Bouvier, Nicolas

Transcription

Bouvier, Nicolas
Par Valérie Blanchet
Bouvier, Nicolas, « Routes et déroutes. Réflexion sur l’espace et l’écriture », Revue
des sciences humaines, no. 214, avril-juin 1989, p.177-186.
Résumé
L’existence nomade à laquelle convie le voyage est une expérience déterminante dans
l’œuvre de Nicolas Bouvier. Les images et les impressions du voyage s’imposent à
l’esprit du voyageur longtemps après son retour et le poussent à raconter ce qu’il a vu et
vécu. Si les lectures de jeunesse de l’auteur sont les premières à nourrir sa fascination
pour le lointain (London, Rimbaud, Melville et Michaux), ce n’est pas la part d’exotisme
contenu dans ces récits qui fait naître le désir de l’écriture. C’est plutôt l’expérience
fondamentale du monde, vécu par le corps et les sens, que Bouvier essaie de rendre dans
son travail sur les mots.
Avec Cingria et Michaux, Bouvier partage cette idée que les instants du vécu où l’homme
vit pleinement exigent une disponibilité au monde difficile à installer. Les limitations
humaines réduisent ces moments où les disparités s’évanouissent pour laisser entrer le
monde dans sa dimension poétique. Le déracinement constant qui a cours durant le
voyage et la précarité de la vie nomade ébranlent les certitudes du sujet et lui permettent
de renouer avec les éléments essentiels de l’existence. Celui-ci développe alors une
ouverture nouvelle à l’espace et à ses exigences.
Il n’est pas nécessaire de parcourir de longues distances pour que s’installe ce nouveau
rapport au monde. L’accumulation de petits déplacements dans le temps décuple les
perceptions et les instants poétiques. Encore une fois, c’est l’idée de se mettre en route,
de partir qui instaure une nouvelle attitude face au monde, mais surtout qui permet de
renouveler sa vision des choses. Le déplacement lent que privilégie Bouvier élimine
l’exotisme trompeur et enflé. C’est dans les détails que se goûte la variété du monde. Pas
de surprise ou de transformation radicale. Le monde envisagé dans sa continuité devient
cohérent. Le déplacement lent que pratique Bouvier devient une errance. À un certain
moment, ne sachant plus où il va ni d’où il vient, il se retrouve devant le vide. Il n’y a
plus de distinction entre soi et le monde environnant, l’identité du sujet s’est évanouie.
Bouvier fait l’apologie de la Suisse, son pays d’origine. Il renverse l’image stéréotypée
voulant que le peuple suisse se distingue par sa rigidité et son repli sur lui-même en
relevant dans l’histoire de ce petit pays de montagne les grands voyageurs qu’il a vus
naître. Dans ce territoire restreint et frappé par des pénuries cycliques au cours de son
histoire, le voyage constitue une panacée à la claustrophobie et à l’insatisfaction ressentie
par plusieurs de ses concitoyens.
Depuis les années cinquante, une ouverture nouvelle au monde oriental bouleverse les
mentalités. L’Asie a légué à l’Occident une conception du voyage qui a profondément
transformé la manière d’envisager le monde. En Orient, partir sur les routes et adopter un
mode de vie nomade est hautement valorisé. Peu importent les motifs du voyage c’est le
trajet qui compte car ce sont les épreuves surmontées, les savoirs révélés au cours du
périple qui permettent d’accéder à la sagesse. Le voyageur à son retour a la tâche de
raconter ce qu’il a vu et appris. Pour la génération de Bouvier, c’est sur les routes
seulement que cette sagesse orientale est accessible puisque à cette époque,
l’enseignement de l’histoire dans les universités européennes ignore l’Asie. Pourtant,
plusieurs épisodes de cette même histoire, aujourd’hui révélés, racontent la fascination
qu’elle a exercée sur l’Occident et ce, dès la Grèce antique. C’est ce blanc sur la carte,
injustifié selon Bouvier, qu’il a voulu explorer en prenant la route de l’Est.
L’Asie se caractérise par la densité historique qui sous-tend sa géographie : « Migrations,
ambassades, invasions, pèlerinages, négoce du lapis, du jade ou de la soie, tout a été
parcouru, tout est occupé ou hanté » (p. 184). Cette omniprésence du passé constitue le
principal contraste entre ces deux mondes. Alors qu’en Europe la mort est redoutée et
rapidement expédiée quand elle survient, en Asie, sa perspective omniprésente enrichit
l’existence tout entière. Il n’y a pas de cloisonnement entre le monde des vivants et celui
des morts. Les étapes de la vie sont ainsi mieux assumées. Cette intégration de la mort
comme principe qui vivifie l’existence constitue une révélation importante pour Bouvier
et va transparaître dans son travail.
Le voyage convoque à une certaine mort de soi. Il met à l’épreuve les acquis, dépouille le
sujet des masques qui filtrent son regard, ce qui permet d’envisager le monde avec des
perceptions plus claires. L’écriture du voyage, si elle est pratiquée avec le même
engagement, portera nécessairement le reflet de cette transformation et les mots perdront
de leur opacité. Cette disparition du sujet pour laisser la place à la totalité implique un
travail d’humilité. Par conséquent, la puissance d’évocation qui se dégage d’un tel texte
est beaucoup plus importante puisqu’il ouvre à un vaste horizon plutôt que d’être centré
sur le sujet d’énonciation.
Citations choisies
« Incantation de l’espace, décantation du texte. Pendant des années j’ai suivi ce
mouvement pendulaire qui passe du “voir” au “donner à voir”, la parole naissant, non de
l’exotisme qui n’est que preuve de malentendu, mais d’une géographie concrète
patiemment investie et subie. » (p. 178)
« [...] on vit dans une dimension poétique où les choses cessent d’apparaître comme
isolées, disjointes, solitaires pour laisser éclater leurs harmoniques et leurs innombrables
complicités ou alors on ne vit pas ». (p. 178)
« Il est vrai que nous accordons bien rarement au monde la présence fervente et
inconditionnelle qu’il attend et mérite. Nous prêtons une oreille distraite, une perception
monodique à la polyphonie de ses menaces et de ses liesses. Par insuffisance centrale et
prudence nous nous tenons à distance de ces vastes zones magnétiques où une héraldique
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secrète que notre incuriosité nous dérobe se manifeste, où justement ces polyphonies
résonnent. » (p. 178)
« Pour les vagabonds de l’écriture, voyager c’est retrouver par déracinement,
disponibilité, risques, dénuement, l’accès à ces lieux privilégiés où les choses les plus
humbles retrouvent leur existence pleinière et souveraine. » (p. 178)
« La lenteur et l’espace agissent, ajustent et purgent comme une drogue à la fois émétique
et hallucinatoire. Le bagage matériel et mental s’affine et s’amenuise sans qu’on n’y soit
pour rien [...] Au terme du traitement, le voyageur a pratiquement disparu. » (p. 179)
« Ce blanc de la carte me paraît douteux, absurde, je suis donc allé chercher comme
Gorki “mes universités sur les routes”, et ce que j’ai pu percevoir de l’immense et
merveilleux passé asiatique m’est venu sans manuels ni leçons mais par la plante des
pieds. » (p. 183)
« [...] l’Asie qui affirme “qu’il n’y a de sérénité que dans la tombe ou dans le ventre de la
mère” (proverbe vietnamien) donne à notre existence valeur de trajet initiatique entre ces
deux points de passage et de repos. Trajet que rien ne condamne à être “une vallée de
larmes” mais qui dispense à la surprise ses épreuves, ses éblouissements, ses questions et
que toutes philosophies asiatiques invitent, par des moyens divers, à transformer en
“parcours du combattant” » (p. 185)
« Le voyage où, petit à petit, tout nous quitte est aussi, symboliquement et réellement,
passage d’un état grossier à un état subtil et donc, apprentissage de la mort. Le but de
l’état nomade n’est pas de fournir au voyageur trophées ou emplettes mais de le
débarrasser par érosion du superflu, c’est dire de presque tout. » (p. 185)
« L’écriture, lorsqu’elle s’approche du “vrai texte” auquel elle devrait accéder, ressemble
intimement au voyage parce que, comme lui, elle est une disparition. Certes pas
affirmation de la personne mais sa dilution consentie au profit d’une totalité qu’il faut
sinon exprimer (on ne peut pas), au moins rejoindre. » (p. 186)
Réflexion personnelle
Bouvier fait partie de la génération qui a ouvert la voie. Il parcourt l’Asie alors que
Kerouac publie Sur la route et lit les philosophes orientaux. Bouvier publie L’usage du
monde en 1963 au moment même où le célèbre écrivain américain effectue un voyage en
Inde. Cet héritage asiatique qui transparaît dans la littérature va s’étendre et embraser la
génération suivante, surtout en Amérique où les hippies manifestent l’urgent besoin de
revenir à des valeurs essentielles, notamment en sillonnant les routes du globe. Pour
Bouvier, le voyage est non seulement une étape essentielle à son processus d’écriture,
mais il se trouve aux fondements mêmes de son esthétique. Il implique un travail
personnel, une perte progressive de ce qui conforte l’identité afin d’accéder à une
compréhension du monde renouvelée. Les structures de la pensée qui proviennent de
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l’éducation sont ainsi transcendées et les perceptions libérées de leurs entraves. Le
déplacement concret envisagé comme un cheminement spirituel par la pensée orientale,
ouvre progressivement la conscience du sujet au monde qui l’environne. À partir du texte
de Bouvier on comprend mieux alors sur quelles bases se fonde la réflexion géopoétique
de White, notamment sa conception du voyage qui implique à la fois un mouvement du
corps et de l’esprit vers l’extérieur. Comme White, Bouvier critique l’étroitesse d’esprit
de l’intelligentsia occidentale qui, par ignorance et par crainte de cet autre menaçant son
intégrité, a occulté l’Asie pendant des siècles. Le monde occidental a ainsi été privé d’une
pensée qui, à plusieurs égards, comble ses lacunes. En réfléchissant sur le rapport de
l’homme à l’espace, la géopoétique permet de rétablir cette relation plus essentielle du
sujet au monde.
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