Culture et développement durable Entretien avec Jean

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Culture et développement durable Entretien avec Jean
Culture et développement durable Entretien avec Jean‐Michel Lucas1 Jean‐Michel Lucas est docteur en sciences économiques, ancien directeur régional des affaires culturelles et maître de conférences à l’Université Rennes 2. Il poursuit ses réflexions sous le pseudonyme de Doc Kasimir Bisou2 et vient de publier Culture et développement durable. Il est temps d’organiser la palabre…, Paris, éditions Irma, coll. Révolutic, 2012. Jean‐Michel Lucas © Droits réservés Dans le contexte de mutation et de crise (économique et structurelle) aujourd’hui vécu par le monde de l’art et de la culture, un nouveau modèle d’organisation et de développement des politiques culturelles est souhaité par de nombreux acteurs. Participant à cette réflexion, Jean‐Michel Lucas nous expose, à travers cet entretien, ses engagements, ses réflexions et démontre qu’un nouvel horizon est possible et souhaitable Ces réflexions peuvent se poursuivre et s’approfondir à la lecture de son ouvrage axé sur la culture et le développement durable. « J’ai écrit Culture et développement durable pour essayer de convaincre les élus de la démocratie, notamment ceux qui sont engagés dans un Agenda 21, qu’ils ne devraient pas céder aux sirènes de l’économie créative. Je leur ai donc proposé un antidote à la tentation de prendre les artistes ‐ et les acteurs culturels en général ‐ pour des armes de choc dans le combat que mènent les territoires pour développer leur attractivité. (…) J’ai voulu rappeler aux élus qu’ils disposent de références de premier plan pour penser autrement que par l’économie créative leur responsabilité culturelle : les Droits de l’homme de 1948 et 1966, les accords Unesco sur la diversité culturelle, le traité de l’Union 1
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Les notes de bas de page sont de la responsabilité de la NACRe.
http://www.irma.asso.fr/Jean-Michel-Lucas-Doc-Kasimir
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européenne, les accords sur l’Agenda 21 permettent, en effet, de prendre de bonnes dispositions pour défendre la valeur humaniste de la culture. S’ils ne sont pas détournés au profit du seul souci de rentabilité, ces textes permettent, immédiatement, avec un peu de volonté, d’affirmer la priorité des droits culturels des personnes. Ils ouvrent ainsi la voie à une politique culturelle posant des garde‐fous à l’irresponsable domination de la compétitivité culturelle et apportant l’espoir de relations culturelles faites de dignité et nourricières d’émancipation des personnes. Une politique culturelle où l’expression de l’humanité privilégierait la solidarité, la réciprocité et la démocratie entre les parties prenantes ». Pouvez‐vous vous nous présenter et indiquer les fonctions que vous occupez et celles que vous avez occupé ? J'ai été enseignant chercheur à l'université, spécialiste de sciences économiques. J'ai quitté l'économie pour être conseiller au cabinet de Lang, puis directeur régional des affaires culturelles en Aquitaine (DRAC). J'ai été aussi militant associatif et maintenant en retraite je reste analyste « critique» des politiques culturelles publiques. Pourquoi la culture ? Pas la culture car ce n'est pas un secteur particulier de la vie. Car qui est « hors culture » ? Je dirais plutôt que j'ai investi du temps dans les réseaux professionnels (publics) de certaines disciplines artistiques. Je l'ai fait par choix car j'avais observé des situations fortes d'émancipation des personnes, exprimant aux autres la singularité de leurs rapports au monde. En quelques phrases pouvez‐vous préciser l’histoire et les raisons de votre engagement dans le domaine culturel ? J'ai vraiment commencé en tant que vice président à l'université, chargé de « l'ouverture », au début des années 80, (c’était un concept étonnant à l'époque !). En travaillant sur l'accueil des étudiants, j'ai été amené à être en contacts réguliers avec le réseau mobilisé par la Direction du développement culturel du ministère de la culture, qui, à cette époque, était à l'écoute de toutes les initiatives ! J'ai appris au contact de Jean Ader3 et de son équipe et, de fil en aiguille, j'ai été associé à des projets du ministère avec l'équipe d'Hélène Mathieu, pour enfin passer au cabinet et à la direction d'une Drac. C'était le temps où les réseaux publics étaient ouverts et mobilisateurs ! Un monde de passionnés, une autre époque ! Au regard de ce parcours pourriez‐vous préciser la place que vous conférez à la culture dans le champ des politiques publiques ? La place que je confère à la culture est la première, mais la conception actuelle de la culture (comme secteur d'activités) fait que la place est médiocre donc très secondaire. Cette situation a conduit les acteurs à vendre leurs produits dérivés en expliquant que l'intervention culturelle publique rapporte bien d'autres choses que l'émancipation des personnes, par exemple, la créativité, l'attractivité du territoire, l'emploi, le chiffre d'affaires, le nombre d'électeurs, l'utilité social, etc... La position publique du secteur s'est donc améliorée mais ce que j'explique, c'est que le retour du bâton est douloureux, car les acteurs producteurs de biens culturels sont devenus, contre leur gré des épiciers culturels. Quelles sont les valeurs que vous défendez ? Je ne défends pas d'autres valeurs publiques que celles qui sont universellement consignées dans la Déclaration des droits de l'Homme. Ces valeurs sont celles de la liberté des personnes et de l’égale dignité des identités culturelles considérées comme capacités des personnes à donner sens à leur vie et à leurs relations aux autres. Ces valeurs sont incontournables, et impliquent la réciprocité du respect des libertés et dignité des 3 Ancien inspecteur d'académie, Jean Ader a été, de 1981 à 1986, conseiller auprès du ministre de la culture, notamment, à partir de
1982, au sein de la toute nouvelle Direction du Développement Culturel. A ce titre, il a largement contribué à la réflexion sur le partenariat
éducation-culture, ainsi qu'à la mise en œuvre des premières actions institutionnalisées dans ce domaine. Le développement des
enseignements artistiques dans les établissements relevant de l'Éducation nationale était alors une des clés du développement culturel.
Pour en savoir plus : http://www.cortex-culturemploi.com/France/auc/cahiers/archives/dossiers/partenariats/genese.html
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autres, donc le débat public permanent sur ce que l'on peut « faire ensemble » sous ces conditions. Ce que j'ai appelé la «palabre» des identités culturelles. Quelles sont vos attentes aujourd’hui pour le secteur culturel en particulier et notre société en général ? J'ai expliqué dans tous mes textes qu'il faut que les acteurs culturels arrêtent de se présenter comme des acteurs d'un secteur particulier qui serait « culturel ». Car, dans les négociations de politiques publiques (voir la directive service de l'union européenne4), ce secteur est considéré comme un ensemble d'entreprises, publiques ou privées, qui sont là pour répondre aux besoins des clients consommateurs ! Il faudrait que les politiques considèrent plutôt que l'enjeu culturel est prioritairement de permettre à chaque identité culturelle de faire humanité ensemble avec les autres identités culturelles. Gérer un peu mieux la multitude des libertés hétérogènes pour faire progresser la créolisation du monde c'est à dire le refus des identités culturelles figées et imposées aux personnes. Cette responsabilité politique pour la culture consiste à renforcer les droits culturels des personnes. Elle est première, sinon les libertés de chacun et le vivre ensemble se réduisent au bon fonctionnement des logiques marchandes : produire des biens, achetés au prix de marché ou en dessous, pour satisfaire les besoins individuels ! La culture c'est d'abord la relation adéquate de personnes à personnes et non le nombre d'acheteurs de places de théâtre par des consommateurs anonymes. Quel est pour vous la place de l’artiste dans la société ? Il faut arrêter de dire « l'artiste » comme si cette qualification était objectivement définissable (et donc vertueuse!!). Quand on dit « artiste », on dit que certains se donnent la prétention de qualifier une activité comme artistique. Mais d'où vient cette qualification ? Personne ne connaît et ne détermine ces règles de qualification, même si, dans le secteur dit culturel, tout groupe constitué s'y essaye. Si l'on veut répondre à la question de la place de l'artiste, il faut d'abord se mettre d'accord – publiquement‐ sur la convention qui les désigne et sur la dimension arbitraire de ces choix ! Que préconiseriez‐vous pour redynamiser le lien entre l’éducation artistique et la culture ? J'ai un doute sur l'expression « éducation artistique» !! Je préférerais : « quelles missions publiques pour des personnes qui souhaitent transmettre des compétences d'expressions de l'imaginaire ». Au moins, la palabre s'ouvrirait sur l'enjeu de la capabilité des personnes au lieu de se l'interdire en pensant qu'éducation artistique est une bonne chose en soi ! Il ne faut jamais avoir eu de prof de musique vous dégoûtant de Wagner à force de passer la walkyrie et ne connaissant rien, ni à Gene Vincent ni aux Troggs, pour brandir le drapeau de l'éducation artistique qui sonne comme un refus des identités culturelles de la personne. (L'éducation, c'est aussi : « défense de parler breton et de cracher par terre », ne l'oublions pas!) . Pour moi, L'Education artistique tient beaucoup du hold‐up culturel et je préfère poser d'abord les exigences de l'approche par les capabilités. Quel bilan faites‐vous des 20 dernières années de politique culturelle? 1992/2012 : un bilan quantitatif, on a fait le maximum ! Mais, pour avoir été négociateur, je dois constater que l'on a vendu trop souvent autre chose que notre conviction. Je pourrais dire que pour moi le bilan se lit dans le glissement sémantique «d'émancipation des personnes» à «épanouissement des spectateurs». Là, on a réussi à faire «plaisir» à ceux qui aiment les produits « culturels » !! Tant mieux, mais les marchands de voitures, de sports d'hiver et de yaourts ont cette même préoccupation d'apporter du « plaisir ». Ça ne garantit en rien de faire « culture » collectivement, c'est à dire, faire mieux humanité ensemble dans le respect des libertés ! Pourriez‐vous nous faire part d’un exemple de quelque chose qui a particulièrement bien fonctionné pour vous, et un exemple de quelque chose qui n’a pas été conforme à vos attentes. Bien fonctionnée : la négociation internationale sur la diversité culturelle dont la convention sur le Patrimoine culturel immatériel ou mieux la convention de Faro5 où l'on retrouve l'enjeu du respect des droits culturels qui http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2006:376:0036:0068:fr:PDF
Alors que les autres conventions internationales en matière de patrimoine ont pour objet de traiter des modalités de la protection et de
la conservation des biens culturels, la Convention de Faro aborde la question du pourquoi et du pour qui transmettre le patrimoine. Elle
repose sur l’idée que la connaissance et la pratique du patrimoine sont un aspect du droit des citoyens de participer à la vie culturelle tel
que défini dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ce texte présente le patrimoine culturel comme une ressource servant
aussi bien au développement humain, à la valorisation des diversités culturelles et à la promotion du dialogue interculturel qu’à un
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fait de la personne un être humain debout. Ce qui a mal fonctionné c'est l'application de ces conventions puisque l'appareil culturel public a glissé d'une volonté émancipatrice mal gérée à la satisfaction de ses clients et futurs clients. Quelles seraient les trois principales mesures à prendre maintenant (qui, quoi, où, comment, finances,...) en visant le cours, moyen et long terme, l’urgence et le mouvement de fond. L'urgence : réécrire l'état de droit de la politique culturelle conformément aux engagements d'éthique publique pris à l'Unesco. Par exemple, réécrire le ridicule décret de constitution du ministère de la culture lequel doit s'occuper des œuvres capitales de l'humanité et trois lignes plus loin des industries culturels ! Malraux en un et antimalraux en deux ! C'est trop bêta ! Dans l'urgence de l'Etat de droit, il faudrait prioritairement ancrer la responsabilité culturelle du vivre ensemble dans les lois de décentralisation. Et particulièrement éjecter la compétence générale pour la culture du paysage institutionnel car elle tue l'enjeu universel des droits culturels et se contente du relativisme des actions culturelles, selon l'influence locale des lobbies professionnels. Pour le reste, l'avenir à long terme, en deux lignes, je ne sais pas faire, sinon de rappeler que sans dispositifs publics d'interrogations éthiques sur ce qui fait culture, aucune piste d'action ne sera viable. Comment la notion de « développement durable » peut‐elle influer sur la mise en place de politiques publiques ? Je ne peux pas redire en deux lignes ce que j'ai écrit dans Culture et développement durable : il est temps d'organiser la palabre. J'y renvoie donc le lecteur. Je peux simplement rappeler que le développement durable ne peut l'être que s'il est un développement « humain » durable, ce qui met la question des identités culturelles au centre des enjeux : il y a nécessité que les libertés culturelles dans leur fantastique diversité, parviennent à faire humanité ensemble et ne se transforment pas en différences culturelles irréductibles. Les professionnels des arts ont leur place dans ce combat mais ils ne peuvent prétendre être et rester les maîtres des valeurs, et échapper à la palabre avec les personnes libres ! modèle de développement économique suivant les principes d’usage durable des ressources. A cet égard, il s’inscrit dans les priorités
d’action du Conseil de l’Europe fixées par le 3ème Sommet des Chefs d’Etat et de gouvernement en mai 2005.
http://conventions.coe.int/Treaty/FR/Treaties/Html/199.htm
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