une créatrice qui fait la différence
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une créatrice qui fait la différence
Elle joue des ciseaux et des réseaux sociaux, crée des vêtements et attaque l’industrie de la mode. portrait d’une styliste militante. rachida aziz une créatrice qui fait la différence « Rachida, elle parvient à soulever les médias comme personne », commente l’un de ses proches. En quelques années, la créatrice bruxelloise s’est en effet imposée comme figure du féminisme multicolore, comme voix dissidente dans le monde de la mode, et comme faiseuse d’opinions - plus encore que de vêtements. Pour elle, le foulard, c’est comme le bas résille : un accessoire de mode plutôt que le symbole de quoi que ce soit. Son crédo : « arrêtons de juger les femmes sur leurs vêtements ». Largement relayé sur les réseaux sociaux, cet activisme a fait d’une marque un label, et d’une créatrice une référence. Denia Zerouali Elle est née à Anvers et vit à Bruxelles depuis l’âge de 15 ans. Rachida Aziz (42 ans) parle aussi bien à l’oreille des journalistes flamands qu’aux nôtres. En 2012, elle donne l’une des premières conférences TED à Louvain, en anglais. « C’est la première fois que je m’exprimais en public. » On y sent le stress de l’oratrice débutante mais la volonté de convaincre son audience. Elle y raconte son parcours, le racisme à l’école, l’orientation vers l’école professionnelle malgré les résultats brillants et, au bout du combat, la mode éthique. Depuis, elle écrit régulièrement des cartes blanches dans le « Standaard », où elle était invitée à s’exprimer, tous les jours durant une semaine, en décembre dernier. La créatrice se réjouit d’un tournant fondamental dans la presse flamande : « plus personne ne ressent le besoin de mentionner mon origine. » On ne lui parle plus de ses parents, de l’Islam ou du port du voile mais de ses idées et de ses projets. « Ce qui me détermine, c’est ce que je suis et ce que je fais. » Un pas que n’auraient pas encore franchi les journalistes francophones, toujours occupés à confirmer les clichés ou à les démentir – ce qui est encore une manière de les faire exister. « On ne se rend pas compte des dégâts que cela peut faire. » Généreuse dans la vie, mais soucieuse de l’image qu’on lui collera, Rachida Aziz sait que l’enjeu dépasse sa personne. Sur son CV, on ne trouve rien de ce que l’on aurait imaginé : arrêt de l’école à 16 ans, mariage précoce avec un février.14 ELLE BELGIQUE 71 une créatrice qui fait la différence La dernière collection modulable de sa marque, Azira. type charmant, maladie grave. Et puis, quelques années plus tard : diplôme de secondaire obtenu en cours du soir, divorce, lancement d’une première collection. Le virage « mode » a lieu grâce à une formation en théologie islamique. Rachida Aziz, qui porte alors le voile, sent, pour la première fois de sa vie, qu’elle n’est pas jugée pour ce qu’elle est. « J’ai toujours su que j’avais du talent et que je pouvais contribuer à la société. Pour une fois, j’étais respectée dans mes choix. Ça m’a donné envie de me battre. » Les vêtements cousus pour les amies deviennent petit à petit une collection. Mais la maladie se jette dans ses roues – une affection rare du système immunitaire. Les médecins ont peu d’espoir. « Je suis restée alitée deux ans. C’était fini. » Puis, constatant qu’elle est toujours en vie, la créatrice prend le taureau par les cornes. « Tous mes plans pour le futur, j’ai voulu les concentrer en quelques mois. Plus je travaillais, plus je me sentais forte physiquement. Avoir vaincu cette maladie, c’est l’une des choses dont je suis le plus fière. » Son premier pavé dans la mare, c’est le choix d’un emplacement pour la boutique Azira. Rachida Aziz Pour sa nouvelle collection, Rachida Aziz a fait appel au crowdfunding (financement par le public) via la plateforme internationale Indiegogo, et lance rien moins qu’un « mouvement mondial pour une mode sans préjugés ». À l’heure qu’il est, l’objectif de 25 000 euros est loin d’être atteint, mais la vidéo 72 ELLE BELGIQUE février.14 Une femme engagée L’artiste Rosea Lake à Bruxelles avec Rachida. Rosea Lake, étudiante canadienne, pose avec son œuvre « Judgements » : une photo de sa jambe nue, sur laquelle sont repris graduellement les préjugés machistes liés à la longueur de la jupe (de très courte : « putain » à très longue : « matrone »). L’œuvre, qui a fait un buzz formidable, a été détournée par l’ex-miss Belgique et sénatrice Vlaams Belang, Anke Van dermeersch, qui en a fait une campagne pour son association « Femmes contre l’islamisation ». Le sang de Rachida Aziz n’a fait qu’un tour : elle a averti la jeune Canadienne, l’a fait venir en Belgique et l’a aidée à trouver un avocat. Rosea Lake a finalement obtenu que cette campagne soit retirée, non pas pour les propos racistes qu’elle véhicule, mais pour plagiat. Presse tient à être rue Dansaert* – où d’autre ? – mais pas trop loin de Molenbeek, d’où vient une partie de sa clientèle. Jusqu’ici, la mode se diluait dans le Canal, qui sépare les deux quartiers. Désormais, les clientes se souviennent qu’il y a un pont. « Dès le premier jour, les publics se sont mélangés, de manière très naturelle. » Azira s’adresse aux femmes « libres et sûres d’elles » et leur propose une collection modulable : robes courtes ou longues, drapés couvrants ou plongeants, foulards et châles assortis, vêtements confortables pour les soirées ou le sport… Sans jugement. « Je veux sortir du paternalisme. Juger une femme sur le fait qu’elle porte une petite jupe ou un foulard, c’est l’infantiliser. » Aurait-on l’idée de demander à une cliente qui achète une mini-jupe si elle est soumise aux fantasmes de son mari ? une créatrice qui fait la différence de présentation vaut son petit pesant de cacahuètes : une caricature de créateur, cigare au bec, se plaint de « ces grosses femmes qui mangent des chips devant leur télé », tout en dénonçant la maigreur des mannequins. « On utilise des jeunes filles filiformes de race blanche parce qu’elles mettent nos vêtements en valeur. » Azira fait juste le contraire : « Nous refusons que l’industrie de la mode nous dicte les normes. Nous inventons les nôtres ». Mannequins réels, vêtements faits pour durer des années, disponibles jusqu’à la taille 48 et fabriqués dans des conditions correctes (par l’atelier Mulieris à Bruxelles ou au Maroc) : Azira veut répondre aux besoins des femmes de tailles, de couleurs et de croyances différentes. Rosea Lake, jeune féministe canadienne, a testé, de très près, le sens de l’engagement de Rachida Aziz (voir encadré) : « Elle est l’une des personnes les plus authentiques que j’ai jamais rencontrée. Elle se consacre passionnément à son travail, mais aussi à la façon dont celui-ci affecte les autres et le monde dans son ensemble. » En quelques années, la boutique Azira s’est transformée en plate-forme de lancement pour des activités autour de la mode engagée, du féminisme ou du respect des différences : création de l’ASBLArt@Azira (concerts, En juillet dernier, Rachida Aziz écrivait dans le « Standaard » une carte blanche sur le couple royal, intitulé « Ken et Barbie ». Philippe et Mathilde représente- raient à la perfection les normes de notre société : « blonds, blancs, mariés, fidèles, bien habillés, joyeux, diplômés, équilibrés et parents de nombreux enfants ». Et, pour achever ce tableau pas trop excitant, ils ne peuvent désormais plus exprimer leurs opinions personnelles en public. Plus du tout ? Si. Par exemple, par le choix d’un vêtement. « Mathilde est une icône de style », concluait Rachida Aziz. « Si elle pouvait un jour porter l’une de mes créations, j’en serais très heureuse. » Une manière royale d’en finir avec les préjugés ? Majesté, à vous de jouer. céline gautier *26, rue de la Clé à 1000 Bruxelles (sur rendez-vous). www.azira.be 74 ELLE BELGIQUE février.14 sa campagne controversée Lancée par Rachida Aziz et diffusée via Facebook, la campagne « My choice not yours » invitait les participants à exprimer un choix personnel difficile, voire controversé, mais dont ils étaient fiers. « C’est un combat pour la liberté des choix », comme celui de se couper les cheveux très courts quand on est une femme, de faire du mannequinat « malgré les normes que la société impose », de ne pas se marier trop vite, d’être « à la fois une mère dévouée et une entrepreneuse ambitieuse », d’être artiste ou simplement d’ « être libre » (pour Fadila Laanan)... Comme le résume Rachida Aziz, « c’est choisir d’être original dans un monde conformiste. » N’empêche certaine des photos bousculent les idées. Pourquoi, demande Rachida, parler d’« assimilation » ou même d’ « intégration » pour des personnes nées en Belgique ? « Je suis d’origine marocaine, de religion musulmane et belge de citoyenneté. J’ai fais des choix et aucun d’eux ne va à l’encontre de la loi ou de la constitution. Ils vont seulement à l’encontre de certaines mentalités trop étroites qui, elles, feraient mieux de s’intégrer à la majorité tolérante et multiculturelle. » Et de conclure : « La différence est la nouvelle norme. » Plus étonnante, la présence parmi les participants à « My choice not yours » du député bruxellois (PS) Jamal Ikazban, qui a choisi de « s’engager » et de « se battre pour les autres ». Un choix louable et pas trop compromettant, qui ne fera malheureusement pas oublier le tweet antisémite envoyé en février dernier et visant un journaliste, spécialisé dans les questions de terrorisme. Inviter des personnes qui ont dérapé : un choix comme un autre ? Presse expos, performances…), campagne « My choice not yours » (voir encadrés), rencontres entre associations, etc. En 2012, Rachida Aziz recevait le Diwan Award, récompensant la femme de l’année dans la communauté belgo-marocaine. Christophe Sokal, directeur de l’agence de communication Blue Tattoo : « Rachida Aziz est une styliste du trans-culturel. Contrairement au multiculturel, qui s’adresse à des niches, elle arrive à créer une unité de regard parmi une population variée. Dans son réseau, il y a autant du ‘Dansaert’ qui apprécie une expression un peu différente que des jeunes femmes d’origine maghrébine ou africaine, qui trouvent un écho à ce qu’elles ont envie d’être. Au fond, c’est ‘un peu de tout’, à la Belge. » Christelle Pandanzyla, initiatrice des Afro’péros (pour les entrepreneurs de la diaspora afro-caribéenne) et du webzine Justfollowme.com : « Rachida parvient à prendre en compte toutes les diversités et se bat contre tous les préjugés : autant ceux de la société occidentale que ceux de la communauté musulmane elle-même. »