Discours de Tullio de Mauro aux troisièmes Assises européennes

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Discours de Tullio de Mauro aux troisièmes Assises européennes
Discours de Tullio de Mauro aux troisièmes Assises européennes du plurilinguisme Merci pour cette invitation, merci d’avoir choisi Rome, qui par le passé, il y a de cela quelques millénaires, fut une cité plurilingue, pour ces troisièmes Assises du plurilinguisme. Je vais m’efforcer de produire quelques tweets, quelques télégrammes, car le temps dont nous disposons est relativement restreint étant donné l’ampleur, la complexité des choses que vous avez dites et que nous avons écoutées ces jours-­‐ci. Une courte remarque pédantesque : longtemps, nous avons utilisé « plurilinguisme » et « multilinguisme » comme des synonymes interchangeables. Depuis quelques temps, nous essayons de tirer profit de ce couple et de caractériser, dans des directions différentes, l’usage des deux mots. Pour ma part, je fais partie de ceux qui préfèrent utiliser « plurilinguisme » pour la capacité individuelle d’utiliser plusieurs langues et « multilinguisme » pour le phénomène de la coexistence de langues différentes dans une même aire, ou à l’échelle de toute l’espèce humaine, qui est une espèce hautement multilingue. Elle l’a été et, bien qu’il soit toujours risqué de faire des prédictions, je pense qu’elle continuera probablement à l’être tant qu’elle durera. Deux grands érudits, qui ne se connaissaient pas, du début du XXème siècle, Ferdinand de Saussure et Rudolf Carnap, un linguiste et un logicien, avaient étrangement fait la même prédiction sur l’esperanto, et plus généralement sur l’hypothèse d’une langue unique pour tout le genre humain. Avec des mots quasiment identiques, presque comme s’ils s’étaient copiés l’un l’autre : si un jour l’espéranto devait vraiment devenir une langue parlée, parlée par des enfants, ce jour-­‐là l’espéranto commencerait à se différencier. Cette prédiction s’est en partie vérifiée. Les espérantologues, ou espérantistes, savent qu’il y a, -­‐peut-­‐être y en a-­‐t-­‐il un parmi nous d’ailleurs, il y a toujours un espérantiste qui se cache-­‐ ils savent, donc, qu’il y a effectivement des familles qui ont essayé, et qui essaient, d’élever leurs enfants, de Chine jusqu’en France, en espéranto. Notre excellent espérantiste italien, plus précisément sémitiste avant tout, le professeur Pennacchietti, s’est illustré avec une série d’études qu’il a menée depuis Turin, sur la différentiation progressive de l’espéranto dès lors qu’il commence à être parlé par des tout-­‐petits en différents endroits du monde. Il s’agit quoi qu’il en soit d’une prédiction probable, liée, dans les deux cas, à un principe théorique qui est celui de l’inéluctabilité de la différentiation linguistique une fois qu’une langue, quelle qu’elle soit, se retrouve entre les mains des êtres humains. Mais je ne souhaite pas m’arrêter à ces aspects généraux, même si ce sont ceux qui nous confortent dans l’idée que ce sont les prédictions contraires qui sont fausses, fausses dans le temps, fausses par principe, ces prédictions selon lesquelles nous parlerons tous, sur toute la planète, une seule et même langue. Si jamais cela devait à un moment arriver, cette langue se différencierait et les différenciations de l’anglais, de ce que fut l’anglais britannique et qui s’est muté en des anglais très différents, sont du reste visibles par tous pour parler de la langue qui est sans aucun doute la plus répandue aujourd’hui. Le principe auquel le logicien d’une part et le linguiste de l’autre se référaient était le principe du multilinguisme constitutif des communautés humaines, et de fait, nous disposons depuis quelques décennies maintenant d’un répertoire sophistiqué, qui nous permet de savoir pour chaque pays combien de langues différentes, combien de systèmes linguistiques différents, sont utilisés. Ce répertoire, je veux parler d’Ethnologue, produit depuis le début des années cinquante par Barbara F. Grimes, puis par d’autres après elle, mis à jour de façon continue et désormais disponible en ligne, est souvent critiqué, notamment par mes collègues linguistes, pour des inexactitudes, parfois étranges, qui s’y trouvent. Cela est vrai, mais Ethnologue, à l’origine, a été conçu selon le système wiki : que celui qui a des propositions à présenter le fasse, et elles seront acceptées. C’est donc de notre faute à nous, linguistes italiens, si l’on trouve par exemple dans Ethnologue, dans la partie réservée à l’Italie, parmi les trente-­‐six, trente-­‐sept langues, ou dialectes, ou idiomes différents répertoriés, un calabrais-­‐napolitain, ce qui nous fait sourire, ainsi qu’un calabrais, ou plutôt deux calabrais, et qu’un napolitain. Mais aucun de nous n’a pris la plume, ou plutôt le clavier, pour dire : « attention, corrigez cette erreur ». En général, ce qui me semble intéressant, c’est que les critiques, qui viennent de notre corporation des linguistes, secteur par secteur, sont des critiques qui portent sur un moment précis ; autrement dit, Ethnologue est accusé d’avoir ignoré certaines différences de langue, ou d’avoir unifié des réalités linguistiques différentes. Par conséquent, c’est une source sure, du moins pour avoir une idée générale du nombre de langues aujourd’hui parlées dans le monde, dans les différents pays du monde, et elles sont environ sept mille. Elles sont en forte augmentation. Le recensement continue, se perfectionne : il y a tout juste quelques années elles étaient un peu moins de six mille, et le recensement les porte maintenant à sept mille. Qu’est-­‐ce que cela veut dire ? Si l’on pense qu’il y a un peu plus de deux cents États dans le monde, cela signifie que chaque pays du monde, en moyenne, renferme en son sein plus de trente langues différentes. Et dans les faits, si l’on lit attentivement Ethnologue, on s’aperçoit que les pays monolingues, ou quasi-­‐monolingues, comme Cuba, Haïti, et en Europe le Portugal ou l’Islande, sont extrêmement rares. La majeure partie des pays sont comme ce qui nous semblait un étrange pays, à Calvet et à moi-­‐même lorsque nous étions jeunes, et qui est la Suisse. Un pays avec quatre langues ! Comme c’est étrange ! C’est un scandale suisse ! Comme les vaches, les banques… Et en réalité, non : c’est un scandale planétaire. Nous commençons à nous rendre compte aujourd’hui qu’il s’agit d’un scandale planétaire. Tous les pays abritent, à leur échelle, une grande diversité de systèmes linguistiques sur lesquels s’orientent les locuteurs de chaque pays. Naturellement, le multilinguisme, nous manquons ici de temps, mais évoquons tout de même le fait qu’il se présente de façon très différente. Beaucoup d’entre vous connaissent probablement le cas italien. Nous sommes passés d’un régime, dans les années cinquante, de multilinguisme allié à des monolinguismes. Plus de 60% des Italiens parlaient chacun leur dialecte ; nous avions donc une mosaïque de monolinguismes sur lesquels reposait une mince couche de personnes qui parlaient italien. […] Je plaisantais tout à l’heure sur la manière dont notre génération, lorsque nous étions jeunes, voyait les choses. Nous étions tous convaincus de ce que nous lisions dans les œuvres de référence, par exemple dans l’alors remarquable Les langues du monde de Meillet et Cohen. Qu’est-­‐ce qu’il y était dit ? « Huit cents millions de personnes vivent en Chine, huit cents millions de personnes parlent le chinois mandarin. » C’est faux. C’était faux alors, et c’est faux aujourd’hui. Ce n’est pas vrai. Il n’y a qu’une partie de la population, aujourd’hui majoritaire, mais ce n’était pas le cas alors, qui parle et lit le chinois mandarin. Des centaines de millions de personnes l’ignorent et parlent d’autres langues. Cela était masqué par cette idée, qui intéresse aussi les historiens les plus attentifs, par l’idée de l’Europe moderne, qui a guidé les débuts de l’Europe moderne : une nation, une langue, un État. Traduction de Coline Carmignac