Séquence III Comment les poètes parlent

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Séquence III Comment les poètes parlent
Séquence III
Comment les poètes parlent-ils des hommes et de la guerre ?
Pierre de Ronsard, Discours des misères de ce temps (1562) , Vers 115 à 193
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Ce monstre1 arme le fils contre son propre père,
Et le frère, ô malheur, arme contre son frère,
La sœur contre la sœur, et les cousins germains
Au sang de leurs cousins veulent tremper leurs mains,
L'oncle fuit son neveu, le serviteur son maître,
La femme ne veut plus son mari reconnaître.
Les enfants sans raison disputent de la foi,
Et tout à l'abandon va sans ordre et sans loi.
L'artisan par ce monstre a laissé sa boutique,
Le pasteur ses brebis, l'avocat sa pratique2,
Sa nef le marinier, sa foire le marchand,
Et par lui le prud'homme est devenu méchant.
L'écolier3 se débauche, et de sa faux tortue4
Le laboureur façonne une dague pointue,
Une pique guerrière il fait de son râteau
Et l'acier de son coutre5 il change en un couteau.
Morte est l'autorité : chacun vit à sa guise,
Au vice déréglé la licence est permise,
Le désir, l'avarice, et l'erreur insensé6
Ont sens dessus dessous le monde renversé.
On a fait des lieux saints une horrible voirie7,
Un assassinement et une pillerie :
Si bien que Dieu n'est sûr en sa maison.
Au ciel est revolée8 et Justice et Raison,
Et en leur place hélas ! règnent le brigandage,
La force, les couteaux, le sang et le carnage.
Tout va de pis en pis : les cités qui vivaient
Tranquilles ont brisé la foi qu'elles devaient ;
Mars enflé de faux zèle et de vaine apparence
Ainsi qu'une furie agite notre France,
Qui farouche à son prince9, opiniâtre suit
1 L'opinion, c'est-à-dire la pensée réformée.
2 Sa clientèle.
3L'étudiant.
4 Recourbée
5 Fer tranchant fixé avant du soc une charrue.
6Au XVIème siècle, erreur était masculin.
7 Dépôt d'ordures.
8Est retournée en volant. Le verbe a en fait pour les deux noms Justice et Raison.
9 Rebelle contre son roi.
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L'erreur d'un étranger10, qui folle la conduit.
Tel voit-on le poulain dont la bouche trop forte
Par bois et par rochers son écuyer emporte,
Et malgré l'éperon, la houssine11 et la main,
Se gourme de12 sa bride, et n'obéit au frein;
Ainsi la France court en armes divisée,
Depuis que la raison n'est plus autorisée13.
10 Il s'agit de Luther.
11 Cravache faite d'une baguette de houx.
12 Se révolte contre.
13N'a plus d'autorité.
« Les Deux coqs », Jean de la Fontaine , Les Fables, Livre VII, fable 13 (1678)
Deux Coqs vivaient en paix: une Poule survint,
Et voilà la guerre allumée.
Amour, tu perdis Troie ; et c'est de toi que vint
Cette querelle envenimée
Où du sang des Dieux même on vit le Xanthe14 teint.
Longtemps entre nos Coqs le combat se maintint.
Le bruit s'en répandit par tout le voisinage,
La gent15 qui porte crête au spectacle accourut.
Plus d'une Hélène au beau plumage
Fut le prix du vainqueur. Le vaincu disparut:
Il alla se cacher au fond de sa retraite,
Pleura sa gloire et ses amours,
Ses amours qu'un rival, tout fier de sa16 défaite
Possédait à ses yeux. Il voyait tous les jours
Cet objet17 rallumer sa haine et son courage;
Il aiguisait son bec, battait l'air et ses flancs,
Et, s'exerçant contre les vents,
S'armait d'une jalouse rage.
Il n'en eut pas besoin. Son vainqueur sur les toits
S'alla percher, et chanter sa victoire.
Un Vautour entendit sa voix :
Adieu les amours et la gloire;
Tout cet orgueil périt sous l'ongle du Vautour
Enfin, par un fatal retour
Son rival autour de la Poule
S'en revint faire le coquet :
Je laisse à penser quel caquet18;
Car il eut des femmes en foule.
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La Fortune se plaît à faire de ces coups;
Tout vainqueur insolent à sa perte travaille.
Défions-nous du Sort, et prenons garde à nous
Après le gain d'une bataille.
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Fleuve coulant près de Troie.
Espèce.
Celle de son ennemi.
Celle qu'il aimait (langue galante, précieuse)
Bavardage.
“Le dormeur du val”, Rimbaud, Poésies, Octobre 1870
C'est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.
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Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme:
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.
« La Rose et le réséda », Aragon, La Diane française, 1944
[ « La Rose et le réséda », paru pour la première fois le 11 mars 1943, est le dernier poème
publié sous la signature d'Aragon avant son entrée dans la clandestinité. Le poème fut ensuite
jusqu'à la fin de la guerre distribué sous forme de tracts anonymes. Aragon avait été frappé par le
fait que l'affiche qui annonçait, sur fond jaune, l'exécution d'Estienne d'Orves (catholique) et de ses
compagnons, était le même jour accompagnée d'un avis annonçant, sur fond rouge, l'exécution de
cinq militants communistes (athées). ]
À Gabriel Péri et d'Estienne d'Orves
Comme à Guy Moquet et Gilbert Dru
La Rose et le réséda19
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Tous deux adoraient la belle
Prisonnière des soldats
Lequel montait à l'échelle
Et lequel guettait en bas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Qu'importe comment s'appelle
Cette clarté sur leur pas
Que l'un fut de la chapelle
Et l'autre s'y dérobât
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Tous les deux étaient fidèles
Des lèvres du cœur des bras
Et tous les deux disaient qu'elle
Vive et qui vivra verra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au cœur du commun combat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Du haut de la citadelle
La sentinelle tira
Par deux fois et l'un chancelle
L'autre tombe qui mourra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Ils sont en prison Lequel
A le plus triste grabat
Lequel plus que l'autre gèle
Lequel préfère les rats
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Un rebelle est un rebelle
Nos sanglots font un seul glas
Et quand vient l'aube cruelle
Passent de vie à trépas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Répétant le nom de celle
Qu'aucun des deux ne trompa
Et leur sang rouge ruisselle
Même couleur même éclat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Il coule, il coule, il se mêle
À la terre qu'il aima
Pour qu'à la saison nouvelle
Mûrisse un raisin muscat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
L'un court et l'autre a des ailes
De Bretagne ou du Jura
Et framboise ou mirabelle
Le grillon rechantera
Dites flûte ou violoncelle
Le double amour qui brûla
L'alouette et l'hirondelle
La rose et le réséda
19 Plante à fleurs blanchâtres ou jaunâtres disposées en grappes.