Questions de repérage Questions d`analyse Question de

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Questions de repérage Questions d`analyse Question de
Questions de repérage
1. Au-delà des convenances sociales, le savoir-vivre présente-t-il un quelconque intérêt ?
2. Quel aspect de la civilité, les bonnes manières permettent elles de saisir ?
3. Selon N. Elias, que marque l’essor du quasi-nudisme sur plage ?
4. Qu’exprime la phrase entendue à la bataille de Fontenoy : « Messieurs les Anglais, tirez les
premiers… » ?
5. Comment la théorie dite de « la vitre cassée » permet-elle d’interpréter les incivilités ?
6. Au fil de l'histoire, les humains ont inventé différents types de conversations amoureuses dont
chacun a engendré une forme particulière de relation. Quels sont les quatre langages amoureux
possibles ?
Questions d’analyse
7. Pour La Bruyère, la civilité dans « l’ordre privé » contribue à « cette attention à faire que les autres
soient contents de nous et d’eux-mêmes ». Comment comprendre la civilité dans le cadre des rapports
des hommes avec les femmes ?
8. Zeus envoya Hermès « afin qu'il y eût dans les cités un ordre établi et les liens créateurs d'amitié ».
Comment comprendre la civilité dans le cadre de « l’ordre politique » ?
Question de synthèse avec titre et plan
9. A. PONS affirme « Civilité, disent les dictionnaires actuels, est un terme "vieilli". Sans doute, mais
il ne fait pas oublier que cette vieillesse porte le poids d'une histoire qui est celle du monde occidental,
pour ne pas dire celle de l'humanité. (...) On pense qu'il serait peut-être temps de réactiver sinon le mot,
du moins la chose, et en tout cas de s'interroger sérieusement sur le sens et la portée de la notion de
civilité ».
Commentez ce propos en précisant à l’aide des documents de ce dossier la place de la civilité dans
notre société.
Donnez un titre à votre question de synthèse.
Présentez le plan que vous suivrez pour répondre.
Analyse-synthèse 2003 – Questions – p. 1
SESAME 2003
Analyse et synthèse
Dossier de Textes
Sommaire
LE LIVRE DE LA SERENITE .............................................................................................................5
Présenté par Catherine Rambert ......................................................................................................5
LES RITUELS DU SAVOIR-VIVRE ...................................................................................................6
Dominique Picard.............................................................................................................................6
PUDEUR, POLITESSE ET CIVILISATION ......................................................................................9
Nicolas Journet .................................................................................................................................9
DECENCE MEDIEVALES .................................................................................................................13
Pudeur, politesse et civilisation ......................................................................................................13
RETENUE DANS LES MŒURS ET MAITRISE DE LA VIOLENCE POLITIQUE ..................14
Claudine Haroche...........................................................................................................................14
LA « CIVILITE » DU « BEAU-JOUEUR » .......................................................................................17
Michel Porret ..................................................................................................................................17
CIVILITE ..............................................................................................................................................20
Encyclopédia Universalis ...............................................................................................................20
LES BONNES MANIERES .................................................................................................................23
ÉRASME .........................................................................................................................................23
LES CARNETS DU MAJOR THOMPSON ......................................................................................25
Pierre Daninos................................................................................................................................25
AU TEMPS OU L’ON SE BATTAIT CORRECTEMENT ..............................................................26
Les carnets du Major Thompson.....................................................................................................26
GALANTERIE......................................................................................................................................27
Emmanuel Bury...............................................................................................................................27
DE LA CONVERSATION...................................................................................................................29
Theodore Zeldin ..............................................................................................................................29
LE SAVOIR-VIVRE AUJOURD'HUI ...............................................................................................32
Christine Géricot ............................................................................................................................32
LES ENFANTS DANS LE TRAIN .....................................................................................................33
Philippe Val ....................................................................................................................................33
CIVILITES EXTREMES.....................................................................................................................34
Ouvrage collectif sous la direction d'Alain Montandon .................................................................34
CIVILITE - URBANITE......................................................................................................................37
Alain Pons.......................................................................................................................................37
LA SOCIETE INCIVILE.....................................................................................................................40
Sebastian Roché ..............................................................................................................................40
INCIVILITES ET INSECURITE .......................................................................................................41
Julien Damon ..................................................................................................................................41
LA SOCIETE POLICEE .....................................................................................................................49
Robert Muchembled ........................................................................................................................49
3
4
Le Livre
de la sérénité
De la politesse et de l’incivilité.
Présenté par Catherine Rambert
Édition n°1, 1999.
« La politesse est une monnaie qui enrichit non point celui qui la reçoit, mais celui qui la dépense. »
PROVERBE PERSAN
« La politesse n'inspire pas toujours la bonté, l'équité, la complaisance, la gratitude ; elle en donne du moins les
apparences, et fait paraître l'homme au-dehors comme il devrait être intérieurement. L'on peut définir l'esprit de
politesse, l'on ne peut en fixer la pratique : elle suit l'usage et les coutumes reçues ; elle est attachée aux
temps, aux lieux, aux personnes, et n'est point la même dans les deux sexes, ni dans les différentes
conditions ; l'esprit tout seul ne la fait pas deviner : il fait qu'on la suit par imitation, et que l'on s'y perfectionne. Il
y a des tempéraments qui ne sont susceptibles que de la politesse et il y en a d'autres qui ne servent qu'aux
grands talents, ou à une vertu solide. Il est vrai que les manières polies donnent cours au mérite, et le rendent
agréable ; et qu'il faut avoir de bien éminentes qualités pour se soutenir sans la politesse. Il me semble que
l'esprit de politesse est une certaine attention à faire que par nos paroles et par nos manières les autres soient
contents de nous et d'eux-mêmes. »
LA BRUYERE, LES CARACTERES
« L'incivilité n'est pas un vice de l'âme, elle est l'effet de plusieurs vices : de la sotte vanité, de l'ignorance de
ses devoirs, de la paresse, de la stupidité, de la distraction, du mépris des autres, de la jalousie. Pour ne se
répandre que sur les dehors, elle n'en est que plus haïssable, parce que c'est toujours un défaut visible et
manifeste. Il est vrai cependant qu'il offense plus ou moins, selon la cause qui le produit. »
LA BRUYERE, LES CARACTERES
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Les rituels du
savoir-vivre
Pourquoi s'intéresser au savoirvivre aujourd'hui ?
Dominique Picard
Éditions du SEUIL, 1995.
Savoir-vivre, politesse, bienséance... Ces mots peuvent évoquer une atmosphère
guindée, synonyme d'hypocrisie, de contrainte et d'artifice. Certes, on admet qu'il faut être
poli... sans trop savoir pourquoi d'ailleurs ; comme une sorte d'évidence, un rituel nécessaire
qu'il n'est pas utile de justifier.
Mais au-delà des convenances sociales, le savoir-vivre présente-t-il un quelconque
intérêt ?
La réponse sera aussi directe que la question : un intérêt fondamental. En effet, je
voudrais montrer que le savoir-vivre n'est pas une civilité surannée ; il constitue au contraire
la base de la vie sociale. Comprendre la politesse, savoir ce qui la sous-tend et à quoi elle
sert, c'est pénétrer au cœur même de notre culture ; c'est aussi comprendre la logique
profonde qui préside aux relations humaines.
Pourtant, les règles du savoir-vivre peuvent paraître totalement arbitraires : Pourquoi un
homme doit-il toujours s'effacer devant une femme, mais la précéder pour entrer au
restaurant ? Pourquoi ne faut-il pas couper le pain avec un couteau ? Pourquoi doit-on dire
« Bonjour monsieur » et non « Bonjour monsieur Dupont » ?
Pures conventions... Certes. Mais en les comparant et en les confrontant les unes aux
autres, on découvre peu à peu qu'elles obéissent à une logique rigoureuse et répondent à
certaines fonctions. (…)
Si le savoir-vivre est essentiel à la vie en société, c’est qu'il
structure et facilite les rapports interpersonnels
Vivre sous le regard des autres est souvent source d'embarras. Il suffit pour s'en
convaincre de considérer la quantité de questions qu'on se pose dès qu'il s'agit de sortir de
chez soi. Comment s'habiller pour une réception ? Comment tourner une lettre qui ne soit ni
obséquieuse ni désinvolte ? Comment aborder les gens que l'on veut rencontrer et comment
les quitter ? Comment se débarrasser d'un gêneur sans devenir grossier ? Peut-on parler
affaires dans un cocktail ou est-ce déplacé ? D'une façon générale, comment trouver la bonne
distance avec ses collègues, ses voisins ou ses clients pour être aimable sans être
importun ?...
6
Derrière l'abondance de ces questions transparaît une inquiétude ; elle laisse supposer
que quelque chose d'important se joue dans les relations sociales ; qu'il convient de les
aborder avec circonspection. Souvent on se dit qu'il doit y avoir une réponse, un code pour
nous tirer d'embarras. On a même le sentiment que certains le connaissent mieux que
d'autres : ceux dont le comportement est toujours adapté et dont on envie l'aisance. Le
savoir-vivre est bien ce code et son rôle est essentiel pour communiquer avec autrui.
Quand on entre en contact avec quelqu'un, on prend le risque d'être jugé. Il faut donc se
présenter sous un jour favorable. Suivre les préceptes d'un code, c'est légitimer sa position au
regard de tous, y compris au sien. On peut montrer qu'au niveau psychologique ou identitaire
le savoir-vivre joue un rôle de réassurance et de protection.
Le savoir-vivre sauve de la gêne, prévient les hésitations, rend les contacts plus fluides.
Dans la communication, il assure ainsi un rôle de facilitation et de régulation. Il propose des
modèles de conduite adaptés aux différentes situations sociales. Il prévoit ce qu'il faut faire en
toutes circonstances.
Enfin, il assume également une fonction sociale : en valorisant une certaine façon d'être
et en faisant de la distinction une norme, il secrète des valeurs et une idéologie qui favorisent
la cohésion du groupe et le renforcement de l'ordre social.
Le savoir-vivre : un objet de recherche en sciences
humaines ?
Le savoir-vivre apparaît donc comme la dimension normative, codifiée et ritualisée des
relations sociales. En tant que tel, il constitue certainement un champ privilégié pour les
sciences humaines.
L'anthropologue Norbert Elias, voyant dans la civilité l'essence de notre culture, a cherché
1
à en dégager le sens, le rôle social et l'évolution dans les premiers « traités de civilité » . (…)
En effet, les actes quotidiens peuvent être considérés comme les variations individuelles
d'un système qui les génère et leur donne sens. Ce système (largement inconscient dans ses
principes) exerce une triple fonction : il propose un modèle de conformité valorisé
positivement ; il favorise l'intégration sociale : il confère aux comportements une signification
et une valeur clairement saisissables à l'intérieur d'un groupe donné. Le système sous-jacent
et les comportements de surface n'ont de sens que l'un par rapport à l'autre. Les conduites ne
sont intelligibles que par rapport aux règles qui les sous-tendent ; les règles n'existent que
parce qu'elles s'actualisent dans des conduites. De plus, on constate une inter-influence entre
les deux : le système de règles guide les comportements ; mais les modifications qui
apparaissent au niveau des conduites peuvent également retentir sur le code. On peut se
demander, par exemple, si l'émancipation de la femme n'a pas retenti sur le statut qu'elle
occupe dans le savoir-vivre. (…)
Le savoir-vivre est aux relations sociales ce que la grammaire
est à la langue
(...) De même que toute langue fonctionne à partir d'un système de règles qui la soustend, le besoin d'un code pour réguler les interactions sociales s'est toujours fait sentir. Les
traités qui en sont l'expression constituent un genre séculaire. Ils semblent avoir été d'un
usage courant dès le XVI° siècle ; mais on trouve é galement des règles de conduite à table,
rédigées en latin, qui remontent au XI° siècle. Plu s largement, à toutes les époques, on a
1
Le terme "civilité" apparaît pour la première fois en 1530 dans La Civilité puérile (De civilitate morum perilium)
d'Érasme, ouvrage considéré comme le texte fondateur de la littérature de la civilité et du savoir-vivre.
7
consigné ce que l'on considérait comme convenable ou non. Si bien que, comme le dit N.
Elias, il est « impossible de remonter aux origines d'un processus qui n'en a pas ».
Les traités de savoir-vivre
Si c'est un genre ancien, c'est un genre qui a évolué. En France, c'est à la fin du XIX°siècle qu'il a pris sa forme actuelle. Les Usages du monde (1899) de la fameuse baronne
Staffe constituent un modèle de référence. Depuis, plusieurs centaines de traités ont été
écrits. Certains d'entre eux sont régulièrement réédités. Aujourd'hui encore, il en paraît au
moins un nouveau chaque année, souvent même dans des éditions de poche, ce qui suppose
une grande diffusion. Les plus récents affichent une volonté de renouveler le genre et
s'intitulent facilement Le Nouveau Savoir-vivre ou Le Savoir-vivre d'aujourd'hui. Pourtant, en y
regardant de plus près, on s'aperçoit qu'ils se copient beaucoup les uns les autres ; et
certains ne sont, en grande partie, que des réécritures d'ouvrages antérieurs.
Qui les écrit d'ailleurs ? Rarement ce qu'on pourrait considérer comme des
« spécialistes » de la question. Parfois, c'est une personne connue pour sa réussite sociale
ou sa fréquentation des grands. C'est le cas de Nadine de Rothschild, petite fille du peuple
qui a épousé un baron et dont la trajectoire a fait l'objet de beaux succès de librairie. D'autres
fois, ce sont des journalistes, souvent spécialisées dans la presse féminine. Ou bien encore
des mondains ou des écrivains qui ont répondu à une commande d'éditeur. En fait, les
auteurs n'ont pas, en ce domaine, une réelle importance. La plupart n'ont pas marqué le
genre et n'ont laissé aucune trace personnelle : ce qu'ils disent se ressemble et seuls le style
et la composition de l'ouvrage diffèrent réellement d'un traité à l'autre. Ce qui montre bien
qu'ils ne sont que les porte-parole d'un discours impersonnel.(…)
Si le savoir-vivre est dans les traités, il est aussi dans la rue
L'analyse des traités permet de dégager la structure, le sens et les fonctions des codes de
politesse. Mais rend-elle compte des conduites effectives ? Si l'on poursuit l'analogie avec la
linguistique et la grammaire, on peut supposer qu'on trouvera entre la norme et la pratique
une distance similaire à celle qu'on observe entre le langage écrit et le langage parlé.
Cet écart existe bien sûr : il suffit de regarder autour de soi pour s'apercevoir qu'un peu
partout on martyrise autant les préceptes du savoir-vivre que ceux de la syntaxe. On petit
avoir le sentiment que les usages des manuels n'ont cours que dans certains milieux
privilégiés, ce qu'on appelait autrefois « le monde ». Et pourtant, s'il est vrai que les traités
traduisent surtout le code relationnel des classes supérieures, il est aussi vrai que chaque
milieu a son propre code. Même là où le souci de la politesse est minimal - comme dans
certains groupes d'adolescents - on pourrait retrouver les fondements d'un code rituel avec
des enjeux similaires à ceux du savoir-vivre : défendre son identité, avoir sa place, aborder
l'autre sans trop de risques... Et puis la présence de la norme se fait toujours sentir. Face aux
conduites transgressives, il y a toujours quelqu'un pour remarquer la transgression et y réagir.
Pour mesurer la distance ou la conformité des pratiques au code, il n'y a qu'une seule
solution : il faut mettre en perspective les codes écrits avec des situations vécues.
8
Pudeur, politesse
et civilisation
Norbert Elias a-t-il raison ?
Nicolas Journet
Sciences Humaines, Février 2002.
Les gestes de, pudeur, et les bonnes manières sont, selon Norbert Elias, les
signes visibles du processus de civilisation qui affecte l’Europe depuis la
Renaissance. Mais la maîtrise de soi est-elle vraiment l’apanage de l’homme
moderne ?
e
Jusqu’au XIV siècle, dans les villes
allemandes, on pouvait, parait-il, assister
au spectacle hebdomadaire de familles
entières, hommes, femmes et enfants,
traversant la ville nus comme des vers
pour se rendre au bain public. Dans le
e
même ordre d’idées, il semble qu’au XIV
siècle, les usages du corps et les manières
de table étaient beaucoup moins
contraignants que les nôtres. Érasme, en
1530, conseillait aux jeunes gens de
cacher le bruit de leurs pets en toussant,
et de se servir de trois doigts pour puiser
la viande dans les plats, sans les essuyer
sur la manche de leur voisin... De telles
recommandations relèveraient aujourd’hui
de l’ironie. Quant à la fourchette, une
première version « à deux dents » amenée
e
au doge de Venise au XI siècle fit long
feu : des prêtres en condamnèrent l’usage,
et en France, il faudra attendre Henri III
pour en voir apparaître l’usage à la cour.
Ailleurs, on s’en moque surtout...
mœurs ». L’idée, développée en trois
tomes,
se
résume
aisément :
la
« civilisation », explique, Elias, est une
question de mœurs, en particulier de ces
petites et grandes règles qui pèsent sur
l’usage du corps, la satisfaction des
besoins, des instincts et des désirs
humains. Or, cette dimension de la morale
a connu une évolution très marquée en
Europe à partir de la Renaissance :
l’homme médiéval vivait dans une sorte de
barbarie plus ou moins innocente, une
liberté réelle d’exprimer violemment ses
émotions, ses désirs et de satisfaire ses
besoins les plus matériels sans souci du
e
regard d’autrui. A partir du XVI siècle, tout
cela - politesse, manières de tables, règles
de pudeur et de décence - commence à
être codifié par les nobles de cour. Au
e
XVIII , ce sont les bourgeois qui
s’emparent de ces bonnes manières. Au
e
XIX , le mouvement culmine et se
démocratise encore : l’ère est à la morale
puritaine, qui s’appelle « hygiène ». Y
sommes-nous encore aujourd’hui ? C’est
une autre question. Selon N. Elias, ce
mouvement inachevé dessine toute
C’est avec de tels faits et documents
savoureux que Norbert Elias a introduit
dans l’analyse historique et sociologique
de l’Occident la notion de « civilisation des
9
sociétés modernes, à travers l’univers
psychiatrique et carcéral.
l’histoire politique, sociale et culturelle de
l’Occident. Car l’évolution de ces
marnières du corps sont le produit de la
généralisation
d’un
modèle
de
personnage : celui du noble courtisan.
La « civilité » dans sa plus grande
généralité ne se confond donc pas avec la
pure et simple multiplication des interdits
touchant au sexe, à la propreté, à la
politesse et à l’usage de la violence. Ce
n’est pas un simple code : c’est aussi une
culture. L’évolution des mœurs, dans sa
partie moderne, est surtout caractérisée,
écrit N. Elias, par une intériorisation
croissante des normes qui rend, de plus
en plus superflus les mécanismes sociaux
de répression. Pour lui, la civilisation n’est
pas seulement une affaire d’étiquette : il
sait très bien que des tabous, et des rites
compliqués peuvent exister chez des
peuples considérés comme primitifs. Le
mouvement de civilisation, lui, fonctionne
par principes universels et atteint la
conscience même de l’individu. Bref, il ne
s’agit plus simplement de règles de
conduites, mais de sentiments intimes qui
génèrent culpabilité et regrets, se
reproduisent d’eux-mêmes et ressemblent
au refoulement freudien.
Le pouvoir d’État, moteur de
la civilisation
La révolution des mœurs, explique N.
Elias, n’aurait jamais eu lieu sans la
« domestication » des guerriers, leur
transformation en noblesse de cour : du
e
e
XII au XVIII siècle, en effet, en France du
moins, on assiste à la montée du pouvoir
royal -et à la transformation des classes
féodales en noblesse de cour. Le Prince y
impose sa marque sur tous les aspects de
la vie de ses courtisans : amours, guerres,
manières de table, politesse et règlement
des conflits. En même temps, la société
s’enrichit et se complexifie : les hommes
deviennent de plus en plus dépendants les
uns
des
autres :
ils
sont
« organiquement » liés par la division du
travail. Ils ne peuvent plus vivre séparés
en communautés fermées sur ellesmêmes. Ce sont là, estime Elias, les deux
causes profondes pour lesquelles se
développe, dans les classes dominantes,
noble puis bourgeoise, une morale fondée
sur la maîtrise croissante des pulsions
physiques et émotionnelles. Il ne s’agit
plus seulement de faire appliquer des
règles de politesse, de pudeur et
d’évitement, mais de parvenir à un autocontrôle de chacun par lui-même, surtout
en ce qui concerne les contacts corporels,
la sexualité et la violence.
N. Elias, dans une interview donnée en
1974, en donnera un exemple on ne peut
plus actuel : le quasi-nudisme sur plage,
en plein essor, ne marquait-il pas un
renversement dans le processus de
civilisation, un retour à l’impudeur et à la
permissivité ? Pas du tout, explique-t-il : le
bikini exprime la libération de la femme,
c’est-à-dire l’égalisation des conditions.
Par ailleurs il suppose, de la part de tout
un chacun, un contrôle accru de ses
émotions et de ses comportements, ainsi
que de nouvelles habitudes de conduite :
une femme se dénudera la poitrine à la
plage, mais jamais chez le coiffeur.
La civilité est intériorisée
L’œuvre de N. Elias sur le processus
de civilisation, redécouverte dans les
années 70, a été accueillie en France avec
enthousiasme par des historiens comme
François Furet, André Burguière et
Emmanuel Le Roy Ladurie. Elle reflétait en
effet leur propre effort pour faire de
l’histoire une science des mentalités. Elle
incarnait aussi une sociologie historique à
visée théorique élevée et inaugurait une
forme d’histoire des mœurs qui, depuis, a
e
Ce mouvement aboutit, au XIX siècle,
par exemple, à la conception puritaine qui
veut que l’on ne parle plus du tout de
sexualité devant des enfants, et que la
moindre nudité soit un objet de scandale.
Michel Foucault, lui, partira à peu près
des-mêmes présupposés, pour parvenir à
une définition plus répressive de ce qu’est
le mouvement de rationalisation des
10
consistent à ne pas regarder ce qui ne doit
pas l’être. Enfin, même si l’hygiène est une
théorie moderne, la réglementation des
usages du corps n’a jamais été absente de
la conscience des peuples : bien avant la
fin du Moyen Age, il existait des textes
judaïques, arabes, allemands et anglais
portant sur le bon usage de la défécation
(à l’écart des regards et des oreilles des
autres, de préférence la nuit pour ne pas
être vus par les « anges »). La coutume
des souverains recevant leurs courtisans
assis sur la chaise percée, attestée dès
Louis XI, serait une invention moderne et
une expression de la hiérarchisation
croissante des rapports sociaux. Il n’était
évidemment pas question pour un vassal
de recevoir son supérieur de la même
façon...
fait école (voir, par exemple, Georges
Vigarello). Enfin, tout en restant distancié,
il brossait un tableau de la civilisation
occidentale beaucoup moins critique que
la psychanalyse, le marxisme et leurs
avatars.
Critiques et controverses
Du côté des sociologues, l’accueil est
resté plus sceptique et les critiques sont
apparus très tôt. Pourrait-on faire naître la
civilité à la Renaissance, comme si
d’autres époques et d’autres continents
n’avaient pas eu des moments de
civilisation avancée ? Si seules les nations
européennes sont pudiques, que sont les
autres ?
Dans La Dynamique de l’Occident, N.
Elias s’efforce de montrer que l’émergence
de « sociétés de cour » est un fait avéré
sur tous les continent. Mais n’y a-t-il pas
d’autres façons, d’accéder à la civilisation
que de se soumettre à un pouvoir
étatique ? Les récits des ethnologues,
notamment,
ne
décrivent-ils
pas
l’existence de sociétés aux mœurs
policées en l’absence de pouvoir
étatique ? Reste à savoir ce qu’on appelle
« pudeur »...
Bref, plus largement encore, H-P.
Duerr et d’autres historiens mettent en
doute non pas qu’il y ait des variations
dans le niveau de décence exigé d’une
société à l’autre, mais que ce niveau soit
lié, comme dans la théorie d’Elias, à
l’émergence des classes de courtisans et,
au-delà, de l’État moderne. La situation
actuelle des mœurs fait plutôt montre
d’une certaine complexité : pendant que
certaines femmes se dénudent, d’autres
rendossent de bon cœur le voile
islamique.
Comment
déceler
une
orientation quelconque dans ce qui
apparaît comme un beau désordre ? N.
Elias, lui, répondait que si la société,
contemporaine libère les mœurs, c’est que
la répression est devenue inutile : l’individu
est devenu son propre censeur, et il n’est
pas devenu libre pour autant.
Dans un ouvrage récemment traduit
(Nudité et Pudeur, Éditions de la Maison
des sciences de l’homme, 1997),
l’historien
Hans
Peter
Duerr
met
radicalement en doute les analyses de N.
Elias et, partant, la théorie qui en découle.
Ainsi, selon H. P. Duerr, l’indifférence
médiévale face à la nudité est un mythe :
les situations qu’il décrit (bains, banquets
nus, déambulation en plein air) sont en
réalité
exceptionnelles,
imprégnées
d’érotisme et se réfèrent à des conduites
déviantes. H. P. Duerr soutient la thèse
que la pudeur, même si elle varie dans
son expression, est un sentiment
universel, et qu’aucune société, quel que
soit son niveau de barbarie, ne se prive de
réglementer la nudité. La nudité relative
des Africains ou des Patagons ne permet
pas de leur attribuer des mœurs plus libres
ou plus brutales que les nôtres : il y a chez
eux d’autres formes de politesse, qui
Mais ce double jeu de la théorie de N.
Elias peut lui être également reproché : Ie
sujet humain tel que décrit par Elias, est
pris dans une boucle analogue à celle de
la psychanalyse. Quoi qu’il fasse ou ne
fasse pas, son comportement exprime un
même fait, à savoir que la culture est
fondée sur l’inhibition des instincts. Or, ou
bien cette donnée est partagée par toutes
les sociétés humaines et sa variation est
sans grande signification, ou bien
certaines sociétés s’élèvent dans cette
voie beaucoup plus haut que d’autres.
11
Mais est-ce de cela que dépend leur
prospérité et leur pouvoir d’agir sur les
autres ? Bref, la civilité est-elle une
condition de l’essor de la civilisation
occidentale ou bien un simple effet
secondaire ? L’œuvre de N. Elias laisse
derrière elle des questions qui suffisent,
par leur importance, à qualifier La
Civilisation des mœurs comme un des
ouvrages les plus stimulants de ce siècle.
LE PARADOXE DE LA VIOLENCE URBAINE
Le processus de civilisation décrit par Elias ne
s’exprime pas seulement à travers les manières
de table, les règles de pudeur et la morale
sexuelle : plus directement encore, il porte sur
la réduction du niveau de violence autorisé par
la morale publique.
Entre les hommes, l’affaire est claire : le
contrôle du droit de guerre, puis de Vengeance
personnelle par l’État est le produit d’une
évolution des institutions qui devient monopole
au XVIIIe siècle (voir La Dynamique de
l’Occident). Désormais, l’usage social de la
violence privée est placé sous le regard de la
police et de la justice. Au Moyen Age, il était
d’usage pour les guerriers courtois de couper
quelques membres à leurs victimes, et pour la
populace d’aller se réjouir au spectacle
d’exécutions capitales. Dans le processus de
civilisation, les facteurs extérieurs sont
déterminants, mais ils sont relayés par des
mécanismes psychiques qui gouvernent la
sensibilité de chacun.
Bibliographie
La
Civilisation
des
mœurs
Calmann-Lévy, 1973.
La Société de cour Calmann-Lévy,
1974.
La Dynamique de l’Occident
Calmann-Lévy, 1975.
Logiques de l’exclusion Fayard,
1977.
Sport et Civilisation ; la violence
maîtrisée Fayard, 1994.
Mais que dire alors de la montée, relevée par
certains sociologues, de l’insécurité dans les
sociétés modernes et développées ? Soulevé
dans les années 80, ce problème a reçu
plusieurs genres de réponses. Le premier
consiste à mettre en doute la thèse de N. Elias :
rien ne prouve qu’il existe un rapport nécessaire
entre le raffinement des manières et la
réduction du niveau de violence entre les
personnes.
Les
deux
aspects
varient
indépendamment l’un de l’autre, donc, une
augmentation de la délinquance ne signifie pas
que les progrès de la civilisation sont parvenus
à leur terme. (P. Spierenburg, 1995, et H.
Thome, 1995). D’autres mettent en avant une
« interruption du processus de civilisation » par
usure au modèle étatique (S. Roché, 1994), ce
qui supposerait aussi, en termes généraux, que
la dynamique institutionnelle décrite par Elias
aurait atteint un terme. Toutefois, pour d’autres
(D. Lepoutre, 1997), la violence comme mode
de relation sociale serait confinée à certains
lieux de relégation sociale, et resterait
totalement étrangère à l’ensemble de la société
qui, elle, ne cesse de se policer.
12
Décence
médiévales
Pudeur, politesse et civilisation
En matière de décence, Norbert Elias est frappé par certaines illustrations médiévales. Elle
représentent la nudité humaine de manière à la fois naturelle et provocante : ce sont par exemple des
établissements de bains ouverts à la vue de tous, où hommes et femmes se côtoient sans la moindre
retenue. Pour Elias, c’est le signe que les personne « courtoises » étaient encore loin d’avoir intériorisé
les sentiments de pudeur qui caractérisent la civilisation moderne : chez eux, la nudité était encore
spontanée. Hans P. Duerr, dans une critique radicale de l’œuvre d’Elias, juge que cette théorie repose
sur une erreur d’interprétation : selon lui, ces bains nudistes étaient pour la plupart des lieux de
prostitution, et les illustrations qui les représentent dénonçaient les vices sociaux de l’époque. Dans les
autres établissements, il existait des règles strictes de séparation des sexes et de protection de l’intimité
de chacun. Bref, la pudeur ne serait pas du tout une invention moderne (voir Nudité et Pudeur, Hans P
Duerr, 1998).
13
Retenue dans les
mœurs et maîtrise
de la violence
politique
La thèse de Norbert Elias.
Claudine Haroche
Cultures & conflits, janvier 2003.
Norbert Elias fait du niveau de maîtrise de l’affectivité dans une société, un
élément déterminant du processus de civilisation. C’est en effet dans la mise à
l’écart de l’agressivité et de la violence par le contrôle social, ancré dans
l’organisation étatique, qu’il voit la marque d’une société civilisée. Dans les règles
de la civilité et de la politesse Elias veut donc voir la possibilité et le moyen de
réaffirmer une éthique du comportement de soi, le concours de chaque individu au
maintien de l’ordre dans une société. Elias n’est guère arrêté sur le fait que les
règles de la civilité sont des formes qui non seulement entravent la violence mais
parfois aussi la font naître et l’accompagnent. Il ne s’est pas montré très sensible à
la dimension paradoxale de la « retenue ». Or, c’est un des aspects par où
prolonger et approfondir la composante anthropologique et politique de la maîtrise
de soi, comme l’ont bien souligné les auteurs contemporains.
La force des rituels et des formes
Elias voit dans les règles de la civilité et de la politesse le concours de chaque individu au
maintien de l'ordre dans une société, et l'expression de la nécessité des formes dans la vie
sociale. Goffman examinant lui aussi la question de la tenue et de la déférence dit en
substance la même chose qu'Elias dans le cadre d'une psychologie interactionniste ou
encore, comme il le dit lui-même, d'une « version modernisée de la psychologie sociale de
Durkheim ». De la tenue et de la déférence Goffman fait des éléments de tout «moi» en
société, ce qu'il désigne comme le « moi cérémoniel » ; tout comportement social et public est
14
perçu par lui comme un comportement cérémoniel, ce qui le conduit à définir une société
1
comme « un système d'accords de non empiétements » . Il faut alors s'arrêter sur la vertu
spécifique des formes : structurer et mettre à distance ; organiser et imposer. Expliciter des
rituels, reconnus et acceptés, permet de réguler les comportements, gouverner les conduites,
prévenir le désordre et la violence, latents en toute société, en imposant une distance entre
individus qui écarte la violence physique du corps à corps. Mettre des formes, poser des
limites, instaurer des frontières entre chaque individu, est un moyen de pacifier les rapports
sociaux. Pourtant la force de la forme implique l'existence d'une violence potentielle au niveau
des effets mais, tout aussi bien, des fondements. Les formes et le respect des formes dans
une société (qui constituent des moyens de pacification à l'échelle collective, nationale ou
internationale) tendent à écarter la violence physique mais accompagnent, confortent parfois,
des expressions de violence symbolique. « Plus la situation sera grosse de violence à l'état
potentiel », note fort justement P. Bourdieu, « plus il faudra mettre des formes, plus la
conduite librement confiée aux improvisations de l'habitus cédera la place à la conduite
expressément réglée par un rituel méthodiquement institué, voire codifié. Il suffit de penser au
langage diplomatique ou aux règles protocolaires qui régissent les préséances et les
2
bienséances dans les situations officielles » . « Codifier », ajoute-t-il encore, « c'est à la fois
3
mettre en forme et mettre des formes ». Il y a, conclut-il, « une vertu propre de la forme » .
Ainsi les formes, qu'il faille entendre sous ce terme les rituels au sens large, les cérémonies,
le protocole, les règles de la civilité, les normes de comportements quotidiens en société, les
lois civiles, juridiques ou politiques, sont toutes fondamentalement des moyens d'instaurer et
de maintenir des distances, de lutter contre la violence physique, de tenter de la contrôler, de
la réglementer, de la réduire voire de la supprimer par la réprobation morale ou les sanctions
juridiques. Il convient sans doute de distinguer le droit des simples règles de la politesse qui
régissent en particulier les relations personnelles et psychologiques. Leurs contraintes ne
sont pas de l'ordre de la répression stricto sensu : aucune sanction autre que morale ne vient
punir l'absence de politesse. Seules, injures et insultes font l'objet d'une législation. « En
punissant l'injure, la diffamation, les propos racistes, les violences et les voies de fait entre
autres, le Code Pénal sanctionne des comportements qui sont de l'ordre de l'impolitesse, c'est
4
à dire du non respect de l'autre dans son être physique et moral » . Il faut ainsi voir dans les
formes différentes composantes : ce qui structure et met de l'ordre dans une société, ce qui
impose des égards dans les rapports entre individus, mais aussi ce qui est tenu pour
superficiel, voire faux et mensonger. Ceci peut expliquer la violence des attaques contre la
politesse de cour sous l'Ancien régime auxquels se livrent les moralistes avec la Bruyère en
particulier, les politiques avec Rousseau. En 1750 dans le Discours sur les Sciences et les
Arts, Rousseau la dénonce en ces termes : « Sans cesse la politesse exige, la bienséance
ordonne : sans cesse on suit des usages, jamais son propre génie. On n'ose plus paraître ce
qu'on est ; et dans cette contrainte perpétuelle....on ne saura donc jamais bien à qui l'on a
affaire.....Quel cortège de vices n'accompagnera point cette incertitude ? Plus d'amitiés
sincères ; plus d'estime réelle ; plus de confiance fondée. Les soupçons, les ombrages, les
craintes, la froideur, la réserve, la haine, la trahison se cacheront sans cesse sous ce voile
uniforme et perfide de politesse, sous cette urbanité si vantée que nous devons aux lumières
5
de notre siècle » .
Se dominer, dominer autrui
Dans les règles de la civilité et de la politesse, Elias veut voir la possibilité et le moyen de
réaffirmer une éthique du comportement de soi à l'endroit d'autrui. Il ne s'est guère arrêté sur
le fait que les règles de la civilité sont des formes qui non seulement entravent la violence
mais parfois l'accompagnent. Elias ne s'est donc pas montré très sensible à la dimension
paradoxale de la retenue et de la contenance. Or c'est, nous semble-t-il, un des aspects par
où prolonger et approfondir la composante anthropologique et politique de la retenue : il faut
en effet y voir tout à la fois le fait de se dominer, de respecter les autres, mais encore de
15
dominer autrui. Pouvoir exercé sur soi comme condition nécessaire au respect d'autrui ; mais
dans le même temps pouvoir exercé sur soi comme élément indispensable au gouvernement
des autres. Et il faut ici se remémorer cette formule de Louis XIV dans ses Mémoires : « Celui
qui ne produit rien de soi fait paraître beaucoup davantage ce qu'il exécute ». Il faut savoir se
gouverner pour gouverner les autres avec mesure ; il faut encore savoir se gouverner pour
dominer les autres, leur imposer un pouvoir par la douceur, la raison ou la violence. Les
traités de civilité, érasmienne, chrétienne ou baroque auxquels s'est intéressé Elias,
e
e
présentent alors une proximité surprenante avec les « miroirs des princes » des XVI et XVII
siècle, ces traités destinés à l'éducation des souverains. Un ensemble d'écrits pédagogiques
6
que La Mothe le Vayer dédie au Dauphin rappelle ainsi : « Il est du tout nécessaire qu'un
homme scache se gouverner soy mesme devant que de commander aux autres, soit comme
père de famille, ce qui est de l'Oeconomie, soit comme souverain, magistrat ou ministre
7
d'Estat, ce qui regarde la politique » . Savoir conduire une famille et bien gouverner un peuple
relèvent fondamentalement d'une même exigence, d'un même principe, d'une même qualité :
se dominer, savoir se gouverner soi même. « Qu'on ne présume pas », écrit encore La Mothe
le Vayer, « qu'une personne incapable de bien ordonner son domestique, doive réussir dans
8
le gouvernement public » . Qu'il s'agisse donc d'économie domestique ou politique, le
gouvernement de soi est indispensable au gouvernement des autres. Et la plupart des
' »miroirs des princes » ne cessent de le répéter : le gouvernement du prince par lui-même est
ème
la condition du gouvernement des sujets. A la fin du XVII siècle Fénelon faisait paraître ses
Directions pour la conscience d'un Roi. Il y témoignait d'une préoccupation identique : l'empire
sur soi est indissociable de l'empire sur les autres. Le Dauphin est encore enfant, et Fénelon
s'adresse à lui en ces termes : « Un des plus grands malheurs qui vous pût arriver, serait
9
d'être maître des autres, dans un âge où vous l'êtes encore si peu de vous même » . Traités
d'éducation des princes ou manuels de civilité, une même exigence se laisse donc entrevoir :
il importe d'apprendre à se dominer, à contenir ses passions pour maintenir l'ordre chrétien,
social et politique. Cette dimension paradoxale et ambiguë de la retenue, de la maîtrise de soi
nous semble offrir un prolongement et un approfondissement des travaux d'Elias dans une
perspective d'anthropologie politique. (...)
1
] E. Goffman, Les rites d'interaction, Paris, Ed. Minuit, 1974, p. 56.
P. Bourdieu, « Habitus, code, codification » in Actes de la recherche en sciences sociales, septembre 1986, n°64,
p. 41.
3
Idem.
4
R. Dhoquois, « Sous contrat » in La Politesse, Ed. Autrement, Série Morales n° 2, 1991, p. 112.
5
Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, p. 40.
6
La Politique du Prince, l'Oeconomique du Prince, 1653.
7
L'Oeconomique du prince, pp. 1-2.
8
Idem, p. 3.
9
François de Salignac de la Mothe-Fénelon, Directions pour la conscience d’un Roi (composé pour l’instruction de
Louis de France, duc de Bourgogne), pp. 1-2.
2
16
La « civilité » du
« beau-joueur »
Les espaces de la civilité.
Michel Porret
Éditions interUniversitaires, 1995.
S'adaptant à l'évolution des usages sociaux, conduisant aux règles de discernement des
« choses bien séantes avec les malséantes » et exprimant radicalement par une pédagogie
normalisante l'exemplarité vertueuse du chrétien ou le civisme de l'homo socius, la civilité
valorise la politesse, la modestie et l'honnêteté que chacun, selon sa condition, » doit
observer dans le commerce du monde ». « Etre civil partout » : tel est l'impératif le la
prestance quotidienne que véhiculent les manuels de civilité. Théorie du maintien et principes
e
des valeurs chrétiennes, le traité de civilité, au moins, jusqu'à la fin du XVIll siècle, donne
sens à une distinction sociale, manifestée par l'apparence et le ton juste. Souvent adressé à
un individu imaginaire qui va affronter un monde neuf dont les coutumes lui sont inconnues, le
traité de civilité offre le catalogue des « dispositions » exactes devant guider un rite social,
durant lequel l'individu s'efforcera de faire coïncider son » charme extérieur » avec la « bonne
disposition [de son] intérieur 12 ».
Selon Sébastien Mercier, une telle vision statique du comportement social n'est plus de
e
mise à la fin du XVIll siècle, puisqu'elle prétend perpétuer l'ordre d'une aristocratie dont les
valeurs de distinction deviennent par ailleurs archaïques. « Apparence des vertus sociales »
ou « espèce de politesse, Généralement adoptée » pour singer les puissants, la civilité
« masque la férocité de l'orgueil et les éclats de l'amour-propre » prétend-il dans son Tableau
de Paris, en affirmant que sous un « certain masque de bienséance on justifie en d'autres
termes l'art de ramper ». Agioteur, joueur et volontiers libertin en herbe, si le petit bourgeois
transforme en manie le respect de « sots usages abolis » pour conforter son image à celle
que lui renvoie les cercles et salons où il rêve de parader, « l'homme de génie, encloîtré ou
sortant de la poussière de son cabinet, paroîtra souvent ridicule en voulant être poli ». En
conséquence, chéris par l'opinion naïve et le parvenu, bon ton ou savoir-vivre sont des
valeurs relatives à la condition sociale, il ne s'apprennent que par la « pratique », et non avec
des manuels figeant l'usage du monde aristocratique qui se meurt.
La civilité est donc « une science qui enseigne à placer en son véritable lieu ce que nous
avons à faire ou à dire » ; elle entérine les impératifs de la discipline sociale qui exige que
l'animalité de chacun soit masquée par la convenance. L'homme soucieux du maintien de sa
dignité fuira, par exemple, le spectacle de la souffrance d'un homme ou d'un animal, afin de
ne pas se dépouiller « du plus noble et plus distinctif caractère de [sa] Nature » ni de se
« rabaisser même en quelque façon au dessous des Bêtes ».
Selon Érasme ou Jean-Baptiste De La Salle, l'homme doit régler son maintien, contrôler
ses postures, ordonner son vêtement et dominer son intelligence, afin de conformer son
17
apparence aux normes de la vie sociale, bienséance, civilité ou politesse, sur lesquelles
pèsent culture et morale. Ancrée dans la vertu du chrétien, véritable code social ordonnant les
relations entre les » inférieurs » et les » supérieurs », creuset de la « modestie », cette culture
de l'apparence place les « actions extérieures » sous l'emprise de la raison, qui doit forger
l'éducation des enfants, les usages domestiques, la sociabilité du labeur, les pratiques de
table.
Lorsque la « civilité devient un devoir », elle déterminera la sujétion sociale des humbles à
« l’égard des Princes ». « Un paysan, par exemple, doit rendre extérieurement plus d'honneur
à son Seigneur qu'un Artisan qui ne dépend pas de lui ; et cet Artisan doit porter plus de
respect à ce Seigneur qu'un autre Gentilhomme qui irait lui rendre visite ». Ne devant pas
déboucher sur la flatterie, cette morale du maintien humble qui espère figer le corps dans la
« situation que la nature ou l'usage lui a prescrite », s'attache aussi à des situations
particulières qui placent l'individu sur le théâtre du social : lever et coucher, participation aux
rites religieux, promenade publique, visite de courtoisie, chant et danse, mais aussi pratique
du jeu.
Débouchant sur la » pudeur » et le domptage du corps par « l’âme belle et bien cultivée »,
cette pédagogie de la contenance et de l'agrément vise bien évidemment à recueillir
« l'affection et l'applaudissement du monde », c'est-à-dire à rechercher la sociabilité apaisée.
Les conseils de civilité à l'encontre des joueurs n'échappent pas à cette exigence de l'ordre.
Ainsi, « c'est, outre l'offense de Dieu, une très grande immodestie, pour tout le monde poli,
que de jurer, comme nous l'avons déjà dit, et plus grande au jeu, où tout doit être paisible
pour ne pas troubler le divertissement ».
Peu compatibles avec la sociabilité du labeur ou du simple divertissement spirituel et
corporel, les usages du jeu s'offrent donc au pouvoir de la règle de vie : « Je parle des
dispositions où l'on doit être en jouant ; du temps que l'on peut donner au Jeu ; des cas où il
est illicite à cause de quelque préjudice qui en revient ou à nous-mêmes, ou à autrui ; des
ménagements que demandent le sexe, l'âge et le rang ou le caractère que l'on a dans la
Société, tant civile qu'Ecclésiastique ; du choix des lieux où l'on joue des personnes avec qui
l'on ,joue » écrit encore Barbeyrac lorsque ainsi il propose une véritable civilité du joueur,
notamment en espérant codifier « l'obligation des réglemens que les Loix font ou peuvent
e
faire sur le jeu ». Pétrie de foi, se laïcisant à la fin du XVII sous l'impact du jusnaturalisme,
cette tradition normative, visant le jeu et son usage, relève aussi de la tradition des manuels
de savoir-vivre, publiés depuis la renaissance, notamment lorsqu'ils opposent civilité et
incivilité, toujours patente, des joueurs : « dans toutes les Sociétés Civiles bien policées, ces
sortes de gens ont été regardés en général avec beaucoup de mépris, et tolérés seulement
de la même manière qu'on souffre les Courtisanes, et autres semblables personnes, dont le
caractère par lui même emporte quelque flétrissure ».
Menacé par la rapacité, l'envie, la haine, le sarcasme, l'hypocrisie, la fausseté, le jeu
serait donc une forme corrompue de « commerce avec les hommes », où il importe avant tout
de « se contrôler en jouant », notamment en ne vantant pas la chance, ni en querellant ses
adversaires. Contrairement au tricheur ou « joueur de métier » qui naturalise la sauvagerie
dans la salle de jeu en oubliant de respecter les bienséances de l'honnêteté, le joueur civilisé,
fidèle au « Contrat du jeu » récusera la violence, les menaces, la fraude, l'artifice. Usant de sa
raison pour dompter son « fatal amour du jeu », le joueur éduqué ne cherchera pas à défier
un ivrogne, un fou, un subalterne, ni un enfant qui « n'a pas assez de lumière pour savoir ce
qu'il fait et pour prévoir dans une juste étendue les suites de cet engagement, ni assez de
conduite pour bien ménager ses coups et pour profiter de ses avantages ».
Si la promenade « contribue beaucoup à la santé du corps et rend l'esprit plus disposé
aux exercices » en nourrissant une sociabilité publique faite de maintien, le jeu par contre
implique « beaucoup de prudence [et] de retenue pour ne pas s'y livrer tout entier », car il
peut défaire ce que l'éducation a patiemment mis en forme en ce qui concerne le savoir-vivre
18
du noble ou du roturier. Préférant les « jeux qui exercent le corps » à ceux qui attisent la
cupidité, les moralistes, auteurs de traités de civilité, regardent les « jeux de hasard » comme
« indignes d'une personne qui a de l'éducation », puisque de tels jeux, en libérant l'engrenage
des passions, brisent le code des convenances. Jamais l'individu qui a souci de se distinguer
par son maintien ne se laissera aller jusqu'à « fréquenter des Académies de jeux ; ce sont
ordinairement des écoles de friponneries, de blasphèmes, souvent même d'insultes et de
querelles : on y expose son salut, sa réputation, sa vie et sa fortune ». « Ainsi, mon Fils,
regardez les assemblées de Joueurs comme un amas de gens qui dominés par la fureur de
l'intérêt, ne reconnaissent aucune règle d'équité, ni même d'humanité. Risque-t-on davantage
au milieu d'une bande de voleurs ? » demande ce père imaginaire en 1770 lorsqu'il instruit
son fils sur les usages et les dangers d'un monde hanté par joueurs et libertins.
Forte envers un espace où un « divertissement » peut être toléré lorsqu'il « délasse un
peu l'esprit », cette méfiance provient donc des passions que le jeu est censé engendrer au
moment où l'argent détermine la quête du vertige. Avarice, impatience, emportement,
blasphème : le jeu d'argent libère les démons de l'âme que la retenue ou l'éducation sauront
remettre à leurs places. La civilité du joueur est-elle autre chose qu'un éloge de l'équilibre, de
la pondération ? S'il est malséant de « perdre par complaisance », il « ne convient pas[non
plus] de jouer de grosses sommes, mais seulement un peu d'argent, qui ne puisse ni enrichir
celui qui gagne, ni appauvrir celui qui perd ; mais qui serve à entretenir le jeu ». Agir
correctement à l'instant propice : cet impératif de civilité est déterminant pour le règlement
moral du jeu, puisque celui-ci, dont les séances seront limitées afin de ne pas saturer les
« plaisirs des sens », ne doit pas empiéter sur l'horaire des « affaires sérieuses » de
l'existence, le « Dimanche et les autres Jours de Fête » dans une moindre mesure, mais
particulièrement les « Exercices Publics de la religion », les « temps fâcheux » ou à la « veille
de quelque calamité publique », au moment d'un deuil.
Mais l'incivilité du joueur se réduit surtout à un catalogue de « dérèglements » excessifs,
qui qualifient des comportements illicites, mélanges de péchés mortels et véniels :
emportements, jurements, tricherie, larcin, cupidité, « joie extraordinaire », orgueil ou mépris ;
s'il est donc « tout à fait contre la bienséance de s'animer trop au jeu », d'autre part, « il est
très incivil de se moquer de quelqu'un qui aurait manqué d'adresse en jouant ». À ce manque
de savoir-vivre, marqué chez les « Joueurs de profession » s'ajoutent mille autres défauts qui
signalent l'incivilité du joueur, en quête d'une « oisiveté blâmable » ou d'un péril inutile.
Recherche du gain « déshonnête » et du « Plaisir » ardent, mépris du labeur salarié et de
« l'Estime publique », amour du « Luxe », dédain de « l'Équité Naturelle », avidité à
« dépouiller son compagnon », négligence de la charité, superbe envers les manières
convenables : l'abandon des valeurs morales et le relâchement des convenances sociales
que permet le jeu aboutit à « desserrer les Nœuds de l'Amitié et de la Société ». Souvent
opposée à la vertu du « véritable Chrétien », l'incivilité du joueur a encore de nombreux
visages, notamment la faiblesse devant la « Douleur et la Tristesse », la négligence du
commerce sociable avec ses pairs ou encore, et surtout, toutes les figures de la paresse
(oisiveté, fainéantise, etc.). Cet endurcissement dans le vice conduit au dégoût des
divertissements civiques que sont la promenade, la musique, le spectacle du théâtre et leur
civilité tournée vers une sociabilité ouverte que ne limite pas le « cercle » stérile du jeu.
19
Civilité
Encyclopédia Universalis
Version 2001.
Ce terme fait dans le Littré l’objet d’une analyse très précise. Littré distingue civilité,
politesse et courtoisie. « La civilité, écrit-il, préside aux relations [...] entre concitoyens ; la
politesse est la qualité de celui qui a été poli ; la courtoisie [...] émane de la fréquentation de
la cour [...]. » La civilité se définit par un « cérémonial », des règles « qui sont de
convention ». La politesse ajoute à l’idée de civilité « quelque chose de noble, de fin, de
délicat ». Civilité et politesse se distinguent comme le naturel et l’artificiel. On peut parler
d’une « politesse naturelle », tandis que « pour pratiquer la civilité, il faut connaître les
usages ». Enfin, Littré oppose civilité et politesse, d’une part, à courtoisie, d’autre part,
laquelle implique « des sentiments chevaleresques, c’est-à-dire le culte envers les femmes, la
générosité envers les adversaires et les ennemis, sentiments que ne renferment ni la civilité
ni la politesse ».
Cette dernière antithèse renvoie à son tour à deux distinctions familières aux sociologues.
La courtoisie désigne les rapports de bienveillance avec ceux qui ne sont pas du même
groupe que nous. Elle constitue donc une valeur universaliste, tandis que la civilité (et la
politesse) sont particularistes puisqu’elles s’adressent aux membres de notre propre groupe.
En second lieu, civilité et politesse ne comportent pas la dimension de « générosité », qui est
associée à la courtoisie. Elles appartiennent à l’ordre du calcul et de l’échange, tandis que
l’homme de cour est généreux dans la mesure où il donne pour donner et non dans le but de
recevoir ou, à plus forte raison, de profiter. On pourrait dire qu’elles sont des vertus
bourgeoises cependant que la courtoisie est une vertu noble.
L’intérêt de la notion de civilité ne tient pas seulement aux perspectives qu’elle ouvre sur
le système des relations sociales, auquel elle donne un sens par le jeu des ressemblances et
des différences qu’elle soutient avec ses voisines. On ne peut manquer de se demander dans
quelle mesure l’ordre politique est civil, c’est-à-dire s’il respecte un ensemble de procédures
et de règles conventionnelles. Contre une réponse affirmative à cette question se dressent
tous ceux qui considèrent l’ordre politique comme un faux-semblant destiné à « occulter » les
« rapports de domination et d’exploitation ». Mais peut-on soutenir que toute civilité est exclue
de la vie politique et que nos concitoyens ne sont pour nous rien d’autre que des ennemis,
comme les étrangers que nous attaquons quand ils viennent à traverser nos frontières ? Mais
si, en dépit des conflits qui nous font affronter tel ou tel de nos compatriotes, nous
reconnaissons qu’il existe entre nous et nos concitoyens quelque chose de « civil », de quelle
nature est le lien sur lequel repose cette communauté ?
La civilité est une qualité de l’ordre politique. On peut alors chercher à la définir non plus
seulement dans les termes généraux proposés par Littré, mais en tant que rapportée aux
problèmes qui surgissent entre les citoyens. Ce ne sont plus des « cérémonies et des
règles » quelconques, mais celles de ces procédures qui concernent la désignation des
gouvernants, l’obéissance et le respect des gouvernés, la nature de la concurrence pour
parvenir au pouvoir. La civilité des gouvernants consiste, non pas exclusivement mais d’une
manière significative, dans leurs manières. Ainsi Saint-Simon, si hostile à Louis XIV,
reconnaissait au roi une parfaite bonne grâce : « Jamais il n’a passé devant la moindre coiffe
20
sans soulever son chapeau. » Il lui attribuait aussi une « politesse retenue » qui contraste
avec les explosions et la grossièreté d’un despote comme l’empereur Napoléon (« Quel
dommage qu’un si grand homme soit si mal élevé », remarquait Talleyrand, qui venait
d’essuyer une algarade apparemment justifiée). La politesse que Saint-Simon loue dans un
homme qu’il déteste ne se réduit pas à l’agrément des manières, l’empressement auprès des
femmes et un « art de flatter délicat mais insinuant ». Le roi « savait se tenir ». Il ne
s’abandonnait pas à ses passions. La politesse du roi tient à ce que celui-ci est une
« personne publique ». Cette expression, il est vrai, est ambiguë. Elle signifie à la fois que la
personne du roi se confond avec le public ou l’état, et que le roi ne s’appartient pas. Le
cérémonial, la vie de cour – qui se distinguent, à Versailles, par leur raffinement et leur
complication sans égal – lui retirent toute vie privée. La personne publique se donne en
spectacle selon un rituel très strict dont l’étiquette constitue l’expression la plus achevée.
Selon Alain, « la vraie politesse consiste à éprouver ce que l’on doit ». Ce que doit le roi
s’entend par rapport à sa condition de roi. La politesse ne prescrit pas au roi la même
conduite qu’à un marchand ou à un soldat.
À tout homme la politesse impose des règles de convenance qu’il lui faut apprendre et
qui, comme disent les sociologues, dépendent de son statut. Comme Alain l’a souligné, elle
est une discipline des passions, c’est-à-dire de « mouvements qui nous arrachent à nousmêmes et nous attachent à des objets imaginaires qui, lorsque nous nous laissons aller à les
prendre pour réels, nous séduisent et à la fin nous déçoivent ». Aussi la politique ne se réduitelle ni à l’étiquette ni à un pur spectacle. Louis XIV, dont Saint-Simon loue la politesse « si fort
mesurée, si fort par degrés, qui distinguait l’âge, le mérite, le rang », n’en était pas moins aux
yeux du mémorialiste un despote que ses passions de vanité, de jalousie, de méfiance –
lorsqu’elles n’étaient plus contenues par les manières et l’étiquette – entraînaient souvent à
des mesquineries ou à d’incroyables cruautés. C’est Alain qui, commentant Saint-Simon,
résout le paradoxe lorsqu’il écrit : « Louis XIV ne supportait pas ce qui ressemblait à une
réclamation de corps ou par délégués, mais à l’égard des individus il était bienveillant [...]
surtout lorsqu’il était clair que [...] l’obéissance n’était pas mise en question. »
Ce que nous venons de dire sur le commandement, nous pouvons le dire de l’obéissance.
L’obéissance, elle aussi, est un rituel. Elle repose sur un ensemble de règles et de
procédures conventionnelles. On le voit dans le cas des soldats qui sont, à certains moments,
obligés de mettre le petit doigt sur la couture du pantalon, de prendre la position « repos » ou
« fixe », de saluer d’une certaine manière les officiers. Sur l’obéissance militaire, nous
vérifions ce que nous pressentions déjà sur le commandement. C’est que toute politesse est
un système de signes conventionnels appris ou inculqués qui, nous plaçant vis-à-vis d’autrui
à la bonne distance, permet aux partenaires de la relation considérée de contrôler leur
rapprochement ou leur éloignement. La politesse est un réglage de la distance sociale –
même s’il est loin d’être toujours pertinent et efficace. Louis XIV en soulevant son chapeau
« devant n’importe quelle coiffe » réduisait la distance qui le séparait de ses sujets. On peut
dire que la recrue s’immobilisant à deux pas de son caporal, en fixant la ligne d’horizon,
exprime symboliquement sa soumission à l’égard de l’ordre qui va lui être transmis. Mais la
politesse, qui endigue à la fois l’arrogance de celui qui commande et l’indocilité ou la rébellion
de celui qui obéit, ne constitue qu’une régulation évidemment très imparfaite. Elle n’est qu’un
garde-fou très limité contre les intérêts et les passions de l’un et de l’autre.
(...) Il n’y a aucune raison de considérer la civilité comme un terme permettant de qualifier
une cité comme « absolument bonne ». Au contraire, il s’agit d’un ensemble de pratiques
publiques et privées qui concernent les différentes sphères de la vie sociale et dont l’efficacité
varie selon les domaines et selon les circonstances. On peut la définir comme les « bonnes
manières » dans l’ordre économique, politique et intellectuel. Ces bonnes manières
s’apprécient par rapport à un contexte particulier, par rapport à un rôle ou à une relation
sociale. Ainsi avoir de bonnes manières n’a pas le même sens quand il s’agit d’un savant qui
discute avec un collègue, d’un banquier en négociation avec un client, d’un homme politique
21
en concurrence avec un adversaire. Dans le premier cas, les bonnes manières d’un savant
consistent d’abord à ne pas « trafiquer les données », à produire ses sources, à ne pas
refuser la discussion, à ne pas s’offenser des objections, et, corrélativement, à ne pas abuser
des avantages qu’il peut s’assurer contre des adversaires, à rendre à ses collaborateurs et à
ses associés la part qui leur revient dans le travail commun. En affaires aussi, il y a de
bonnes et de mauvaises manières.
À cet égard, la métaphore sur la « jungle capitaliste » est source de beaucoup d’erreurs.
Les transactions, dès que l’on s’écarte de la relation instantanée du troc ou de l’échange à la
sauvette, seraient simplement impossibles si les contractants n’avaient pas confiance l’un
dans l’autre, s’ils ne pensaient pas que les engagements quant à la nature du bien ou du
service qui fait l’objet du contrat, quant aux « délais d’exécution » de ce dernier, quant aux
« clauses de sauvegarde » seront effectivement tenus. Sur les deux cas qui viennent d’être
évoqués, on s’aperçoit que les « bonnes manières » ne sont pas sans quelque rapport avec
la morale. Les « bonnes manières » du savant concernent l’obligation de véracité : ne pas
dire ce qu’on sait être faux, même si des intérêts par ailleurs honorables sont engagés. Les
bonnes manières de l’homme d’affaires imposent des limites à la concurrence entre les
agents économiques et permettent de définir soit par la loi, soit par la coutume les « pratiques
déloyales ».
Les « bonnes manières » ont donc à voir avec les vertus. Les définitions de la vertu,
inspirées d’Aristote, insistent sur deux caractères qui s’appliquent aussi aux « bonnes
manières ». La vertu est un habitus (une manière d’être persistante) dont l’exercice implique
discernement et suppose un apprentissage. La deuxième caractéristique de la vertu, c’est
qu’elle est associée à la modération et à la maîtrise de soi. Mais les bonnes manières
permettent de saisir un aspect de la civilité qui n’est pas apparent dans le cas de la vertu.
C’est le caractère conventionnel ou même, si l’on veut, artificiel de la civilité – à condition de
ne pas confondre artifice et arbitraire.
Ce trait est particulièrement apparent dans l’ordre politique. (...)
Les règles de la civilité politique sont inspirées par l’esprit de modération. Par exemple,
l’alternance des équipes concurrentes au pouvoir se fonde sur le jugement que ce n’est pas
toujours le « tour du même ». En outre, la civilité exige que le gagnant ne pousse pas son
avantage jusqu’au point de mettre en danger les intérêts vitaux du perdant. Ce sont les
maximes qui régissent le fair play (« jeu à la loyale »). Elles tempèrent les excès de la règle
majoritaire. La majorité peut tout, mais elle ne doit pas désespérer la minorité. Principe
extrêmement vague, qui, pourtant, n’est pas sans importance, puisqu’il contribue à freiner les
impulsions despotiques de la majorité. Tel est le fondement de ce que les auteurs anglais et
e
américains appellent le « gouvernement constitutionnel » et que les Français du XVIII siècle,
comme Montesquieu, dénommaient « régime modéré », qui se définit davantage par la
pratique et l’esprit de modération que par un texte et une charte.
Le principe de la civilité, c’est de ne pas abuser d’autrui, et sans doute le meilleur moyen
d’y parvenir est-il que l’enjeu des conflits ne soit pas de la forme « tout ou rien » et que les
enjeux des luttes restent limités. Il est en effet difficile de ne pas traiter comme un ennemi
l’adversaire dont le succès aurait comme conséquence mon propre anéantissement. Comme
dans l’ordre privé, où la civilité contribue, selon La Bruyère, à « cette attention à faire que les
autres soient contents de nous et d’eux-mêmes », dans l’ordre politique, elle permet la
coexistence paisible entre des gens qui n’ont ni les mêmes intérêts ni les mêmes opinions.
(...)
22
Les bonnes
manières
« De la décence et de
l'indécence du maintien » pour
un enfant vers 1530.
ÉRASME
La Civilité puérile, présenté par Philippe Ariès, 1977.
(L'ouvrage original, en latin, date de 1530).
Si tu as envie de vomir, éloigne-toi un peu : vomir n'est pas un crime. Ce qui est honteux,
c'est de s'y prédisposer par sa gloutonnerie.
Il faut avoir loin de se tenir les dents propres ; les blanchir à l'aide de poudres est tout à
fait efféminé ; les frotter de sel ou d'alun est nuisible aux gencives ; les laver avec de l'urine
est une mode espagnole. S'il reste quelque chose entre les dents, il ne faut pas l'enlever avec
la pointe d'un couteau, ni avec les ongles, comme font les chiens et les chats, ni à l'aide de la
serviette ; sers-toi d'un brin de lentisque, d'une plume, ou de ces petits os qu'on retire de la
patte des coqs et des poules.
Se laver le visage, le matin, dans de l'eau fraîche, est aussi propre que salubre ; le faire
plus souvent est inutile. Nous parlerons en temps et lieu de la langue et de l'usage qu'on doit
en faire.
C'est de la négligence que de ne pas se peigner ; mais, s'il faut être propre, il ne faut pas
s'attifer comme une fille. Prends bien garde d'avoir des poux ou des lentes : c'est dégoûtant.
S'éplucher continuellement la tête auprès de quelqu'un n'est guère convenable ; il est
également malpropre de se gratter avec les ongles le reste du corps, surtout si c'est par
habitude et sans nécessité.
Que les cheveux ne tombent pas sur le front, qu'ils ne flottent pas non plus jusque sur les
épaules. Les relever en secouant la tête, c'est ressembler à un cheval qui secoue sa crinière ;
les redresser à gauche, du front au sommet de la tête, est inélégant ; il vaut mieux les séparer
avec la main.
Fléchir le cou et tendre le dos indiquent de la paresse ; renverser le corps en arrière
indique de l'orgueil ; il suffit de se tenir droit sans roideur. Que le cou ne penche ni à droite, ni
à gauche, à moins que les besoins d'un entretien ou tout autre motif n'y forcent ; sinon, c'est
l'allure de l'hypocrite.
Il convient de maintenir ses épaules dans un juste équilibre, de ne pas élever l'une pour
abaisser l'autre, à la façon des antennes. De tels défauts, négligés chez un enfant, se
23
convertissent en habitudes et détruisent, en dépit de la nature, toute la symétrie du corps.
Ainsi ceux qui par indolence ont pris le pli de se courber, s'octroient une bosse que la nature
ne leur avait pas donnée ; ceux qui s'accoutument à tenir la tête penchée s'endurcissent dans
cette mauvaise position, et, en grandissant, s'efforcent en vain de la rectifier. Les corps
souples des enfants sont semblables à ces jeunes plantes que l'on courbe à l'aide de
baguettes et de liens ; elles croissent et gardent à jamais le pli qu'on leur a donné.
Se croiser les bras en les entrelaçant l'un dans l'autre est l'attitude d'un paresseux ou de
quelqu'un qui porte un défi ; il n'est pas beaucoup plus convenable de se tenir debout ou de
s'asseoir une main posée sur l'autre. Quelques personnes pensent que cette attitude est
élégante, qu'elle sent l'homme de guerre, mais tout ce qui plaît aux sots n'est pas
nécessairement convenable ; la véritable convenance consiste à satisfaire la nature et la
raison. Nous reviendrons sur ce sujet quand nous en serons aux entretiens et aux repas. Il
est indigne d'un homme bien élevé de découvrir sans besoin les parties du corps que la
pudeur naturelle fait cacher. Lorsque la nécessité nous y force, il faut le faire avec une
réserve décente, quand même il n'y aurait aucun témoin. il n'y a pas d'endroit où ne soient les
anges. Ce qui leur est le plus agréable, chez un enfant, c'est la pudeur, compagne et
gardienne des bonnes mœurs. Si la décence ordonne de soustraire ces parties aux regards
des autres, encore moins doit-on y laisser porter la main.
Retenir son urine est contraire à la santé ; il est bienséant de la rendre à l'écart.
Être assis les genoux ouverts en compas et se tenir debout les jambes écarquillées ou
tout de travers, est d'un fanfaron. Il faut s'asseoir les genoux rapprochés, rester debout les
jambes près l'une de l'autre, ou du moins avec peu d'intervalle. Quelques personnes
s'assoient une jambe suspendue sur l'autre, d'autres se tiennent debout les jambes croisées
en forme d'X ; la première attitude est d'un homme inquiet ; la seconde, d'un imbécile.
C'était la coutume des anciens rois de s'asseoir, le pied droit appuyé sur la cuisse
gauche ; on y a trouvé à redire. En Italie pour honorer quelqu'un, on pose l'un de ses pieds
sur l'autre et l'on se tient debout sur une seule jambe, comme les cigognes. Cela convient-il
aux enfants ? Je n'en sais, ma foi, rien.
De même, pour ce qui est de saluer en fléchissant les genoux, ce qui est convenable ici
fait rire ailleurs. Quelques-uns plient en même temps les deux genoux, tout en conservant le
corps droit ; d'autres, en se courbant un peu. Il en est qui estiment que fléchir les deux
genoux ensemble c'est bon pour les femmes et qui, se tenant roides, plient d'abord le genou
droit, puis le genou gauche ; en Angleterre, on trouve cela gracieux chez les jeunes gens. Les
Français plient seulement le genou droit, en faisant un demi-tour de corps, avec aisance.
Lorsque les usages, dans leur diversité, n'ont rien qui répugne à la décence, on est libre
d'user de la mode de son pays ou de prendre celle des autres nations ; les façons étrangères
plaisent généralement davantage.
Que le pas ne soit ni trop lent ni trop pressé ; l'un est d'un insolent, l'autre d'un écervelé. Il
faut aussi éviter le balancement, car il n'y a rien de désagréable comme cette espèce de
claudication. Laissons cela aux soldats suisses et à ceux qui sont tout fiers de porter des
plumes à leur chapeau. Cependant nous voyons des courtisans affecter cette démarche.
Jouer avec ses pieds, étant assis, est le fait d'un sot ; gesticuler des mains est le signe
d'une raison qui n'est pas intacte.
24
Les carnets du
Major Thompson
P o l i s o u g a l a n ts ?
Pierre Daninos
Librairie Hachette, 1954.
(…) By Jove ! Voilà qu'en parlant des gens qui doivent prendre du recul pour traiter un sujet, je me
suis éloigné du mien. Je reviens donc à Fontenoy. Je serais tenté de croire que le « Messieurs les
Anglais, tirez les premiers ! » est la forme historique de l'Après vous, je vous en prie… bien Français.
A la vérité, on ne saurait considérer que des gens qui ne mangent pas les coudes au corps, qui
gesticulent en parlant, qui parlent en mangeant, et souvent de ce qu'ils mangent, qui, loin d'attendre que
les dames aient quitté la table, s'empressent dès le potage de distiller devant elles les histoires les plus
gaillardes, qui se croient obligés de faire la cour à votre femme, qui jugent incorrect d'arriver à 8 h 30
quand ils sont priés à 8 h 30, qui s'embrassent en public, qui s'embrassent entre hommes, qui ne
semblent jamais avoir fini de se boutonner dans les rues à Paris et tiennent des conversations aux
arbres dès qu'ils vont à la campagne, qui ne songent jamais à tenir la chaise d'une femme pendant
qu'elle s'assied à leur table, qui osent qualifier un monsieur d'assassin parce qu'il a tué quatre
personnes alors que la police ne l'a pas encore prouvé, qui adressent la parole à des inconnus,
notamment en voiture, sans y avoir été forcés par un accident, qui ne savent pas faire infuser du thé, qui
ne comprennent rien au cricket, qui essaient de passer devant les autres dans une file d'attente, qui
considèrent comme un exploit de prendre avec leur voiture une rue en sens interdit, qui sortent sans
parapluie sous prétexte qu'il ne pleut pas, qui traitent ouvertement dans leurs journaux un de nos jeunes
lords d'homosexuel quand il est si simple d'écrire qu'il a importuné des jeunes gens, qui essaient de
passer par les portillons automatiques du métro pendant la fermeture, qui parlent de la maîtresse d'un
monsieur avant de parler de sa femme, qui rient des pieds du Président de la République s'ils sont trop
grands (voire de ceux de la Présidente), qui utilisent des cure-dents à table, ce qui pourrait passer
inaperçu s'ils ne se croyaient obligés, de mettre leur main gauche en paravent devant leur bouche, qui
sont plus pressés de raccrocher l'appareil que de s'excuser quand ils ont obtenu un faux numéro de
téléphone, enfin, qui mettent leurs habits neufs le dimanche (à l'exception, peut-être, de quelques
Lyonnais et aussi de certains Bordelais de ma connaissance chez lesquels il est resté un vieux fond
d'Aquitaine britannique), on ne saurait dire que ces gens soient véritablement civilisés ou même polis,
du moins dans le sens anglais du mot, c'est-à-dire le bon.
Je n'en prendrai pour preuve finale que leur comportement à l'égard des femmes : quand un Anglais
croise une jolie femme dans la rue, il la voit sans la regarder, ne se retourne jamais et continue à la voir
correctement dans son cerveau ; très souvent, quand un Français croise une jolie femme dans la rue, il
regarde d'abord ses jambes pour voir si elle est aussi bien qu’elle en a l'air, se retourne pour avoir une
1
meilleure vue de la question, et, eventually , s'aperçoit qu'il suit le même chemin qu’elle.
2
Polis les Français ? Plutôt galant ! De damnés hardis galants . (...)
1
2
Non pas "éventuellement", mais dans ce cas "finalement".
En français dans le texte.
25
Au temps où l’on
se battait
correctement
Les carnets du Major Thompson
Le « Messieurs !es Anglais, tirez les Premiers ! » est la forme historique de
l'« Après vous, je vous en prie », bien Français...
26
Galanterie
Dictionnaire raisonné de la
politesse et du savoir-vivre.
Du moyen âge à nos jours.
Emmanuel Bury
Éditions du SEUIL,1995.
Dans le savoir-vivre, le terme de galanterie est central : il désigne tout d'abord
l'élégance générale d'un être, tant spirituelle que physique, et dans ce cas il est
synonyme d'amabilité ou de politesse. Les dictionnaires actuels du français
courant s'accordent pour souligner la valeur spécifique qu'il prend dans le cadre
des rapports avec les femmes, et il a alors un lien direct avec la séduction : dans
cette acception il peut prendre le sens et la forme d'un compliment flatteur . Dans
un sens ultime, qui est consécutif aux précédents, il signifie aventure amoureuse
ou ce que l'on appelait naguère « bonne fortune ». Dans tous les cas, il dénote un
état relationnel fort, à la fois explicitement marqué comme signe et non innocent
du point de vue de l'affectivité, ce qui en fait un cas extrême de la sociabilité.
L'histoire du mot en confirme la force, car il était au centre d'un idéal de
e
e
civilisation lorsqu'il apparaît dans le contexte français, aux XVI et XVII siècles.
L'on connaissait alors aussi le terme rare et vieilli de galantise, qui désigne le fait
de courtiser une dame et le verbe galantiser, peu employé.
Toutefois, c'est de loin le terme de galanterie, issu du participe galant (lui même
issu de l'ancien verbe galer, attesté au XIV° siècl e, et signifiant « se réjouir »), qui
va l'emporter dans les usages du savoir-vivre.
A l'école des femmes
Pour comprendre comment ce terme, qui est constamment lié au commerce amoureux, a
pu devenir un concept clé de la civilité, il suffit de rappeler l'importance des femmes dans
l'œuvre de civilisation des mœurs entreprise à l'époque moderne.
Plaire en général est un impératif social, mais la véritable et dernière pierre de touche de
la réussite est de plaire aux femmes. Dans L'Honnête Homme ou L'Art de plaire à la Cour
(1630), N. Faret dit, à propos de la conversation des femmes, que, « comme elle est la plus
douce et la plus agréable, elle est aussi la plus difficile et la plus délicate de toutes les
autres ». Il écrira plus loin qu'il faut descendre à la ville et rechercher la conversation des
« Dames de condition qu'on estime les plus honnêtes femmes » afin qu'elles s'intéressent « à
nous rendre de bons offices auprès de tous ceux qui les visitent ».
27
Il ne faut pas négliger en effet l'importance stratégique du salon féminin, qui est l'endroit
par où tout ce qui compte passe et se fait connaître. On songe, dans le domaine de la fiction,
à l'importance des affaires qui se traitent dans le salon de Célimène, chez Molière, ou à la
façon dont Arsinoé propose ses services à Alceste auprès de la Cour. La galanterie
appartient donc aussi aux stratégies de réussite sociale dont les auteurs du grand siècle sont
les observateurs attentifs.
Mais les femmes sont aussi l'ornement nécessaire au plaisir de la vie sociale, et c'est pour
cela que, selon Faret, « sans elles les plus belles Cours du monde demeureraient tristes et
languissantes, sans ornement, sans splendeur, sans joie, et sans aucune sorte de
galanterie ». Le théoricien français se souvient ici de ce qu'écrivait son modèle italien, B.
Castiglione ; selon ce dernier, aucune Cour au monde ne peut avoir d'ornements ou de
splendeurs sans les dames, ni « Courtisan qui ait grâce, qui soit plaisant ou hardi, s'il n'est mû
de la pratique et coutume, et de l'amour et plaisir des dames » (cité par M. Magendie, éd. de
Faret, Paris, PUF, 1925, P. 98).
Tous les théoriciens de la civilité s'accordent pour reconnaître que l'instance féminine est
civilisatrice, et A. G. de Méré pouvait écrire : « Aussi n'est-on jamais tout à fait honnête
homme, ou du moins galant homme, que les Dames ne s'en soient mêlées » (Conversations,
1668). De fait, les femmes incarnent le goût, la justesse de la langue et le naturel ; leur plaire
signifie qu'on a acquis cette élégance de ton et d'allure qui fait oublier toute tension et toute
étude. Le galant homme est donc celui dont l'extérieur est parfaitement accompli, et dont les
femmes peuvent reconnaître la valeur.
La galanterie incarne les vertus de la spontanéité, mais celle-ci doit demeurer maîtrisée : il
n'est pas encore question de la maladresse, signe de sincérité dont Rousseau fera un des
traits essentiels des jeunes héros de La Nouvelle Héloïse.
28
De la
conversation
Comment parler peut changer
votre vie.
Theodore Zeldin
Librairie A. Fayard, 1999.
Pourquoi la conversation amoureuse prend une nouvelle
orientation
Ce matin, on a oublié de nous dire aux informations combien de fiançailles et autres liens
amoureux s'étaient rompus hier. Et combien, parmi eux, avaient pris fin parce que la femme
se plaignait que l'homme ne lui parle pas assez. L'université de Stamford rapporte
qu'aujourd'hui cinquante pour cent des Américains hommes se sentent nerveux en
compagnie des femmes, et que le flirt est un art qui se meurt parce qu'ils ont peur d'être
accusés de harcèlement sexuel. Selon des recherches faites en Angleterre, la même chose
est en train de se passer chez nous. À quoi bon rêver de longues conversations quand,
d'après une autre étude, « on petit dire dans les quatre premières minutes d'une rencontre si
celle-ci en restera là ou évoluera vers l'amour ou l'amitié » ?
Au fil de l'histoire, les humains ont inventé différents types de conversations amoureuses
dont chacun a engendré une forme particulière de relation. Mais il en va ici comme d'un
langage dont le vocabulaire serait inadéquat. Nous devons inventer une nouvelle espèce de
discours amoureux qui convienne aux aspirations d'aujourd'hui.
À l'origine, baratiner une femme, c'était lui faire la cour. Et originellement, faire la cour,
c'était montrer sa force et sa richesse, impressionner et conquérir. Il n'était guère besoin de
parler. Comme le dit un adage chinois : « On communique en mangeant ensemble. » De leur
côté, pour attirer un homme et le retenir, les femmes avaient recours à la magie plutôt qu'à la
conversation.
e
Au XV siècle, un nouveau mot devint à la mode : « courtiser ». Contraints de passer de
longues heures ensemble, les habitués de la cour des deux sexes développèrent une sorte
de jeu. Entre eux, la fidélité était le grand sujet de conversation : que signifiait « être fidèle » ?
Et pourquoi les engagements n'étaient-ils pas tenus ? La position de l'homme pouvait se
résumer ainsi : « Qui fait métier d'homme de cour doit faire la cour à toutes les dames, mais
n'être fidèle à aucune. » Lorsque ce jeu était joué avec brio et avec une politesse exquise, il
en résultait une conversation passionnante sur ce que signifiait l'amour et ce que devaient
29
être les idéaux de vie. Mais, lorsque y prenaient part des séducteurs avides de promotion
sociale, ce n'était que duperie et mensonge.
Un troisième langage, la conversation civile, fut popularisé par un Italien dénommé
Guazzo dont l'ouvrage, publié pour la première fois en 1574, fut traduit presque
immédiatement en anglais et en français comme en d'autres langues. Guazzo mettait l'accent
sur l'urbanité, l'art de vivre ensemble décemment, sans querelles ni violence. Il préconisait
l'honnêteté et la gentillesse, conseillait de prendre en considération les sentiments des
femmes et de gagner leur amour en faisant l'éloge de leurs qualités, en se servant des mots
plutôt que de la force. « Un homme ne peut être un homme honnête sans conversation »,
insistait-il. Mais loin de devenir le docteur Spock du mariage amical, Guazzo ne fut lu que par
une élite (dont George Washington) et le monde continua d'admirer la violence.
Un quatrième langage, le langage romantique, fut propagé par les poètes et par les
romanciers. Langage de la révolte - révolte des amants contre leurs parents, révolte des
femmes contre l'oppression de leurs sentiments -, il exalte le sexe en tant qu'incarnation de
l'amour. La passion constitue son sujet principal. Mais il se fonde sur deux prémisses qui se
révèlent finalement inacceptables : l'idéalisation du partenaire, qu'on préfère garder sur un
piédestal plutôt que le connaître vraiment, et l'assimilation de l'amour à la foudre qui frappe
sans prévenir, dont on se veut la victime consentante. Il considère que la souffrance est un
ingrédient essentiel de l'amour, et la névrose une de ses fréquentes conséquences. Pour
reprendre la formule de Boswell, il conduit à « feindre de sentir toutes les espèces d'angoisse
vécues par d'illustres prototypes ». La vie imite le roman et la poésie, qui fournissent leur
texte aux amants.
Mais, bien sûr, tout le monde ne sait pas parler comme un courtisan ou comme un poète.
Même si beaucoup de gens prenaient la peine de mémoriser les plaisanteries et compliments
rassemblés dans les livres de savoir-vivre, bien des conversations avaient tôt fait de
s'éteindre « comme feu sans combustible », observait Swift. Nombre d'hommes ne
semblaient pas vouloir entendre ce que les femmes avaient à dire et justifiaient ce triste
commentaire de Jane Austen : « L'imbécillité féminine est un grand faire-valoir de leurs
charmes personnels. » Visitant l'Amérique dans les années 1830, Mrs Trollope se plaignait
que « les deux sexes ne se mêlent pas sans contrainte et ennui ». Un siècle plus tard encore,
Olive Heseltine écrivait : « Pour presque toutes les femmes (…), parler avec la jeunesse
masculine d'Angleterre n'est ni intéressant ni intelligible ».
e
La tragédie du XX siècle fut qu'il n'inventa pas de nouveaux modèles de conversation
amoureuse. Le cinéma réduisit le dialogue au minimum ; selon Truffaut, faire des films, c'est
pointer la caméra sur de belles femmes. Le cow-boy de John Wayne est essentiellement
silencieux. Dans un film, l'héroïne lui dit : « Tu n'as besoin de personne d'autre que toi », et lui
rétorque : « Je veux une femme qui ait besoin de moi. » Il ne demande rien d'autre. Mais,
lorsque l'héroïne essaie la tactique de la robe sexy, il commente : « Tu mets ces trucs, et je
vais te mettre en prison. Et. elle : « Je croyais que tu n'allais jamais le dire. - Dire quoi ? - Que
tu m'aimes. - J'ai dit que j'allais te mettre en prison. - C'est la même chose, tu le sais bien. Tu refuses seulement de le dire ».
Durant un certain temps, susciter l'amour en étant agressif et prouver sa supériorité en
humiliant les femmes, à l'instar de Rhett Butler dans Autant en emporte le vent, a tenu lieu de
substitut à la conversation. Puis s'est développé le type du male timide, simple et naïf, qui a
besoin des leçons des femmes pour aimer, et la femme s'est vue investie,- du rôle consistant
à soigner les complexes et problèmes de l'homme. Ce n'est que rarement que des gens
comme Bogart y ont ajouté un brin d'humour et ont fait preuve d'esprit de repartie. Woody
Allen demeure une exception. Il adore non seulement parler, mais dire ce qu'il pense quand il
parle, ainsi qu'en témoignent par exemple les sous-titres de Annie Hall. Cependant, ses films
traitent de l'incompétence. Comme bien des gens se sentent incompétents, ils peuvent
s'identifier à lui, mais il ne les aide pas. Les modèles de succès que fournit le cinéma sont
30
rares, jamais il n'a su traiter du bonheur tranquille et de l'accomplissement. Vous souvenezvous d'un film qui analyse un mariage réussi ? Au cinéma, l'amour naît de la rencontre des
yeux beaucoup plus que de la parole et se résume essentiellement à une traque. Le cinéma
n'a pas réussi à dépasser la constatation de Dostoïevski selon laquelle les gens heureux n'ont
pas d'histoire. Mais, dans ce cas, comment est-on censé savoir de quoi parler dans le cadre
d'une bonne relation ?
Au théâtre, les dialogues étaient autrefois raffinés et élevés au plus haut niveau
d'expression. Shakespeare nous montre qu'ils peuvent engendrer la passion et l'action. Ibsen
nous révèle qu'ils sont capables de transformer les gens : « Un changement s'est produit en
moi, et ce changement s'est produit grâce à toi, et à toi seul ». On ne saurait trouver plus
puissante justification de la conversation. Mais, depuis lors, les dramaturges ont été
davantage hantés par la difficulté de communiquer. Les personnages de Beckett voudraient
bien s'exprimer, mais ils en demeurent incapables.
Nous sommes au terme d'une phase culturelle. La littérature et la peinture ne sont plus là
pour nous aider à inventer une forme de conversation qui nous permette de dépasser la
réitération de notre impuissance et de notre désarroi. Les représentations du désespoir, de
l'incohérence et de la violence ne font qu'ajouter à notre impuissance. Depuis environ un
siècle, nous sommes élevés dans la croyance aux vertus de l'introspection. Mais le fait de
nous poser l'éternelle question « Qui suis-je » ? ne peut guère nous mener plus loin. Quelque
fascinant qu'on pense être il y a une limite à ce que l'on peut savoir de soi. Les autres sont
beaucoup plus intéressants, et ils ont infiniment plus à dire.
Surtout maintenant que la grande aspiration de la génération actuelle est de reconnaître
aux deux sexes les mêmes droits et la même considération. La conversation est le meilleur
moyen de créer les conditions appropriées : meilleur que les lois, car les lois sont incapables
de transformer les mentalités alors que la conversation le peut. Il n'existe pas de conversation
satisfaisante sans respect mutuel. Respecter l'autre, c'est découvrir en lui une égale dignité.
Commençons dans la vie privée, et d'autres formes d'égalité prendront finalement place dans
la vie publique.
Il nous faut des modèles qui nous montrent comment la conversation développe l'égalité,
des modèles créés par un effort commun des hommes et des femmes. Nous en savons très
long sur la façon dont les relations tournent mal. Il est beaucoup plus difficile de dire comment
elles tournent bien, sans arrogance naïveté, sans crainte qu'une fois l'amour analysé il perde
de sa magie. Il nous faut une nouvelle forme de roman et de cinéma qui nous montrent
comment on peut vivre ensemble en égaux, avec humour. Toutes les civilisations
précédentes ont eu leurs modèles de vie vertueuse. Mais ces modèles ne marchent pas pour
nous ; ils nous semblent même d'un ennui prodigieux. Pourtant, il existe un nombre croissant
de gens qui, à titre privé, font quelque chose de très intéressant, de très excitant : ils essaient
de se donner mutuellement du courage. Ils innovent vraiment, car c'est la première fois dans
l'histoire que les hommes et les femmes reçoivent une instruction égale et occupent les
mêmes emplois. Rien n'est plus difficile que de prendre confiance en soi sans devenir
arrogant. Or c'est la base de tout accomplissement valable. L'art nous est nécessaire pour
nous montrer comment le courage grandit.
31
Le savoir-vivre
aujourd'hui
Christine Géricot
Documents Payot, 1998.
INVITE CHEZ DES BRITANNIQUES, QUELLES
SONT LES GAFFES A NE PAS COMMETTRE ?
AU JAPON, QUELLES SONT LES REGLES DE
BIENSEANCE A OBSERVER ?
Que ce soit pour le « lunch » qui équivaut a
notre déjeuner, pour le « dinner », le dîner, ou,
s'il a lieu à une heure plus tardive, pour le
« supper », le souper, il faut savoir que les
Britanniques (c'est-à-dire les Anglais, les
Écossais et les Irlandais) sont très sensibles
aux usages. Aucun Anglais ne vous adressera
la parole si vous ne lui avez pas été présenté.
« How do you do ? » : cette formule passepartout sert pour prendre contact. Inclinez la
tête en souriant. Une fois les présentations
faites, évitez par la suite la poignée de main
réservée uniquement aux présentations et aux
cérémonies. Pas de baise-main non plus.
Contrairement à nos usages, nommez les gens
par leur nom de famille :
Le Japonais est avant tout discret et n'aime ni
les familiarités ni les démonstrations bruyantes.
Ne l'embrassez pas et ne le serrez pas dans
vos bras, cela serait très mal vu. En revanche,
inclinez-vous tout en posant les paumes des
mains sur le haut des cuisses. Au restaurant,
malgré votre embarras ne demandez ni
couteau, ni fourchette, apprenez à manier les
baguettes. Ne les laissez jamais dans le bol ni
croisées sur la table. Elles doivent être posées
parallèles l'une à côté de l'autre. Le pourboire
est compris dans l'addition, surtout n'en rajoutez
pas, cela serait mal perçu et considéré comme
une insulte. Si vous êtes invité(e) chez un
particulier qui vit à la japonaise, vous devez
enlever vos chaussures et vous asseoir sur les
talons. Après vous être essuyé les mains et le
visage avec une serviette chaude, vous vous
verrez offrir thé et petits gâteaux que vous
accepterez en vous inclinant pour remercier. Au
bout d'une heure, vous insisterez pour quitter
vos hôtes et, en dépit de leurs protestations qui
seront purement protocolaires, vous vous
éclipserez.
- Bonsoir Mrs. Wilson,
- Bonsoir Mr. Rod.
Ne demandez jamais de porto à l'apéritif : il
vous sera certainement proposé au moment du
fromage ou après le dîner. Le couvert est
dressé d'une manière différente : à gauche de
l'assiette se trouve une petite serviette où vous
devez obligatoirement poser votre pain. Les
couverts sont tournés dans l'autre sens,
cuillères côté bombé contre la nappe et
fourchettes pics en l'air. Les maîtres de maison
président au bout de la table, et non au milieu
comme en France. Ne mettez jamais les mains
sur la table, soyez attentifs aux maniements
(cuillères, fourchettes, couteaux). La cuillère à
soupe est ronde, elle ne s'introduit jamais dans
la bouche, on n'utilise que le bord comme pour
boire le potage du bout des lèvres. N'utilisez
jamais la face creuse de la fourchette, poussez
avec le couteau les aliments sur la face
arrondie, y compris les petits pois que vous
retiendrez avec un morceau de viande piquée
au bout (exercez-vous avant !). Ne fumez
surtout pas avant le café.
EN VOYAGE D'AFFAIRES AUX ÉTATS-UNIS, Y
A-T-IL DES HABITUDES FRANÇAISES A
PROSCRIRE ?
Les hommes d'affaires français ont la fâcheuse
habitude d'arriver en retard à leurs rendez-vous,
ce qui est très mal vu aux États-Unis. Ceux qui
pratiquent le fameux quart d'heure de « dérive à
la française » risquent de trouver porte close et
de constater qu'ils ont peut-être traversé
l'Atlantique pour rien.
32
Les enfants
dans le train
Philippe Val
Le cherche midi éditeur, 1999.
Quand on fait un métier qui oblige à voyager, les gens vous disent : « Vous avez de la chance. Ce
doit être formidable. » Oui, encore que Montaigne, qui lui-même voyageait beaucoup, nous incite à
modérer notre enthousiasme en nous prévenant que l'on s'emmène avec soi. La publicité présente le
voyageur heureux, libre, détaché des contraintes habituelles. Si j'en crois les affiches, seuls les coups
de soleil, le sable dans le poulet mayonnaise et le risque qu'une noix de coco lui tombe sur la tête
menacent le bonheur du voyageur. Pur fantasme. Voyager est terrible. Voyager, c'est devenir la proie de
tous les commerçants les plus rapaces qui, vous sachant en position de faiblesse loin de chez vous,
vont chercher par tous les moyens à gagner le plus d'argent possible avec votre pauvre rêve d'exotisme.
Compagnies de transport qui vous entassent sur des sièges conçus pour des grévistes de la faim,
hôteliers qui vous feraient dormir dans une bétonneuse en marche si cela ne risquait pas d'entraver la
production de béton, restaurateurs qui vous fourguent des salmonelles au prix du kilo de homard, et tout
ça pour prendre une photo des humains dont la seule originalité consiste, au mieux, à ne pas porter le
même chapeau que vous, au pire, à vivre sous une dictature sanglante. Mais quoi qu'il arrive, le
candidat au voyage doit savoir qu'il subira immanquablement cette plaie, cette calamité, ce cauchemar
en passe de devenir universel : les sales gosses qui emmerdent tout le monde dans les lieux publics.
Vous vous installez dans un avion pour un voyage de sept ou huit heures ou dans le TGV ParisMarseille, vous vous dites, là, au moins, je suis peinard, pas de téléphone, pas d'emmerdeurs, vous
sortez la Critique de la raison pure que vous vous êtes promis de lire depuis quinze ans, et hop, voilà
qu'un chiard sort un jeu qui fait bip-bip, coin-coin, tut-tut, parle en criant à sa mère, fait rouler sa voiture
de pompier, toute sirène allumée, sur les genoux de son père, emmerde cent cinquante personnes les
empêchant de lire, de se détendre ou de dormir, le tout sous l'œil attendri des parents, gros crétins tout
fiers d'avoir fabriqué ce monstre d'impolitesse, indifférents à l'insupportable tension qui finit par régner
dans tout le wagon. Mais réprimander un enfant est devenu un tabou. Alors on arrive à destination avec
les nerfs à vif, crevé, casqué d'une migraine qui vous fait souhaiter la fin du monde comme une
délivrance. On parle, pour s'en plaindre, d'américanisation de la société, des Mac Donald's qui
défigurent nos villes et niquent nos estomacs, des films stupides de Walt Disney, des feuilletons débiles
et autres envahissements dont on pense, avec raison, qu'ils sont une régression d'autant plus
lamentable que la civilisation américaine recèle des trésors d'intelligence et des grandes beautés. La
stupidité américaine dont on se plaint, c'est celle que l'on choisit de subir. On pourrait choisir autre
chose, et c'est nous qui sommes responsables. Mais le pire signe de l'américanisation de nos mœurs,
c'est précisément cette invasion de l'enfant roi. L'enfant qui a tous les droits. L'enfant élu. Espèce de
petit monstre impuni qui doit son impunité à la sacralisation de l'enfance.
En laissant leurs gosses emmerder tout le monde, les parents ont l'impression de prouver l'amour
qu'ils leur portent. Or, c'est tout le contraire. Sacraliser, éviter le conflit, c'est nier l'existence réelle. (...)
Aux États-unis, les enfants sont un fléau. Ils ont tous les droits, ils bouffent comme des vaches, ils crient
comme des cochons qu'on égorge, ils vous braquent avec des flingues en plastique, vous bousculent,
vous marchent sur les pieds, vous engueulent, mais ils sont sacrés, comme les vaches indiennes. C'est
la marque d'une civilisation où l'individu est tout, et le collectif, rien. Le bien public n'est qu'une vague
conséquence de la réussite individuelle. Que le meilleur gagne, même s'il pollue la planète, même s'il
passe sa vie à nuire à son voisin, toute réussite est comprise comme une élection divine, justifiée par le
dogme calviniste selon lequel la réussite matérielle est le signe de l'amour que Dieu vous porte. Quand
on voit ces parents qui se veulent cool, sympa, évolués, laisser leurs enfants gâcher quatre ou cinq
heures de la vie de leurs voisins, c'est à eux qu'on a envie de foutre une-bonne fessée. Et après, on leur
expliquerait bien calmement que, si vraiment ils aiment leurs enfants, s'ils veulent qu'ils deviennent des
gens heureux, aimés des autres et jouissant de toutes les libertés qu'offre la démocratie, ils doivent
d'abord leur apprendre que la liberté commence précisément par le respect du voisin. Ne pas emmerder
le monde, voilà la règle numéro un du bonheur.
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Civilités
extrêmes
Ouvrage collectif sous la direction d'Alain Montandon
Centre de Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines, 1997.
Préface
Il y a sans doute quelque paradoxe à parler de civilités extrêmes quand on sait combien la
politesse requiert l'art de la mesure, de la tempérance, du juste équilibre et de l'harmonie.
L'art du je-ne-sais-quoi est aussi celui de la délicate balance entre le trop et le trop peu.
L'exagération n'est-elle pas le vice le plus rédhibitoire, tant décrié dans tous les manuels de
savoir-vivre ? L'affectation est la tare la plus noire relevée par un Castiglione dans son
ouvrage fondateur, Le Courtisan. L'excès conduit au ridicule. « Tout ce qui est exagéré
expose au ridicule, les sentiments comme les toilettes. Quand on est simple et naturel, on
1
n'est jamais ridicule » . Il est d'autres travers ou ridicules condamnés comme l'outrance,
l'emphase, l'enflure. La politesse elle-même doit faire l'objet d'une pondération : « Trop de
2
civilité est souvent une incivilité fatigante » . Rien de plus agaçant aussi que les cérémonies
interminables devant un pas de porte où chacun, interminablement, cède la préséance à
l'autre qui fait de même.
Et pourtant il y a dans la politesse même une nécessaire recherche que d'aucuns
prétendent excessive : « La civilité est plus étudiée en France qu'au royaume de la Chine.
Elle est pratiquée avec beaucoup de grâce par les gens de qualité. Les citoyens y prétendent
3
avec affectation, et le peuple la réussit grossièrement. » Or cette affectation est naturelle, elle
fait partie de la logique même de la politesse, une logique de l'auto-désignation, car on ne
saurait être poli sans montrer qu'on l'est. Cette tendance inévitable qui fait que la politesse
doit se signaler elle-même comme politesse, entraîne l'affectation, la surenchère, la
préciosité, et quantité de désordres.
(...) Autant dire qu'il s'agit aussi de formes qui peuvent apparaître pathologiques et
monstrueuses d'une interaction sociale dont la pratique peut entrer en contradiction avec les
finalités premières.
Les formes de l'extrême sont fort variées. La civilité peut être extrême quand elle est
déplacée ou exercée dans une situation inconvenante. On sait qu'il est de l'essence de la
politesse de considérer les circonstances. Mais que penser de l'usage de la politesse dans
des circonstances qui ne s'y prêtent guère : « Messieurs les Anglais, tirez les premiers… ».Il
est des civilités sanglantes. Et lorsque le capitaine du bateau en train de couler tonne « les
femmes et les enfants d'abord... » nous avons affaire à une civilité nautique extrême.
Cérémonies et étiquettes peuvent paraître à des yeux non prévenus, pour des étrangers,
comme excessives et d'une pesanteur insupportable. Nos contemporains ne trouveraient-ils
pas, même en période de république monarchique, les us et coutumes d'antan extraordinaires
34
et l'appareil incompréhensible dans sa complication qu'était la présentation d'une dame à la
Cour ? Madame de Genlis en rend compte : « La présentation des femmes consistait, après
les preuves faites et examinées par le généalogiste de la Cour, à être présentées
publiquement en cérémonie, en grand habit de Cour, par une femme déjà présentée [...] On
avait pris des leçons de révérence pour la présentation. On avait un énorme panier, une
queue qui pouvait se détacher afin qu'on pût l'ôter quand on rentrait chez soi : cette queue
s'appelait bas de robe [...] Il fallait vingt ou vingt-deux aunes d'étoffes pour faire un grand
habit, sans garniture. La veille de la présentation, la présentée allait à Versailles avec celle
qui devait la présenter, faire des visites à tout ce qu'on appelait les honneurs (dames
d'honneur et dames d'atours de la Reine et des princesses). On y retournait encore le
lendemain. La présentée faisait une révérence à la porte, ensuite quelques pas et une
seconde révérence, et une troisième près de la Reine. Alors elle ôtait le gant de sa main
droite, se penchait et saisissait le bas de la jupe de la Reine pour le baiser. La Reine
l'empêchait de le prendre en retirant sa jupe, et en se retirant un peu elle-même. L'hommage
était rendu, on en restait là. La Reine disait quelques phrases obligeantes, ensuite elle faisait
une révérence, ce qui signifiait qu'il fallait se retirer, ce qu'on faisait à reculons malgré la
grande queue qu'on poussait adroitement en faisant la révérence d'adieu. »
Le cas le plus fréquent réside dans la rigidité des étiquettes, peu souples aux
circonstances, ou qui se heurtent contradictoirement les unes les autres. Parmi quelques
exemples, on restera auprès de la Reine pour son lever, pièce également en cinq actes,
comme le disait Taine à propos de celui du Roi, le cérémonial étant le même. Un jour d'hiver,
Mme Campan présentait la chemise à la reine ; la dame d'honneur entre, ôte ses gants, prend
la chemise. On gratte à la porte, c'est la duchesse d'Orléans ; elle ôte ses gants, reçoit la
chemise. On gratte encore, c'est la comtesse d'Artois qui, par privilège, prend la chemise.
Cependant la reine grelottait, les bras croisés sur sa poitrine, et murmurait : « C'est odieux !
quelle importunité ! » Ainsi lorsque l'étiquette en vient à occulter « le sens rationnel de la
4
cérémonie » peut-on parler de civilité extrême... au risque du chaud et du froid !
Un exemple de température contraire nous fera passer d'une Reine nue, grelottante dans
une chambre glaciale, attendant qu'on l'habille enfin, à l'exemple d'un Roi que l'étiquette fait
griller et rôtir au mépris de sa santé. Pierre Boitard rapporte en effet l'anecdote suivante :
Il n'est pas de pays en Europe où le pédantisme de l'étiquette ait été porté plus loin qu'en
Espagne, probablement parce qu'il n'y a pas de nation où la noblesse soit plus orgueilleuse. Voici
un fait qu'on aurait peine à croire s'il n'était historique. Un roi d'Espagne, Philippe III, étant malade,
se trouvait placé dans un fauteuil tout près de la cheminée, où l'on venait d'allumer du feu, et où
l'on avait entassé une grande quantité de bois. Bientôt la chaleur devint intolérable, et le roi dit aux
courtisans de retirer quelques bûches ; mais comme le duc d'Ussède, grand boute-feu de la
couronne n'était pas là, et qu'aucun autre n'a le droit de toucher au feu de la chambre royale,
personne ne voulut prendre sur lui une aussi grande infraction. Nul homme ne peut toucher au
fauteuil du roi, si ce n'est le grand chambellan qui se trouva également absent ; enfin, il est
défendu, sous peine de mort, de toucher à la personne sacrée de Sa Majesté, d'où il résulta que
les courtisans laissèrent tranquillement rôtir le roi, tout en se lamentant sur son triste sort. Quand
5
le grand boute-feu et le chambellan arrivèrent, il n'était plus temps, le roi était mort.
Ainsi le respect des étiquettes peut-il contribuer à la mort du Roi lui-même.
Nous prendrons un autre exemple d'une civilité qui devient extrême dans la mesure où les
circonstances ont changé et où la situation ne permet plus l'exercice de la même politesse.
Lors de la course Paris Dieppe qui provoqua l'un des premiers morts de l'automobile, le
marquis de Montaignac y salue, comme il se doit, un conducteur qu'il dépasse. Ce faisant, il
délaisse un peu trop sa direction, et accroche légèrement le véhicule doublé. Une nouvelle
fois, son comportement est dicté par les règles de la bienséance : le gentilhomme se retourne
et se confond en excuses : il va droit au fossé, et y expire bientôt, mais en ayant eu le temps
6
de jurer qu'il était bien le seul responsable de l'accidents.
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Ainsi les signes peuvent-ils se mettre à tourner à vide, devenus extérieurs, grotesques,
tragi-comiques, à la frontière du ridicule, de l'insupportable, faisant apparaître le contexte
rituel dans sa caricature essentielle. Mais la civilité est aussi extrême, parce que la violence
dont elle veut être le palliatif l'est également. Il y a besoin de régulation de cette violence qui
se donne en représentations, violence spectaculaire et rituelle dont il est parlé ici avec talent.
Extrême, la civilité peut l'être aussi quand elle s'applique à des fins qui ne sont pas
habituelles : il en est ainsi de la politesse du chasseur des terres sauvages qui autrefois
s'appliquait à demander pardon de son geste à l'animal qu'il allait abattre et à le remercier
pour la viande qu'il lui offrait. Le baron Knigge lui-même ne consacre-t-il pas dans son grand
traité de savoir-vivre Du commerce avec les hommes, écrit à la fin du siècle des Lumières,
tout un chapitre concernant le rapport des hommes avec les animaux, faisant preuve d'une
civilité écologique avant la lettre(...)
Que penser aujourd'hui de toute cette multitude d'usages déviés, pervers, inadaptés,
pathologiques, extrêmes de la civilité, à une époque où semblent se défaire certains rites et
codes d'interaction sociale ? Même dans sa forme la plus pervertie, nous avons encore affaire
à un système organisateur des liens sociaux. Le goût des situations extrêmes et du jeu avec
les limites ne peut exister que dans un monde où certains repères existent.
1
Vtesse Nacla, Dictionnaire du Savoir-vivre, Paris, 1989, p. 185
Règles de la bienséance civile et chrétienne, 1740, p. 3.
3
Un Anglais vers la fin du grand règne, dans An Agreable Criticism, p. 42.
4
Norbert Elias, La Société de Cour, Champs-Flammarion, 1985, p. 73.
5
Boitard Pierre, Guide manuel de la bonne compagnie... Paris, Pasard, 1852, p. 12.
6
Nous tirons cet exemple de l'article de Stéphane Caliens, "Erreurs fatales. Cent ans d'accidents automobiles", in
Alliage, n° 28, automne, 1996, p. 81.
2
36
Civilité - Urbanité
Dictionnaire raisonné de la
politesse et du savoir-vivre.
Du moyen âge à nos jours.
Alain Pons
Éditions du SEUIL, 1995.
Civilité : du latin civilitas.
Urbanité : du latin urbanitas.
(…) Civilité, disent les dictionnaires actuels, est un terme « vieilli ». Sans doute,
mais il ne fait pas oublier que cette vieillesse porte le poids d'une histoire qui est
celle du monde occidental, pour ne pas dire celle de l'humanité. Et, si l'on pense
qu'il serait peut-être temps de réactiver sinon le mot, du moins la chose, et en tout
cas de s'interroger sérieusement sur le sens et la portée de la notion de civilité,
cette réflexion ne sera féconde que si elle ne prend pas pour objet une essence
abstraite et intemporelle, « immobile », comme dit Febvre, mais tient compte, au
contraire, de l'histoire du mot, de ses origines, de ses avatars, de ses emplois
changeants et variés dans les différentes langues, et à l'intérieur d'une même
langue. (…)
La cité, la ville
Civilité, du latin civilitas. Urbanité, du latin urbanitas. Ces deux mots, que l'on étudiera
ensemble, ont l'avantage, par rapport aux termes appartenant à la même famille de sens, de
nous établir d'emblée au cœur de cette question. Politesse est une métaphore, honnêteté
renvoie à la morale, bienséance à la morale aussi, et à la rhétorique. Courtoisie fait allusion à
la Cour, à un lieu et à un moment historiquement restreints ; quant aux manières, « bonnes »
ou « belles », leurs formes et leurs contenus sont changeants. Avec civilité et urbanité, nous
sommes immédiatement mis en présence de la cité et de la ville, c'est-à-dire de réalités qui
sont chargées d'une portée universelle.
e
Civilité, qui apparaît dans le dictionnaire français au XIV siècle, dans la traduction des
Ethique d'Aristote par N. Oresme (c.1370), est en effet le calque du substantif latin civilitas,
d'usage courant à l'époque impériale (Suétone, Pline), lui-même dérivé de l'adjectif civilis, pris
au sens de « sociable », « bienveillant », « doux », « poli ». Ce sens n'est pas premier. Civilis
désigne d'abord tout ce qui concerne le civis, le membre libre d'une civitas, ce qui est relatif à
sa dignité, à ses droits et à ses devoirs, à son existence civique. Cicéron emploie civilis pour
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traduire le grec politikos, dans sa double acception de « politique », au sens strict, et de
« sociable » ou « socialisé », c'est-à-dire « capable de vivre en commun ». C'est à partir de
cette double acception que le sens moral et psychologique de « doux », « affable », s'impose
à l'époque impériale, souvent jumelé avec humanus. Chez Ovide, par exemple, l'adverbe
civilité signifie « avec modération », « avec douceur ». Mais le latin n'oubliera jamais le sens
premier, civique, du terme, et dans la Vulgate civilitas désigne « l'ensemble des citoyens », la
« cité ».
Quant à urbanité, c'est également chez Oresme qu'il est attesté pour la première fois en
français. Là encore, il s'agit d'un calque, celui du substantif latin urbanitas, qui caractérise tout
ce qui est urbanus, relatif à l'urbs, à la ville et en particulier à l'Urbs par excellence, Rome. La
façon de parler des habitants de la ville, leur accent, est la marque première et inimitable de
l'urbanitas. De l'accent, on passe aux manières, et dans le latin classique (Cicéron, Horace,
Quintilien), l'urbanitas désigne aussi les manières de bon aloi, et une tournure d'esprit
générale fine, plaisante, spirituelle, voire caustique.
Mais si l'étymologie des mots civilité et urbanité nous renvoie directement à des réalités
historiques latines, leur sens profond, l'expérience humaine qu'ils traduisent, les valeurs,
positives et négatives, qu'ils supposent, sont à chercher plus haut, dans la conception
grecque de la polis. É. Benveniste nous y autorise, nous l'enjoint même quand il écrit dans
son Vocabulaire des institutions indo-européennes. « Il faut prendre ensemble les termes
grec polis et latin civitas. Ils n'ont en eux-mêmes rien de commun. Mais l'histoire les a
associés dans la formation de la culture romaine, où l'influence grecque a été déterminante,
puis dans l'élaboration de la civilisation occidentale moderne. »
La civitas latine, qui désigne l'ensemble des cives, a hérité en effet de la plupart des
caractères de la polis grecque, qui désignait d'abord une forteresse, mais en est vite venue à
exprimer l'idée de la cité. Or, pour les Grecs, le fait de vivre dans des cités, c'est-à-dire dans
des lieux qui ne sont pas seulement matériels, pas seulement des villes entourées de
murailles, avec des rues, des places, des marchés et des temples, mais aussi « politiques »
(on n'échappe pas à la tautologie), dans lesquelles ils mènent une vie de libres citoyens régie
par des institutions (politeia), leur confère leur dignité de Grecs, leur dignité d'hommes, ce qui
pour eux est la même chose.
La mythologie, l'art, la littérature témoignent de l'obsession que les Grecs ont toujours eue
du terrible combat livré par leurs ancêtres pour sortir de la vie animale, de la sauvagerie
primitive. Leurs « héros » fondateurs, à moitié dieux, à moitié hommes, Thésée, Héraclès,
Ulysse, (Œdipe, ont dû vaincre des êtres sauvages aux formes hybrides, mi-bêtes, mihommes, comme le Minotaure, les Centaures, le Cyclope ou le Sphinx. Thésée, le héros
athénien, est aussi le héros « politique » par excellence. Vainqueur du monstre crétois, il a
aidé Pirithoüs à défaire ces mixtes de cheval et d'homme que sont les Centaures, dans le
combat, symbolique entre tous, des Centaures et des Lapithes, et enfin a donné à Athènes
son unité politique grâce au synœucisme, que célèbrent les fêtes des Synoïkies et des
Panathénées.
La cité représente donc l'espace proprement humain, entre le monde sauvage (thèriodès,
agroïkos), qui est sa limite inférieure, toujours menaçante, et le monde divin, qui marque sa
limite supérieure, inaccessible. On comprend pourquoi le terme grec qui correspond sans
doute le mieux à celui de civilité est celui de douceur. L'adjectif hèméros veut dire « doux »,
« apprivoisé », en parlant d'un animal. Aux yeux des Grecs, cette douceur est ce qui distingue
l'homme, bien mieux que les inventions techniques : pour Homère, les Cyclopes sont des
monstres sauvages non pas parce qu'ils ne pratiquent pas la navigation, mais parce qu'ils
ignorent l'hospitalité.
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La pudeur et la justice
Seul le mythe peut parler des origines. Il est donc permis de considérer le mythe que
rapporte Platon dans le Protagoras comme le mythe par excellence de la naissance de la
civilité (320c-322c). Épiméthée l'imprévoyant a tout distribué aux animaux, et l'homme reste
dépourvu des attributs nécessaires à sa subsistance. Afin de sauver la race humaine,
Prométhée dérobe à Héphaïstos et à Athéna l'habileté technique en même temps que le feu.
Les hommes se trouvent alors posséder « toutes les ressources nécessaires à la vie », mais
ce que Prométhée n'a pu leur donner, c'est « l'art politique », que Zeus conserve jalousement
auprès de lui. Les dons de Prométhée restent donc inutiles : « il n'y avait pas de cités », et les
hommes dispersés étaient la proie des animaux. S'ils essayaient de se rassembler pour se
défendre, faute d'art politique, « ils se lésaient réciproquement, et recommençaient à se
disperser et à périr ». Alors Zeus, inquiet pour notre espèce menacée de disparaître, envoya
Hermès porter aux hommes la pudeur (aidôs) et la justice (dikè), « afin qu'il y eût dans les
cités un ordre établi et les liens créateurs d'amitié ». Et Zeus précise à Hermès que si les
autres arts peuvent être distribués de façon restreinte (un seul médecin suffit pour beaucoup
d'ignorants de l'art médical), la pudeur et la justice doivent être répartis entre tous les
hommes, « car les cités ne pourraient subsister si quelques-uns seulement en étaient
pourvus, comme il arrive aux autres arts », si bien que « tout homme incapable de participer à
la pudeur et à la justice doit être mis à mort, comme représentant une maladie pour la cité ».
Ce mythe sépare clairement ce que l'on appelle la « civilisation matérielle », procurée aux
hommes par Prométhée, et la civilité, envoyée par Zeus lui-même sous la forme de la pudeur
et de la justice. Les arts offerts par Prométhée ne font que doter artificiellement les hommes
de ce que les animaux possèdent naturellement. L'art politique, lui, n'appartient qu'à Zeus, et
y participer éloigne l'homme de l'animal et le rapproche des dieux. Aidôs, très vieux mot grec,
désigne la pudeur sous toutes ses formes, sentiment de l'honneur, honte, crainte, respect
d'autrui, égards pour les autres, modestie dans le regard et la tenue : il a une portée
proprement « politique » dans la mesure où il exprime avant tout le respect de l'opinion
publique, sa sanction étant la némésis, la réprobation publique. Il ne peut y avoir de cité sans
aidôs, sans que chaque citoyen tienne compte de ce que les autres pensent de lui. En ce
sens, aidôs est la condition de dikè, du sentiment de la justice, qui consiste à respecter la
règle, la norme publique de conduite, la loi. Aidôs et dikè sont ainsi les sentiments politiques
par excellence, puisqu'ils rendent possible l'existence de la cité. (...)
39
La société incivile
Qu'est-ce que l'insécurité ?
Sebastian Roché
Éditions du SEUIL, 1994.
Nous avons développé un sentiment de supériorité, nous sommes satisfaits de ce à quoi nous
sommes parvenus. Nous percevons l'État providence comme l'étape supérieure de la démocratie, en
matière d'emploi, d'assurance sociale et de sécurité. Il nous est difficile d'admettre les failles de notre
société. C'est sans doute pourquoi nous abordons toujours de biais la question de la violence. La place
du citoyen dans la sécurité est l'objet de représentations contradictoires : il devrait y participer sans rien
faire. La constitution d'un important secteur marchand de la sécurité, en France mais aussi en Europe,
dérange. Il est difficile d'admettre que certaines tâches de la police nationale sont laissées à l'économie
de marché ou cogérées.
(...) Il est évidemment ardu de s'intéresser aux objets impalpables qui sont derrière les désordres.
Mais comment faire l'impasse sur les règles qui permettent l'organisation des échanges entre hommes
et qui établissent un lien social ou civil ? L'affirmation d'une règle sociale allant contre l'usage républicain
est immédiatement repérée par le pouvoir. C'est en tout cas de cette manière que j'interprète la
résonance de l'affaire des foulards islamiques. Il me semble pourtant que la question est la même que
celle posée à longueur de pages par les incivilités au plan social : quels sont les signes acceptables en
public ? C'est pourquoi on ne saurait prendre à la légère les troubles et même les insultes. Ils
manifestent une rupture du code de civilité qui s'est construit depuis deux siècles. Les formes de relation
à autrui ont évolué, notamment par la mise à distance des autres et du monde (on le voit dans l'histoire
des mœurs, de la privauté, comme dans celle des odeurs ou de l'architecture intérieure des logements,
etc.). La ritualisation de l'insulte, comme celle de la violence en général, est progressivement interdite ou
cantonnée dans des lieux précis (les enceintes sportives et « viriles »). Les mises en scène de la
violence, comme les charivaris qui avaient lieu il y a un siècle dans nos campagnes, les joutes verbales
organisées dans d'autres sociétés, sont progressivement abolies. Et, avec elles, s'évanouit le travail
symbolique de maîtrise de la violence. Cette gestion des tensions inhérentes à la vie sociale à laquelle
s'adonnent d'autres sociétés est progressivement supprimée avec la modernité.
Les hommes ne vivent pas dans un monde de représentations indifférent aux situations concrètes,
un monde d'identités sociales déconnectées de la vie matérielle et personnelle. C'est pourquoi les
désordres nous concernent autant que la lutte des classes ou le racisme.
(...) Le problème du seuil à partir duquel on tolère un comportement est crucial. Il n'y a pas de
comportement inacceptable en soi, mais un niveau « d'acceptabilité ». En tirant sur le fil des désordres.
on en arrive au lien civil qui est fabrication constante du consensus et du dissensus, de la fracture entre
« nous » et « eux ». Il engage les civilités ordinaires qui accompagnent les rencontres, mais aussi un
rapport civique à autrui qui consiste à lui reconnaître (ou non) de manière diffuse et ininterrompue des
droits, et notamment des droits à se comporter comme il le fait. Avec le civisme ordinaire comme grille
de lecture, on ne peut pas séparer le fait d'être membre d'une unité politique et culturelle de la défense
de cette dernière dans la vie de tous les jours, même si cela ne convient pas au point de vue policé des
élites. Cette fortification des usages pousse les individus à lutter contre les incivilités, lutte dont la
première étape est constituée par leur fabrication normative (qui a le droit de faire quoi ? avec qui peuton encore s'entendre ?), la deuxième par l'engagement personnel - émission de jugement (« ils ne
devraient pas... »), interposition douce (faire des remarques, ramasser le ticket de bus jeté à terre) ou
physique (courir derrière les fauteurs de trouble, voire plus). Tocqueville écrivait : « A mesure que les
rangs s'effacent, que les hommes divers par leur éducation et leur naissance se mêlent et se confondent
dans les mêmes lieux, il est presque impossible de s'entendre sur les règles du savoir-vivre ».
40
Incivilités et
insécurité
Figures et territoires de la
violence.
Julien Damon
La documentation Française, 2002.
Employé originellement pour désigner une faute contre la bienséance, un
manquement au savoir-vivre, le mot « incivilité », a épousé aujourd'hui l'acception
que lui a donnée la sociologie anglo-saxonne et désigne un ensemble de conduites
ou d'actes qui, pour n'être pas toujours pénalement sanctionnables, sont du moins
ressentis comme autant de fissures affaiblissant le lien collectif. Peut-on, selon le
questionnement né outre-Atlantique, voir dans ces comportements un terreau à
partir de quoi prospère la délinquance ? Julien Damon explique ici la portée de
cette problématique sur les politiques de sécurité et il souligne les discussions
théoriques qu'une telle corrélation suscite chez les chercheurs et les élus.
Les « incivilités » occupent, depuis
peu, une place éminente dans le débat
public, les controverses politiques et les
analyses relatives à l'insécurité. Élus et
gestionnaires d'espaces publics, dans un
contexte de montée des préoccupations et
des exigences en matière de sécurité,
s'inquiètent
des
phénomènes
ainsi
labellisés et promeuvent de nouvelles
formes d'action qui vont de l'accroissement
des moyens de la prévention aux
stratégies de tolérance zéro. Ni agression,
ni prédation, les incivilités sont définies
comme un ensemble de comportements et
d'agissements qui peuvent miner la vie
sociale sur un territoire. S'inspirant
souvent d'expertises américaines, les
travaux se sont récemment développés en
France sur ce thème pour tenter de
clarifier les liens entre incivilités, crainte
personnelle,
inquiétude
générale,
perception des risques et délinquance
effective.
La vogue récente des
incivilités
Le terme « incivilité », repérable dès le
e
XVII siècle, est ancien. Mais les réalités
qu'il tente de désigner se sont nettement
diversifiées. Son emploi actuel est
d'origine anglo-saxonne. Le premier
d'ailleurs à avoir repéré l'importance de
ces phénomènes dans la vie urbaine
moderne est probablement le sociologue
américain Erving Goffman (1). Plus
récemment ce sont des criminologues, des
41
consultants et des policiers américains qui
ont mis l'accent sur le problème. Pour la
France, à tout chercheur tout honneur, ce
sont
les
travaux
d'un
politologue
grenoblois, Sebastian Roché (2), qui ont
massivement contribué au succès de
l'expression (3). Sebastian Roché définit
les incivilités, non pas par rapport à des
qualifications institutionnelles mais par
agrégation
d'expériences
ordinaires,
comme des « atteintes à l'ordre public
ordinaire » ou comme des « menaces
pesant sur les rituels sociaux ». Synonyme
de désordres, il s'agit de « ruptures de
l'ordre dans la vie de tous les jours », de
transgressions par rapport à « l'ordre en
public ». Ce sont « des actes humains, et
les traces matérielles qu'ils laissent,
perçus comme des ruptures des codes
élémentaires de la vie sociale ».
Polysémie et diversité des
incivilités
Alors
que
le
terme
signifiait
originellement discourtoisie, il est devenu
progressivement équivalent, sans grande
distinction possible, de désordre, de
nuisance,
d'inconduite,
d'incivisme,
d'impolitesse, d'insolence, de petite
délinquance. Malgré son imprécision (ou
peut-être grâce à elle...), la formule est
omniprésente. Entre infractions pénales et
manquements au civisme ordinaire, elle
délimite des comportements et des
phénomènes différents. De conduites
anodines qui empoisonnent la vie
quotidienne,
jusqu'à
des
délits
juridiquement bien référencés, la liste des
incivilités est particulièrement bigarrée :
invectives,
crachats,
attroupements
d'adolescents menaçants, présence de
déjections sur les trottoirs, racolages
ostentatoires, retards et chahuts à l'école,
insultes sur les terrains de sport, mendicité
agressive, graffitis et souillures, bruits
dans les cages d'escalier, utilisation
importune de téléphones portables,
malveillances et attaques physiques dans
les trains, comportements dangereux au
volant.
Avant de s'inquiéter de la grande
hétérogénéité des faits ainsi réunis, il est
particulièrement frappant d'observer la
progression de l'emploi médiatique du
terme. Le graphique ci-après présente le
recensement des articles du Monde et des
dépêches de l'Agence France Presse
(AFP) contenant le mot incivilité (au pluriel
ou au singulier) depuis 1988.
Le mot n'est effectivement largement
utilisé, en lien avec le dossier de la
sécurité, qu'à partir de 1996, même si les
premières utilisations en ce sens du terme,
sous la plume de criminologues et de
sociologues, datent du début de la
décennie.
On trouve une illustration de cette
hétérogénéité dans le tableau ci-après qui
présente une liste d'incivilités telles que
précisées par l'institut de sondage IFOP,
en 1998, pour la Préfecture de Police de
Paris. Leur caractère plus ou moins
« supportable » est signifié par les
répondants à cette enquête, qu'on ne
prend ici qu'à titre informatif.
TABLEAU 1 : OCCURRENCES DU TERME
INCIVILITE(S) DANS LES ARTICLES DU MONDE
ET LES DEPECHES AFP
Balayant la multitude des microévènements qui peuvent perturber la vie
collective,
on
peut,
en
reprenant
différentes catégorisations des incivilités,
en proposer une classification opératoire
en cinq groupes
100
90
80
70
60
50
AFP
40
Le Monde
30
20
10
0
1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002
42
les dégradations, qui vont de la
salissure au saccage ;
les abandons d'objets sur la voie
publique et dans les espaces
collectifs, qui vont de la cigarette
négligemment jetée au laisser-aller
ostentatoire ;
TABLEAU 2. LA HIERARCHIE DES INCIVILITES A PARIS (JANVIER 1998) EN %
« On parle de plus en plus d’incivilités. Pouvez-vous nous dire si les incivilités suivantes
vous paraissent extrêmement insupportables, insupportables, supportables ? »
Extrêmement
insupportables
Insupportables
Supportables
Ne se
prononce
pas
Le racolage et l'exhibitionnisme sexuel
45
43
10
2
L'abandon de seringues usagées
44
46
10
-
Les animaux dangereux
36
51
12
1
Les insultes et provocations
27
60
12
1
Les actes de vandalisme contre le
mobilier urbain
26
63
10
1
Les dégradations de véhicule (rayure)
26
57
16
1
Les crottes de chien
24
47
29
-
Les dégradations dans les parties
communes d'immeubles
20
66
13
1
L'irrespect du code de la route
20
56
24
-
Les nuisances sonores
20
51
28
1
Les actes de mendicité agressifs
18
60
22
-
Les inscriptions sauvages, les tags
14
49
36
1
Les problèmes de propreté dans les
immeubles, les espaces verts, les
transports en commun
13
58
28
1
Le regroupement d'individus sans
activités dans les lieux ou des parties
publics d'immeubles
12
43
44
1
Les troubles du voisinage
8
47
44
1
Les ventes à la sauvette
3
25
70
2
Source : Préfecture de Police de Paris, Sondage IFOP, janvier 1998.
43
traitement de ces incivilités sont décrites
en termes d'abstention électorale, de
désaffection politique ou bien de
basculement dans l'extrémisme. Ces
mises en lumière et ces assertions doivent
beaucoup à des constats et des analyses
effectués aux États-Unis.
les interactions difficiles, qui vont
de l'inconvenance aux insultes ;
les oppositions, qui vont des
conflits individuels relatifs aux bruits
et aux odeurs jusqu'aux chahuts
collectifs ;
les occupations d'espace, qui vont
de la présence passive dans les
escaliers ou les caves, jusqu'aux
sollicitations pressantes et aux
manifestations exubérantes.
Toutes ces atteintes, plus ou moins
claires, plus ou moins violentes, plus ou
moins délibérées, aux biens et aux
personnes, sont difficilement appréciables
et traitables par la police et la justice.
Notion au contenu indéterminé, les
incivilités échappent, en tant que telles, à
l'appareil statistique d'enregistrement des
crimes et des délits. Sans définition légale,
mais bénéficiant d'une consécration
officielle par l'intermédiaire de circulaires
officielles, les incivilités amalgament des
actes et des conduites qu'il n'est pas
heureux d'assembler sous le même
vocable. Une caractérisation restrictive
peut n'y retenir que la petite délinquance.
Une caractérisation extensive consiste à y
intégrer absolument tous les désordres.
Certains
proposent
de
distinguer
nettement les actes troublant la quiétude
publique sans troubler la loi pénale des
infractions punies par la loi. Il n'en reste
pas moins que de nombreuses infractions
peuvent enfermer une incivilité (voler c'est
être incivil, le tapage nocturne est à la fois
incivilité et infraction) (4). Même si on
considère généralement que les incivilités
se situent dans « l'infrapénal », c'est-à-dire
comme ne relevant pas des tribunaux,
elles peuvent tout de même encombrer les
couloirs des commissariats et des palais
de justice.
La théorie fondatrice est celle dite de
la « vitre cassée ». L'idée, popularisée
dans des articles et ouvrages à succès (5),
provient d'une expérimentation réalisée à
la fin des années 60. Deux voitures sans
plaques d'immatriculation sont placées,
l'une dans un quartier élégant, l'autre dans
un quartier difficile. La première reste
intacte, tandis que la seconde est
rapidement démontée. Cependant, dès
que la vitre de la première est cassée par
L'expérimentateur, elle est alors peu à peu
dépecée. L'expérience veut montrer que,
toutes choses égales par ailleurs, dès que
les régulations informelles semblent faire
défaut, des comportements destructeurs
se développent. La théorie est présentée
avec une portée plus générale. Si la vitre
d'une automobile, d'une usine ou d'un
bureau est brisée et n'est pas réparée, le
passant conclut que personne ne s'en
inquiète. Bientôt toutes les vitres seront
cassées et le passant pensera alors, non
seulement que personne n'est en charge
de l'immeuble, mais que personne n'a la
responsabilité de la rue où il se trouve.
Finalement il y aura de moins en moins de
passants dans les rues. Les opportunités
de délinquance vont augmenter en même
temps que le sentiment d'insécurité.
Il en ressort que les incivilités, en tant
qu'extension très large d'un bris de vitre,
contribuent à la désorganisation sociale
d'un quartier et établissent une ambiance
propice à la croissance du crime.
Confrontés aux incivilités, les habitants
quittent les quartiers disqualifiés, n'utilisent
plus les transports collectifs, désertent
l'espace public, s'arment ou s'enferment
chez eux. Il s'ensuit une spirale du déclin
urbain et de montée de l'insécurité,
ressentie et observée (6).
Une théorie centrale la
« vitre cassée »
Les liens entre incivilités, insécurité et
sentiment
d'insécurité
sont
depuis
quelques années fermement affirmés. Les
dynamiques de dégradation des quartiers
dans lesquels peuvent se concentrer ces
incivilités sont également signalées. Par
ailleurs, les conséquences du non-
Les
analyses,
américaines
et
françaises, ont longtemps répété, avant
qu'on ne revienne totalement sur cette
affirmation, qu'il existait un décalage entre
44
habitants de Saint-Etienne et de Romans,
Sebastian Roché propose de modéliser
les conséquences des incivilités sur la vie
sociale (9). Insistant sur le fait que toutes
les corrélations établies ne valent pas
nécessairement causalité, il souligne
plusieurs
résultats.
Les
peurs
(personnelles ou pour autrui) sont liées à
la fréquence des désordres en public.
Peurs et incivilités ont un impact sur les
comportements d'adaptation, de rétraction
et de défection (qui peuvent aller jusqu'à la
sortie - si elle est possible - du quartier).
Comme
les
peurs,
la
défiance
institutionnelle est liée à l'importance des
incivilités. Ces constats, qui sont des
validations d'une partie de la théorie de la
vitre cassée, étayent le fait que les
incivilités sont nettement corrélées à
l'inquiétude vis-à-vis de l'insécurité et à la
méfiance vis-à-vis des institutions. Ils ne
permettent pas de mettre clairement au
jour une relation, même si elle est
possible,
entre
incivilités,
vols
et
agressions. Il n'en reste pas moins,
toujours selon l'auteur, que le « facteur
incivilité » est très certainement à prendre
en compte, parmi d'autres, pour expliquer
la
délinquance
de
prédation
et
d'acquisition.
le sentiment d'insécurité et l'insécurité
« réelle » (7). L'insécurité « objective »
aurait été toujours inférieure à l'insécurité
« subjective ». Les recherches menées
autour de la théorie de la vitre cassée
établissent, à l'inverse, qu'il n'est pas
irrationnel d'avoir peur. Il existe une
corrélation entre le niveau réel d'agression
et la peur d'être agressé. Cette relation a
été longtemps ignorée par des chercheurs
et praticiens focalisés sur les crimes
« sérieux » comme les meurtres, les viols
ou les vols.
Tentatives de validation
Le schéma théorique de la vitre
cassée a les mérites de la clarté et de
l'efficacité. Il appelle néanmoins des
précisions et des précautions car les
observations empiriques du poids des
incivilités
dans
la
délinquance
et
l'insécurité sont encore rares. Il convient
également de bien contextualiser le propos
car l'importation de la théorie américaine
de la vitre cassée ne vaut pas directement
vérité pour ce qui concerne les effets
sociaux et les explications des incivilités.
En particulier, quand il s'est agi de faire
passer la théorie de la vitre cassée en
France, l'accent a été mis sur les bilans
des petits désordres. Les pans de la
théorie relatifs aux défaillances des
gestionnaires ont été mis de côté.
L'accumulation des signes du désordre,
dans un quartier, n'est pourtant pas de
l'unique responsabilité des individus qui y
résident, mais également des institutions
qui y exercent leurs activités. Le problème
n'est pas tant que la vitre ait été cassée,
mais c'est aussi qu'on ne l'a pas
changée (8).
Au total, ses dernières recherches
permettent à Sebastian Roché de préciser
la place des incivilités par rapport au
meurtre et au vol : « Si le meurtre fait
douter de l'idée d'humanité, si le vol
compromet la réciprocité dans l'échange
social, disons que les incivilités font
simplement soupçonner que l'idée de
collectivité dans un lieu donné s'est
affaissée ».
Innovations
institutionnelles…
La théorie de la vitre cassée ne vaut
pas de la même manière pour tous les
sites. La mesure des liens entre incivilités
et insécurité doit être réalisée finement, en
différenciant les zones, pour établir des
correspondances entre configurations
socio-économiques, crainte, confiance
dans les institutions et délinquance. C'est
ce à quoi quelques investigations récentes
se sont consacrées. A partir d'enquêtes
approfondies
menées
auprès
des
Une littérature spécialisée s'est
constituée autour des incivilités. Si les
principaux résultats invitent à prendre,
d'une part, avec précaution la notion ellemême, et, d'autre part, avec sérieux les
incivilités en tant que facteur de
l'insécurité, il reste à préciser que dans
l'arène de la discussion et de la décision
politiques ce thème, souvent repris comme
45
une dimension structurante de l'insécurité,
a donné lieu à des innovations
substantielles, ce qui a amené des
critiques, parfois radicales, quant à la
pertinence même de la caractérisation des
incivilités.
physique et temporelle : rencontres avec
les habitants, îlotage pédestre ou cycliste,
traitement en temps réel des dossiers. Des
appels
au
partenariat,
à
la
« coproduction » de la sécurité, ont été
lancés par tous, sociologues, ministres,
responsables
associatifs,
élus
de
l'opposition, entrepreneurs privés. Des
agents d'ambiance et de médiation, la
plupart fonctionnant à partir de contrats
aidés, ont été mis en place sous des
configurations
très
variées.
Des
campagnes de civisme sont organisées
auprès des écoliers, des motards, des
clients des transports en commun, des
locataires de HLM. Au nom de la prise en
compte des incivilités et des réels soucis
des habitants, l'architecture de l'action
publique en matière de sécurité s'est
sensiblement modifiée.
Sans qu'on puisse savoir si les
incivilités sont en expansion, car ces
phénomènes à la frontière des infractions
et
des
incriminations
échappent
effectivement pour la plupart aux sanctions
pénales et aux statistiques, les sondages
d'opinion indiquent une inquiétude accrue
face à une progression ressentie de ces
pratiques. Les incivilités, en tant que
sollicitations intempestives, actes de
malveillance ou comportements agressifs,
sont estimées comme plus massives et
plus répétées qu'auparavant. Elles sont
souvent rapportées spécifiquement à des
personnes (les « jeunes ») qui en seraient
les premiers producteurs et à des lieux (les
quartiers
« sensibles »)
qui
les,
concentreraient
massivement,
tandis
qu'elles entretiendraient un sentiment
d'impunité
chez
les
« auteurs »
(d'incivilités non incriminables et/ou
d'infractions inciviles) et d'abandon chez
les « victimes ».
L’adaptation des politiques de
sécurité
Concrètement, la mise au jour des
incivilités, sur les agendas politiques et
médiatiques, a ainsi accompagné une
reformulation et une reconfiguration des
politiques de sécurité. Des initiatives sont
prises localement par des acteurs très
différents, selon des orientations variées.
Sur un volet coercitif sont apparus des
arrêtés
municipaux
interdisant
la
mendicité,
des
arrêtés
municipaux
instaurant des couvre-feux pour les
mineurs, des propositions de suppression
des allocations familiales en raison des
incivilités d'enfants à charge. Sur un volet
préventif, se sont multipliés de nouvelles
structures et de nouveaux métiers, à la
frontière des sphères publiques et privées,
pour tenter de trouver des voies efficaces
de régulation de l'espace public et de
traitement des conflits. Les idées forces
dégagées sont celles de la prévention, de
la médiation, de la proximité. La réforme
de la police est au centre de la
problématique. L'idée d'une police de
proximité,
connectant
policiers
et
habitants, n'est cependant pas neuve.
Depuis une vingtaine d'années un débat
vigoureux, et souvent houleux, se déroule
des deux côtés de l'Atlantique sur le rôle et
la place de la police dans la société. La
Proximité et incitation au civisme
Sorties du domaine de la criminologie,
les incivilités ont pris place aux premiers
rangs des soucis, des propositions et des
innovations des différents acteurs urbains :
élus
locaux,
transporteurs
publics,
bailleurs sociaux, école, guichets sociaux,
centres commerciaux (10). Avec les
différents services de l'Etat, ces acteurs et
ces institutions, qui ont été les premiers à
se soucier des incivilités sur leurs
territoires, ont été conduits (contraints) à
s'adapter. Dans le cadre d'un renouveau
des politiques de sécurité, marqué entre
autre par une certaine unanimité
idéologique sur leur opportunité, voire sur
leurs formes, ont ainsi proliféré des
dispositifs, des réformes, des réponses,
visant à infléchir les politiques de sécurité,
notamment sur des bases territoriales
(11) : police de proximité, contrats locaux
de sécurité, etc. Police et justice ont été
invitées à plus de proximité culturelle,
46
déguiserait de vraies infractions et une
partie de la délinquance. D'autres, à
l'inverse, la refusent dans la mesure où
elle légitimerait l'avancement insidieux
d'un appareil répressif public et privé,
légitimé par une rhétorique « d'experts »
en réalité inféodés aux policiers et/ou au,
marché. Les incivilités et les réponses
déployées à leur endroit ne seraient que
l'expression d'une tendance lourde à la
criminalisation de la misère et à la
judiciarisation de la vie sociale (12). Les
incivilités sont, de la sorte, décriées
comme des fantasmes et/ou de seuls
prétextes à des politiques sécuritaires en
voie de privatisation (13).
« police de proximité », en France, et la
« police communautaire », aux Etats-Unis,
suscitent autant de réflexions et de
discussions, que de décisions et
d'innovations. La prise en compte des
incivilités
est
un
appel
à
une
transformation d'un modèle policier
consacré à la répression de la criminalité,
qui aurait échoué en ne prenant pas en
considération les liens entre incivilités,
insécurité et déclin urbain. Les mesures
engagées en France dans cette direction
font l'objet de certaines réserves, quant à
leur efficacité mais aussi quant à leur bienfondé. C'est toute la construction théorique
et pratique autour des incivilités qui peut
être de la sorte remise en cause.
Civilisation... ou
« décivilisation » des mœurs ?
... et contestations
théoriques
Cette
controverse
autour
des
incivilités, de leur réalité et de leurs
impacts réels sur l'insécurité a toute son
importance, si elle ne dégénère pas en
altercation idéologique. Elle est cependant
seconde derrière la question plus générale
des formes et de l'étendue de la violence
dans les sociétés contemporaines. Les
incivilités,
en
tant
que
problème
d'ambiance, sont à replacer dans un
questionnement beaucoup plus large sur
les évolutions de la civilité et de l'incivilité
(dès lors à envisager au singulier). La
relation incivilités/ insécurité, appréciée
toujours plus précisément, ne doit pas
masquer
l'ampleur
de
processus
fondamentaux
en
cours.
D'aucuns
repèrent, avec le sociologue Norbert Elias
(14), un mouvement séculaire et continu
de civilisation des mœurs. D'autres
découvrent
une
coupure,
une
« décivilisation » des mœurs, dont la
progression de l'incivilité serait la marque
(15). On ne peut ici trancher, mais ce sont
bien là des questions cruciales pour la
compréhension
et
l'évaluation
des
déviances,
des
violences
et
des
délinquances.
Une désignation lénifiante... ou
stigmatisante ?
Après avoir fait consensus, le terme
même d'incivilité, souvent employé dans
les discours accompagnant les réformes
des politiques de sécurité, est ainsi discuté
et parfois contesté. Sur fond de débats
concernant la délinquance juvénile,
l'ethnicisation
de
la
violence,
le
républicanisme, le multiculturalisme, les
liens entre précarité et criminalité, les
responsabilités respectives des pouvoirs
publics, des individus et des familles, des
controverses ont vu le jour. Les lignes de
fracture ne recouvrent pas le spectre
politique dans la mesure où gauche et
droite de l'échiquier doctrinal sont
traversées d'appréciations contradictoires
quant à la pertinence de la notion
d'incivilités. L'oscillation traditionnelle entre
idéologie laxiste et idéologie sécuritaire
reprend de l'ampleur, mais sans qu'on
puisse observer de démarcation claire
dans le champ politique. Plus qu'entre
majorité et opposition, c'est entre
chercheurs, entre élus locaux, entre
membres du gouvernement (par exemple
sur la question des « sauvageons »), qu'on
a observé des échanges assez vifs.
Certains
contestent
la
formulation
équivoque d'incivilité au motif qu'elle
Conclusion
Les incivilités, qui ont partie désormais
totalement liée avec l'insécurité, ne seraitce que d'un point de vue politique, se
47
Restoring Order and Reducing Crime in our
Communities, New York, Free Press, 1996.
(6) Cf. Wesley G. Skogan, Disorder and Decline :
Crime and the Spiral of Decay in American
Neighborhoods, New York, Free Press, 1990.
(7) Pour un point très clair à ce sujet, cf. Philippe
Robert, « Le sentiment d'insécurité », in Laurent
Mucchielli, Philippe Robert (dit.), Crime et sécurité.
L'état des savoirs, Paris, La Découverte, 2002, pp.
367-375.
(8) Ce point est particulièrement marqué par Philippe
Robert, Le citoyen, le crime et l’État, Genève, Droz,
1999.
(9) Voir Sebastian Roché, « La théorie de la "vitre
cassée" en France. Incivilités et désordres en
public », Revue française de science politique, vol.
50, n° 3, 2000, pp. 387-412. Pour d'autres
observations détaillées et situées des atteintes, des
troubles, des nuisances, avec des contributions
généralement critiques à l'égard de la notion
d'incivilité, cf. Dominique Duprez, Laurent Mucchielli
(dir.), « Les désordres urbains », Déviance et
Société, vol. 24, n° 4, 2000.
(10) Pour ce dernier exemple, voir Frédéric
Ocqueteau, « Les centres commerciaux, cibles
d'incivilités et promoteurs de sécurité », Déviance et
Société, vol, 17, n° 3, 1993, pp. pp. 235-260.
(11) Voir Jean-Jacques Gleizal, « Les politiques
locales de sécurité », Les Cahiers français, n°293,
Paris, La Documentation française, 1999, pp. 97-105.
(12) Pour une présentation extrême de ce point de
vue, cf. Jean-Pierre Gzimier, Le nouvel ordre local.
Gouverner la violence, Paris, L'Harmattan, 1999.
(13) Cf. Loïc Wacquant, Les prisons de la misère,
Paris, Raisons d'agir éditions, 1999. La théorie de la
vitre cassée y est vivement dénoncée, comme une
simple adaptation du dicton populaire « qui vole un
œuf vole un bœuf ».
(14) Norbert Elias (1887-1990) décrit le
développement historique moderne, le « processus
de civilisation », comme une lente évolution parallèle
de la pacification des mœurs, de la transformation
des structures psychiques individuelles, et de la
construction de l'État. Son maître livre, Le processus
de civilisation, comprenant La civilisation des mœurs,
La dynamique de l'occident et La société de cour, est
paru en 1939.
15) Sur ce point capital, Cf. Hugues Lagrange, La
civilité à l'épreuve de la critique et sentiment
d'insécurité, Paris, PUF, 1995 ; Robert Muchembled,
La société policée, Politique et politesse en France
du XVIe au XXe siècle, Paris, Seuil, 1998 ; Hans Peter
Duerr, Nudité et pudeur Le mythe du processus de
civilisation, Paris, Éditions de la Maison des sciences
de l'homme, 1998 ; Laurent Mucchielli, Violences et
insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat
français, Paris, La Découverte, 2001 ; la contribution
de Bernard Valade, « Incivilité », sur le portail internet
de l'Encyclopédie Universalis (www.universalis.fr) :
Julien Damon (dir.), « Les incivilités, Problèmes
Politiques et Sociaux », n° 836, Paris. La
Documentation française, 24 mars 2000.
(16) Pour des développements plus conséquents,
voir Julien Danton, « La police des sans-abri.
L'équilibre malaisé entre répression et assistance »,
Informations sociales, n° 92, 2001, pp. 126-139.
trouvent au point névralgique de l'actualité
des éternels débats suscités par le couple
sécurité/liberté. La question pragmatique
posée est de savoir comment et jusqu'où
l'espace public doit être protégé. Cette
question surgit à partir de problèmes
urbains quotidiens : des groupes de
jeunes menaçants, du bruit dans les
coursives, des mendiants agressifs, des
interpellations bruyantes dans le métro,
des graffitis sur un pont. Comment réguler
ces comportements ? Comment assurer
plus de sécurité pour tous sans altérer les
libertés de chacun ?
On doit souligner, au-delà des débats
et polémiques sur les constats et sur
l'évaluation des réponses, que l'enjeu
fondamental pour les politiques de sécurité
est de trouver un bon équilibre, avec une
intervention juste et efficiente, qui
permette, d'une part, d'empêcher l'espace
public d'être déserté en raison de
l'insécurité qui y régnerait et, d'autre part,
d'empêcher cet espace public de devenir
totalement aseptisé en raison d'un contrôle
permanent frappant les moindres écarts à
la norme (16).
(1) Erving Goffman (1922-1982) est un précurseur de
l'analyse des relations interpersonnelles, des
déviances, des moments et des espaces de l'intimité
et de la vie publique. Voir La mise en scène de la vie
quotidienne, Paris, Minuit, 1973.
(2) Voir notamment Sebastian Roché, Le sentiment
d'insécurité, Paris, PUF, 1993 ; Insécurité et liberté,
Paris, Seuil, 1994. Qu'est-ce que l'insécurité ? La
société incivile, Paris, Seuil, 1996 ; Sociologie
politique de l'insécurité. Violences urbaines,
inégalités et globalisation, Paris, PUF, 1998.
(3) Les incivilités ont été aussi un des thèmes
privilégiés de l'Institut des Hautes Études de la
Sécurité Intérieure (IHESI) qui édite Les Cahiers de
la Sécurité Intérieure. Cf. « Délinquances
quotidienne », n° 23, 1996, en particulier l'articl e de
Sebastian Roché, « Les incivilités vues du côté des
institutions : perceptions, traitements et enjeux », pp.
86-99.
(4) Didier Peyrat, « Liberté, égalité, civilité », Gazette
du Palais, 19 octobre 1999, pp. 15-22.
(5) L'article fondateur est celui de James Q. Wilson,
George L. Kelling, “Broken Windows : The Police and
Neighborhood Safety”, Atlantic Monthly, mars 1982,
pp. 29-38. On peut retrouver ce texte dans James Q.
Wilson, Thinking about Crime, New York, Basic
Books, 1983 (1ère éd. 1975). Trad. fr. in Les Cahiers
de la Sécurité Intérieure, n° 14, 1994, pp. 163-180.
Pour un développement récent, cf. George L. Kelling,
Catherine M. Coles, Fixing Broken Windows.
48
La société policée
Politique et politesse en France
du XVIe au XXe siècle.
Robert Muchembled
Éditions du SEUIL, 1998.
Politesse et contrat social à l'aube du troisième millénaire
(…) La France des années 1990 cherche des repères clairs, des discours simples,
comme celui qui dénonce la fracture sociale, mais aussi des remèdes efficaces. Tandis que
certains acteurs portent au paroxysme une culture de l'affrontement, de la désobéissance ou
de l'incivilité, d'autres tentent de donner un sens positif aux changements qu'ils subissent.
Nombre d'observateurs repèrent en tout cas une nette transformation des signes d'interaction
entre les personnes, ce qui amplifie une inquiétude diffuse au cœur d'une société souvent
présentée comme une collection d'individus repliés sur eux-mêmes et de petites tribus
arborant des signes d'appartenance codés. La mode, par exemple, n'a de futile que
l'apparence, car elle définit les symboles susceptibles de produire du lien social, tout en
marquant la spécificité du groupe concerné. Son éclatement actuel affirme la montée de
l'individu-citoyen qui recherche un contrat social adapté à ses besoins, sans refuser
obligatoirement les bases profondes de l'identité française. Comme des milliers de lucioles
voltigeant autour d'une source lumineuse, toutes parées de signes distinctifs hautement
revendiqués, les Français énoncent un important besoin de « maîtriser le mouvant en
1
réassurant l'homme contre l'angoisse ». Telle est précisément la fonction des rites . Ce sont
les plus ordinaires, ceux qui encadraient une vie en gommant en partie les inquiétudes, qui se
sont le plus nettement modifiés.(…) Parmi ces rituels structurants, la demeure et le repas ont
ainsi connu des transformations lourdes de conséquences. (…)
Les codes de politesse prennent tout leur sens dans un tel contexte. Leur formalisme
e
excessif donne à beaucoup d'observateurs de la fin du XX siècle l'idée qu'ils sont surannés,
dépassés, « vieille France ». Tel est peut-être le cas pour certaines de leurs variantes
destinées à renforcer la cohésion interne des couches supérieures en les distinguant du reste
de la population. Il n'en va pas de même de ce que j'appellerai la politesse ordinaire, ou
citoyenne, celle qui se réclame de quelques principes simples pour adoucir les contacts
humains. L'accroissement du nombre des ouvrages, des articles de journaux ou des
émissions consacrés à la question dans les années 1990, signale à la fois un vif regain
d'intérêt pour le thème et un déficit relationnel important, bien visible lors des interactions
entre les personnes sur toutes les scènes sociales. Les plaintes croissantes concernant
l'inhumanité des relations dans la rue, dans les banlieues, sur le lieu de travail, par exemple,
vont exactement dans le même sens. Tout traduit le profond désir de voir se fortifier des liens
collectifs fragilisés afin de raccommoder un tissu social mité par les défis du dernier tiers du
e
XX siècle. Dans cette optique, la civilité représente à la fois un puissant élément identitaire et
2
un indispensable moteur de la sociabilité, car elle enseigne le respect de soi et des autres .
La notion de savoir-vivre serait trop étroite pour la définir, les normes mises en oeuvre de
manière quotidienne n'étant que des gouttes d'eau provenant d'une vaste cascade civique
49
dont l'Etat occupe le sommet. Un processus de pacification des mœurs a en effet affecté les
Français depuis le temps de Louis XIV. Il leur a notamment appris à sauver la face et à ne
pas mettre les autres en difficulté au nom d'une politesse enracinée dans un puissant modèle
moral incarné par la monarchie puis par la République. Sans avoir réellement besoin d'y
penser, chaque citoyen adhère profondément à ces valeurs productrices d'un autocontrôle
des pulsions. De ce point de vue, la politesse constitue un moyen privilégié d'assurer le
contact entre les gens en déchargeant toute agressivité potentielle. Elle sert à régler la
distance de communication, à demeurer sur la réserve sans refuser l'échange, à renforcer le
lien sexuel et social, à savoir ouvrir et fermer la relation en douceur pour ne pas perturber les
interlocuteurs, à canaliser ou à dissimuler la violence et l'esprit de compétition. Quoi qu'il
puisse en penser, l'homme est porté instinctivement à défendre son « territoire ». L'histoire
des siècles passés montre qu'il peut le faire avec une grande férocité et que la vie en société
n'est pas obligatoirement gage de douceur des comportements. Dans le cas français, le vieux
contrat social qui lui a été imposé depuis les rois absolus l'a conduit à privilégier l'apparence
civile, d'aucuns diront la ruse et le travestissement, sur les émotions immédiates. Ses
attitudes de politesse énoncent donc clairement l'ordre interne de sa culture de référence, car
la ritualisation produit un langage commun qui sert particulièrement à rassurer les
3
interlocuteurs sur les intentions de l'être humain, dont la nature fait un prédateur .
Système de réciprocité et d'échanges propre à créer aussi bien des ressemblances
qu'une hiérarchie dans la distinction, la politesse ne me paraît pas composer un code
parfaitement identique dans toutes les sociétés humaines. Il est exact qu'elle fonctionne
partout selon des règles génériques apparemment semblables, à travers des signaux de
reconnaissance, de déférence, de ponctuation des relations (par exemple le fait de tendre la
main) et d'appartenance à une classe donnée, comme le montre avec talent Dominique
4
Picard . Elle n'en demeure pas moins à mes yeux une expression directe de l'échange social
généralisé, c'est-à-dire le résultat d'un équilibre atteint entre des contraires pour établir la
validité des principes admis comme fondements du lien social. Elle épouse donc de près les
temps et les lieux. Après avoir fourni le socle même de la civilisation française depuis près
d'un demi-millénaire, elle se trouve aujourd'hui sommée de surmonter des défis jusque-là
inconnus.
1
C. Rivière, Les Rites profanes, op. cit., p. 259.
Dominique Picard, Les "rituels d'accès" dans le savoir-vivre, Ethnologie française, t. XXVI, 1996, p. 239-246.
3
C. Rivière, Les Rites profanes, op. cit., p. 40, 41, 78.
4
D. Picard, Les Rituels du savoir-vivre, op. cit., et C. Rivière, Les Rites profanes, op. cit., p. 146.
2
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