Perspectives internationales sur le travail des jeunes

Transcription

Perspectives internationales sur le travail des jeunes
Sous la direction de
Mircea Vultur et Daniel Mercure
Perspectives
internationales
sur le travail
des jeunes
Sociologie contemporaine
Dirigée par Daniel Mercure
ISBN 978-2-7637-9101-2
Collection
Collection
Ont contribué à cet ouvrage : Guy Bajoit, Guylaine Baril, Jean Bernier,
Nicola De Luigi, Henri Eckert, Charles Fleury, Yannick Fondeur, Richard
Legris, Danièle Linhart, Dominique Méda, Imed Melliti, Daniel Mercure,
Claude Minni, Stéphane Moulin, Catherine Ouellet, Jean Ruffier, Silvio
Marcus de Souza Correa et Mircea Vultur.
Sous la direction de
Mircea Vultur et Daniel Mercure
Conçu dans une perspective interdisciplinaire et internationale, ce
livre dresse un tableau saisissant des différences et des convergences
entre le Canada, la France, l’Italie, la Tunisie, le Brésil et la Chine
en ce qui a trait aux divers aspects du travail des jeunes. Il traite plus
particulièrement de la situation des jeunes sur le marché de l’emploi,
des facteurs qui interviennent dans la structuration de leur insertion
professionnelle, de leur rapport au travail ainsi que de leurs nouvelles
logiques d’action collective. Les analyses proposées permettent de
comparer différents contextes nationaux et de mieux comprendre les
valeurs, les attitudes et les comportements des nouvelles générations
de jeunes, ainsi que la complexité croissante du monde contemporain
du travail, à l’échelle de plusieurs pays.
Perspectives internationales
sur le travail des jeunes
En raison de leur statut d’entrants sur le marché de l’emploi, les
jeunes se trouvent au cœur des mutations contemporaines du
travail marquées par la libéralisation des marchés, les multiples
pratiques de flexibilité et les nouvelles techniques et technologies de
l’information. Leur situation vécue au travail, qui varie grandement
selon les contextes nationaux, est l’un des meilleurs révélateurs de la
diversité et de la complexité des changements en cours.
Sous la direction de
Mircea Vultur et Daniel Mercure
Perspectives
internationales sur
le travail des jeunes
Illustration de la couverture : Fernand Léger,
Études pour les Disques dans la Ville, 1920.
Sociologie contemporaine
Dirigée par Daniel Mercure
PUL
PUL
PUL
Collection fondée et dirigée par Daniel Mercure
La collection Sociologie contemporaine rassemble des
ouvrages de nature empirique ou théorique destinés à approfondir nos connaissances des sociétés humaines et à faire
avancer la discipline de la sociologie. Ouverte aux diverses
perspectives d’analyse, « Sociologie contemporaine » s’intéresse plus particulièrement à l’étude des faits de société
émergents.
(Liste des titres parus à la fin de l’ouvrage)
Perspectives internationales
sur le travail des jeunes
Des directeurs de la présente publication
Mircea Vultur
Collectivisme et transition démocratique. Les campagnes roumaines
à l’épreuve du marché.
Les jeunes en Europe centrale et orientale.
Les jeunes et le travail.
Les jeunesses au travail. Regards croisés France-Québec.
La signification du travail. Nouveau modèle productif et ethos du travail
au Québec.
Daniel Mercure
Les temps sociaux.
Temps et société.
Les temporalités sociales.
La culture en mouvement : nouvelles valeurs et organisations.
Culture et gestion en Algérie.
Le travail déraciné. L’impartition flexible dans la dynamique sociale
des entreprises forestières au Québec.
Les entreprises et l’emploi. Les nouvelles formes de qualification du travail.
Une société-monde ? Les dynamiques sociales de la mondialisation.
Le travail dans l’histoire de la pensée occidentale.
L’analyse du social : les modes d’explication.
La signification du travail. Nouveau modèle productif et ethos du travail
au Québec.
Perspectives internationales
sur le travail des jeunes
Sous la direction de
Mircea Vultur
Daniel Mercure
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des
Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises
culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur
­programme de p
­ ublication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par
­l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie
de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Mise en pages : Diane Trottier
Maquette de couverture : Hélène Saillant
Illustration de la couverture : Fernand Léger, Études pour les Disques dans
la Ville, 1920
© Les Presses de l’Université Laval 2011
Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 2e trimestre 2011
ISBN 978-2-7637-9101-2
PDF 978276371010
Les Presses de l’Université Laval
www.pulaval.com
Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par
quelque moyen que ce soit est interdite sans l'autorisation écrite des
Presses de l'Université Laval.
Table des matières
Avant-propos......................................................................................... XIII
Introduction........................................................................................... 1
Mircea Vultur et Daniel Mercure
Chapitre 1
Les transformations récentes du monde du travail :
nouvelles logiques managériales et marché du travail.............. 13
Daniel Mercure
1.
2.
L’ébranlement du mode de régulation fordiste................................ Un nouveau modèle productif en émergence.................................. 2.1 La flexibilité comme logique d’entreprise.............................. 2.2 Une dynamique de mobilisation et de contrôle fondée
sur l’implication subjective au travail et l’autonomie
responsable............................................................................ 2.3 Une GRH axée sur le développement des compétences
et la logique de l’employabilité.............................................. 16
19
20
23
26
VII
VIII
Perspectives internationales sur le travail des jeunes
Première partie
Le marché du travail des jeunes
dans différents contextes nationaux
Chapitre 2
Le marché du travail des jeunes en Italie :
entre continuité et signaux de changement................................... 33
Nicola De Luigi
1.
Le marché du travail en Italie : contexte institutionnel
et processus de réforme.................................................................... 2. Changements et persistances des jeunes Italiens sur le marché
du travail........................................................................................... Conclusion................................................................................................ Chapitre 3
L’insertion des jeunes Français sur le marché du travail :
l’influence forte de la conjoncture économique........................... 35
41
48
51
Yannick Fondeur et Claude Minni
1.
La participation des jeunes au marché du travail............................. 1.1 Un taux d’activité très faible entre 15 et 24 ans,
mais élevé entre 25 et 29 ans................................................. 1.2 Un niveau de chômage important......................................... 1.3 Légère progression des taux d’activité des jeunes
de 15 à 24 ans depuis le milieu des années 1990................... 2. Les effets de la conjoncture sur le chômage des jeunes.................... 2.1 Le chômage des jeunes surréagit à la conjoncture................ 2.2 Une surréaction à la conjoncture particulièrement
marquée dans la période récente........................................... 2.3 Une surréaction à la conjoncture fortement différenciée
selon le niveau de diplôme..................................................... 3. Les caractéristiques des emplois des jeunes sont également
sensibles à la conjoncture................................................................. 3.1 Le déclassement : l’exemple des diplômés
du supérieur court.................................................................. 3.2 Nature des contrats de travail et salaires................................ En guise de conclusion : les jeunes au cœur des tensions
du marché du travail et des transformations des normes d’emploi........... 52
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65
Table des matières
IX
Chapitre 4
Les jeunes Québécois et le marché du travail.............................. 69
Richard Legris, Guylaine Baril et Catherine Ouellet
1.
Le taux d’activité et le taux d’emploi des jeunes.............................. 1.1 L’accroissement de la présence des jeunes sur le marché
du travail au cours des 30 dernières années.......................... 1.2 Les jeunes Québécoises et le marché du travail..................... 1.3 La forte hausse du taux d’emploi à temps partiel
chez les jeunes........................................................................ 2. Le chômage chez les jeunes.............................................................. 2.1 La durée du chômage chez les jeunes poursuit son recul...... 2.2 Augmentation du nombre de jeunes en chômage
pendant moins de cinq semaines........................................... 3. La rémunération des jeunes............................................................. 4. L’emploi atypique............................................................................. 4.1 Les jeunes travaillent beaucoup à temps partiel.................... 4.2 Les femmes travaillent plus à temps partiel que les hommes.
4.3 Le travail autonome............................................................... 5. L’emploi des jeunes dans le secteur public....................................... Conclusion................................................................................................ 69
75
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79
79
81
83
84
86
Chapitre 5
Les jeunes et le travail en Tunisie.................................................... 87
70
71
72
74
75
Imed Melliti
1.
2.
L’emploi des jeunes en Tunisie : éléments de contexte..................... 88
1.1 L’emploi des jeunes : un enjeu politique majeur.................... 90
1.2 Les dispositifs et les politiques publiques d’emploi................ 93
Les jeunes, le travail et le vécu de la précarité :
des univers à explorer....................................................................... 96
2.1 Le rapport au travail des jeunes :
quelques pistes de réflexion................................................... 97
2.2 Les modèles de justice en question........................................ 100
2.3 Le vécu de la précarité : des identités en souffrance.............. 101
2.4 Les stratégies et les attitudes des jeunes envers le chômage
et la précarité : parcours sinueux et pis-aller.......................... 104
Perspectives internationales sur le travail des jeunes
X
Deuxième partie
Transformations socioéconomiques et insertion
professionnelle des jeunes
Chapitre 6
Pratiques d’entreprise, stratégies d’insertion professionnelle
et nouvelles configurations du marché du travail des jeunes... 109
Mircea Vultur
1.
L’entreprise, acteur important dans la construction
et la structuration des trajectoires professionnelles des jeunes......... 1.1 Les pratiques de recrutement de la main-d’œuvre
et la formation en cours d’emploi : quels effets
sur les stratégies d’insertion professionnelles des jeunes ?...... 1.2 Les stratégies d’insertion professionnelles.............................. 2. La nouvelle configuration du marché du travail induite par
les pratiques d’entreprise et les stratégies d’insertion des jeunes...... 3. L’adhésion des jeunes aux normes du nouveau modèle
productif « postfordiste » et les aspirations en matière d’emploi...... Conclusion................................................................................................ 110
112
114
117
122
126
Chapitre 7
Flexibilité versus précarité, ou le paradoxe
de la situation des jeunes sur le marché du travail..................... 129
Henri Eckert
1.
2.
Flexibilité versus précarité ?.............................................................. De la flexibilisation de l’emploi juvénile à la précarité
prévisible de certaines fractions de la jeunesse................................. 3. De la précarité prévisible à la visibilité de la précarité des
situations professionnelles et sociales des jeunes les plus exposés..... 4. Des difficultés d’insertion professionnelle des jeunes les plus
exposés à la flexibilité aux discriminations raciales.......................... En guise de conclusion : le paradoxe de la précarité................................. 131
134
137
142
145
Table des matières
XI
Chapitre 8
Faut-il que jeunesse se classe ?......................................................... 147
Stéphane Moulin
1. Étudier l’entrée dans la vie adulte.................................................... 2. Contextes nationaux : action publique et cultures nationales........... 3. La normalisation de classe dans les deux contextes......................... 4. Les répercutions psychologiques de ces normalisations de classe.... Conclusion................................................................................................ 148
151
155
158
160
Chapitre 9
Les jeunes ruraux : le moteur du développement
industriel chinois................................................................................. 163
Jean Ruffier
Troisième partie
Le rapport au travail des jeunes
Chapitre 10
Les jeunes ont-ils un rapport au travail spécifique ?.................. 177
Dominique Méda
1.
Contexte théorique, corpus de données mobilisées
et méthodes d’analyse....................................................................... 1.1 Le travail, une valeur en voie de disparition ?........................ 1.2 Hypothèses et typologies........................................................ 2. Le rapport spécifique des Français au travail................................... 2.1 Une prédominance de la dimension expressive
en France ?............................................................................. 2.2 Relativiser la place accordée au travail.................................. 3. Un rapport au travail des jeunes français identique
à celui des plus âgés.......................................................................... 3.1 L’absence d’une « spécificité » jeune...................................... 3.2 Un « groupe jeune » non homogène...................................... Conclusion................................................................................................ 178
178
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185
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189
189
194
197
XII
Perspectives internationales sur le travail des jeunes
Chapitre 11
L’orientation au travail des jeunes Québécois............................. 199
Charles Fleury
1.
Éléments de contexte........................................................................ 1.1 L’ébranlement de la régulation fordiste
et l’émergence d’un nouveau modèle de travail.................... 1.2 L’augmentation des niveaux de scolarité
des nouvelles générations....................................................... 1.3 L’affirmation d’un nouvel ethos de vie centré
sur la quête de l’épanouissement personnel........................... 2. Méthodologie de la recherche.......................................................... 3. L’orientation au travail des jeunes.................................................... 3.1 L’adhésion aux normes managériales dominantes................ 3.2 La centralité du travail........................................................... 3.3 La signification du travail...................................................... 3.3.1 La finalité principale................................................. 3.3.2 Les aspirations au travail.......................................... Conclusion................................................................................................ 201
201
202
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210
214
214
217
220
Chapitre 12
Les représentations du travail
chez les jeunes Afro-Brésiliens......................................................... 223
Sílvio Marcus de Souza Correa
1.
Les représentations du travail chez les jeunes.................................. 1.1 Repères historiques sur la représentation
instrumentale du travail......................................................... 2. Les jeunes et le travail en quelques chiffres...................................... 3. Le rapport instrumental au travail et les temps de la jeunesse......... En guise de conclusion.............................................................................. 224
225
229
231
234
Table des matières
XIII
Quatrième partie
Jeunes et logiques d’action collective au travail
Chapitre 13
Le management moderne, un modèle
conçu pour les jeunes ?........................................................................ 239
Danièle Linhart
1. Jeunes et management moderne : des affinités recherchées............. 242
2. Désillusions et sentiments de trahisons............................................. 248
En guise de conclusion.............................................................................. 251
Chapitre 14
Les jeunes et les syndicats au Québec : une analyse des
disparités de traitement dans les conventions collectives........ 253
Jean Bernier
1.
La disparité de traitement dans les conventions
collectives du secteur privé et des municipalités............................... 1.1 L’ancienneté........................................................................... 1.2 Les congés payés, les avantages sociaux
et la disparité salariale............................................................ 1.3 Les heures supplémentaires et les congés sans solde.............. 1.4 La rémunération minimale garantie et les équipements
individuels de sécurité............................................................ 2. La disparité de traitement dans les conventions collectives
dans les secteurs public, parapublic et péripublic............................. 2.1 L’application différente et la conversion de l’ancienneté....... 2.2 Les congés pour activités syndicales et l’accès
à la procédure de règlement des griefs et à l’arbitrage.......... 3. L'élargissement du débat.................................................................. 3.1 Conciliation travail-famille.................................................... 3.2 Remise en cause de l’ancienneté même
par les jeunes salariés permanents......................................... 3.3 Relations intergénérationnelles à l’intérieur
des organisations syndicales................................................... Conclusion................................................................................................ 255
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266
267
XIV
Perspectives internationales sur le travail des jeunes
Postface
Modèles culturels et sens du travail................................................ 269
Guy Bajoit
1.
Le constat : les grandes tendances.................................................... 1.1 Les changements dans la demande....................................... 1.2 Les changements dans l’offre de travail................................. 1.3 Adaptation de l’offre à la demande
sur le marché du travail......................................................... 2.Essai d’interprétation....................................................................... 2.1 Le concept de « travail »......................................................... 2.2 Sens du travail sous le modèle culturel
de la modernité rationaliste................................................... 2.3 Sens du travail sous le modèle culturel
de la modernité subjectiviste.................................................. Pour conclure............................................................................................ 269
270
271
272
276
276
279
281
286
Les auteurs............................................................................................. 289
Titres parus dans la collection « Sociologie contemporaine »....... 293
Avant-propos
L
e présent ouvrage examine la question du travail chez les jeunes dans
le contexte des transformations socioéconomiques contemporaines
qui modifient de façon différentielle le monde du travail au sein de différents
pays. Conçu dans une perspective interdisciplinaire, il présente des analyses
émanant de chercheurs en provenance de plusieurs pays et au fait des
avancées de la recherche dans les champs de la sociologie du travail et de
la jeunesse. Ces chercheurs nous livrent des études de cas et des réflexions
sur la situation des jeunes au Québec et au Canada, en France et en Italie,
en Tunisie et au Brésil ainsi qu’en Chine, qui nous permettent de comparer
et de mieux comprendre les valeurs, les attitudes et les comportements des
nouvelles générations qui entrent sur le marché de l’emploi.
Les chapitres de cet ouvrage ont été rédigés à la suite du colloque
« Les jeunes et le travail : perspectives internationales » organisé à Montréal
les 8 et 9 octobre 2009 par l’Observatoire Jeunes et Société, le Centre
Urbanisation Culture Société de l’INRS et les comités de recherche
15, Sociologie du travail, et 28, Sociologie de la jeunesse, de l’Association internationale des sociologues de langue française. Nous remercions Johanne
Charbonneau, professeure au Centre Urbanisation Culture Société de
l’INRS et membre du comité d’organisation, pour sa contribution à la
structuration du programme thématique, ainsi que Monique Provost,
chargée des affaires académiques à l’INRS, pour son soutien logistique.
Nous sommes aussi reconnaissants aux institutions qui ont soutenu financièrement l’organisation du colloque et ont rendu ainsi possible la
publication de ce livre : le Conseil de recherches en sciences humaines du
Canada, le Secrétariat à la jeunesse du Gouvernement du Québec et
l’Agence universitaire de la francophonie. Notre plus vive reconnaissance
à tous.
Mircea Vultur
Daniel Mercure
XV
Introduction
Mircea Vultur et Daniel Mercure
E
n ce début de siècle, de nombreuses nations s’efforcent de renouer
avec la croissance économique dans un contexte où le travail est en
pleine transformation. Dans la plupart des pays du monde, les multiples
restructurations économiques de la dernière décennie, jumelées à
l’expansion du procès de mondialisation, ont engendré une reconfiguration des emplois, modifié les exigences de qualification à l’endroit des
nouveaux entrants sur le marché du travail, transformé de manière
substantielle les conditions de travail, voire institué l’incertitude professionnelle comme situation normale de maints travailleurs. D’autant que
plusieurs États se sont inscrits dans une perspective de déréglementation
marquée par la révision à la baisse des normes du travail, la diminution
des charges fiscales sur les capitaux, la réduction de l’étendue du système
de protection sociale ou encore le démantèlement de ses assises. Dans
certains pays, les politiques officielles d’emploi ont même promu l’essor
du travail atypique comme voie de rechange au chômage de longue durée
et en guise de situation de transition vers une intégration plus stable dans
des emplois permanents et à temps plein1… Si effectivement les politiques
de flexibilité du marché du travail ont souvent contribué à réduire le
chômage dans les pays où elles ont été appliquées, c’est toujours au prix
non seulement de la remise en question des acquis en matière de salaires
et de conditions d’emploi, mais aussi, dans le cas des pays développés,
de la fragilisation des piliers de la régulation fordiste sur la base desquels
reposait la négociation d’autres avantages.
1.
C’est dans cette perspective que, depuis 1994, l’OCDE conseille à ses États membres
d’adopter une job strategy qui préconise explicitement l’expansion du travail atypique et la
flexibilisation du droit du travail.
1
2
Perspectives internationales sur le travail des jeunes
Comment circonscrire de plus près de telles dynamiques et surtout
ses effets complexes et souvent différenciés selon les pays ? Quelle voie
d’analyse emprunter ? À notre sens, l’un des meilleurs révélateurs de la
complexité de ce qui est en cause, c’est la situation des jeunes sur le
marché du travail et, de manière plus générale, leur rapport au monde
du travail.
De fait, la situation vécue par les jeunes sur le marché du travail est
un excellent baromètre des transformations à l’œuvre dans divers pays :
à l’homogénéisation apparente des marchés du travail issue de l’universalité des changements économiques en cours, ils opposent de manière
très concrète la singularité nationale de leur mode de socialisation ; à la
mondialisation dont il est dit qu’elle est unificatrice des cultures, ils
opposent de manière tout aussi tangible des trajectoires professionnelles
qui se constituent sur des marchés nationaux du travail, donc marquées
par des fonctionnements différenciés selon les diverses dynamiques institutionnelles, culturelles et économiques. Bref, comme le montre cet
ouvrage, le rapport des jeunes au monde du travail varie considérablement
selon les spécificités des pays considérés, ce qui témoigne de la persistance
de situations plurielles sous le couvert de logiques universelles ; ce qui
révèle aussi des inégalités majeures de développement, depuis les pays
pourvoyeurs d’innovations techniques et de capitaux jusqu’à ceux qui ne
disposent que d’une main-d’œuvre bon marché. De surcroît, les facteurs
de différenciation sont fort nombreux. Par exemple, le passage de l’école
au marché du travail se distingue d’un pays à l’autre selon les formes
économiques et institutionnelles qui les caractérisent, depuis le niveau
de développement économique jusqu’aux multiples politiques nationales
de formation et d’emploi. De même, les modalités d’insertion sur le
marché de l’emploi ainsi que les conditions d’avancement dans la vie
active varient considérablement selon les contextes nationaux marqués
par des institutions, des lois et règlements, une culture et une qualité des
relations entre les acteurs socioéconomiques qui diffèrent d’un pays à
l’autre. En outre, leur place particulière dans le cycle de la vie fait en
sorte que les jeunes sont plus exposés à l’incertitude professionnelle qui
caractérise le monde du travail contemporain. Aussi, en Occident, le
travail les intègre-t-il moins efficacement à la société que les générations
précédentes, lesquelles ont amorcé leur entrée dans la vie active dans les
conditions avantageuses propres à la période des Trente Glorieuses. Mais,
en contrepartie, les jeunes contemporains bénéficient d’autres avantages,
notamment sur le plan des possibilités de réalisation professionnelle. Si
l’on assiste plus souvent à des mises à pied massives, à des délocalisations
Introduction
3
d’entreprises, à des baisses de rémunération et à une surqualification de
la main-d’œuvre au regard de la nature des emplois offerts, soit un
ensemble de phénomènes qui se prêtent difficilement à une lecture du
travail comme « intégrateur » de la jeunesse contemporaine, d’autres
occasions de développement personnel sont offertes par les nouveaux
systèmes d’emploi : un plus fort degré d’autonomie dans l’aménagement
du temps consacré au travail et dans l’exercice de l’activité de travail, un
meilleur contrôle sur la carrière professionnelle, plus d’expériences qui
augmentent les possibilités de socialisation et d’inter­action sociale, plus
d’occasions d’apprentissage et de développement de compétences
nouvelles, etc.
Le présent ouvrage examine la réalité du travail des jeunes à l’aune
de contextes nationaux différenciés afin de comprendre tout autant leur
situation particulière que la pluralité des contextes en question. Des
chercheurs en provenance de divers pays et aux horizons disciplinaires
diversifiés mettent en relief la situation des jeunes sur le marché du travail,
les facteurs qui interviennent dans la structuration de leur insertion
professionnelle, leur rapport au travail ainsi que la configuration des
formes d’action collective structurée par un nouveau modèle de gestion
de la main-d’œuvre. Les analyses présentées confirment que chaque
société façonne le mode d’agir de sa jeunesse selon des agencements
sociétaux précis. En dépit de certaines convergences nationales qui se
dessinent sur fond de processus de mondialisation, la situation des jeunes
sur le marché de l’emploi ainsi que les modalités de leur intégration dans
le système productif sont très variables d’un pays à l’autre. De fait, aussi
bien les expériences vécues par les jeunes que leurs représentations du
travail connaissent des évolutions différenciées selon les pays ; il en est de
même des types d’action collective dans le champ du travail. Ceux-ci ont
changé, non seulement en raison de l’élévation du niveau d’éducation
des jeunes et de l’émergence de nouvelles valeurs associées au travail,
mais aussi à la suite de l’affaiblissement des formes de représentation
institutionnelle, notamment syndicale, et de l’apparition de nouveaux
modes de gestion de la main-d’œuvre. En conséquence, la spécificité de
chaque pays ne nous autorise pas à parler des jeunes comme d’un tout
unifié. Aussi faut-il reconnaître qu’avant d’être jeunes, ils sont d’abord
canadiens ou québécois, chinois, français, tunisiens, italiens, brésiliens,
etc., même si l’on retrouve une certaine homogénéisation des valeurs,
des comportements, des modes de vie. La jeunesse, comme catégorie
reconnue dans une société particulière, est construite en fonction du
contexte national, qui détermine son profil et sa position dans la société
4
Perspectives internationales sur le travail des jeunes
et plus particulièrement dans le système d’emploi, ce que montrent les
différents chapitres de ce livre. Les sociétés nationales n’ont pas encore
été laminées et cela s’exprime dans le champ de prédilection de leur
éventuelle homogénéisation : l’économie et le travail des jeunes. Encore
faut-il demeurer conscient que de telles différences participent des
nouvelles formes de valorisation du capital, ce que les pratiques contemporaines de division internationale du travail illustrent fort bien. Loin
d’être uniforme, le rapport des jeunes au monde du travail apparaît plutôt
marqué par une adaptation constante à des normes issues des institutions
et des cultures propres à chaque pays, mais qui varient néanmoins en
fonction de la position de ces pays dans la structure de l’économie
mondiale.
Les divers agencements sociétaux du travail et de l’emploi des jeunes
commandent également des modes particuliers d’analyse et d’interprétation qui, comme nous allons le constater, diffèrent aussi selon le contexte
national soumis à l’étude. La situation sur le marché du travail, les modes
d’insertion professionnelle et le rapport au travail des jeunes sont marqués
par des spécificités nationales et ne peuvent être analysés et comparés qu’à
condition d’être rapportés aux espaces culturels qui leur donnent sens et
qui touchent à l’organisation du travail, aux relations professionnelles, à
la mobilité professionnelle, etc. C’est ainsi qu’au Québec, par exemple,
l’accès à l’emploi des jeunes constitue le critère privilégié d’analyse, alors
qu’en France cet accès est indissociable de celui lié à une formation et à
une qualification sanctionnée par un diplôme. Les modes d’interprétation
traduisent également des sensibilités nationales. Par exemple, certains
travaux mettent l’accent sur les nouvelles logiques de l’organisation capitaliste du travail et illustrent les modifications de trajectoires, d’identités
professionnelles ou de vécu au travail issues de l’émergence des formes
flexibles d’organisation de l’activité productive, tandis que d’autres privilégient l’analyse des formes de « précarité », mettant ainsi l’accent sur les
catégories de jeunes les moins bien pourvues en ce qui a trait au statut, au
revenu et à l’accès à l’emploi et à l’éducation.
***
L’ouvrage est divisé en quatre parties thématiques, chacune apportant
un éclairage particulier sur la situation des jeunes dans divers pays, de
même qu’un certain nombre de questionnements : la situation des jeunes
sur le marché du travail ; les facteurs qui interviennent dans la structuration
de leur insertion professionnelle ; leur rapport au travail ; enfin, la
Introduction
5
c­ onfiguration des formes d’action collective. Dans les pages qui suivent, nous
allons aborder ces quatre thèmes en les regroupant en deux sous-ensembles.
Notre objectif est de mettre en relief quelques éléments de convergence et
de différenciation qui ressortent des analyses présentées ici.
Le marché du travail et la transformation
des conditions d’insertion professionnelle des jeunes
L’ouvrage montre que, d’un pays à l’autre, les jeunes sont confrontés
à des conditions d’insertion professionnelle très diverses. Par exemple,
leur situation sur le marché du travail et leur place dans le système d’emploi
est fort différente en France, en Italie, au Québec, en Tunisie ou en Chine
pour ne retenir que ces exemples. Certaines sociétés se caractérisent à la
fois par un taux élevé d’activité des jeunes et par un faible taux de chômage
(le Québec), tandis que, dans d’autres, la situation est inversée (la France
et l’Italie). D’autres encore (la Tunisie) se singularisent par l’omniprésence
de l’État à titre de pourvoyeur d’emplois, essentiellement administratifs,
comme le montre le chapitre écrit par Imed Melliti. Le faible taux d’emploi
des jeunes dans des pays comme la France ou l’Italie reflète la forte
concentration de l’emploi sur les individus situés au milieu de la distribution par âge et la faible inclusion relative des jeunes, qui sont beaucoup
plus présents sur le marché du travail dans un environnement qui favorise
la flexibilité, comme l’illustre pour le Québec le chapitre de Richard Legris,
Guylaine Baril et Catherine Ouellet. En ce qui a trait au chômage, il
semble répondre partout au double phénomène lié à l’effet d’âge et à celui
de génération2, son niveau étant déterminé par les conditions du marché
du travail propres à chaque pays. Quant à l’emploi durant les études, il
se décline également de manière différente selon les pays. Si, en France,
comme le montrent Yannick Fondeur et Claude Minni, les situations de
cumul emploi-études sont rares (seulement un étudiant sur dix est actif
entre 15 et 19 ans et un sur quatre entre 20 et 25 ans), au Québec, la
quasi-majorité des jeunes aux études ont un emploi rémunéré (neuf
étudiants sur dix combinent les études et le travail rémunéré) : dans le
premier cas, on est en présence d’un parcours d’insertion relativement
2.
L’effet d’âge se réfère au fait que quelles que soient les conditions structurelles et conjoncturelles du marché du travail, il est plus difficile de trouver un emploi quand on est jeune
et qu’on n’a pas beaucoup d’expérience ; l’effet de génération indique l’influence du
contexte du marché de l’emploi, qui, dans chaque pays, marque, de manière plus ou
moins forte, les débuts de carrière.
6
Perspectives internationales sur le travail des jeunes
linéaire qui se décline toutefois selon plusieurs variantes comme l’analyse
Henri Eckert dans son chapitre ; dans le second, d’un parcours discontinu
selon une logique du temps flexible, marqué par une présence précoce et
massive des étudiants sur le marché du travail, par des trajectoires « réversibles », par des aller-retour entre emploi, chômage et formation, comme
le constate Stéphane Moulin dans son chapitre dévolu à l’analyse comparative entre la France et le Québec. Le système d’enseignement y est pour
quelque chose dans ce façonnement différencié du processus de transition
professionnelle. En guise d’illustration, il prévaut en France un modèle
de transition école-travail plus ordonné et exclusif, tandis que le Québec
se démarque par la présence d’un système d’enseignement qui favorise
un agencement très individualisé des trajectoires scolaires et professionnelles comme en témoignent la multiplicité des programmes et des filières
d’étude, les nombreuses possibilités de changement d’orientation ou
d’agencement entre études et travail rémunéré. Les jeunes entrent ainsi
plus tôt dans la vie active, se trouvent plus fréquemment dans des situations
de cumul études-travail, et ont plus facilement accès à des emplois. Par
ailleurs, des pays comme la France ou la Tunisie se distinguent par leur
marché plus fortement réglementé, ainsi que par un lien faible entre l’école
et l’entreprise, tandis que d’autres, comme le Québec par exemple,
combinent des marchés du travail très flexibles avec un système de liens
plus forts entre entreprises et établissements de formation. Au Québec,
l’État-providence libéral résiduel réglemente beaucoup moins le marché
du travail et favorise un système d’emploi « à relations ouvertes », qui met
les débutants et les actifs expérimentés en compétition généralisée, sans
grandes protections, ce qui contraste avec la situation en France, dont le
système d’emploi est caractérisé par un marché du travail plus protégé,
qui assure certains droits et garanties aux salariés plus anciens tout en
favorisant l’application d’une flexibilité quantitative et temporelle envers
les jeunes. En France, mais aussi dans des pays comme l’Italie, le recours
à diverses formes d’emploi flexibles relève plutôt de logiques dérogatoires,
tandis qu’au Québec la flexibilité de l’emploi est le principe directeur de
la quasi-totalité des relations de travail.
Soulignons également que les régimes de recrutement de la maind’œuvre jeune, qui jouent un rôle essentiel dans la segmentation du
marché du travail, comportent aussi leurs spécificités nationales. L’importance du diplôme est très forte dans les pays européens, tandis qu’au
Introduction
7
Québec, au contraire, c’est l’expérience qui prime3. L’assimilation du
mérite professionnel au mérite scolaire y est moins intense. Pour réussir
leur insertion professionnelle, les jeunes Québécois sont reliés plus
fortement à leurs réseaux de contact social et à leurs expériences de
travail, et se retrouvent, pour des périodes plus ou moins longues, dans
des situations de floundering, c’est-à-dire dans des emplois très diversifiés
ayant souvent peu de liens avec leur formation. Par ailleurs, dans des
pays comme la France ou l’Italie, l’importance des marchés internes
contribue au maintien des jeunes sur le segment secondaire du marché
du travail, comme le montrent Fondeur et Minni ainsi que Eckert et
Nicola De Luigi dans leurs chapitres respectifs. En ce qui a trait aux
éléments de la sphère hors travail, on observe aussi des configurations
spécifiques. Ainsi, comme le constate De Luigi, les solidarités entre parents
et enfants ont une importance primordiale dans des pays comme l’Italie,
où elles remplissent la fonction de rempart contre les crises dues au
chômage. Le caractère « familiste » du modèle social italien pallie les
problèmes structurels du marché du travail qui persistent en dépit des
changements récurrents du cadre institutionnel de l’insertion. Les différences de développement entre les régions, l’orientation de la législation
au profit des emplois masculins et l’existence du travail illégal favorisent
aussi des transitions juvéniles plus prolongées, qui contrastent avec un
passage précoce au marché du travail en Amérique du Nord et dans
certains pays européens4.
3.
4.
Voir à ce sujet, J. Rose, « Les jeunes face à l’emploi et au travail en France. Tendances
structurelles et logiques d’acteurs », dans C. Papinot et M. Vultur (dir.), Les jeunesses au
travail : regards croisés France-Québec, Québec, Presses de l’Université Laval, p. 21-40 ;
M. Vultur, « Le recrutement de la main-d’œuvre, la gestion du travail dans l’entreprise et
les stratégies d’insertion professionnelles des jeunes. Quelles pratiques, quelles corrélations ? », dans F. Hanique et L. Servel (dir.), Exister en entreprise, L’Harmattan, coll.
« Changement social », Paris, 2008, p. 37-65. Précisons que l’importance des contextes
nationaux dans la valorisation des diplômes sous-jacente au processus de recrutement et à
l’exercice du travail ne tient pas forcément au rendement des études, qui est spécifique à
chaque pays, mais à des particularités nationales dans l’organisation de la formation ainsi
qu’à des facteurs idéologiques de légitimation de la position des individus dans le système
social. Voir sur cette question, E. Tenret, « Un diplôme récompensé à sa juste valeur ? La
représentation des diplômes et de leur rendement dans une perspective comparative internationale », dans Les sciences de l’éducation, vol. 43, no 2, 2010, p. 23-49.
Voir à ce sujet, O. Galland, « Une anthropologie des modèles familiaux en Europe », dans
C. Bidart (dir.), Devenir adulte aujourd’hui. Perspectives internationales, Paris, Agora-INJEP/
L’Harmattan, 2006, p. 28-31 ; C. Van de Velde, Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse
en Europe, Paris, PUF, 2008 ; M. Molgat et M. Vultur, « Supporting Youth Employment ?
Parental Capital and the Transition From School to Work of Young Adult High School
Dropouts and Graduates in Canada », China Youth Studies, no 5, 2009, p. 5-10.
8
Perspectives internationales sur le travail des jeunes
Dans d’autres pays, comme la Chine, les conditions de la participation des jeunes au marché du travail sont d’un tout autre ordre.
L’analyse présentée par Jean Ruffier nous montre le processus de transformation d’une société majoritairement paysanne en une société salariale
et industrielle qui mobilise de manière massive les jeunes des campagnes.
Ceux-ci migrent vers les villes à la recherche d’occasions d’emploi susceptibles de les affranchir d’une situation de vie qui, dans leur village
d’origine, ne leur offre aucune perspective d’avenir. À la différence des
pays occidentaux, où l’on assiste à la dévalorisation de la condition
ouvrière, en Chine, l’usine est un pôle attractif pour beaucoup des jeunes
en provenance des campagnes. Pour ces derniers, la condition d’ouvrier
industriel est très attrayante même s’ils travaillent à des salaires insignifiants pour un Occidental et que la loi interdit la formation de syndicats
indépendants. Ces jeunes contribuent au développement industriel
chinois, tout en vivant quotidiennement la contradiction entre les objectifs
d’un régime socialiste de marché et les effets sociaux de la croissance
industrielle, entre la richesse économique croissante et la pauvreté sociale.
Ils sont, comme le montre Ruffier, les acteurs principaux des expérimentations perturbatrices par lesquelles se diffuse l’« oxygène capitaliste »
dans les brèches de l’ancien système économique chinois.
Le rapport au travail et les formes d’action
collective et de gestion de la main-d’œuvre
Sur le plan du rapport au travail et des formes d’action collective,
on observe aussi que la position des jeunes varie grandement d’une société
à l’autre ; elle révèle des représentations sociales et culturelles fort différentes. Ainsi, vu sous l’angle des tendances générationnelles ou sous celui
des modèles sociétaux, le rapport au travail n’est pas le même. Dans les
pays occidentaux, la dynamique de l’individualisation nourrit le sujet
individuel, son identité au travail ainsi que sa quête de reconnaissance5.
Il s’agit d’un phénomène bien établi dès le milieu des années 1970, mais
qui a pris, au cours de la dernière décennie, une grande vigueur comme
le montrent dans leurs chapitres respectifs Dominique Méda et Charles
5.
A. Furlong et E. Cartmel, Young People and Social Change : Individualization and risk in late
modernity, Buckingham, Open University Press, 1997 ; P. Veltz, « Travail, organisation, et
individualisation », dans M. Wieviorka et al. (dir.), Les sciences sociales en mutation, Paris,
Éditions Sciences Humaines, 2007, p. 449-463 ; D. Mercure et M. Vultur, La signification du
travail. Nouveau modèle productif et ethos du travail au Québec, Québec, Presses de l’Université
Laval, 2010.
Introduction
9
Fleury. Ces auteurs mettent en relief la présence chez les jeunes d’un
rapport au travail qui privilégie la réalisation de soi et qui se détache de
l’activité productive comme « devoir social » ou comme moyen de subsistance6. Par contre, dans des pays émergents comme le Brésil, le travail
est vu, en premier lieu, sous l’angle instrumental, spécifiquement
pécuniaire. En outre, le modèle sociétal, marqué par le poids d’une histoire
singulière du travail, influe profondément sur les représentations du travail
des jeunes : la pratique lointaine de l’esclavage prolonge ses effets jusqu’à
aujourd’hui, par exemple sur le plan de la perception du temps du travail.
Ce passé a induit une fracture sociale lente à réparer. Un pays qui a été
colonial, ensuite impérial et maintenant républicain, a du mal à intégrer
les cadres de la représentation du travail d’une société moderne et à
colmater cette fracture. La réalité de la jeunesse, qui est plutôt sombre
(plus sombre encore pour les jeunes Afro-Brésiliens), n’est pas sans effet
sur leur rapport au travail, comme l’illustre bien le chapitre rédigé par
Sílvio Marcus de Souza Correa.
Sur le plan de l’action collective et de la gestion de la main-d’œuvre,
les jeunes apparaissent comme les acteurs principaux de la mise en place
de ce que Danièle Linhart appelle « le modèle managérial moderniste »
et dont les caractéristiques, mises en relief par Daniel Mercure dans le
chapitre 1, trouvent auprès de cette catégorie de la population un certain
écho. Mircea Vultur et Charles Fleury montrent, dans leurs chapitres
respectifs à propos du cas spécifique du Québec, la forte adhésion des
jeunes aux caractéristiques de ce modèle. Ils constatent notamment
l’acceptation en grande proportion de la rémunération au rendement et
de la responsabilité individuelle en matière de sécurité d’emploi et d’avenir
professionnel. Les données de leur recherche indiquent que plus de 75 %
des jeunes se déclarent ainsi tout à fait d’accord ou d’accord avec de telles
exigences. L’adhésion au nouveau modèle productif est élevée et certains
piliers traditionnels du système fordiste, parmi lesquels la sécurité
d’emploi, semblent remis en question. Le nouveau modèle de gestion
oriente également les trajectoires professionnelles des jeunes. Ceux-ci
deviennent de plus en plus des « nomades » : leur appartenance organisationnelle est souvent éphémère et ils sont disposés à changer d’orientation
professionnelle plusieurs fois dans leur vie active. Ils deviennent les
6.
Cependant, les différences par rapport aux aînés sont des différences de degré et non pas
de nature. S’il est pertinent de parler des « valeurs au travail des jeunes », ce n’est pas parce
qu’ils ont des valeurs que les autres classes d’âge n’ont pas, mais seulement parce qu’ils y
adhèrent plus fortement ou plus faiblement qu’elles.
10
Perspectives internationales sur le travail des jeunes
vecteurs du passage d’une économie principalement relationnelle, caractérisée par l’implication mutuelle à long terme du travailleur et de
l’entreprise, de même que par un fort sentiment d’appartenance à l’entreprise, à une économie transactionnelle marquée par des échanges à court
terme dans une perspective de services et de rentabilité, et soutenue par
une logique d’intérêt individuel. Les ingénieurs de sociétés de service en
ingénierie informatique décrits par Linhart, qui considèrent la multiplication des expériences professionnelles et la variété de leurs
responsabilités comme des atouts, sont des exemples probants en ce sens.
La compréhension grandissante par les nouvelles générations des
mécanismes de fonctionnement du marché du travail et leur capacité à
négocier, avec les entreprises, leur salaire, leurs conditions de travail et
de promotion, témoigne de leur comportement stratégique. Ceci explique
vraisemblablement leur faible besoin de représentation collective, comme
le montre le chapitre rédigé par Jean Bernier. Pour défendre leurs intérêts,
ils ont plus de confiance en eux-mêmes qu’envers leurs syndicats, qui ne
répondent plus aux aspirations et aux expériences subjectives des jeunes.
En outre, Bernier illustre ici, comme dans d’autres travaux7, la nécessité
de l’emploi du droit dans le monde du travail en vue de la conquête de
« nouveaux droits » pour les jeunes. Dans la foulée du « procéduralisme
juridique », le droit peut devenir un vecteur privilégié de transformation
et de diversification du champ du travail afin de refléter les valeurs et les
comportements des nouvelles générations qui entrent sur le marché du
travail. En ce sens, son chapitre fait écho, sur le plan juridique, aux
résultats des recherches de Méda et Fleury en suggérant que la refonte
objective du statut d’emploi des jeunes doit tenir comte de leur expérience
subjective au travail.
Au total, les chapitres de cet ouvrage collectif révèlent qu’il existe,
dans les pays analysés, maintes spécificités qui structurent les formes
nationales de flexibilité et qui, ce faisant, ont des effets différents sur le
rapport des jeunes au monde du travail. Les différences significatives chez
les jeunes travailleurs sont visibles aussi bien entre les pays développés et
les pays en voie de développement qu’entre les pays de chacun des deux
regroupements. Certains jeunes affrontent mieux un marché du travail
flexible et sont relativement mieux protégés contre les aléas des changements en cours, tandis que d’autres sont confrontés à des problèmes de
7.
J. Bernier, « Les mutations dans les formes d’emploi et leurs conséquences sur les jeunes »,
dans S. Bourdon et M. Vultur (dir.), Les jeunes et le travail, op. cit., p. 247-258.
Introduction
11
pauvreté et d’inégalités, dans un contexte marqué par une situation
familiale difficile et un faible soutien en provenance de l’État.
Dans sa postface et selon une perspective de sociologie critique,
Guy Bajoit s’interroge sur les conflits internes aux économies et aux
sociétés, tant sur le plan national qu’international. Il oppose un capital
redevenu très mobile et un travail demeuré pour l’essentiel immobile.
Entravé pendant la période fordiste par les compromis sociaux, le capital
retrouve sa liberté et remet les salariés en concurrence, ce qui contribue
fortement au développement des inégalités à tous les niveaux. Dans un
monde où le marché est le moteur des transformations, la question posée
par Bajoit interroge le degré d’acceptation des conditions économiques
actuelles et nous offre une voie de réflexion sur le type de développement
économique qui serait compatible avec une insertion plus équilibrée des
jeunes dans la nouvelle « économie de la consommation ».
1
Les transformations récentes
du monde du travail : nouvelles logiques
managériales et marché du travail
Daniel Mercure
L’
objectif de ce chapitre est d’esquisser un tableau d’ensemble de
quelques-unes des principales transformations récentes du monde
du travail dans les sociétés capitalistes occidentales, en accordant une
attention particulière à celles qui ont le plus d’incidences sur les jeunes
en phase d’insertion professionnelle ou nouvellement intégrés au marché
du travail. Le cadrage théorique privilégié met l’accent sur les changements
récents du modèle productif, en particulier ses incidences sur les manières
d’organiser le travail, de mobiliser les ressources humaines et leur
engagement subjectif au travail, ainsi que sur les nouvelles dyna­miques
d’employabilité, de recrutement et de mobilité professionnelle.
D’abord, je présente brièvement les causes du déclin de l’ancien
modèle productif associé au mode de régulation fordiste. Par la suite,
j’esquisse les principales caractéristiques du nouveau modèle de
production de biens et de prestation de services qui témoignent des
exigences actuelles du marché du travail à l’endroit des jeunes, à tout le
moins en Amérique du Nord. Mon propos se restreint à dégager trois de
ses principaux traits de caractérisation. J’ajoute qu’une telle démarche
comporte des limites évidentes, attendu la complexité du groupe visé, à
savoir les jeunes, et le niveau élevé de généralisation inhérent à la notion
de modèle productif.
Premièrement, s’agissant des jeunes, je ne saurais trop insister sur
la complexité de l’objet d’étude et conséquemment sur les limites propres
à toute analyse qui ne ferait des jeunes que des acteurs passifs devant un
marché du travail qui s’impose à eux. Comme j’ai tenté de le montrer
13
14
Perspectives internationales sur le travail des jeunes
dans la postface de l’ouvrage Les jeunes et le travail dirigé par Sylvain
Bourdon et Mircea Vultur1, la réalité des jeunes et du travail s’apparente
à un phénomène social total au sens où l’entend Marcel Mauss, c’està-dire « un fait social général qui met en branle la totalité de la société et
de ses institutions2 ». Et cela pour trois raisons. D’abord, parce que le
thème en question nous situe au cœur des deux principaux mécanismes
de régulation de nos sociétés que sont la production et la reproduction.
De fait, s’interroger sur les rapports entre jeunes et travail, c’est se
demander comment nos sociétés se reproduisent et, au premier chef,
dans le lieu central de leur production, à savoir l’espace économique.
Ensuite, parce que les rapports entre travail et jeunesse se présentent
comme le produit de la rencontre dynamique de faits de structure propres
à une société – famille, système d’éducation, cadre législatif, marché du
travail – et de logiques d’acteurs porteurs de valeurs novatrices néanmoins
inscrites dans une culture particulière. Enfin, parce que la nature même
du groupe social étudié nous situe dans une sociologie du changement.
D’un côté, cela tient au fait que les jeunes sont par essence des individus
dans une phase de vie caractérisée par le changement et l’expérimentation, l’innovation et l’adaptation créatrice, la construction progressive
de soi et le développement du rapport à autrui ; de l’autre, parce que ce
parcours individuel, sous le signe du changement, s’inscrit dans des
sociétés qui se distinguent elles-mêmes par l’omniprésence du changement,
surtout dans la sphère du travail et de l’emploi, et que ces changements
touchent au premier chef ceux qui ne sont pas encore stabilisés ou sont
en voie de l’être, en l’occurrence les jeunes. Bref, étudier les jeunes, figures
dominantes du changement, dans un espace social du travail et de l’emploi
qui, dans nos sociétés, se caractérise par des mutations techniques et
organisationnelles permanentes, c’est étudier le changement dans le
changement, autrement dit tenter de comprendre nos sociétés dans le
lieu par excellence où elles expriment de manière continue tout le
dynamisme qui les définit dans leur historicité.
Deuxièmement, cette tâche est d’autant plus difficile que la notion
même de modèle productif n’est pas sans soulever maintes ambiguïtés.
D’entrée de jeu, désignons ici par modèle productif le modèle organisationnel général de référence valorisé par les entreprises en ce qui a trait,
d’une part, à la gestion de la production et à l’organisation du travail et,
1.
2.
D. Mercure, « Les jeunes et le travail : un fait social total », dans S. Bourdon et M. Vultur
(dir.), Les jeunes et le travail, Québec, Les Éditions de l’IQRC/PUL, 2007, p. 283-304.
M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1968, p. 274.
1 – Les transformations récentes du monde du travail
15
d’autre part, aux formes de mobilisation professionnelle, en particulier
sur le plan des modes d’implication au travail et de gestion des ressources
humaines3. La notion de modèle productif se présente ainsi comme une
construction presque idéaltypique, cependant que, dans les faits, les
dispositifs concrets associés à un modèle productif sont diversifiés, attendu
la diversité des composantes à l’œuvre et de leurs formes d’agencement
selon les secteurs économiques considérés, surtout dans le cas d’une
économie diversifiée comme le Québec. La réalité est non seulement
plurielle, mais elle se prête aussi à des transactions multiples, ce qui se
traduit souvent, dans la pratique quotidienne, par des tensions entre les
différents aspects du modèle en question. Néanmoins, il n’est pas impossible d’en dégager les principales lignes de force en conservant à l’esprit
que celles-ci correspondent plus à des tendances qu’à des réalités formalisées et unitaires, que ces tendances s’expriment avec intensité surtout
dans les grandes entreprises et les secteurs qui constituent le moteur de
la croissance économique, et qu’un modèle productif comporte toujours
des discordances entre les différents éléments repérés ; en conservant aussi
à l’esprit que les jeunes ne sont pas des porteurs de rôle passifs qui
répondent à des structures normatives de l’action sans, eux-mêmes,
contribuer de manière différentielle selon leur culture à la modification
des attentes du marché du travail. Ne sont-ils pas de plus en plus des
sujets ? Du moins y aspirent-ils, ne serait-ce que sous la force d’un nouvel
impératif moral, celui d’être l’auteur de sa vie4.
Dans la suite de mon propos, j’examinerai brièvement les causes
du déclin du modèle fordiste, puis j’esquisserai trois grandes tendances
contemporaines propres au nouveau modèle productif en émergence
communément appelé postfordiste5. Il ne s’agit évidemment pas ici de
3.
4.
5.
La notion de modèle productif est considérée ici dans son acception la plus restreinte
puisque nous n’examinerons pas les normes de consommation et les formes de régulation
étatique. Elle s’apparente à celle de modèle organisationnel.
Sur les changements culturels contemporains, voir, entre autres, G. Bajoit, Le changement
social. Approche sociologique des sociétés occidentales contemporaines, Paris, Armand Colin, 2003 ;
Z. Bauman, The Individualized Society, Cambridge, Blackwell, 2001 ; A. Elliott et C. Lemert,
The New Individualism, Londres, Routledge, 2006 ; U. Beck et E. Beck-Gernshein, Individualisation : Institutionalized Individualism and its Social and Political Consequences, Londres et
Thousand Oaks, Sage, 2002 ; A. Giddens, Modernity and Self-identity. Self and Society in the Late
Modern Age, Cambridge, Polity Press, 1992, chap. 30. Voir aussi R. Boudon, Déclin de la
morale ? Déclin des valeurs ?, Québec, Éd. Nota Bene, 2002.
La présentation des grandes tendances du nouveau modèle productif postfordiste reprend
en grande partie un chapitre du même auteur paru dans l’ouvrage La signification du travail.
Nouveau modèle productif et ethos du travail au Québec (Québec, PUL, 2010).
16
Perspectives internationales sur le travail des jeunes
considérer les nouvelles formes de gestion et d’organisation des entreprises
comme la source principale et unique des changements économiques et
sociaux en cours, mais plus simplement de suivre les mutations contemporaines du travail à travers un fil conducteur privilégié sur lequel se
projettent des tendances sociétales profondes qui ont des incidences réelles
sur les attentes des gestionnaires envers la main-d’œuvre, spécialement
celle des nouveaux travailleurs.
1. L’ébranlement du mode de régulation fordiste
Le terme fordisme désigne la production de masse uniformisée de
la période de l’après-guerre, celle des Trente Glorieuses, période qui a
constitué l’apogée de la société salariale. Durant cette phase historique,
grâce à son travail, chacun pouvait espérer améliorer ses conditions
matérielles d’existence, son statut et sa sécurité. De manière générale, le
mode de régulation fordiste se définit par trois caractéristiques principales.
Premièrement, il comporte une organisation du travail fondée sur la
parcellisation des tâches, la mécanisation des processus productifs et une
forte séparation entre conception et exécution ; deuxièmement, il offre
aux salariés la garantie d’un partage des gains de productivité ; troisièmement, il est associé à des formes institutionnelles qui interviennent
dans le processus d’ajustement de la production et de la demande et qui
s’inscrivent principalement dans un espace national6.
Durant toute la période des Trente Glorieuses, l’hégémonie du
fordisme s’est manifestée, sur les plans technique et organisationnel, par
la recherche d’une standardisation à outrance (chaîne de montage, interchangeabilité des pièces, spécialisation des machines et des individus,
organisation scientifique du travail, multiplication des services administratifs, organisation bureaucratique, etc.) ; sur le plan économique, par
la production de masse qui anticipait et engendrait une consommation
de masse ; sur le plan social, par la volonté de développer une idéologie
du bon ouvrier et du bon employé, lesquels bénéficiaient souvent d’avantages sociaux du fait de leur appartenance à une « bonne » entreprise et
à un « bon » syndicat. En somme, la structure du mode de régulation
fordiste se caractérisait principalement, d’une part, par une intégration
6.
D. Mercure, « Nouvelles dynamiques d’entreprise et transformation des formes d’emploi.
Du fordisme à l’impartition flexible », dans J. Bernier et al. (dir.), L’incessante évolution des
formes d’emploi et la stagnation des lois du travail, Québec, Presses de l’Université Laval,
p. 5-20.
1 – Les transformations récentes du monde du travail
17
dans l’organisation productive des aspects sociaux et salariaux et, d’autre
part, par une relation de correspondance entre production de masse et
consommation de masse. On se trouvait donc en présence d’un « capitalisme des structures7 », capable de se reproduire à travers la société.
Depuis le milieu des années 1970, la cohésion entre les composantes
du modèle fordiste s’est effritée, ce qui s’explique de diverses façons selon
l’angle d’analyse choisi. Nous ne présentons ici que quelques pistes explicatives de ce déclin qui nous permettront de mieux repérer les tendances
émergentes du capitalisme contemporain, spécialement les dimensions
du nouveau modèle productif postfordiste.
Tout d’abord, le déclin du système fordiste peut s’expliquer par
l’exacerbation de la concurrence sur le marché qui, sous la pression de
la mondialisation et des politiques de déréglementation, s’est accrue et
a changé de nature8. Les préférences des consommateurs se sont fortement
singularisées et les exigences quant à la qualité et à la diversité des produits
sont devenues plus élevées. La standardisation des produits a ainsi fait
place à une forte demande de différenciation de ceux-ci, de même qu’à
une attention grandissante pour leur qualité. Fondé sur la production de
masse uniformisée et sur le compromis négocié entre les employeurs et
les salariés, le mode de production fordiste n’a pas répondu adéquatement
à ces nouveaux marchés de produits, en raison principalement de ses
difficultés à adapter ses dispositifs de fonctionnement à un environnement
de plus en plus concurrentiel et orienté vers le consommateur.
Une deuxième explication du déclin du système fordiste met de
l’avant le développement accéléré des techniques et des technologies ainsi
que de l’innovation organisationnelle qui a ouvert la voie à des façons
nouvelles de produire des biens et de dispenser des services9. La réorganisation du travail qui en a résulté a contribué à éliminer nombre
d’emplois qui se trouvaient au cœur du système fordiste et a transformé
la structure économique en une « économie du savoir », moteur de ce
que certains chercheurs appellent le « capitalisme cognitif », lequel repose
essentiellement sur « l’exploitation de la connaissance » et dont le mode
de fonctionnement est basé sur le capital humain et les qualités des
7.E. Rullani et L. Romano, Il postfordismo. Idee per il capitalismo prossimo venturo, Milan, Etas
Libri, 1998.
8.
Voir à ce sujet l’étude classique de M. Piore et C. Sabel, Les chemins de la prospérité. De la
production de masse à la spécialisation souple, Paris, Hachette, 1989.
9.
Thèse soutenue, entre autres, par J. Rifkin, The End of Work : The Decline of the Global Labor
Force and the Dawn of the Post-Market Era, New York, Tarcher, 1996.
18
Perspectives internationales sur le travail des jeunes
individus10. Ce « capitalisme cognitif » contribue à l’intégration de plus
en plus forte des compétences humaines au processus productif, ce qui
va à l’encontre du travail parcellaire propre au modèle fordiste.
La désaffection des travailleurs à l’égard des anciens modes d’organisation du travail constitue un autre facteur explicatif du déclin du
modèle fordiste, ceux-ci rechignant de plus en plus à être traités comme
un simple rouage d’une chaîne de production. En effet, le modèle de
production fordiste a désillusionné bon nombre de salariés dont le
potentiel créatif n’était pas sollicité de manière stimulante. Comme l’a
bien résumé Pierre Veltz, « la montée du niveau d’éducation, celle des
valeurs d’autonomie, le décalage croissant entre l’univers de l’usine et les
modes de la consommation ont rendu de plus en plus insupportables les
formes d’organisation du travail déployées dans les usines des Trente
Glorieuses11 ». Il s’ensuit que les anciennes formes de décomposition et
de parcellisation du travail n’étaient plus aptes à mobiliser plusieurs
catégories de travailleurs chez qui la valeur intrinsèque du travail effectué
et la qualité du rapport au travail devenaient des valeurs de plus en plus
importantes, ce qui s’est traduit concrètement par des problèmes de
productivité au travail, d’absentéisme et de roulement de la main-d’œuvre.
En outre, en ne tenant pas compte de l’importance de la coopération
créative comme force productrice de richesse, il est évident que le fordisme
a contribué à marginaliser une importante source de renouvellement de
ses gains de productivité.
Enfin, l’érosion de la base institutionnelle du système fordiste,
notamment l’effritement des interventions de l’État-nation et la
diminution de l’influence syndicale, constitue un autre facteur explicatif
de la crise. Les formes institutionnelles, en particulier le régime
monétaire et les relations entre l’État et l’économie, ainsi que les modes
de concurrence, ne sont plus gérées exclusivement au sein de l’Étatnation ; elles le sont également à un échelon supranational. Les formes
d’organisation régionale ou sectorielle acquièrent aussi une importance
accrue, contribuant à saper la base institutionnelle du système fordiste.
Quant à la diminution de l’influence syndicale, elle se concrétise par le
déclin des négociations collectives, résultat des restructurations socioéconomiques et de l’individualisation croissante des relations du travail,
10.
11.
Y. Moulier-Boutang, Le capitalisme cognitif. La nouvelle grande transformation, Amsterdam,
Éditions Amsterdam, 2007, p. 215 ; aussi, P. Petit (dir.), L’économie de l’information, Paris, La
Découverte, 1998.
P. Veltz, Le nouveau monde industriel, Paris, Gallimard, 2000, p. 85.
1 – Les transformations récentes du monde du travail
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deux phénomènes qui ont affaibli les collectifs de travail et leur capacité
d’organisation.
2.Un nouveau modèle productif en émergence
Ce qui est notable dans ces évolutions, c’est que les facteurs de
déstabilisation mentionnés précédemment se renforcent de façon
réciproque. La transformation des exigences des consommateurs, l’internationalisation de l’économie, les innovations techniques et le
développement de technologies de pointe, de même que l’essor de
nouvelles valeurs au travail constituent des changements notables qui
conduisent à une perte de cohérence entre la logique économique et les
normes sociales du système fordiste. Ces changements font figure de
prolégomènes à un nouveau modèle productif qui se démarque par sa
manière de structurer la production et d’organiser le travail. La one best
way, qui a caractérisé la période fordiste, est largement abandonnée, et
de nouveaux modes de gestion de la production et d’organisation du
travail sont adoptés afin de faire face à un environnement économique
diversifié, complexe et instable. Le compromis social fordiste tend à être
remplacé par un nouveau modèle postfordiste structuré autour d’un
impératif de performance associé à la mobilisation des savoirs et à
l’implication subjective au travail, soit un ensemble d’éléments jugés
producteurs de valeur et de sens12. Ce modèle ne génère pas seulement
des formes différentes de gestion et d’organisation de l’activité productive,
mais aussi une nouvelle dynamique relationnelle au travail.
Du point de vue de l’activité de travail, nous considérons que trois
dimensions essentielles caractérisent le nouveau modèle d’organisation
mis de l’avant par les entreprises. Il s’agit : a) de l’émergence de la flexibilité comme logique d’entreprise ; b) de la promotion de modes de
mobilisation et de contrôle fondés principalement sur l’implication
subjective au travail et l’autonomie responsable ; c) de l’essor d’un modèle
de gestion des ressources humaines axé sur le développement des compétences et la logique de l’employabilité. Ce nouveau modèle d’organisation
transforme de manière profonde l’organisation du travail, les relations
12.
Voir à ce sujet P. Windolf, « Productivity Coalitions and the Future of European corporatism », Relations industrielles / Industrial Relations, vol. 28, no 1, 1989, p. 1-20.

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