Réactions au Printemps arabe : à la recherche du plus petit

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Réactions au Printemps arabe : à la recherche du plus petit
Réactions au Printemps arabe
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Réactions au Printemps arabe :
à la recherche du plus petit
dénominateur commun
Claire DEMESMAY,
Directrice du programme France/Relations franco-allemandes
à l’Institut allemand de politique étrangère (DGAP), Berlin
Katrin SOLD,
Chargée de recherches à l’Institut allemand de politique étrangère
(Programme France/Relations franco-allemandes), Berlin
La chute des dirigeants tunisien et égyptien, Ben Ali et Moubarak, a surpris les
gouvernements européens. Comme les autres capitales, Paris et Berlin ont réagi
avec attentisme, renonçant à prendre publiquement position et à se concerter rapidement avec leurs partenaires européens. Si cette absence de réaction peut surprendre,
en particulier venant d’une France qui, traditionnellement, considère l’espace nordafricain comme sa sphère d´influence et se présente en défenseur de la politique
méditerranéenne de l’Union européenne (UE), elle s’explique en partie par le caractère soudain des événements et leur issue incertaine. En revanche, il est plus
étonnant que la concertation franco-allemande soit restée marginale jusqu’à l’intervention en Libye, en dehors des forums multilatéraux du moins, et qu’elle se soit
accompagnée de tant de malentendus et d’interprétations erronées.
Comment expliquer cette difficulté à se concerter sur des événements majeurs, alors
qu’au même moment, Paris et Berlin travaillaient main dans la main à stabiliser la
zone euro ? Quels acteurs et instruments les deux pays ont-ils mobilisés pour
échanger sur ces questions et tenter de coordonner leur action ? Enfin, quels
objectifs visaient-ils ? Le présent article explore ces questions en distinguant deux
phases successives, mais indissociablement liées, qui correspondent elles-mêmes à
deux modes d’action politique distincts. Allant des débuts de ce qu’il est convenu
d’appeler le Printemps arabe en janvier 2011 au vote de la résolution 1973 en mars
de la même année1, la première phase renvoie à un contexte de crise : la France et
l’Allemagne, comme d’ailleurs leurs partenaires, ont été contraintes de réagir à une
situation d’urgence à laquelle elles n’étaient pas préparées. Quant à la seconde
phase de notre analyse, elle s’ouvre au lendemain de l’intervention en Libye et se
termine (du moins en ce qui concerne cette étude de cas) avec le Conseil des
ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne en décembre 2011.
1 Résolution 1973 (2011) du Conseil de sécurité des Nations Unies du 17 mars 2011, consultable à l’adresse :
http://www.un.org/french/documents/view_doc.asp?symbol=S/RES/1973(2011)
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Contrairement à la phase de réaction, il s’agissait ici pour les acteurs politiques de
redéfinir à long terme les principes de la politique méditerranéenne de l’UE, vis-àvis de laquelle Paris et Berlin ont traditionnellement des approches différentes, pour
l’adapter au nouveau contexte géopolitique du voisinage méridional.
Phase I : Réaction de crise – une communication bilatérale en panne
Dans la phase qui va de la chute du régime égyptien à l’intervention en Libye, il n’y
a pas eu de consultations régulières ni institutionnalisées entre la France et
l’Allemagne, que ce soit sous forme d’échange bilatéraux entre représentants des
ministères compétents ou au niveau européen. Cela s’explique par une approche
différente des sphères d’influence, mais aussi une concurrence économique entre les
deux États et des priorités politiques divergentes vis-à-vis de l’Afrique du Nord,
ainsi que par l’asymétrie des processus de communication et de décision nationaux.
Les difficultés du processus de concertation bilatéral
Des sphères d’influence distinctes
Grâce à une coopération routinière bien établie, les acteurs en charge des questions
nord-africaines et moyen-orientales connaissent leurs interlocuteurs de l’autre côté
du Rhin. Pourtant, au printemps 2011, les responsables des dossiers dans les deux
ministères des Affaires étrangères n’ont pas vu « de raison » 2 d’approfondir les
échanges bilatéraux – et ce, malgré l’aggravation de la crise. Du côté français, on
met en avant la relation spéciale3 qu’entretient Paris avec les États nord-africains et
dont il se veut un interlocuteur privilégié ; avec un tel positionnement, il paraît peu
intéressant de coopérer avec d’autres États, notamment s’ils ne sont pas riverains de
la Méditerranée. Quant aux représentants allemands, ils soulignent certes le rôle
grandissant et l’intérêt croissant de l’Allemagne vis-à-vis de l’espace méditerranéen, mais évoquent l’« omniprésence »4 de la France en Afrique du Nord, qui
limite fortement la marge de manœuvre d’autres acteurs. À cette réserve allemande
a aussi contribué une controverse entre les acteurs de la politique étrangère. Alors
que certains considéraient Paris comme un partenaire incontournable en raison de
ses liens avec la région, d’autres estimaient qu’en coopérant avec une France à
l’image durablement entachée par sa proximité avec les régimes déchus,
l’Allemagne compromettrait sa réputation en Afrique du Nord.
2 Entretien à l’Auswärtiges Amt, Berlin, le 22 novembre 2011.
3 Entretien au ministère des Affaires étrangères français, Paris, le 26 janvier 2012.
4 Entretien à l’Auswärtiges Amt, Berlin, le 22 novembre 2011.
Réactions au Printemps arabe
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Concurrence économique et différences de stratégie en politique étrangère
À cela s’ajoute que la France et l’Allemagne poursuivent des intérêts distincts en
matière de politique nord-africaine et sont de plus en plus en situation de
concurrence économique dans la région5. De plus, elles appuient leur coopération
avec les pays nord-africains sur des structures très différentes. Alors que la France
bénéficie d’un large réseau ancré dans le temps, reposant sur des liens étroits entre
les élites politiques et sur une étroite coopération économique dans de nombreux
secteurs, l’Allemagne mène vis-à-vis de l’Afrique du Nord une politique sélective.
Elle concentre en effet sa coopération sur quelques champs auxquels elle attache
une grande importance, tel que le marché des exportations, notamment dans le
domaine de l’électrotechnique et de la mécanique, ainsi que dans le secteur énergétique. Ces différences de structures et de priorités compliquent la coopération
franco-allemande en matière de politique nord-africaine. En même temps, selon des
diplomates français, Paris s’inquiète de l’intérêt croissant de l’Allemagne pour la
région. Il redoute en effet que cette nouvelle présence – comme d’ailleurs celle de
l’Espagne – contribue à éroder son influence traditionnelle auprès des élites politiques et économiques du Maghreb, mais aussi son rôle de partenaire commercial
privilégié des pays nord-africains. Alors que la position économique dominante de
la France dans la région s’affaiblit, des diplomates français reconnaissent ainsi se
méfier des nouveaux « entrants » européens6.
Si la France et l’Allemagne n’ont pas réussi à réagir de manière concertée, c’est
aussi parce qu’elles divergeaient sur la stratégie politique à adopter vis-à-vis des
pays en transition. En Allemagne, on a jugé avec sévérité l’attitude conciliante de la
France, qui avait par exemple plaidé pour un statut avancé de la Tunisie de Ben Ali
malgré le caractère autoritaire du régime7. Du côté français, à l’inverse, on reproche
à l’Allemagne de ne s’intéresser « qu’à la question des droits de l’homme »8,
rendant pratiquement impossible un débat pragmatique sur la transition. Renvoyant
à des différences de fond dans la manière dont les deux États définissent leur
politique étrangère9, ces difficultés se retrouvent également dans le débat sur la
conditionnalité, dans le cadre des négociations sur la redéfinition de la politique
européenne de voisinage.
5 Entretien à l’Auswärtiges Amt, Berlin, le 22 novembre 2011 et le 9 décembre 2011, au ministère des
Affaires étrangères Français, Paris, le 30 janvier 2012, et au Service européen pour l’action extérieure,
Bruxelles, le 1er mars 2012.
6 Entretiens au ministère des Affaires étrangères français, Paris, le 31 janvier 2012.
7 Entretien à l’Auswärtiges Amt, Berlin, le 9 décembre 2011.
8 Entretien au Service européen pour l’action extérieure, Bruxelles, le 1er mars 2012.
9 Cf. Katrin Sold, « Der Arabische Frühling - Prüfstein für die außenpolitische Kultur Deutschlands und
Frankreichs », dans S. Ruß-Sattar, P. Bender, G. Walter (dir.), Europa und der Arabische Frühling, BadenBaden, Nomos, 2013.
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Des processus de communication et de décision asymétriques
S’il n’y a pas eu d’échange bilatéral qui aurait pu conduire à un rapprochement des
positions, ce n’est pas seulement en raison d’un manque de volonté politique. Le
dialogue a également été rendu compliqué par l’asymétrie entre les structures, les
modes et les rythmes de décision des deux pays. Alors que le Printemps arabe a
donné lieu en Allemagne à une étroite concertation entre la Chancellerie fédérale et
le ministère des Affaires étrangères, c’est le président de la République qui, en
France, a été en charge du dossier, sans interaction systématique avec le Quai
d’Orsay. Les décisions concernant la Libye, en particulier, ont pris les traits d’une
initiative individuelle. La prédominance du président de la République dans le
processus de décision sur les questions de politique étrangère souligne la
marginalisation de l’Assemblée nationale en la matière. En Allemagne, au contraire,
le Bundestag jouit d’un statut important en tant qu’organe de légitimation de la
politique étrangère.
Ces différences structurelles ne cessent de compliquer la concertation bilatérale. Du
côté de Paris, le rôle prépondérant du président permet de se positionner rapidement
sur les questions de politique étrangère. Pour Berlin au contraire, toute décision
suppose au préalable un compromis entre les différents acteurs de la diplomatie. Or,
ce processus peut être long, comme l’a montré le vote de la résolution du Conseil de
sécurité des Nations Unies sur la Libye. Alors que l’exécutif français a rapidement
pris parti en faveur d’une zone d’exclusion aérienne, la Chancellerie fédérale et
l’Auswärtiges Amt n’ont, semble-t-il, réussi à s’entendre sur une position commune
que peu de temps avant le vote. Dans ces conditions, il ne leur était guère possible
de mener des consultations avec les partenaires internationaux de l’Allemagne.
Pour finir, ces difficultés sont également à l’origine d’une série de malentendus et
d’erreurs d’interprétation, qui compliquent jusqu’à aujourd’hui le rapprochement
franco-allemand au sujet du « Printemps arabe ». Ainsi, il est courant d’entendre
dire dans les cercles politiques et administratifs en France que l’abstention de
l’Allemagne lors du vote de la résolution 1973 a surpris les observateurs comme les
acteurs. Il semble que l’exécutif français ait pensé que Berlin se rallierait à la
position de ses partenaires et ainsi jugé superflu de s’en assurer formellement avant
le vote. Au cours des entretiens, il a été reproché à plusieurs reprises à l’Allemagne
d’avoir empêché un processus de consultation européen en « faisant attendre »10 les
partenaires. De même, des acteurs allemands formulent des hypothèses à propos
desquelles ils ne se sont jamais entretenus avec leurs partenaires français. Ainsi, à
l’Auswärtiges Amt, certains estiment que la France et la Grande-Bretagne avaient
10 Entretien à l’Élysée, Paris, le 14 octobre 2011.
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établi bien en amont un « itinéraire militaire »11, contribuant à déplacer la
concertation dans un cercle militaire dont l’Allemagne était d’emblée exclue. De
telles hypothèses, non vérifiées, ne contribuent guère à créer une base de confiance
pour des consultations bilatérales, d’autant que la politique nord-africaine est un
domaine de coopération délicat. Dans ces conditions, les deux États ont préféré
prendre des initiatives nationales, tout en cherchant à renforcer des coopérations
dans un cadre plus large ou alors avec des partenaires avec lesquels la coopération
est moins compliquée, comme la Grande-Bretagne pour la France.
Initiatives nationales, formats multilatéraux et nouveaux partenaires
Plutôt que d’élaborer des initiatives européennes à partir de concertations bilatérales, la France et l’Allemagne se sont concentrées au cours du premier semestre
2011 sur des mesures nationales : les offres de coopération qu’elles ont faites aux
États en transition étaient de nature unilatérale. Dans cette perspective, la France a
recouru à des offensives diplomatiques pour rétablir une relation de confiance avec
les pays de la région. À l’occasion de la crise libyenne, elle a également fait valoir
auprès de la communauté internationale sa prétention au leadership en termes de
politique nord-africaine – et ce, sans équivoque. En témoigne la reconnaissance du
Conseil national de transition le 10 mars 2011 sans concertation avec les partenaires
européens ; ou encore l’intervention rapide de l’armée de l’air française, après la
décision du Conseil de sécurité des Nations Unies de mettre en place une zone
d’exclusion aérienne. Dans le même temps, l’Allemagne a quant à elle conclu avec
l’Égypte et la Tunisie un « Partenariat pour la transformation » pour les années
2012 et 2013. Conduit par l’Auswärtiges Amt et fort bien doté, cet instrument
purement bilatéral visait à mettre en place des projets de coopération concrets entre
des organisations allemandes et les pays bénéficiaires.
Les personnes interrogées sont nombreuses à relever une autre conséquence de la
difficulté à mener des concertations franco-allemandes lors du Printemps arabe : les
deux pays ont négligé la forme bilatérale des consultations politiques, préférant
recourir à des formats multilatéraux. Au cours de l’année 2011, les consultations
bilatérales sur ces questions n’ont ainsi eu qu’un caractère « ponctuel », et la
dimension franco-allemande de cette politique est « restée extrêmement limitée »12.
Pour les consultations, les deux pays ont privilégié des cadres multilatéraux d’une
taille restreinte. Dans cette perspective, la France n’a pas caché son intérêt
d’associer la Grande-Bretagne, notamment dans le cadre d’un E3 réunissant Paris,
Londres et Berlin. Il faut dire que l’accord de novembre 2010 sur un renforcement
11 Entretien à l’Auswärtiges Amt, Berlin, le 28 novembre 2011.
12 Entretien à l’Élysée, Paris, le 14 octobre 2011.
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II : Politique étrangère et de sécurité
de la coopération militaire entre la France et la Grande-Bretagne représentait un
fondement solide pour intervenir en Libye. « L’Europe, c’est l’Allemagne ; le reste
du monde, c’est la Grande-Bretagne »13, résume ainsi un interlocuteur au palais de
l’Élysée. Au cours du Printemps arabe, ce format a parfois pris une dimension
quadripartite, s’élargissant aux États-Unis. Alain Juppé, nommé ministre des
Affaires étrangères après le départ de Michèle Alliot-Marie en février 2011, a
d’ailleurs effectué son premier voyage aux États-Unis. En Allemagne, le fait qu’il
ne se rende qu’ensuite à Berlin a déplu, car on a vu dans ce geste une préférence de
la France pour la coopération anglo-américaine en matière de politique internationale.
À la différence de son partenaire d’outre-Rhin, Berlin a quant à lui privilégié le
format nommé « QUINT », auquel participent la France, l’Allemagne, la GrandeBretagne, l’Italie et les États-Unis. Contrairement aux échanges bilatéraux, les
consultations menées dans ce cadre ont été institutionnalisées, conduisant les
directeurs chargés des dossiers méditerranéens et proche-orientaux des ministères
des Affaires étrangères à se rencontrer tous les deux mois. Ce format restreint
semble également réactif en temps de crise, les États membres ayant par exemple
recours à des téléconférences ad-hoc lorsque des échanges s’avèrent nécessaires à
brève échéance.
Pour les États qui y participent, ces petits formats multilatéraux représentent des
cercles de décisions efficaces et, en tant que tels, des compléments importants aux
formats multilatéraux plus larges. Ils permettent de préparer à trois, quatre ou cinq
États des décisions ensuite prises dans le cadre de l’UE à vingt-sept ou du G8. Le
Printemps arabe a fait l’objet de discussion aussi bien au sein des institutions
européennes que du groupe des sept plus grandes nations industrialisées et la Russie
(G8). Si Paris et Berlin les ont utilisées comme des plateformes d’échange importantes, il n’y a pas eu en revanche dans ce cadre d’initiatives franco-allemandes
concertées. Au contraire, lorsqu’il est question de savoir qui a été à l’origine de
certaines initiatives vis-à-vis de l’Afrique du Nord, les interprétations françaises et
allemandes divergent de manière frappante. Alors que des acteurs allemands
considèrent Berlin comme l’initiateur du Partenariat de Deauville dans le cadre du
Sommet du G8 et regrettent l’« enlisement »14 de l’initiative sous la présidence
française du G8, des participants français décrivent au contraire l’Allemagne
comme « peu présente »15 dans ce contexte. De même, Français et Allemands
affirment chacun de leur côté avoir inscrit le sujet méditerranéen à l’ordre du jour
13 Ibid.
14 Entretien à l’Auswärtiges Amt, Berlin, le 22 novembre 2011.
15 Entretien à l’Élysée, Paris, le 14 octobre 2011.
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de l’agenda de l’UE : les premiers sous la forme d’une position E3 rédigée à
l’Élysée sur la situation en Égypte, les seconds d’un non-papier présenté de façon
unilatérale16.
Phase II : Redéfinition de la politique européenne de voisinage –
La méthode du collage
Les différentes réactions aux bouleversements politiques en Afrique du Nord au
printemps 2011, et en particulier l’épisode du vote au Conseil de sécurité des
Nations Unies, ont montré la nécessité pour la France et l’Allemagne de se
concerter sans plus attendre sur la politique méditerranéenne. De part et d’autre du
Rhin, les dissonances franco-allemandes sur l’intervention en Libye ont été jugées
avec sévérité par les milieux politique et administratif, sans d’ailleurs que ces
causes ne fassent l’objet d’une seule et même interprétation. S’efforçant de tirer les
leçons de ce qu’ils ont interprété comme une faute de parcours, le président français
et la chancelière fédérale ont très vite cherché à reprendre la main. Dans les jours
qui ont suivi l’adoption de la résolution 1973, des discussions ont eu lieu au plus
haut niveau, marquées par la volonté de relancer la coopération17. Celle-ci s’est
notamment traduite par la présence d’Angela Merkel à la conférence des « Amis de
la Libye »18, organisée à Paris le 1er septembre 2011 – cette décision a d’ailleurs,
elle aussi, fait l’objet d’interprétations différentes, certains y voyant une initiative
de la Chancellerie fédérale, d’autres au contraire la détermination de l’Élysée à
intégrer l’Allemagne dans le groupe des « Amis de la Libye »19. Au-delà de ce geste
symbolique, cette volonté commune a débouché sur une phase de consultation plus
étroite au niveau politique, mais aussi administratif, consistant pour l’essentiel en
un échange d’informations sur les positions nationales respectives.
Si le renforcement de la concertation administrativo-politique a permis d’éviter des
conflits ouverts entre la France et l’Allemagne, et dans une certaine mesure de
masquer les dissensions existantes, elle n’a pas pour autant conduit à un rapprochement des positions françaises et allemandes sur les grands dossiers de politique
méditerranéenne. Le potentiel créatif de l’antagonisme productif, qui fait le succès
de la coopération franco-allemande depuis des décennies, n’a guère été exploité.
Plutôt que de donner lieu à une synthèse innovante construite à partir de compro16 Auswärtiges Amt, German Non-Paper, « The EU and Egypt », Berlin, 31 janvier 2011.
17 Entretien à l’Ambassade de France à Berlin, le 19 décembre 2011.
18 Cette rencontre organisée à l’initiative du président Sarkozy, et à laquelle ont participé les représentants de
plus de soixante pays, avait pour objectif d’accompagner le processus de transition politique en Libye. Elle
n’a pas seulement réuni les partisans d’une intervention militaire, mais aussi des pays critiques comme la
Russie et la Chine.
19 Entretiens à l’Élysée, le 14 octobre 2011, et à l’Ambassade de France à Berlin, le 19 décembre 2011.
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mis, ces échanges ont surtout débouché sur une juxtaposition des positions française
et allemande – et dans le meilleur des cas sur la recherche du plus petit
dénominateur commun20. Qu’il s’agisse des décisions prises lors du sommet de
Deauville dans le cadre de la présidence française du G8 en 2011 ou de la
réorganisation de la politique méditerranéenne de l’UE à la suite du Printemps
arabe, le « collage » auquel ont procédé Français et Allemands traduit une
concurrence pour le pouvoir et l’influence sur la politique méditerranéenne de l’UE.
Il débouche pour l’essentiel sur un conservatisme conceptuel marqué.
Le partenariat de Deauville
Bien qu’elle dépasse le seul cadre de la politique européenne, la discussion sur
l’aide aux pays arabes durant la présidence française du G8 est révélatrice de cette
approche. C’est bien le signal donné par la chancelière et le président qui a permis
de dépasser l’épisode libyen et de donner une nouvelle impulsion à la coopération
entre (notamment) les deux ministères des Affaires étrangères – coopération pilotée
par les directeurs en charge de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ainsi que par
les sous-sherpas à l’Élysée et à la Chancellerie fédérale. Cette concertation n’a pas
eu pour autant de caractère bilatéral spécifique, mais a pris place au sein des instances multilatérales du G8. Dans ce cadre, il semble que l’administration française ait
traité Berlin comme n’importe quel autre de ses partenaires. Elle n’a en tout cas
accordé aucun statut privilégié à la coopération avec l’Allemagne.
Quoi qu’il en soit, Paris et Berlin étaient tous deux favorables à une initiative
occidentale commune pour soutenir les pays du Sud de la Méditerranée sur la voie
des réformes. Pour l’Allemagne, il s’agissait de prolonger et ainsi de renforcer le
« Partenariat pour la transition »21 lancé par l’Auswärtiges Amt au début de l’année
2011, alors que la France souhaitait mettre en place un cadre politique élargi
permettant de consolider les moyens d’action financiers pour le Sud – tout en
inscrivant à l’ordre du jour de sa présidence un sujet politique de premier plan. Les
deux pays divergeaient en revanche sur les modalités d’un tel soutien. En dehors de
la question récurrente de la conditionnalité, sur laquelle nous revenons plus bas à
propos de la politique méditerranéenne de l’UE, ils portaient un regard différent sur
les États susceptibles de bénéficier de l’aide occidentale. Si la Tunisie et l’Égypte
20 Cf. Claire Demesmay, « La France et l’Allemagne face à l’espace méditerranéen : la persistance des
préférences nationales dans le cadre européen », Allemagne d’aujourd’hui, 2012, n° 201, p. 185-195.
21 Lancé en février 2011 et géré par une cellule diplomatique nouvellement créée, le « Partenariat pour la
Transition » (Transformationspartnerschaft) visait à soutenir l’Egypte et la Tunisie dans leurs efforts de
réformes politiques et économiques. Les projets retenus doivent faire l’objet d’une coopération germanotunisienne et relever de l’un de ces trois domaines : économie et emploi, démocratie et société civile, culture
et médias.
Réactions au Printemps arabe
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faisaient consensus, en raison du changement de régime qui y a eu lieu, l’Allemagne était réticente à la demande de la France d’associer le Maroc au plan d’aide,
dans la mesure où les réformes politiques y ont été l’initiative du pouvoir royal22. À
l’inverse, on s’est étonné à Paris que le partenaire allemand ait – peut-être en
réaction à la demande française concernant le Maroc – souhaité faire bénéficier de
l’initiative la Jordanie, qu’on jugeait nettement moins avancée dans les réformes
que Rabat23. Au final, le Maroc et la Jordanie ont tous les deux rejoint la liste des
pays bénéficiaires, sans que des critères précis ne semblent avoir été définis au
préalable. Sans être le seul fait de Paris et de Berlin, puisque leur concertation a pris
place dans un cadre multilatéral élargi, cette « juxtaposition » caractérise une
méthode dont les deux pays semblent s’être accommodés, prenant ainsi le risque de
nuire à l’efficacité des mesures de Deauville.
La réorganisation de la politique méditerranéenne de l’UE
Un constat similaire peut être fait à propos de la politique européenne de l’UE, alors
même que la donne de la coopération franco-allemande diffère sensiblement d’une
situation à l’autre. Avec le Printemps arabe, qui a estompé l’ancien clivage Est/Sud
– traditionnel facteur de division entre la France et l’Allemagne24 -, les deux pays
disposent d’un contexte plus favorable à la coopération qu’auparavant. Certes, au
ministère des Affaires étrangères français comme à la cellule diplomatique de
l’Élysée, le fait que l’Auswärtiges Amt s’intéresse de près aux transformations en
Afrique du Nord et souhaite les accompagner n’a dans un premier temps guère
retenu l’attention des diplomates en charge du dossier. Malgré l’effort de
sensibilisation de certains « médiateurs », qu’il s’agisse d’agents des ambassades ou
de fonctionnaires d’échange, l’Allemagne n’y est pas perçue comme un acteur qui
compte dans la région, sur le plan politique du moins25. À Bruxelles en revanche, où
la diplomatie allemande a rapidement cherché à imprimer sa marque sur la réorganisation de la politique méditerranéenne de l’Union européenne, l’analyse était
différente. À la Représentation Permanente de la France auprès de l’UE, on espérait
en effet que ce nouvel intérêt de Berlin lèverait les traditionnels blocages francoallemands sur la politique de voisinage26 et rapprocherait les deux pays sur le
22 Entretiens à l’Auswärtiges Amt, Berlin, les 22 novembre 2011 et 28 novembre 2011.
23 Entretien à l’Ambassade de France à Berlin, le 19 décembre 2011.
24 Cf. Andreas Marchetti et Dorothée Schmid, « La politique européenne de voisinage : potentiels d’une
‚concurrence’ franco-allemande », dans C. Demesmay et A. Marchetti (dir.), La France et l’Allemagne face
aux crises Européennes, Pessac, 2010, p. 147-167.
25 Entretiens à l’Élysée, Paris, le 14 octobre 2011, et au ministère des Affaires étrangères, Paris, les 30 janvier
2012 et 2 février 2012.
26 Sur ces différences franco-allemandes, cf. Isabel Schäfer, « Entre idéaux et intérêts : les nouvelles
perspectives françaises et allemandes sur le Maghreb », Visions franco-allemandes, 2013, n° 22,
http://www.ifri.org/?page=detail-contribution&id=7591.
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dossier méditerranéen27. Telle était du moins l’analyse faite début 2011, avant que
n’apparaissent de nouvelles différences de fond entre les deux pays.
Comme pour le Partenariat de Deauville, les discussions franco-allemandes sur ce
sujet n’ont pas eu lieu dans un cadre bilatéral, mais ont utilisé pour l’essentiel les
formats multilatéraux que sont QUINT, l’E3 et les instances européennes. Si une
concertation bilatérale a parfois eu lieu en amont de ces réunions, elle est loin
d’avoir été systématique. De même qu’il est rare que les deux ministères des
Affaires étrangères traitent les dossiers méditerranéens dans un cadre purement
bilatéral, et ne disposent pas de formats spécifiques pour ce faire, il ne semble pas
exister de coopération privilégiée entre les deux représentations permanentes à
Bruxelles, sur le sujet en tout cas. À cela s’ajoute que la concertation entre les deux
pays se heurte à des différences importantes dans les processus de décision et de
négociation internes. Le caractère centralisé du système politique français, encore
renforcé durant la présidence de Nicolas Sarkozy, permet aux diplomates d’être
assez réactifs, et donc de disposer d’une certaine marge de manœuvre durant les
négociations avec leurs pairs européens. Au contraire, côté allemand, l’implication
d’un plus grand nombre d’acteurs dans les procédures décisionnelles internes
contribue à figer les positions en fin de processus de négociation interne. Ainsi, les
diplomates français paraissent surpris d’être confrontés à Bruxelles à des positions
allemandes « déjà ficelées »28, considérées comme peu ou pas négociables.
Ces difficultés ne sont certainement pas étrangères au fait que, là encore, les discussions franco-allemandes ont davantage abouti à une juxtaposition des positions
nationales respectives qu’à des compromis innovants. Dans le cas de la réorganisation de la politique méditerranéenne de l’UE, sur laquelle on a commencé à
réfléchir à Bruxelles et dans les capitales européennes dès le printemps 2011, ce
phénomène de « collage » s’observe notamment – mais pas exclusivement – à
propos du principe de conditionnalité et des cadres d’action pour la coopération
euro-méditerranéenne.
Conditionnalité
Si le clivage franco-allemand sur les conditions d’attribution de l’aide européenne
aux pays d’Afrique du Nord n’a rien de nouveau29, il a été ravivé avec le
« Printemps arabe ». Pour marquer une rupture avec les pratiques bienveillantes vis-
27 Entretien à la Représentation Permanente de la France auprès de l’UE, Bruxelles, le 28 février 2012.
28 Ibid.
29 Cf. Timo Behr, « Enduring Differences? France, Germany and Europe’s Middle East Dilemma », Journal
of European Integration, 2008, vol. 1, n°3 0, p. 79-96.
Réactions au Printemps arabe
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à-vis des régimes autoritaires et souligner la volonté de l’UE de soutenir la
démocratisation des pays en transition, l’Allemagne revendiquait un principe de
conditionnalité strict – comme il ressort de la lettre du ministre des Affaires
étrangères allemand à la Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères
et la politique de sécurité du 15.02.201130. Pour Berlin, il s’agissait non seulement
de définir des critères permettant de mesurer la démocratisation qui soient valables
sans exception pour tous les pays de la région et d’assurer un suivi objectif des
mesures par Bruxelles ; mais aussi d’attribuer les aides européennes en fonction des
résultats obtenus et d’adopter des sanctions en cas de non-respect des engagements
pris. De son côté, Paris était beaucoup plus réticent, considérant ce principe comme
trop rigide et donc peu efficace, dans la mesure où il ne permettait pas d’adapter les
aides aux besoins des États, ni d’ailleurs aux intérêts stratégiques des Européens ;
de plus, il craignait la « concurrence déloyale »31 de nouveaux acteurs, tels que le
Qatar et la Turquie, qui ne posent guère de condition politique à leur soutien aux
États de la région. Ainsi, la diplomatie française mettait davantage l’accent sur
l’incitation aux pays nord-africains.
Il est probable que la concertation franco-allemande ait permis d’éviter un blocage
sur cette question, voire d’opérer un certain rapprochement. Tout en reconnaissant
que ce n’est « pas [sa] tasse de thé »32, Paris a accepté davantage de conditionnalité : Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères, a ainsi déclaré vouloir
« accorder davantage de soutien financier à ceux qui iront plus loin dans les
réformes démocratiques, économiques et la coopération migratoire »33. Quant à
l’Allemagne, elle a admis une certaine souplesse dans la définition et l’évaluation
des critères de démocratisation, acceptant de facto qu’un plus grand nombre d’États
bénéficient de l’aide européenne. Le gouvernement fédéral a notamment dû abandonner le principe du « less for less », selon lequel les aides européennes diminuent
en cas de non-respect des droits de l’Homme, ainsi que le principe des sanctions,
qui ne figurent pas dans les conclusions du Conseil du 20 juin 2011. Le fait que la
France et l’Allemagne aient fait un pas l’une vers l’autre n’a pourtant pas permis de
trancher la question au niveau européen. La formule retenue dans les conclusions du
Conseil des Affaires étrangères de juin 2011 a au contraire conservé les deux
exigences, placées côte-à-côte. Il y est en effet question d’octroyer les aides en
fonction « des besoins des pays partenaires, de leur volonté d’engager des réformes
et des progrès qu’ils réalisent vers l’instauration d’une démocratie solide et
30 Sur cette lettre, cf. Almut Möller, « L’Allemagne face au printemps arabe », Notes du Cerfa, juillet 2001,
http://www.ifri.org/?page=detail-contribution&id=6698
31 Entretien au ministère des Affaires étrangères, Paris, le 31 janvier 2012.
32 Ibid.
33 Intervention d’Alain Juppé devant l’Assemblée nationale, 15 juin 2001,
http://pastel.diplomatie.gouv.fr/editorial/actual/ael2/bulletin.asp?liste=20110616.html
II : Politique étrangère et de sécurité
80
durable »34. Une formulation suffisamment floue pour que tous s’y retrouvent, mais
aussi pour que la volonté de redéfinir la politique méditerranéenne de l’Union
européenne soit contredite.
Cadres d’action
Concernant les cadres institutionnels de la politique européenne, la France et
l’Allemagne ont traditionnellement une approche différente de la coopération avec
le Sud. Alors que Paris a tendance à aborder la politique méditerranéenne sous un
angle multilatéral, telle que l’incarne l’Union pour la Méditerranée (UpM), Berlin
privilégie depuis toujours la Politique européenne de voisinage (PEV) et les
instruments bilatéraux qui la constituent. Loin de s’atténuer, cette différence s’est
encore renforcée depuis le « Printemps arabe ». Tandis que les dirigeants français
– du moins sous la présidence de N. Sarkozy35 – n’ont de cesse de rappeler
l’importance de l’UpM, dont ils sont à l’origine, leurs partenaires allemands
plaident davantage qu’auparavant pour l’approche différenciée que représente la
PEV. Comme le dit un diplomate allemand, Berlin continue certes à « soutenir
sagement »36 l’Union pour la Méditerranée et l’utilise comme organisation technique sur le dossier de l’énergie37. En même temps, les dirigeants estiment plus
nécessaire que jamais d’adapter la politique européenne aux différentes situations
nationales, dans la mesure où les données économiques et politiques au Sud de la
Méditerranée sont devenues plus hétérogènes que par le passé.
Cette importante différence de vue n’a pas donné lieu à un conflit franco-allemand,
contrairement à ce qui avait été le cas lors de la mise en place de l’UpM en 200738.
À l’inverse, on n’observe pas non plus de synthèse innovante dont les deux pays
seraient à l’origine, mais plutôt (la poursuite de) la juxtaposition des positions
nationales. Contrairement au principe de conditionnalité précédemment évoqué, la
France et l’Allemagne n’ont pas opéré de rapprochement sur ce sujet au cours de
l’année 2011. En fin de compte, les deux types de politique européenne sont
toujours menés en parallèle, sans réelle remise en cause de l’une ou de l’autre, ni
réflexion sur la manière de les rendre plus cohérentes, et ainsi plus efficaces. Alors
34 Conclusions sur la Politique européenne de voisinage adoptées par le Conseil des affaires étrangères le 20
juin 2011, annexe, p. 5, http://register.consilium.europa.eu/pdf/fr/11/st11/st11850.fr11.pdf
35 Depuis l’élection de François Hollande en mai 2012, l’exécutif prend davantage ses distances vis-à-vis de
l’UpM et insiste sur d’autres instruments tels que le dialogue 5+5, une instance informelle créé en 1990 pour
favoriser les échanges entre pays de la Méditerranée occidentale.
36 Entretien à l’Auswärtiges Amt, Berlin, le 28 novembre 2011.
37 Entretiens au Secrétariat général de l’Union pour la Méditerranée, Barcelone, le 6 octobre 2011 et à
l’Auswärtiges Amt, Berlin, le 28 novembre 2011.
38 Cf. la contribution de Stephan Martens et Julien Thorel dans cet ouvrage.
Réactions au Printemps arabe
81
qu’elles pourraient être complémentaires, ces deux approches continuent ainsi à se
faire régulièrement concurrence39. L’absence de conflit franco-allemand sur le sujet
peut s’expliquer de différentes manières. On pourrait ainsi supposer que les consultations franco-allemandes ont permis de surmonter les divergences entre les deux
pays. Cependant, dans la mesure où ce dossier n’a pas connu de véritable avancée
depuis le « Printemps arabe » et où les échanges bilatéraux sur le sujet sont très
limités, il est plus vraisemblable que les deux parties n’aient pas recherché la
discussion40, voire aient délibérément évité de rouvrir un dossier réputé difficile, qui
avait envenimé la relation quelques années auparavant. Dans ce cas, la volonté
politique de dépasser l’épisode libyen n’aurait pas conduit à renforcer la coopération bilatérale sur le modèle de l’antagonisme productif évoqué plus haut, mais au
contraire à taire les différences. Comme si pour les responsables politiques des deux
pays, le maintien d’un point d’équilibre, pour aussi insatisfaisant qu’il soit, était
préférable à de nouvelles querelles.
Si ce type de coopération présente l’intérêt d’écarter ou du moins de limiter les
conflits, il ne permet pas de développer une politique innovante. Durant l’année ici
étudiée, et malgré les communications ambitieuses des dirigeants européens, l’UE
n’a pas été en mesure de définir une nouvelle stratégie, à la fois audacieuse et
volontariste, vis-à-vis de son voisinage méridional. Qu’il s’agisse des principes et
des cadres de la coopération euro-méditerranéenne, des dossiers sensibles (ouverture des marchés agricoles, facilitation des visas) ou encore des questions d’avenir
tels que le rapport à l’islam politique et aux grands acteurs régionaux, elle n’apporte
bien souvent que des réponses timides et floues, reposant sur des accords a minima.
Tandis qu’elle faisait face à des bouleversements géopolitiques inégalés, elle a ainsi
choisi la continuité de l’action. La France et l’Allemagne ne sauraient être tenues
pour seules responsables de ce manque de réactivité, mais en privilégiant l’harmonie – ou en tout cas l’absence de dysharmonie – aux discussions de fond, en
s’accommodant donc de la méthode du « collage », elles y ont incontestablement
contribué.
Conclusion
Les deux phases que nous avons identifiées dans cette étude se caractérisent l’une et
l’autre par un faible niveau de discussion entre la France et l’Allemagne. Malgré
l’importance du sujet depuis le « Printemps arabe » et les différences francoallemandes en la matière, les acteurs traditionnels de la coopération bilatérale
39 Cf. Claire Demesmay, Carsten Främke, Katrin Sold, « Auf der Suche nach Kohärenz. Die europäische
Mittelmeerpolitik nach dem arabischen Frühling », Leviathan, 2012, vol. 1, p. 52-70.
40 Entretien avec un membre du Bundestag, Berlin, le 30 novembre 2011.
82
II : Politique étrangère et de sécurité
semblent avoir été peu impliqués dans ces dossiers. Les agents des ambassades
comme les fonctionnaires d’échange dans les ministères des Affaires étrangères ont
certes cherché à expliquer aux acteurs nationaux les positions du pays partenaire et
ainsi favorisé l’échange d’informations entre les deux pays. Mais, de l’aveu même
des diplomates chargés des questions méditerranéennes dans les deux capitales, ces
généralistes de la relation franco-allemande ne jouent qu’un rôle mineur dans le
processus de communication et plus encore de décision. Ainsi, ils ne sont pas en
mesure de donner des « impulsions à long terme »41 à la coopération, qu’ils
contribuent tout au plus à fluidifier. En cas de crise ou face à des sujets très
politiques, la communication a lieu directement entre les spécialistes des deux
ministères, sans l’implication de ces généralistes. Quant à la concertation parlementaire, elle semble très peu consistante sur ces questions, pour ne pas dire
« inexistante »42. Les échanges noués entre les députés des deux pays permettent
certes d’atténuer les incompréhensions et d’« amortir les chocs psychologiques »43
liés aux divergences, comme à propos de l’intervention en Libye, mais ils ne
peuvent tenir lieu de discussion de fond permettant – dans le meilleur des cas – de
dégager des propositions communes. Enfin, le forum de discussion bilatéral qu’est
le Conseil franco-allemand de défense et de sécurité n’a pas été utilisé une seule
fois en 2011, alors qu’il s’y serait prêté.
Dans la première phase étudiée, qui correspond à la réaction immédiate aux soulèvements populaires en Tunisie et en Égypte, on peut affirmer qu’il n’y a eu ni
concertation ni coordination entre les deux pays. Cela s’explique en grande partie
par la surprise des pouvoirs publics face à une situation à laquelle ils n’étaient
nullement préparés. De part et d’autre du Rhin, la priorité était de rétablir la relation
bilatérale avec les pays d’Afrique du Nord concernés par la transition. À cela
s’ajoute l’absence traditionnelle de réflexe franco-allemand en termes de politique
méditerranéenne. Au Quai d’Orsay, il n’est pas rare d’entendre que la France « n’a
pas besoin de l’Allemagne » dans la région44. Quant à l’Auswärtiges Amt, il a
souhaité que l’Allemagne commence par consolider sa position d’« entrant » avant
de nouer des partenariats européens. C’est aussi dans cette logique que s’inscrivent
les malentendus à propos de l’intervention en Libye, qui laissent apparaître de
vraies difficultés de communication entre les deux ministères des Affaires
étrangères. S’il y a bien eu des échanges entre les diplomates chargés du dossier à
Paris et Berlin, ainsi qu’entre les ministres eux-mêmes, ils n’ont pas permis de lever
les ambigüités existantes, et moins encore de parvenir à un accord. On peut
41 Entretien à l’Auswärtiges Amt, Berlin, le 28 novembre 2011.
42 Entretien avec un membre du Bundestag, Berlin, le 10 février 2012.
43 Entretien à l’Assemblée nationale, Paris, le 14 octobre 2011.
44 Entretien au ministère des Affaires étrangères, Paris, le 30 janvier 2012.
Réactions au Printemps arabe
83
supposer que ces difficultés sont moins liées aux structures de concertation en tant
que telles qu’à un manque de volonté politique de surmonter les divergences
nationales.
C’est en cela que se distingue la deuxième phase de la première. Ayant débuté après
le vote de la résolution 1973 et la crise franco-allemande qui s’en est suivie, celle-ci
se caractérise par la volonté du président et de la chancelière fédérale d’éviter à
l’avenir ce genre de conflit. Si la majorité des échanges franco-allemands a continué
à avoir lieu dans un cadre multilatéral, ils ont été plus nombreux que dans la
première moitié de l’année. Il semble ainsi que l’échange d’informations ait été
satisfaisant, permettant aux diplomates des deux pays de mieux connaître les
positions du partenaire. Comme nous l’avons montré, cette décision politique prise
au plus haut niveau n’a pourtant pas conduit à intensifier la coopération sur les
dossiers méditerranéens, mais plutôt à mettre les différences nationales entre
parenthèses. Les échanges franco-allemands se sont ainsi traduits par une juxtaposition des positions françaises et allemandes, contribuant elle-même à un certain
immobilisme de la politique européenne. Ainsi, bien que Paris et Berlin disposent
d’un système de concertation hautement institutionnalisé, les mécanismes et forums
d’échange ne sauraient à eux seuls garantir une coopération de qualité. La présente
étude rappelle que la volonté politique reste indispensable, notamment s’il s’agit de
dossiers sur lesquels Français et Allemands ne forment pas un tandem traditionnel.
Or, cette volonté ne doit pas seulement avoir pour objet le dialogue, mais aussi le
dépassement des différences grâce à de véritables compromis.