendre la juste mesure de la nouveauté de la révolution du texte
électronique qui, pour la première fois, associe les quatre registres de
mutation, proposant une nouvelle technique de production des
textes, une nouvelle relation à l'écrit, de nouvelles possibilités et
exigences de lecture et un nouveau support pour la textualité.
Jamais auparavant ces quatre révolutions n'avaient été liées dans un
même moment historique.
Armand Mattelart : Je suis assez réservé vis-à-vis des
périodisations trop univoques et trop globales à partir de l'histoire
des techniques qui ne prennent pas assez en compte la pluralité des
déterminants. Les conceptions de l'“histoire en tranches” (Braudel)
inspirées par l'idéologie du progrès nous ont joué de sacrés mauvais
tours. Le risque est de répéter à propos de la communication, qui de
fait a pris le relais du progrès, l'eschatologie de ce dernier. Ce que
l'histoire de la pensée communicationnelle nous apprend, et le cas
de McLuhan est paradigmatique, c'est que le déterminisme technique
fait le lit de toutes les techno-utopies qui, quoique prétendant rendre
compte de l'histoire des stades par lesquels est passée la “grande
famille humaine”, en est, en fait, la négation. Cela équivaut à
renoncer à toute intelligence politique du monde et à penser la
construction sociale des usages de la technique. C'est renoncer à ce
que j'appelle la “tâche d'enracinement de la réflexion sur la
communication dans l'histoire des modes de régulation sociale qui
accompagnent les mutations du pouvoir”. Comme disait MerleauPonty, le monde est un “système baroque” et doit être pensé, dans
ce domaine comme dans d'autres, à partir des asymétries, des
survivances, des diversions, des régressions.
Plus spécialement au niveau de l'histoire des théories cette fois,
nous avons, Michèle Mattelart et moi, annoncé d'emblée la couleur
dans notre Histoire, en refusant toute approche par trop
chronologique : “Flux et reflux de problématiques interdisent de
concevoir cette trajectoire de façon linéaire. Si notre démarche suit
un principe d'ordonnancement minimal par ordre d'apparition de
ces écoles, courants ou tendances, il entend insister sur la circularité
des problématiques de recherches. De vieux débats sur des objets et
des stratégies d'études, que longtemps on a cru résolus et révolus,
tout à coup rebondissent, mettant en question des modes
d'intelligibilité, des régimes de vérité, hégémoniques durant des
27
__________________________ Entretiens _________________________
décennies. Le retour en force dans les années 80, à l'occasion de la
crise des visions totalisantes de la société, du regard ethnographique
en est une des illustrations les plus frappantes”. Exemple : les
œuvres de Gabriel Tarde que l'on vient de republier dans leur
intégralité et celles de Simmel. Toujours au niveau d'une histoire des
théories, se pose la question de la “préhistoire” du champ, avant
que n'apparaisse la dénomination. Personnellement, j'ai toujours
considéré qu'une archéologie ne pouvait s'en abstraire et affiché
mon scepticisme face à la notion de “Pères fondateurs” qui suppose
une sous-estimation de l'influx des “marges”.
Philippe Breton : L'invention de l'écriture et les étapes de ses
perfectionnements,
jusqu'à
l'informationnel
contemporain,
l'invention de la rhétorique et sa diffraction en littéraire et
argumentatif, constituent la base d'une périodisation qui correspond
assez bien avec l'invention de la ville, de la démocratie et de la
mondialisation actuelle. Donc moins quatre mille, moins cinq cents
et plus deux mille...
Patrice Flichy : La périodisation fait partie du travail ordinaire de
l'historien, et chaque étude a souvent à produire son propre
découpage du temps, aussi on peut se demander ce que peuvent
signifier des périodisations universelles qui prétendent englober
toute l'histoire de l'humanité. On voit bien le profit que des
essayistes comme McLuhan ont pu tirer de ces grandes vues
cavalières. Mais on est un peu étonné de rencontrer des analyses
voisines chez les “médiologues”. Caractériser notre dernier
demi-siècle par la substitution de la vidéosphère à la graphosphère
n'est-ce pas aussi réducteur que de déclarer comme le fait
Negroponte que les années 1990 sont celles d'une communication
numérique qui va faire disparaître la télévision de masse ?
Plutôt que de débattre sur le découpage du temps de la
communication, il me paraîtrait plus intéressant d'étudier les nœuds
des lignes temporelles, ces moments où plusieurs événements forts
rentrent en résonance, où des lignées historiques se croisent et
parfois se nouent. Puisqu'on débat abondamment de cette fin de
siècle, il peut être utile pour l'historien d'étudier la fin de siècle
précédente. Le dernier quart du l9ème siècle a vu la naissance du
téléphone et du phonographe, et le tournant l9ème/20ème siècles,
celle du cinéma et de la radio. Les débats et controverses de cette
époque furent multiples et riches de sens pour le siècle que nous
quittons, ilss concernaient souvent plusieurs de ces médias
simultanément.
28
MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 ______________________
Quels domaines de l’histoire de la communication
mériteraient, selon vous, d’être exploités, développés dans
les années à venir par les (jeunes) chercheurs en SIC ?
Roger Chartier : Je crois qu'il faut multiplier les études qui
obligent, à partir d'une pratique, d'une classe d'objets ou d'un corpus
de textes ou d'images, à saisir dans un même projet le processus de
production, transmission et réception des discours. Les chantiers à
ouvrir sont multiples et les exemples finalement peu nombreux.
Mais l'essentiel est de se doter des connaissances et des techniques
(souvent disjointes) qui autorisent cette histoire globale d'un
nouveau genre. L'essentiel est d'être curieux, de lire beaucoup, de
sortir de sa formation ou spécialité première et, surtout, de
fréquenter les traditions étrangères : bibliographie à l'anglaise,
histoire de l'écriture à l'italienne, critique littéraire américaine, etc.
Le pire danger qui menace notre monde apparemment ouvert et
sans frontières est le repli sur de petites certitudes et habitudes,
acquises dans les cadres trop étroits des disciplines et des traditions
nationales. Il faut briser ces carcans et pratiquer systématiquement
le dépaysement méthodologique et thématique. C'est pour cela que
je ne pense pas qu'il soit utile ou pertinent de figer un champ
désigné comme “sciences de l'information et de la communication”.
Ce qu'il nous faut comprendre ensemble dépasse de beaucoup une
telle définition et requiert la rencontre de savoirs nombreux, croisés
et métissés.
Armand Mattelart : Une des tâches urgentes est de reconstituer
des stocks de savoirs existants. L'histoire de la communication est
en effet riche d'Histoire. Le problème est que, en ce domaine
comme dans d'autres, la capitalisation est plus que défaillante.
Découvrir ou redécouvrir certaines études qui ont éclairé un champ,
ici et ailleurs, s'impose. Que l'on pense par exemple pour la France
à Yves Stourdzè, Yves de la Haye et Jacques Ellul dont les analyses
sont relativement peu fréquentées par notre (inter)discipline. En
Amérique du Nord, que l'on pense à Harold Innis et à Lewis
Mumford dont on aurait d'ailleurs intérêt à méditer les croisements
insolites comme celui-ci proposé en 1934 : “Si le canon fut la
première des inventions modernes qui suppriment l'espace, et par
lesquelles l'homme s'exprime à distance, le télégraphe par
sémaphores (d'abord utilisé dans la guerre) fut sans doute le
deuxième.” En Grande-Bretagne, il y a Asa Briggs, et surtout
Raymond Williams méconnu de ce côté de la Manche, et pourtant
pionnier d'une histoire de la communication réconciliant les
29
__________________________ Entretiens _________________________
logiques symboliques et les formes communicationnelles, articulant
une histoire culturelle inscrite dans la dialectique de la durée (cf. son
Culture and Society, 1958, couvre la période 1780-1950) et une
économie politique des moyens de communication contemporains
(cf. Television : Technology and Cultural Form, 1978). Dans la
même perspective, il conviendrait de revisiter les études faites par
des disciplines voisines et de se montrer attentif aux démarches
historiques qu'elles ont développées ou développent autour de
concepts (par exemple les réseaux) habituels de nos recherches. Je
pense par exemple concrètement à la façon dont la Human
geography anglo-saxonne travaille l'histoire de la cartographie
(mapping) ou celle des métropoles globales.
Plus largement, je dirais qu'il faut faire preuve de curiosité
intellectuelle en se montrant attentif à des domaines des sciences
historiques qui, sans avoir pour objet direct la “communication”,
sont susceptibles de nourrir des problématiques dans notre champ.
Braudel aimait à rappeler que “ce qui avait hier sauvé le métier
d'historien et l'historiographie” en contribuant au “dépassement du
temps court”, c'était l'histoire des institutions, des religions, des
civilisations, et soulignait le rôle d'avant-garde qu'avaient joué les
études consacrées à l'antiquité classique, grâce à l'archéologie à qui il
faut de vastes espaces chronologiques. Cette observation vaut
comme métaphore. Ainsi, l'ethnohistoire qui s'occupe des modes
d'acculturation face à l'intrusion de la culture européenne nous
apprend beaucoup sur les ruses et les accommodements séculaires
qui ont constitué et constituent les stratégies d'appropriation. Pour
s'en convaincre, il suffirait de parcourir la genèse de la
problématique des usages développée par Michel de Certeau qui, de
fait, est inséparable de sa réflexion sur l'histoire des sociétés
composites de l'Amérique latine, et plus largement sur l'histoire
ambiguë et contradictoire de la “culture populaire”. Le retour à
l'histoire nous épargnerait les versions étroites des notions de
culture et de résistance culturelle que sous-tendent nombre d'études à
caractère ethnographique sur la réception, enfouies dans le temps
court. A force de se refuser à concevoir une véritable anthropologie
culturelle, essentielle pour aborder la complexité de la société
contemporaine, on fait le jeu d'une conception de la
“communication” complice de toutes les fuites en avant.
La mal nommée histoire de la “communication internationale”
reste indubitablement un parent pauvre des sciences de
l'information et de la communication. Et pourtant quel vivier
potentiel pour le regard historique ! Le retour au “génie du lieu”
(local, national), qui s'avère nécessaire pour donner un sens à ce
processus de “globalisation” que d'aucuns d'entre nous présentent
30
MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 ______________________
comme une fatalité, devrait favoriser la rencontre d'un couple
impossible. Pour preuve, les recherches sur la spécificité “ethnique”
des “genres” ou des “modèles” télévisuels sur un marché dit global.
A l'adresse de tous ceux qui n'entreprennent pas une thèse sur un
sujet historique proprement dit et qui pourraient ne pas se sentir
concernés par mon “épistole”, je recommanderais de ne pas
maltraiter l'histoire. Trop souvent, les rappels et les survols
chronologiques que l'on peut lire dans certaines thèses témoignent
d'une absence impardonnable de “sens historique”.
Enfin, il est clair que la nouvelle économie du savoir que supposent
les mutations techniques interpelle la notion même de temps et du
temps de l'histoire. Ni les réflexions de l'économie politique de la
communication, ni celles informées par l'anthropologie des
techniques ne seront de trop pour répondre à ce qui s'annonce
comme une des grandes questions du troisième millénaire. Il leur
faudra croiser leur regard et l'“interféconder” non seulement à
travers le “débat et combat” avec d'autres disciplines, mais accepter
le défi de visions du monde qui jusqu'ici n'ont guère eu la possibilité
de participer au débat public sur l'avenir de la planète. Au défi de
l'interdisciplinarité se somme celui de l'interculturalité.
Philippe Breton : Il est clair pour moi que le domaine le plus en
jachère du point de vue des sciences de la communication concerne
tout ce qui touche à la rhétorique argumentative. Cela est dû à la
cruelle sous-estimation dans laquelle le “convaincre” se trouve
actuellement, alors que les pratiques dans ce domaine occupent une
part non négligeable des pratiques de communication des sociétés
démocratiques, depuis que nous nous référons à l'idéal de la
révolution athénienne. D'une façon générale, les difficultés avec
l'approche historique, que nous rencontrons en sciences de la
communication, sont dues à l'envahissement de notre champ par le
paradigme informationnel cybernétique. Si la communication se
réduit à l'informationnel et l'informationnel aux nouvelles
technologies, alors la communication n'a pas d'histoire...
Patrice Flichy : L'histoire sociale des techniques de
communication bien sûr. Il y a, dans ce domaine, un grand décalage
entre les travaux américains et les nôtres. L'édition
phonographique, le téléphone, la radio, l'informatique, voilà des
médias où le travail historique est encore bien embryonnaire.
31