Questions de repérage Questions d`analyse Question de
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Questions de repérage Questions d`analyse Question de
Questions de repérage 1. Au-delà des convenances sociales, le savoir-vivre présente-t-il un quelconque intérêt ? 2. Quel aspect de la civilité, les bonnes manières permettent elles de saisir ? 3. Selon N. Elias, que marque l’essor du quasi-nudisme sur plage ? 4. Qu’exprime la phrase entendue à la bataille de Fontenoy : « Messieurs les Anglais, tirez les premiers… » ? 5. Comment la théorie dite de « la vitre cassée » permet-elle d’interpréter les incivilités ? 6. Au fil de l'histoire, les humains ont inventé différents types de conversations amoureuses dont chacun a engendré une forme particulière de relation. Quels sont les quatre langages amoureux possibles ? Questions d’analyse 7. Pour La Bruyère, la civilité dans « l’ordre privé » contribue à « cette attention à faire que les autres soient contents de nous et d’eux-mêmes ». Comment comprendre la civilité dans le cadre des rapports des hommes avec les femmes ? 8. Zeus envoya Hermès « afin qu'il y eût dans les cités un ordre établi et les liens créateurs d'amitié ». Comment comprendre la civilité dans le cadre de « l’ordre politique » ? Question de synthèse avec titre et plan 9. A. PONS affirme « Civilité, disent les dictionnaires actuels, est un terme "vieilli". Sans doute, mais il ne fait pas oublier que cette vieillesse porte le poids d'une histoire qui est celle du monde occidental, pour ne pas dire celle de l'humanité. (...) On pense qu'il serait peut-être temps de réactiver sinon le mot, du moins la chose, et en tout cas de s'interroger sérieusement sur le sens et la portée de la notion de civilité ». Commentez ce propos en précisant à l’aide des documents de ce dossier la place de la civilité dans notre société. Donnez un titre à votre question de synthèse. Présentez le plan que vous suivrez pour répondre. Analyse-synthèse 2003 – Questions – p. 1 SESAME 2003 Analyse et synthèse Dossier de Textes Sommaire LE LIVRE DE LA SERENITE .............................................................................................................5 Présenté par Catherine Rambert ......................................................................................................5 LES RITUELS DU SAVOIR-VIVRE ...................................................................................................6 Dominique Picard.............................................................................................................................6 PUDEUR, POLITESSE ET CIVILISATION ......................................................................................9 Nicolas Journet .................................................................................................................................9 DECENCE MEDIEVALES .................................................................................................................13 Pudeur, politesse et civilisation ......................................................................................................13 RETENUE DANS LES MŒURS ET MAITRISE DE LA VIOLENCE POLITIQUE ..................14 Claudine Haroche...........................................................................................................................14 LA « CIVILITE » DU « BEAU-JOUEUR » .......................................................................................17 Michel Porret ..................................................................................................................................17 CIVILITE ..............................................................................................................................................20 Encyclopédia Universalis ...............................................................................................................20 LES BONNES MANIERES .................................................................................................................23 ÉRASME .........................................................................................................................................23 LES CARNETS DU MAJOR THOMPSON ......................................................................................25 Pierre Daninos................................................................................................................................25 AU TEMPS OU L’ON SE BATTAIT CORRECTEMENT ..............................................................26 Les carnets du Major Thompson.....................................................................................................26 GALANTERIE......................................................................................................................................27 Emmanuel Bury...............................................................................................................................27 DE LA CONVERSATION...................................................................................................................29 Theodore Zeldin ..............................................................................................................................29 LE SAVOIR-VIVRE AUJOURD'HUI ...............................................................................................32 Christine Géricot ............................................................................................................................32 LES ENFANTS DANS LE TRAIN .....................................................................................................33 Philippe Val ....................................................................................................................................33 CIVILITES EXTREMES.....................................................................................................................34 Ouvrage collectif sous la direction d'Alain Montandon .................................................................34 CIVILITE - URBANITE......................................................................................................................37 Alain Pons.......................................................................................................................................37 LA SOCIETE INCIVILE.....................................................................................................................40 Sebastian Roché ..............................................................................................................................40 INCIVILITES ET INSECURITE .......................................................................................................41 Julien Damon ..................................................................................................................................41 LA SOCIETE POLICEE .....................................................................................................................49 Robert Muchembled ........................................................................................................................49 3 4 Le Livre de la sérénité De la politesse et de l’incivilité. Présenté par Catherine Rambert Édition n°1, 1999. « La politesse est une monnaie qui enrichit non point celui qui la reçoit, mais celui qui la dépense. » PROVERBE PERSAN « La politesse n'inspire pas toujours la bonté, l'équité, la complaisance, la gratitude ; elle en donne du moins les apparences, et fait paraître l'homme au-dehors comme il devrait être intérieurement. L'on peut définir l'esprit de politesse, l'on ne peut en fixer la pratique : elle suit l'usage et les coutumes reçues ; elle est attachée aux temps, aux lieux, aux personnes, et n'est point la même dans les deux sexes, ni dans les différentes conditions ; l'esprit tout seul ne la fait pas deviner : il fait qu'on la suit par imitation, et que l'on s'y perfectionne. Il y a des tempéraments qui ne sont susceptibles que de la politesse et il y en a d'autres qui ne servent qu'aux grands talents, ou à une vertu solide. Il est vrai que les manières polies donnent cours au mérite, et le rendent agréable ; et qu'il faut avoir de bien éminentes qualités pour se soutenir sans la politesse. Il me semble que l'esprit de politesse est une certaine attention à faire que par nos paroles et par nos manières les autres soient contents de nous et d'eux-mêmes. » LA BRUYERE, LES CARACTERES « L'incivilité n'est pas un vice de l'âme, elle est l'effet de plusieurs vices : de la sotte vanité, de l'ignorance de ses devoirs, de la paresse, de la stupidité, de la distraction, du mépris des autres, de la jalousie. Pour ne se répandre que sur les dehors, elle n'en est que plus haïssable, parce que c'est toujours un défaut visible et manifeste. Il est vrai cependant qu'il offense plus ou moins, selon la cause qui le produit. » LA BRUYERE, LES CARACTERES 5 Les rituels du savoir-vivre Pourquoi s'intéresser au savoirvivre aujourd'hui ? Dominique Picard Éditions du SEUIL, 1995. Savoir-vivre, politesse, bienséance... Ces mots peuvent évoquer une atmosphère guindée, synonyme d'hypocrisie, de contrainte et d'artifice. Certes, on admet qu'il faut être poli... sans trop savoir pourquoi d'ailleurs ; comme une sorte d'évidence, un rituel nécessaire qu'il n'est pas utile de justifier. Mais au-delà des convenances sociales, le savoir-vivre présente-t-il un quelconque intérêt ? La réponse sera aussi directe que la question : un intérêt fondamental. En effet, je voudrais montrer que le savoir-vivre n'est pas une civilité surannée ; il constitue au contraire la base de la vie sociale. Comprendre la politesse, savoir ce qui la sous-tend et à quoi elle sert, c'est pénétrer au cœur même de notre culture ; c'est aussi comprendre la logique profonde qui préside aux relations humaines. Pourtant, les règles du savoir-vivre peuvent paraître totalement arbitraires : Pourquoi un homme doit-il toujours s'effacer devant une femme, mais la précéder pour entrer au restaurant ? Pourquoi ne faut-il pas couper le pain avec un couteau ? Pourquoi doit-on dire « Bonjour monsieur » et non « Bonjour monsieur Dupont » ? Pures conventions... Certes. Mais en les comparant et en les confrontant les unes aux autres, on découvre peu à peu qu'elles obéissent à une logique rigoureuse et répondent à certaines fonctions. (…) Si le savoir-vivre est essentiel à la vie en société, c’est qu'il structure et facilite les rapports interpersonnels Vivre sous le regard des autres est souvent source d'embarras. Il suffit pour s'en convaincre de considérer la quantité de questions qu'on se pose dès qu'il s'agit de sortir de chez soi. Comment s'habiller pour une réception ? Comment tourner une lettre qui ne soit ni obséquieuse ni désinvolte ? Comment aborder les gens que l'on veut rencontrer et comment les quitter ? Comment se débarrasser d'un gêneur sans devenir grossier ? Peut-on parler affaires dans un cocktail ou est-ce déplacé ? D'une façon générale, comment trouver la bonne distance avec ses collègues, ses voisins ou ses clients pour être aimable sans être importun ?... 6 Derrière l'abondance de ces questions transparaît une inquiétude ; elle laisse supposer que quelque chose d'important se joue dans les relations sociales ; qu'il convient de les aborder avec circonspection. Souvent on se dit qu'il doit y avoir une réponse, un code pour nous tirer d'embarras. On a même le sentiment que certains le connaissent mieux que d'autres : ceux dont le comportement est toujours adapté et dont on envie l'aisance. Le savoir-vivre est bien ce code et son rôle est essentiel pour communiquer avec autrui. Quand on entre en contact avec quelqu'un, on prend le risque d'être jugé. Il faut donc se présenter sous un jour favorable. Suivre les préceptes d'un code, c'est légitimer sa position au regard de tous, y compris au sien. On peut montrer qu'au niveau psychologique ou identitaire le savoir-vivre joue un rôle de réassurance et de protection. Le savoir-vivre sauve de la gêne, prévient les hésitations, rend les contacts plus fluides. Dans la communication, il assure ainsi un rôle de facilitation et de régulation. Il propose des modèles de conduite adaptés aux différentes situations sociales. Il prévoit ce qu'il faut faire en toutes circonstances. Enfin, il assume également une fonction sociale : en valorisant une certaine façon d'être et en faisant de la distinction une norme, il secrète des valeurs et une idéologie qui favorisent la cohésion du groupe et le renforcement de l'ordre social. Le savoir-vivre : un objet de recherche en sciences humaines ? Le savoir-vivre apparaît donc comme la dimension normative, codifiée et ritualisée des relations sociales. En tant que tel, il constitue certainement un champ privilégié pour les sciences humaines. L'anthropologue Norbert Elias, voyant dans la civilité l'essence de notre culture, a cherché 1 à en dégager le sens, le rôle social et l'évolution dans les premiers « traités de civilité » . (…) En effet, les actes quotidiens peuvent être considérés comme les variations individuelles d'un système qui les génère et leur donne sens. Ce système (largement inconscient dans ses principes) exerce une triple fonction : il propose un modèle de conformité valorisé positivement ; il favorise l'intégration sociale : il confère aux comportements une signification et une valeur clairement saisissables à l'intérieur d'un groupe donné. Le système sous-jacent et les comportements de surface n'ont de sens que l'un par rapport à l'autre. Les conduites ne sont intelligibles que par rapport aux règles qui les sous-tendent ; les règles n'existent que parce qu'elles s'actualisent dans des conduites. De plus, on constate une inter-influence entre les deux : le système de règles guide les comportements ; mais les modifications qui apparaissent au niveau des conduites peuvent également retentir sur le code. On peut se demander, par exemple, si l'émancipation de la femme n'a pas retenti sur le statut qu'elle occupe dans le savoir-vivre. (…) Le savoir-vivre est aux relations sociales ce que la grammaire est à la langue (...) De même que toute langue fonctionne à partir d'un système de règles qui la soustend, le besoin d'un code pour réguler les interactions sociales s'est toujours fait sentir. Les traités qui en sont l'expression constituent un genre séculaire. Ils semblent avoir été d'un usage courant dès le XVI° siècle ; mais on trouve é galement des règles de conduite à table, rédigées en latin, qui remontent au XI° siècle. Plu s largement, à toutes les époques, on a 1 Le terme "civilité" apparaît pour la première fois en 1530 dans La Civilité puérile (De civilitate morum perilium) d'Érasme, ouvrage considéré comme le texte fondateur de la littérature de la civilité et du savoir-vivre. 7 consigné ce que l'on considérait comme convenable ou non. Si bien que, comme le dit N. Elias, il est « impossible de remonter aux origines d'un processus qui n'en a pas ». Les traités de savoir-vivre Si c'est un genre ancien, c'est un genre qui a évolué. En France, c'est à la fin du XIX°siècle qu'il a pris sa forme actuelle. Les Usages du monde (1899) de la fameuse baronne Staffe constituent un modèle de référence. Depuis, plusieurs centaines de traités ont été écrits. Certains d'entre eux sont régulièrement réédités. Aujourd'hui encore, il en paraît au moins un nouveau chaque année, souvent même dans des éditions de poche, ce qui suppose une grande diffusion. Les plus récents affichent une volonté de renouveler le genre et s'intitulent facilement Le Nouveau Savoir-vivre ou Le Savoir-vivre d'aujourd'hui. Pourtant, en y regardant de plus près, on s'aperçoit qu'ils se copient beaucoup les uns les autres ; et certains ne sont, en grande partie, que des réécritures d'ouvrages antérieurs. Qui les écrit d'ailleurs ? Rarement ce qu'on pourrait considérer comme des « spécialistes » de la question. Parfois, c'est une personne connue pour sa réussite sociale ou sa fréquentation des grands. C'est le cas de Nadine de Rothschild, petite fille du peuple qui a épousé un baron et dont la trajectoire a fait l'objet de beaux succès de librairie. D'autres fois, ce sont des journalistes, souvent spécialisées dans la presse féminine. Ou bien encore des mondains ou des écrivains qui ont répondu à une commande d'éditeur. En fait, les auteurs n'ont pas, en ce domaine, une réelle importance. La plupart n'ont pas marqué le genre et n'ont laissé aucune trace personnelle : ce qu'ils disent se ressemble et seuls le style et la composition de l'ouvrage diffèrent réellement d'un traité à l'autre. Ce qui montre bien qu'ils ne sont que les porte-parole d'un discours impersonnel.(…) Si le savoir-vivre est dans les traités, il est aussi dans la rue L'analyse des traités permet de dégager la structure, le sens et les fonctions des codes de politesse. Mais rend-elle compte des conduites effectives ? Si l'on poursuit l'analogie avec la linguistique et la grammaire, on peut supposer qu'on trouvera entre la norme et la pratique une distance similaire à celle qu'on observe entre le langage écrit et le langage parlé. Cet écart existe bien sûr : il suffit de regarder autour de soi pour s'apercevoir qu'un peu partout on martyrise autant les préceptes du savoir-vivre que ceux de la syntaxe. On petit avoir le sentiment que les usages des manuels n'ont cours que dans certains milieux privilégiés, ce qu'on appelait autrefois « le monde ». Et pourtant, s'il est vrai que les traités traduisent surtout le code relationnel des classes supérieures, il est aussi vrai que chaque milieu a son propre code. Même là où le souci de la politesse est minimal - comme dans certains groupes d'adolescents - on pourrait retrouver les fondements d'un code rituel avec des enjeux similaires à ceux du savoir-vivre : défendre son identité, avoir sa place, aborder l'autre sans trop de risques... Et puis la présence de la norme se fait toujours sentir. Face aux conduites transgressives, il y a toujours quelqu'un pour remarquer la transgression et y réagir. Pour mesurer la distance ou la conformité des pratiques au code, il n'y a qu'une seule solution : il faut mettre en perspective les codes écrits avec des situations vécues. 8 Pudeur, politesse et civilisation Norbert Elias a-t-il raison ? Nicolas Journet Sciences Humaines, Février 2002. Les gestes de, pudeur, et les bonnes manières sont, selon Norbert Elias, les signes visibles du processus de civilisation qui affecte l’Europe depuis la Renaissance. Mais la maîtrise de soi est-elle vraiment l’apanage de l’homme moderne ? e Jusqu’au XIV siècle, dans les villes allemandes, on pouvait, parait-il, assister au spectacle hebdomadaire de familles entières, hommes, femmes et enfants, traversant la ville nus comme des vers pour se rendre au bain public. Dans le e même ordre d’idées, il semble qu’au XIV siècle, les usages du corps et les manières de table étaient beaucoup moins contraignants que les nôtres. Érasme, en 1530, conseillait aux jeunes gens de cacher le bruit de leurs pets en toussant, et de se servir de trois doigts pour puiser la viande dans les plats, sans les essuyer sur la manche de leur voisin... De telles recommandations relèveraient aujourd’hui de l’ironie. Quant à la fourchette, une première version « à deux dents » amenée e au doge de Venise au XI siècle fit long feu : des prêtres en condamnèrent l’usage, et en France, il faudra attendre Henri III pour en voir apparaître l’usage à la cour. Ailleurs, on s’en moque surtout... mœurs ». L’idée, développée en trois tomes, se résume aisément : la « civilisation », explique, Elias, est une question de mœurs, en particulier de ces petites et grandes règles qui pèsent sur l’usage du corps, la satisfaction des besoins, des instincts et des désirs humains. Or, cette dimension de la morale a connu une évolution très marquée en Europe à partir de la Renaissance : l’homme médiéval vivait dans une sorte de barbarie plus ou moins innocente, une liberté réelle d’exprimer violemment ses émotions, ses désirs et de satisfaire ses besoins les plus matériels sans souci du e regard d’autrui. A partir du XVI siècle, tout cela - politesse, manières de tables, règles de pudeur et de décence - commence à être codifié par les nobles de cour. Au e XVIII , ce sont les bourgeois qui s’emparent de ces bonnes manières. Au e XIX , le mouvement culmine et se démocratise encore : l’ère est à la morale puritaine, qui s’appelle « hygiène ». Y sommes-nous encore aujourd’hui ? C’est une autre question. Selon N. Elias, ce mouvement inachevé dessine toute C’est avec de tels faits et documents savoureux que Norbert Elias a introduit dans l’analyse historique et sociologique de l’Occident la notion de « civilisation des 9 sociétés modernes, à travers l’univers psychiatrique et carcéral. l’histoire politique, sociale et culturelle de l’Occident. Car l’évolution de ces marnières du corps sont le produit de la généralisation d’un modèle de personnage : celui du noble courtisan. La « civilité » dans sa plus grande généralité ne se confond donc pas avec la pure et simple multiplication des interdits touchant au sexe, à la propreté, à la politesse et à l’usage de la violence. Ce n’est pas un simple code : c’est aussi une culture. L’évolution des mœurs, dans sa partie moderne, est surtout caractérisée, écrit N. Elias, par une intériorisation croissante des normes qui rend, de plus en plus superflus les mécanismes sociaux de répression. Pour lui, la civilisation n’est pas seulement une affaire d’étiquette : il sait très bien que des tabous, et des rites compliqués peuvent exister chez des peuples considérés comme primitifs. Le mouvement de civilisation, lui, fonctionne par principes universels et atteint la conscience même de l’individu. Bref, il ne s’agit plus simplement de règles de conduites, mais de sentiments intimes qui génèrent culpabilité et regrets, se reproduisent d’eux-mêmes et ressemblent au refoulement freudien. Le pouvoir d’État, moteur de la civilisation La révolution des mœurs, explique N. Elias, n’aurait jamais eu lieu sans la « domestication » des guerriers, leur transformation en noblesse de cour : du e e XII au XVIII siècle, en effet, en France du moins, on assiste à la montée du pouvoir royal -et à la transformation des classes féodales en noblesse de cour. Le Prince y impose sa marque sur tous les aspects de la vie de ses courtisans : amours, guerres, manières de table, politesse et règlement des conflits. En même temps, la société s’enrichit et se complexifie : les hommes deviennent de plus en plus dépendants les uns des autres : ils sont « organiquement » liés par la division du travail. Ils ne peuvent plus vivre séparés en communautés fermées sur ellesmêmes. Ce sont là, estime Elias, les deux causes profondes pour lesquelles se développe, dans les classes dominantes, noble puis bourgeoise, une morale fondée sur la maîtrise croissante des pulsions physiques et émotionnelles. Il ne s’agit plus seulement de faire appliquer des règles de politesse, de pudeur et d’évitement, mais de parvenir à un autocontrôle de chacun par lui-même, surtout en ce qui concerne les contacts corporels, la sexualité et la violence. N. Elias, dans une interview donnée en 1974, en donnera un exemple on ne peut plus actuel : le quasi-nudisme sur plage, en plein essor, ne marquait-il pas un renversement dans le processus de civilisation, un retour à l’impudeur et à la permissivité ? Pas du tout, explique-t-il : le bikini exprime la libération de la femme, c’est-à-dire l’égalisation des conditions. Par ailleurs il suppose, de la part de tout un chacun, un contrôle accru de ses émotions et de ses comportements, ainsi que de nouvelles habitudes de conduite : une femme se dénudera la poitrine à la plage, mais jamais chez le coiffeur. La civilité est intériorisée L’œuvre de N. Elias sur le processus de civilisation, redécouverte dans les années 70, a été accueillie en France avec enthousiasme par des historiens comme François Furet, André Burguière et Emmanuel Le Roy Ladurie. Elle reflétait en effet leur propre effort pour faire de l’histoire une science des mentalités. Elle incarnait aussi une sociologie historique à visée théorique élevée et inaugurait une forme d’histoire des mœurs qui, depuis, a e Ce mouvement aboutit, au XIX siècle, par exemple, à la conception puritaine qui veut que l’on ne parle plus du tout de sexualité devant des enfants, et que la moindre nudité soit un objet de scandale. Michel Foucault, lui, partira à peu près des-mêmes présupposés, pour parvenir à une définition plus répressive de ce qu’est le mouvement de rationalisation des 10 consistent à ne pas regarder ce qui ne doit pas l’être. Enfin, même si l’hygiène est une théorie moderne, la réglementation des usages du corps n’a jamais été absente de la conscience des peuples : bien avant la fin du Moyen Age, il existait des textes judaïques, arabes, allemands et anglais portant sur le bon usage de la défécation (à l’écart des regards et des oreilles des autres, de préférence la nuit pour ne pas être vus par les « anges »). La coutume des souverains recevant leurs courtisans assis sur la chaise percée, attestée dès Louis XI, serait une invention moderne et une expression de la hiérarchisation croissante des rapports sociaux. Il n’était évidemment pas question pour un vassal de recevoir son supérieur de la même façon... fait école (voir, par exemple, Georges Vigarello). Enfin, tout en restant distancié, il brossait un tableau de la civilisation occidentale beaucoup moins critique que la psychanalyse, le marxisme et leurs avatars. Critiques et controverses Du côté des sociologues, l’accueil est resté plus sceptique et les critiques sont apparus très tôt. Pourrait-on faire naître la civilité à la Renaissance, comme si d’autres époques et d’autres continents n’avaient pas eu des moments de civilisation avancée ? Si seules les nations européennes sont pudiques, que sont les autres ? Dans La Dynamique de l’Occident, N. Elias s’efforce de montrer que l’émergence de « sociétés de cour » est un fait avéré sur tous les continent. Mais n’y a-t-il pas d’autres façons, d’accéder à la civilisation que de se soumettre à un pouvoir étatique ? Les récits des ethnologues, notamment, ne décrivent-ils pas l’existence de sociétés aux mœurs policées en l’absence de pouvoir étatique ? Reste à savoir ce qu’on appelle « pudeur »... Bref, plus largement encore, H-P. Duerr et d’autres historiens mettent en doute non pas qu’il y ait des variations dans le niveau de décence exigé d’une société à l’autre, mais que ce niveau soit lié, comme dans la théorie d’Elias, à l’émergence des classes de courtisans et, au-delà, de l’État moderne. La situation actuelle des mœurs fait plutôt montre d’une certaine complexité : pendant que certaines femmes se dénudent, d’autres rendossent de bon cœur le voile islamique. Comment déceler une orientation quelconque dans ce qui apparaît comme un beau désordre ? N. Elias, lui, répondait que si la société, contemporaine libère les mœurs, c’est que la répression est devenue inutile : l’individu est devenu son propre censeur, et il n’est pas devenu libre pour autant. Dans un ouvrage récemment traduit (Nudité et Pudeur, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1997), l’historien Hans Peter Duerr met radicalement en doute les analyses de N. Elias et, partant, la théorie qui en découle. Ainsi, selon H. P. Duerr, l’indifférence médiévale face à la nudité est un mythe : les situations qu’il décrit (bains, banquets nus, déambulation en plein air) sont en réalité exceptionnelles, imprégnées d’érotisme et se réfèrent à des conduites déviantes. H. P. Duerr soutient la thèse que la pudeur, même si elle varie dans son expression, est un sentiment universel, et qu’aucune société, quel que soit son niveau de barbarie, ne se prive de réglementer la nudité. La nudité relative des Africains ou des Patagons ne permet pas de leur attribuer des mœurs plus libres ou plus brutales que les nôtres : il y a chez eux d’autres formes de politesse, qui Mais ce double jeu de la théorie de N. Elias peut lui être également reproché : Ie sujet humain tel que décrit par Elias, est pris dans une boucle analogue à celle de la psychanalyse. Quoi qu’il fasse ou ne fasse pas, son comportement exprime un même fait, à savoir que la culture est fondée sur l’inhibition des instincts. Or, ou bien cette donnée est partagée par toutes les sociétés humaines et sa variation est sans grande signification, ou bien certaines sociétés s’élèvent dans cette voie beaucoup plus haut que d’autres. 11 Mais est-ce de cela que dépend leur prospérité et leur pouvoir d’agir sur les autres ? Bref, la civilité est-elle une condition de l’essor de la civilisation occidentale ou bien un simple effet secondaire ? L’œuvre de N. Elias laisse derrière elle des questions qui suffisent, par leur importance, à qualifier La Civilisation des mœurs comme un des ouvrages les plus stimulants de ce siècle. LE PARADOXE DE LA VIOLENCE URBAINE Le processus de civilisation décrit par Elias ne s’exprime pas seulement à travers les manières de table, les règles de pudeur et la morale sexuelle : plus directement encore, il porte sur la réduction du niveau de violence autorisé par la morale publique. Entre les hommes, l’affaire est claire : le contrôle du droit de guerre, puis de Vengeance personnelle par l’État est le produit d’une évolution des institutions qui devient monopole au XVIIIe siècle (voir La Dynamique de l’Occident). Désormais, l’usage social de la violence privée est placé sous le regard de la police et de la justice. Au Moyen Age, il était d’usage pour les guerriers courtois de couper quelques membres à leurs victimes, et pour la populace d’aller se réjouir au spectacle d’exécutions capitales. Dans le processus de civilisation, les facteurs extérieurs sont déterminants, mais ils sont relayés par des mécanismes psychiques qui gouvernent la sensibilité de chacun. Bibliographie La Civilisation des mœurs Calmann-Lévy, 1973. La Société de cour Calmann-Lévy, 1974. La Dynamique de l’Occident Calmann-Lévy, 1975. Logiques de l’exclusion Fayard, 1977. Sport et Civilisation ; la violence maîtrisée Fayard, 1994. Mais que dire alors de la montée, relevée par certains sociologues, de l’insécurité dans les sociétés modernes et développées ? Soulevé dans les années 80, ce problème a reçu plusieurs genres de réponses. Le premier consiste à mettre en doute la thèse de N. Elias : rien ne prouve qu’il existe un rapport nécessaire entre le raffinement des manières et la réduction du niveau de violence entre les personnes. Les deux aspects varient indépendamment l’un de l’autre, donc, une augmentation de la délinquance ne signifie pas que les progrès de la civilisation sont parvenus à leur terme. (P. Spierenburg, 1995, et H. Thome, 1995). D’autres mettent en avant une « interruption du processus de civilisation » par usure au modèle étatique (S. Roché, 1994), ce qui supposerait aussi, en termes généraux, que la dynamique institutionnelle décrite par Elias aurait atteint un terme. Toutefois, pour d’autres (D. Lepoutre, 1997), la violence comme mode de relation sociale serait confinée à certains lieux de relégation sociale, et resterait totalement étrangère à l’ensemble de la société qui, elle, ne cesse de se policer. 12 Décence médiévales Pudeur, politesse et civilisation En matière de décence, Norbert Elias est frappé par certaines illustrations médiévales. Elle représentent la nudité humaine de manière à la fois naturelle et provocante : ce sont par exemple des établissements de bains ouverts à la vue de tous, où hommes et femmes se côtoient sans la moindre retenue. Pour Elias, c’est le signe que les personne « courtoises » étaient encore loin d’avoir intériorisé les sentiments de pudeur qui caractérisent la civilisation moderne : chez eux, la nudité était encore spontanée. Hans P. Duerr, dans une critique radicale de l’œuvre d’Elias, juge que cette théorie repose sur une erreur d’interprétation : selon lui, ces bains nudistes étaient pour la plupart des lieux de prostitution, et les illustrations qui les représentent dénonçaient les vices sociaux de l’époque. Dans les autres établissements, il existait des règles strictes de séparation des sexes et de protection de l’intimité de chacun. Bref, la pudeur ne serait pas du tout une invention moderne (voir Nudité et Pudeur, Hans P Duerr, 1998). 13 Retenue dans les mœurs et maîtrise de la violence politique La thèse de Norbert Elias. Claudine Haroche Cultures & conflits, janvier 2003. Norbert Elias fait du niveau de maîtrise de l’affectivité dans une société, un élément déterminant du processus de civilisation. C’est en effet dans la mise à l’écart de l’agressivité et de la violence par le contrôle social, ancré dans l’organisation étatique, qu’il voit la marque d’une société civilisée. Dans les règles de la civilité et de la politesse Elias veut donc voir la possibilité et le moyen de réaffirmer une éthique du comportement de soi, le concours de chaque individu au maintien de l’ordre dans une société. Elias n’est guère arrêté sur le fait que les règles de la civilité sont des formes qui non seulement entravent la violence mais parfois aussi la font naître et l’accompagnent. Il ne s’est pas montré très sensible à la dimension paradoxale de la « retenue ». Or, c’est un des aspects par où prolonger et approfondir la composante anthropologique et politique de la maîtrise de soi, comme l’ont bien souligné les auteurs contemporains. La force des rituels et des formes Elias voit dans les règles de la civilité et de la politesse le concours de chaque individu au maintien de l'ordre dans une société, et l'expression de la nécessité des formes dans la vie sociale. Goffman examinant lui aussi la question de la tenue et de la déférence dit en substance la même chose qu'Elias dans le cadre d'une psychologie interactionniste ou encore, comme il le dit lui-même, d'une « version modernisée de la psychologie sociale de Durkheim ». De la tenue et de la déférence Goffman fait des éléments de tout «moi» en société, ce qu'il désigne comme le « moi cérémoniel » ; tout comportement social et public est 14 perçu par lui comme un comportement cérémoniel, ce qui le conduit à définir une société 1 comme « un système d'accords de non empiétements » . Il faut alors s'arrêter sur la vertu spécifique des formes : structurer et mettre à distance ; organiser et imposer. Expliciter des rituels, reconnus et acceptés, permet de réguler les comportements, gouverner les conduites, prévenir le désordre et la violence, latents en toute société, en imposant une distance entre individus qui écarte la violence physique du corps à corps. Mettre des formes, poser des limites, instaurer des frontières entre chaque individu, est un moyen de pacifier les rapports sociaux. Pourtant la force de la forme implique l'existence d'une violence potentielle au niveau des effets mais, tout aussi bien, des fondements. Les formes et le respect des formes dans une société (qui constituent des moyens de pacification à l'échelle collective, nationale ou internationale) tendent à écarter la violence physique mais accompagnent, confortent parfois, des expressions de violence symbolique. « Plus la situation sera grosse de violence à l'état potentiel », note fort justement P. Bourdieu, « plus il faudra mettre des formes, plus la conduite librement confiée aux improvisations de l'habitus cédera la place à la conduite expressément réglée par un rituel méthodiquement institué, voire codifié. Il suffit de penser au langage diplomatique ou aux règles protocolaires qui régissent les préséances et les 2 bienséances dans les situations officielles » . « Codifier », ajoute-t-il encore, « c'est à la fois 3 mettre en forme et mettre des formes ». Il y a, conclut-il, « une vertu propre de la forme » . Ainsi les formes, qu'il faille entendre sous ce terme les rituels au sens large, les cérémonies, le protocole, les règles de la civilité, les normes de comportements quotidiens en société, les lois civiles, juridiques ou politiques, sont toutes fondamentalement des moyens d'instaurer et de maintenir des distances, de lutter contre la violence physique, de tenter de la contrôler, de la réglementer, de la réduire voire de la supprimer par la réprobation morale ou les sanctions juridiques. Il convient sans doute de distinguer le droit des simples règles de la politesse qui régissent en particulier les relations personnelles et psychologiques. Leurs contraintes ne sont pas de l'ordre de la répression stricto sensu : aucune sanction autre que morale ne vient punir l'absence de politesse. Seules, injures et insultes font l'objet d'une législation. « En punissant l'injure, la diffamation, les propos racistes, les violences et les voies de fait entre autres, le Code Pénal sanctionne des comportements qui sont de l'ordre de l'impolitesse, c'est 4 à dire du non respect de l'autre dans son être physique et moral » . Il faut ainsi voir dans les formes différentes composantes : ce qui structure et met de l'ordre dans une société, ce qui impose des égards dans les rapports entre individus, mais aussi ce qui est tenu pour superficiel, voire faux et mensonger. Ceci peut expliquer la violence des attaques contre la politesse de cour sous l'Ancien régime auxquels se livrent les moralistes avec la Bruyère en particulier, les politiques avec Rousseau. En 1750 dans le Discours sur les Sciences et les Arts, Rousseau la dénonce en ces termes : « Sans cesse la politesse exige, la bienséance ordonne : sans cesse on suit des usages, jamais son propre génie. On n'ose plus paraître ce qu'on est ; et dans cette contrainte perpétuelle....on ne saura donc jamais bien à qui l'on a affaire.....Quel cortège de vices n'accompagnera point cette incertitude ? Plus d'amitiés sincères ; plus d'estime réelle ; plus de confiance fondée. Les soupçons, les ombrages, les craintes, la froideur, la réserve, la haine, la trahison se cacheront sans cesse sous ce voile uniforme et perfide de politesse, sous cette urbanité si vantée que nous devons aux lumières 5 de notre siècle » . Se dominer, dominer autrui Dans les règles de la civilité et de la politesse, Elias veut voir la possibilité et le moyen de réaffirmer une éthique du comportement de soi à l'endroit d'autrui. Il ne s'est guère arrêté sur le fait que les règles de la civilité sont des formes qui non seulement entravent la violence mais parfois l'accompagnent. Elias ne s'est donc pas montré très sensible à la dimension paradoxale de la retenue et de la contenance. Or c'est, nous semble-t-il, un des aspects par où prolonger et approfondir la composante anthropologique et politique de la retenue : il faut en effet y voir tout à la fois le fait de se dominer, de respecter les autres, mais encore de 15 dominer autrui. Pouvoir exercé sur soi comme condition nécessaire au respect d'autrui ; mais dans le même temps pouvoir exercé sur soi comme élément indispensable au gouvernement des autres. Et il faut ici se remémorer cette formule de Louis XIV dans ses Mémoires : « Celui qui ne produit rien de soi fait paraître beaucoup davantage ce qu'il exécute ». Il faut savoir se gouverner pour gouverner les autres avec mesure ; il faut encore savoir se gouverner pour dominer les autres, leur imposer un pouvoir par la douceur, la raison ou la violence. Les traités de civilité, érasmienne, chrétienne ou baroque auxquels s'est intéressé Elias, e e présentent alors une proximité surprenante avec les « miroirs des princes » des XVI et XVII siècle, ces traités destinés à l'éducation des souverains. Un ensemble d'écrits pédagogiques 6 que La Mothe le Vayer dédie au Dauphin rappelle ainsi : « Il est du tout nécessaire qu'un homme scache se gouverner soy mesme devant que de commander aux autres, soit comme père de famille, ce qui est de l'Oeconomie, soit comme souverain, magistrat ou ministre 7 d'Estat, ce qui regarde la politique » . Savoir conduire une famille et bien gouverner un peuple relèvent fondamentalement d'une même exigence, d'un même principe, d'une même qualité : se dominer, savoir se gouverner soi même. « Qu'on ne présume pas », écrit encore La Mothe le Vayer, « qu'une personne incapable de bien ordonner son domestique, doive réussir dans 8 le gouvernement public » . Qu'il s'agisse donc d'économie domestique ou politique, le gouvernement de soi est indispensable au gouvernement des autres. Et la plupart des ' »miroirs des princes » ne cessent de le répéter : le gouvernement du prince par lui-même est ème la condition du gouvernement des sujets. A la fin du XVII siècle Fénelon faisait paraître ses Directions pour la conscience d'un Roi. Il y témoignait d'une préoccupation identique : l'empire sur soi est indissociable de l'empire sur les autres. Le Dauphin est encore enfant, et Fénelon s'adresse à lui en ces termes : « Un des plus grands malheurs qui vous pût arriver, serait 9 d'être maître des autres, dans un âge où vous l'êtes encore si peu de vous même » . Traités d'éducation des princes ou manuels de civilité, une même exigence se laisse donc entrevoir : il importe d'apprendre à se dominer, à contenir ses passions pour maintenir l'ordre chrétien, social et politique. Cette dimension paradoxale et ambiguë de la retenue, de la maîtrise de soi nous semble offrir un prolongement et un approfondissement des travaux d'Elias dans une perspective d'anthropologie politique. (...) 1 ] E. Goffman, Les rites d'interaction, Paris, Ed. Minuit, 1974, p. 56. P. Bourdieu, « Habitus, code, codification » in Actes de la recherche en sciences sociales, septembre 1986, n°64, p. 41. 3 Idem. 4 R. Dhoquois, « Sous contrat » in La Politesse, Ed. Autrement, Série Morales n° 2, 1991, p. 112. 5 Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, p. 40. 6 La Politique du Prince, l'Oeconomique du Prince, 1653. 7 L'Oeconomique du prince, pp. 1-2. 8 Idem, p. 3. 9 François de Salignac de la Mothe-Fénelon, Directions pour la conscience d’un Roi (composé pour l’instruction de Louis de France, duc de Bourgogne), pp. 1-2. 2 16 La « civilité » du « beau-joueur » Les espaces de la civilité. Michel Porret Éditions interUniversitaires, 1995. S'adaptant à l'évolution des usages sociaux, conduisant aux règles de discernement des « choses bien séantes avec les malséantes » et exprimant radicalement par une pédagogie normalisante l'exemplarité vertueuse du chrétien ou le civisme de l'homo socius, la civilité valorise la politesse, la modestie et l'honnêteté que chacun, selon sa condition, » doit observer dans le commerce du monde ». « Etre civil partout » : tel est l'impératif le la prestance quotidienne que véhiculent les manuels de civilité. Théorie du maintien et principes e des valeurs chrétiennes, le traité de civilité, au moins, jusqu'à la fin du XVIll siècle, donne sens à une distinction sociale, manifestée par l'apparence et le ton juste. Souvent adressé à un individu imaginaire qui va affronter un monde neuf dont les coutumes lui sont inconnues, le traité de civilité offre le catalogue des « dispositions » exactes devant guider un rite social, durant lequel l'individu s'efforcera de faire coïncider son » charme extérieur » avec la « bonne disposition [de son] intérieur 12 ». Selon Sébastien Mercier, une telle vision statique du comportement social n'est plus de e mise à la fin du XVIll siècle, puisqu'elle prétend perpétuer l'ordre d'une aristocratie dont les valeurs de distinction deviennent par ailleurs archaïques. « Apparence des vertus sociales » ou « espèce de politesse, Généralement adoptée » pour singer les puissants, la civilité « masque la férocité de l'orgueil et les éclats de l'amour-propre » prétend-il dans son Tableau de Paris, en affirmant que sous un « certain masque de bienséance on justifie en d'autres termes l'art de ramper ». Agioteur, joueur et volontiers libertin en herbe, si le petit bourgeois transforme en manie le respect de « sots usages abolis » pour conforter son image à celle que lui renvoie les cercles et salons où il rêve de parader, « l'homme de génie, encloîtré ou sortant de la poussière de son cabinet, paroîtra souvent ridicule en voulant être poli ». En conséquence, chéris par l'opinion naïve et le parvenu, bon ton ou savoir-vivre sont des valeurs relatives à la condition sociale, il ne s'apprennent que par la « pratique », et non avec des manuels figeant l'usage du monde aristocratique qui se meurt. La civilité est donc « une science qui enseigne à placer en son véritable lieu ce que nous avons à faire ou à dire » ; elle entérine les impératifs de la discipline sociale qui exige que l'animalité de chacun soit masquée par la convenance. L'homme soucieux du maintien de sa dignité fuira, par exemple, le spectacle de la souffrance d'un homme ou d'un animal, afin de ne pas se dépouiller « du plus noble et plus distinctif caractère de [sa] Nature » ni de se « rabaisser même en quelque façon au dessous des Bêtes ». Selon Érasme ou Jean-Baptiste De La Salle, l'homme doit régler son maintien, contrôler ses postures, ordonner son vêtement et dominer son intelligence, afin de conformer son 17 apparence aux normes de la vie sociale, bienséance, civilité ou politesse, sur lesquelles pèsent culture et morale. Ancrée dans la vertu du chrétien, véritable code social ordonnant les relations entre les » inférieurs » et les » supérieurs », creuset de la « modestie », cette culture de l'apparence place les « actions extérieures » sous l'emprise de la raison, qui doit forger l'éducation des enfants, les usages domestiques, la sociabilité du labeur, les pratiques de table. Lorsque la « civilité devient un devoir », elle déterminera la sujétion sociale des humbles à « l’égard des Princes ». « Un paysan, par exemple, doit rendre extérieurement plus d'honneur à son Seigneur qu'un Artisan qui ne dépend pas de lui ; et cet Artisan doit porter plus de respect à ce Seigneur qu'un autre Gentilhomme qui irait lui rendre visite ». Ne devant pas déboucher sur la flatterie, cette morale du maintien humble qui espère figer le corps dans la « situation que la nature ou l'usage lui a prescrite », s'attache aussi à des situations particulières qui placent l'individu sur le théâtre du social : lever et coucher, participation aux rites religieux, promenade publique, visite de courtoisie, chant et danse, mais aussi pratique du jeu. Débouchant sur la » pudeur » et le domptage du corps par « l’âme belle et bien cultivée », cette pédagogie de la contenance et de l'agrément vise bien évidemment à recueillir « l'affection et l'applaudissement du monde », c'est-à-dire à rechercher la sociabilité apaisée. Les conseils de civilité à l'encontre des joueurs n'échappent pas à cette exigence de l'ordre. Ainsi, « c'est, outre l'offense de Dieu, une très grande immodestie, pour tout le monde poli, que de jurer, comme nous l'avons déjà dit, et plus grande au jeu, où tout doit être paisible pour ne pas troubler le divertissement ». Peu compatibles avec la sociabilité du labeur ou du simple divertissement spirituel et corporel, les usages du jeu s'offrent donc au pouvoir de la règle de vie : « Je parle des dispositions où l'on doit être en jouant ; du temps que l'on peut donner au Jeu ; des cas où il est illicite à cause de quelque préjudice qui en revient ou à nous-mêmes, ou à autrui ; des ménagements que demandent le sexe, l'âge et le rang ou le caractère que l'on a dans la Société, tant civile qu'Ecclésiastique ; du choix des lieux où l'on joue des personnes avec qui l'on ,joue » écrit encore Barbeyrac lorsque ainsi il propose une véritable civilité du joueur, notamment en espérant codifier « l'obligation des réglemens que les Loix font ou peuvent e faire sur le jeu ». Pétrie de foi, se laïcisant à la fin du XVII sous l'impact du jusnaturalisme, cette tradition normative, visant le jeu et son usage, relève aussi de la tradition des manuels de savoir-vivre, publiés depuis la renaissance, notamment lorsqu'ils opposent civilité et incivilité, toujours patente, des joueurs : « dans toutes les Sociétés Civiles bien policées, ces sortes de gens ont été regardés en général avec beaucoup de mépris, et tolérés seulement de la même manière qu'on souffre les Courtisanes, et autres semblables personnes, dont le caractère par lui même emporte quelque flétrissure ». Menacé par la rapacité, l'envie, la haine, le sarcasme, l'hypocrisie, la fausseté, le jeu serait donc une forme corrompue de « commerce avec les hommes », où il importe avant tout de « se contrôler en jouant », notamment en ne vantant pas la chance, ni en querellant ses adversaires. Contrairement au tricheur ou « joueur de métier » qui naturalise la sauvagerie dans la salle de jeu en oubliant de respecter les bienséances de l'honnêteté, le joueur civilisé, fidèle au « Contrat du jeu » récusera la violence, les menaces, la fraude, l'artifice. Usant de sa raison pour dompter son « fatal amour du jeu », le joueur éduqué ne cherchera pas à défier un ivrogne, un fou, un subalterne, ni un enfant qui « n'a pas assez de lumière pour savoir ce qu'il fait et pour prévoir dans une juste étendue les suites de cet engagement, ni assez de conduite pour bien ménager ses coups et pour profiter de ses avantages ». Si la promenade « contribue beaucoup à la santé du corps et rend l'esprit plus disposé aux exercices » en nourrissant une sociabilité publique faite de maintien, le jeu par contre implique « beaucoup de prudence [et] de retenue pour ne pas s'y livrer tout entier », car il peut défaire ce que l'éducation a patiemment mis en forme en ce qui concerne le savoir-vivre 18 du noble ou du roturier. Préférant les « jeux qui exercent le corps » à ceux qui attisent la cupidité, les moralistes, auteurs de traités de civilité, regardent les « jeux de hasard » comme « indignes d'une personne qui a de l'éducation », puisque de tels jeux, en libérant l'engrenage des passions, brisent le code des convenances. Jamais l'individu qui a souci de se distinguer par son maintien ne se laissera aller jusqu'à « fréquenter des Académies de jeux ; ce sont ordinairement des écoles de friponneries, de blasphèmes, souvent même d'insultes et de querelles : on y expose son salut, sa réputation, sa vie et sa fortune ». « Ainsi, mon Fils, regardez les assemblées de Joueurs comme un amas de gens qui dominés par la fureur de l'intérêt, ne reconnaissent aucune règle d'équité, ni même d'humanité. Risque-t-on davantage au milieu d'une bande de voleurs ? » demande ce père imaginaire en 1770 lorsqu'il instruit son fils sur les usages et les dangers d'un monde hanté par joueurs et libertins. Forte envers un espace où un « divertissement » peut être toléré lorsqu'il « délasse un peu l'esprit », cette méfiance provient donc des passions que le jeu est censé engendrer au moment où l'argent détermine la quête du vertige. Avarice, impatience, emportement, blasphème : le jeu d'argent libère les démons de l'âme que la retenue ou l'éducation sauront remettre à leurs places. La civilité du joueur est-elle autre chose qu'un éloge de l'équilibre, de la pondération ? S'il est malséant de « perdre par complaisance », il « ne convient pas[non plus] de jouer de grosses sommes, mais seulement un peu d'argent, qui ne puisse ni enrichir celui qui gagne, ni appauvrir celui qui perd ; mais qui serve à entretenir le jeu ». Agir correctement à l'instant propice : cet impératif de civilité est déterminant pour le règlement moral du jeu, puisque celui-ci, dont les séances seront limitées afin de ne pas saturer les « plaisirs des sens », ne doit pas empiéter sur l'horaire des « affaires sérieuses » de l'existence, le « Dimanche et les autres Jours de Fête » dans une moindre mesure, mais particulièrement les « Exercices Publics de la religion », les « temps fâcheux » ou à la « veille de quelque calamité publique », au moment d'un deuil. Mais l'incivilité du joueur se réduit surtout à un catalogue de « dérèglements » excessifs, qui qualifient des comportements illicites, mélanges de péchés mortels et véniels : emportements, jurements, tricherie, larcin, cupidité, « joie extraordinaire », orgueil ou mépris ; s'il est donc « tout à fait contre la bienséance de s'animer trop au jeu », d'autre part, « il est très incivil de se moquer de quelqu'un qui aurait manqué d'adresse en jouant ». À ce manque de savoir-vivre, marqué chez les « Joueurs de profession » s'ajoutent mille autres défauts qui signalent l'incivilité du joueur, en quête d'une « oisiveté blâmable » ou d'un péril inutile. Recherche du gain « déshonnête » et du « Plaisir » ardent, mépris du labeur salarié et de « l'Estime publique », amour du « Luxe », dédain de « l'Équité Naturelle », avidité à « dépouiller son compagnon », négligence de la charité, superbe envers les manières convenables : l'abandon des valeurs morales et le relâchement des convenances sociales que permet le jeu aboutit à « desserrer les Nœuds de l'Amitié et de la Société ». Souvent opposée à la vertu du « véritable Chrétien », l'incivilité du joueur a encore de nombreux visages, notamment la faiblesse devant la « Douleur et la Tristesse », la négligence du commerce sociable avec ses pairs ou encore, et surtout, toutes les figures de la paresse (oisiveté, fainéantise, etc.). Cet endurcissement dans le vice conduit au dégoût des divertissements civiques que sont la promenade, la musique, le spectacle du théâtre et leur civilité tournée vers une sociabilité ouverte que ne limite pas le « cercle » stérile du jeu. 19 Civilité Encyclopédia Universalis Version 2001. Ce terme fait dans le Littré l’objet d’une analyse très précise. Littré distingue civilité, politesse et courtoisie. « La civilité, écrit-il, préside aux relations [...] entre concitoyens ; la politesse est la qualité de celui qui a été poli ; la courtoisie [...] émane de la fréquentation de la cour [...]. » La civilité se définit par un « cérémonial », des règles « qui sont de convention ». La politesse ajoute à l’idée de civilité « quelque chose de noble, de fin, de délicat ». Civilité et politesse se distinguent comme le naturel et l’artificiel. On peut parler d’une « politesse naturelle », tandis que « pour pratiquer la civilité, il faut connaître les usages ». Enfin, Littré oppose civilité et politesse, d’une part, à courtoisie, d’autre part, laquelle implique « des sentiments chevaleresques, c’est-à-dire le culte envers les femmes, la générosité envers les adversaires et les ennemis, sentiments que ne renferment ni la civilité ni la politesse ». Cette dernière antithèse renvoie à son tour à deux distinctions familières aux sociologues. La courtoisie désigne les rapports de bienveillance avec ceux qui ne sont pas du même groupe que nous. Elle constitue donc une valeur universaliste, tandis que la civilité (et la politesse) sont particularistes puisqu’elles s’adressent aux membres de notre propre groupe. En second lieu, civilité et politesse ne comportent pas la dimension de « générosité », qui est associée à la courtoisie. Elles appartiennent à l’ordre du calcul et de l’échange, tandis que l’homme de cour est généreux dans la mesure où il donne pour donner et non dans le but de recevoir ou, à plus forte raison, de profiter. On pourrait dire qu’elles sont des vertus bourgeoises cependant que la courtoisie est une vertu noble. L’intérêt de la notion de civilité ne tient pas seulement aux perspectives qu’elle ouvre sur le système des relations sociales, auquel elle donne un sens par le jeu des ressemblances et des différences qu’elle soutient avec ses voisines. On ne peut manquer de se demander dans quelle mesure l’ordre politique est civil, c’est-à-dire s’il respecte un ensemble de procédures et de règles conventionnelles. Contre une réponse affirmative à cette question se dressent tous ceux qui considèrent l’ordre politique comme un faux-semblant destiné à « occulter » les « rapports de domination et d’exploitation ». Mais peut-on soutenir que toute civilité est exclue de la vie politique et que nos concitoyens ne sont pour nous rien d’autre que des ennemis, comme les étrangers que nous attaquons quand ils viennent à traverser nos frontières ? Mais si, en dépit des conflits qui nous font affronter tel ou tel de nos compatriotes, nous reconnaissons qu’il existe entre nous et nos concitoyens quelque chose de « civil », de quelle nature est le lien sur lequel repose cette communauté ? La civilité est une qualité de l’ordre politique. On peut alors chercher à la définir non plus seulement dans les termes généraux proposés par Littré, mais en tant que rapportée aux problèmes qui surgissent entre les citoyens. Ce ne sont plus des « cérémonies et des règles » quelconques, mais celles de ces procédures qui concernent la désignation des gouvernants, l’obéissance et le respect des gouvernés, la nature de la concurrence pour parvenir au pouvoir. La civilité des gouvernants consiste, non pas exclusivement mais d’une manière significative, dans leurs manières. Ainsi Saint-Simon, si hostile à Louis XIV, reconnaissait au roi une parfaite bonne grâce : « Jamais il n’a passé devant la moindre coiffe 20 sans soulever son chapeau. » Il lui attribuait aussi une « politesse retenue » qui contraste avec les explosions et la grossièreté d’un despote comme l’empereur Napoléon (« Quel dommage qu’un si grand homme soit si mal élevé », remarquait Talleyrand, qui venait d’essuyer une algarade apparemment justifiée). La politesse que Saint-Simon loue dans un homme qu’il déteste ne se réduit pas à l’agrément des manières, l’empressement auprès des femmes et un « art de flatter délicat mais insinuant ». Le roi « savait se tenir ». Il ne s’abandonnait pas à ses passions. La politesse du roi tient à ce que celui-ci est une « personne publique ». Cette expression, il est vrai, est ambiguë. Elle signifie à la fois que la personne du roi se confond avec le public ou l’état, et que le roi ne s’appartient pas. Le cérémonial, la vie de cour – qui se distinguent, à Versailles, par leur raffinement et leur complication sans égal – lui retirent toute vie privée. La personne publique se donne en spectacle selon un rituel très strict dont l’étiquette constitue l’expression la plus achevée. Selon Alain, « la vraie politesse consiste à éprouver ce que l’on doit ». Ce que doit le roi s’entend par rapport à sa condition de roi. La politesse ne prescrit pas au roi la même conduite qu’à un marchand ou à un soldat. À tout homme la politesse impose des règles de convenance qu’il lui faut apprendre et qui, comme disent les sociologues, dépendent de son statut. Comme Alain l’a souligné, elle est une discipline des passions, c’est-à-dire de « mouvements qui nous arrachent à nousmêmes et nous attachent à des objets imaginaires qui, lorsque nous nous laissons aller à les prendre pour réels, nous séduisent et à la fin nous déçoivent ». Aussi la politique ne se réduitelle ni à l’étiquette ni à un pur spectacle. Louis XIV, dont Saint-Simon loue la politesse « si fort mesurée, si fort par degrés, qui distinguait l’âge, le mérite, le rang », n’en était pas moins aux yeux du mémorialiste un despote que ses passions de vanité, de jalousie, de méfiance – lorsqu’elles n’étaient plus contenues par les manières et l’étiquette – entraînaient souvent à des mesquineries ou à d’incroyables cruautés. C’est Alain qui, commentant Saint-Simon, résout le paradoxe lorsqu’il écrit : « Louis XIV ne supportait pas ce qui ressemblait à une réclamation de corps ou par délégués, mais à l’égard des individus il était bienveillant [...] surtout lorsqu’il était clair que [...] l’obéissance n’était pas mise en question. » Ce que nous venons de dire sur le commandement, nous pouvons le dire de l’obéissance. L’obéissance, elle aussi, est un rituel. Elle repose sur un ensemble de règles et de procédures conventionnelles. On le voit dans le cas des soldats qui sont, à certains moments, obligés de mettre le petit doigt sur la couture du pantalon, de prendre la position « repos » ou « fixe », de saluer d’une certaine manière les officiers. Sur l’obéissance militaire, nous vérifions ce que nous pressentions déjà sur le commandement. C’est que toute politesse est un système de signes conventionnels appris ou inculqués qui, nous plaçant vis-à-vis d’autrui à la bonne distance, permet aux partenaires de la relation considérée de contrôler leur rapprochement ou leur éloignement. La politesse est un réglage de la distance sociale – même s’il est loin d’être toujours pertinent et efficace. Louis XIV en soulevant son chapeau « devant n’importe quelle coiffe » réduisait la distance qui le séparait de ses sujets. On peut dire que la recrue s’immobilisant à deux pas de son caporal, en fixant la ligne d’horizon, exprime symboliquement sa soumission à l’égard de l’ordre qui va lui être transmis. Mais la politesse, qui endigue à la fois l’arrogance de celui qui commande et l’indocilité ou la rébellion de celui qui obéit, ne constitue qu’une régulation évidemment très imparfaite. Elle n’est qu’un garde-fou très limité contre les intérêts et les passions de l’un et de l’autre. (...) Il n’y a aucune raison de considérer la civilité comme un terme permettant de qualifier une cité comme « absolument bonne ». Au contraire, il s’agit d’un ensemble de pratiques publiques et privées qui concernent les différentes sphères de la vie sociale et dont l’efficacité varie selon les domaines et selon les circonstances. On peut la définir comme les « bonnes manières » dans l’ordre économique, politique et intellectuel. Ces bonnes manières s’apprécient par rapport à un contexte particulier, par rapport à un rôle ou à une relation sociale. Ainsi avoir de bonnes manières n’a pas le même sens quand il s’agit d’un savant qui discute avec un collègue, d’un banquier en négociation avec un client, d’un homme politique 21 en concurrence avec un adversaire. Dans le premier cas, les bonnes manières d’un savant consistent d’abord à ne pas « trafiquer les données », à produire ses sources, à ne pas refuser la discussion, à ne pas s’offenser des objections, et, corrélativement, à ne pas abuser des avantages qu’il peut s’assurer contre des adversaires, à rendre à ses collaborateurs et à ses associés la part qui leur revient dans le travail commun. En affaires aussi, il y a de bonnes et de mauvaises manières. À cet égard, la métaphore sur la « jungle capitaliste » est source de beaucoup d’erreurs. Les transactions, dès que l’on s’écarte de la relation instantanée du troc ou de l’échange à la sauvette, seraient simplement impossibles si les contractants n’avaient pas confiance l’un dans l’autre, s’ils ne pensaient pas que les engagements quant à la nature du bien ou du service qui fait l’objet du contrat, quant aux « délais d’exécution » de ce dernier, quant aux « clauses de sauvegarde » seront effectivement tenus. Sur les deux cas qui viennent d’être évoqués, on s’aperçoit que les « bonnes manières » ne sont pas sans quelque rapport avec la morale. Les « bonnes manières » du savant concernent l’obligation de véracité : ne pas dire ce qu’on sait être faux, même si des intérêts par ailleurs honorables sont engagés. Les bonnes manières de l’homme d’affaires imposent des limites à la concurrence entre les agents économiques et permettent de définir soit par la loi, soit par la coutume les « pratiques déloyales ». Les « bonnes manières » ont donc à voir avec les vertus. Les définitions de la vertu, inspirées d’Aristote, insistent sur deux caractères qui s’appliquent aussi aux « bonnes manières ». La vertu est un habitus (une manière d’être persistante) dont l’exercice implique discernement et suppose un apprentissage. La deuxième caractéristique de la vertu, c’est qu’elle est associée à la modération et à la maîtrise de soi. Mais les bonnes manières permettent de saisir un aspect de la civilité qui n’est pas apparent dans le cas de la vertu. C’est le caractère conventionnel ou même, si l’on veut, artificiel de la civilité – à condition de ne pas confondre artifice et arbitraire. Ce trait est particulièrement apparent dans l’ordre politique. (...) Les règles de la civilité politique sont inspirées par l’esprit de modération. Par exemple, l’alternance des équipes concurrentes au pouvoir se fonde sur le jugement que ce n’est pas toujours le « tour du même ». En outre, la civilité exige que le gagnant ne pousse pas son avantage jusqu’au point de mettre en danger les intérêts vitaux du perdant. Ce sont les maximes qui régissent le fair play (« jeu à la loyale »). Elles tempèrent les excès de la règle majoritaire. La majorité peut tout, mais elle ne doit pas désespérer la minorité. Principe extrêmement vague, qui, pourtant, n’est pas sans importance, puisqu’il contribue à freiner les impulsions despotiques de la majorité. Tel est le fondement de ce que les auteurs anglais et e américains appellent le « gouvernement constitutionnel » et que les Français du XVIII siècle, comme Montesquieu, dénommaient « régime modéré », qui se définit davantage par la pratique et l’esprit de modération que par un texte et une charte. Le principe de la civilité, c’est de ne pas abuser d’autrui, et sans doute le meilleur moyen d’y parvenir est-il que l’enjeu des conflits ne soit pas de la forme « tout ou rien » et que les enjeux des luttes restent limités. Il est en effet difficile de ne pas traiter comme un ennemi l’adversaire dont le succès aurait comme conséquence mon propre anéantissement. Comme dans l’ordre privé, où la civilité contribue, selon La Bruyère, à « cette attention à faire que les autres soient contents de nous et d’eux-mêmes », dans l’ordre politique, elle permet la coexistence paisible entre des gens qui n’ont ni les mêmes intérêts ni les mêmes opinions. (...) 22 Les bonnes manières « De la décence et de l'indécence du maintien » pour un enfant vers 1530. ÉRASME La Civilité puérile, présenté par Philippe Ariès, 1977. (L'ouvrage original, en latin, date de 1530). Si tu as envie de vomir, éloigne-toi un peu : vomir n'est pas un crime. Ce qui est honteux, c'est de s'y prédisposer par sa gloutonnerie. Il faut avoir loin de se tenir les dents propres ; les blanchir à l'aide de poudres est tout à fait efféminé ; les frotter de sel ou d'alun est nuisible aux gencives ; les laver avec de l'urine est une mode espagnole. S'il reste quelque chose entre les dents, il ne faut pas l'enlever avec la pointe d'un couteau, ni avec les ongles, comme font les chiens et les chats, ni à l'aide de la serviette ; sers-toi d'un brin de lentisque, d'une plume, ou de ces petits os qu'on retire de la patte des coqs et des poules. Se laver le visage, le matin, dans de l'eau fraîche, est aussi propre que salubre ; le faire plus souvent est inutile. Nous parlerons en temps et lieu de la langue et de l'usage qu'on doit en faire. C'est de la négligence que de ne pas se peigner ; mais, s'il faut être propre, il ne faut pas s'attifer comme une fille. Prends bien garde d'avoir des poux ou des lentes : c'est dégoûtant. S'éplucher continuellement la tête auprès de quelqu'un n'est guère convenable ; il est également malpropre de se gratter avec les ongles le reste du corps, surtout si c'est par habitude et sans nécessité. Que les cheveux ne tombent pas sur le front, qu'ils ne flottent pas non plus jusque sur les épaules. Les relever en secouant la tête, c'est ressembler à un cheval qui secoue sa crinière ; les redresser à gauche, du front au sommet de la tête, est inélégant ; il vaut mieux les séparer avec la main. Fléchir le cou et tendre le dos indiquent de la paresse ; renverser le corps en arrière indique de l'orgueil ; il suffit de se tenir droit sans roideur. Que le cou ne penche ni à droite, ni à gauche, à moins que les besoins d'un entretien ou tout autre motif n'y forcent ; sinon, c'est l'allure de l'hypocrite. Il convient de maintenir ses épaules dans un juste équilibre, de ne pas élever l'une pour abaisser l'autre, à la façon des antennes. De tels défauts, négligés chez un enfant, se 23 convertissent en habitudes et détruisent, en dépit de la nature, toute la symétrie du corps. Ainsi ceux qui par indolence ont pris le pli de se courber, s'octroient une bosse que la nature ne leur avait pas donnée ; ceux qui s'accoutument à tenir la tête penchée s'endurcissent dans cette mauvaise position, et, en grandissant, s'efforcent en vain de la rectifier. Les corps souples des enfants sont semblables à ces jeunes plantes que l'on courbe à l'aide de baguettes et de liens ; elles croissent et gardent à jamais le pli qu'on leur a donné. Se croiser les bras en les entrelaçant l'un dans l'autre est l'attitude d'un paresseux ou de quelqu'un qui porte un défi ; il n'est pas beaucoup plus convenable de se tenir debout ou de s'asseoir une main posée sur l'autre. Quelques personnes pensent que cette attitude est élégante, qu'elle sent l'homme de guerre, mais tout ce qui plaît aux sots n'est pas nécessairement convenable ; la véritable convenance consiste à satisfaire la nature et la raison. Nous reviendrons sur ce sujet quand nous en serons aux entretiens et aux repas. Il est indigne d'un homme bien élevé de découvrir sans besoin les parties du corps que la pudeur naturelle fait cacher. Lorsque la nécessité nous y force, il faut le faire avec une réserve décente, quand même il n'y aurait aucun témoin. il n'y a pas d'endroit où ne soient les anges. Ce qui leur est le plus agréable, chez un enfant, c'est la pudeur, compagne et gardienne des bonnes mœurs. Si la décence ordonne de soustraire ces parties aux regards des autres, encore moins doit-on y laisser porter la main. Retenir son urine est contraire à la santé ; il est bienséant de la rendre à l'écart. Être assis les genoux ouverts en compas et se tenir debout les jambes écarquillées ou tout de travers, est d'un fanfaron. Il faut s'asseoir les genoux rapprochés, rester debout les jambes près l'une de l'autre, ou du moins avec peu d'intervalle. Quelques personnes s'assoient une jambe suspendue sur l'autre, d'autres se tiennent debout les jambes croisées en forme d'X ; la première attitude est d'un homme inquiet ; la seconde, d'un imbécile. C'était la coutume des anciens rois de s'asseoir, le pied droit appuyé sur la cuisse gauche ; on y a trouvé à redire. En Italie pour honorer quelqu'un, on pose l'un de ses pieds sur l'autre et l'on se tient debout sur une seule jambe, comme les cigognes. Cela convient-il aux enfants ? Je n'en sais, ma foi, rien. De même, pour ce qui est de saluer en fléchissant les genoux, ce qui est convenable ici fait rire ailleurs. Quelques-uns plient en même temps les deux genoux, tout en conservant le corps droit ; d'autres, en se courbant un peu. Il en est qui estiment que fléchir les deux genoux ensemble c'est bon pour les femmes et qui, se tenant roides, plient d'abord le genou droit, puis le genou gauche ; en Angleterre, on trouve cela gracieux chez les jeunes gens. Les Français plient seulement le genou droit, en faisant un demi-tour de corps, avec aisance. Lorsque les usages, dans leur diversité, n'ont rien qui répugne à la décence, on est libre d'user de la mode de son pays ou de prendre celle des autres nations ; les façons étrangères plaisent généralement davantage. Que le pas ne soit ni trop lent ni trop pressé ; l'un est d'un insolent, l'autre d'un écervelé. Il faut aussi éviter le balancement, car il n'y a rien de désagréable comme cette espèce de claudication. Laissons cela aux soldats suisses et à ceux qui sont tout fiers de porter des plumes à leur chapeau. Cependant nous voyons des courtisans affecter cette démarche. Jouer avec ses pieds, étant assis, est le fait d'un sot ; gesticuler des mains est le signe d'une raison qui n'est pas intacte. 24 Les carnets du Major Thompson P o l i s o u g a l a n ts ? Pierre Daninos Librairie Hachette, 1954. (…) By Jove ! Voilà qu'en parlant des gens qui doivent prendre du recul pour traiter un sujet, je me suis éloigné du mien. Je reviens donc à Fontenoy. Je serais tenté de croire que le « Messieurs les Anglais, tirez les premiers ! » est la forme historique de l'Après vous, je vous en prie… bien Français. A la vérité, on ne saurait considérer que des gens qui ne mangent pas les coudes au corps, qui gesticulent en parlant, qui parlent en mangeant, et souvent de ce qu'ils mangent, qui, loin d'attendre que les dames aient quitté la table, s'empressent dès le potage de distiller devant elles les histoires les plus gaillardes, qui se croient obligés de faire la cour à votre femme, qui jugent incorrect d'arriver à 8 h 30 quand ils sont priés à 8 h 30, qui s'embrassent en public, qui s'embrassent entre hommes, qui ne semblent jamais avoir fini de se boutonner dans les rues à Paris et tiennent des conversations aux arbres dès qu'ils vont à la campagne, qui ne songent jamais à tenir la chaise d'une femme pendant qu'elle s'assied à leur table, qui osent qualifier un monsieur d'assassin parce qu'il a tué quatre personnes alors que la police ne l'a pas encore prouvé, qui adressent la parole à des inconnus, notamment en voiture, sans y avoir été forcés par un accident, qui ne savent pas faire infuser du thé, qui ne comprennent rien au cricket, qui essaient de passer devant les autres dans une file d'attente, qui considèrent comme un exploit de prendre avec leur voiture une rue en sens interdit, qui sortent sans parapluie sous prétexte qu'il ne pleut pas, qui traitent ouvertement dans leurs journaux un de nos jeunes lords d'homosexuel quand il est si simple d'écrire qu'il a importuné des jeunes gens, qui essaient de passer par les portillons automatiques du métro pendant la fermeture, qui parlent de la maîtresse d'un monsieur avant de parler de sa femme, qui rient des pieds du Président de la République s'ils sont trop grands (voire de ceux de la Présidente), qui utilisent des cure-dents à table, ce qui pourrait passer inaperçu s'ils ne se croyaient obligés, de mettre leur main gauche en paravent devant leur bouche, qui sont plus pressés de raccrocher l'appareil que de s'excuser quand ils ont obtenu un faux numéro de téléphone, enfin, qui mettent leurs habits neufs le dimanche (à l'exception, peut-être, de quelques Lyonnais et aussi de certains Bordelais de ma connaissance chez lesquels il est resté un vieux fond d'Aquitaine britannique), on ne saurait dire que ces gens soient véritablement civilisés ou même polis, du moins dans le sens anglais du mot, c'est-à-dire le bon. Je n'en prendrai pour preuve finale que leur comportement à l'égard des femmes : quand un Anglais croise une jolie femme dans la rue, il la voit sans la regarder, ne se retourne jamais et continue à la voir correctement dans son cerveau ; très souvent, quand un Français croise une jolie femme dans la rue, il regarde d'abord ses jambes pour voir si elle est aussi bien qu’elle en a l'air, se retourne pour avoir une 1 meilleure vue de la question, et, eventually , s'aperçoit qu'il suit le même chemin qu’elle. 2 Polis les Français ? Plutôt galant ! De damnés hardis galants . (...) 1 2 Non pas "éventuellement", mais dans ce cas "finalement". En français dans le texte. 25 Au temps où l’on se battait correctement Les carnets du Major Thompson Le « Messieurs !es Anglais, tirez les Premiers ! » est la forme historique de l'« Après vous, je vous en prie », bien Français... 26 Galanterie Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre. Du moyen âge à nos jours. Emmanuel Bury Éditions du SEUIL,1995. Dans le savoir-vivre, le terme de galanterie est central : il désigne tout d'abord l'élégance générale d'un être, tant spirituelle que physique, et dans ce cas il est synonyme d'amabilité ou de politesse. Les dictionnaires actuels du français courant s'accordent pour souligner la valeur spécifique qu'il prend dans le cadre des rapports avec les femmes, et il a alors un lien direct avec la séduction : dans cette acception il peut prendre le sens et la forme d'un compliment flatteur . Dans un sens ultime, qui est consécutif aux précédents, il signifie aventure amoureuse ou ce que l'on appelait naguère « bonne fortune ». Dans tous les cas, il dénote un état relationnel fort, à la fois explicitement marqué comme signe et non innocent du point de vue de l'affectivité, ce qui en fait un cas extrême de la sociabilité. L'histoire du mot en confirme la force, car il était au centre d'un idéal de e e civilisation lorsqu'il apparaît dans le contexte français, aux XVI et XVII siècles. L'on connaissait alors aussi le terme rare et vieilli de galantise, qui désigne le fait de courtiser une dame et le verbe galantiser, peu employé. Toutefois, c'est de loin le terme de galanterie, issu du participe galant (lui même issu de l'ancien verbe galer, attesté au XIV° siècl e, et signifiant « se réjouir »), qui va l'emporter dans les usages du savoir-vivre. A l'école des femmes Pour comprendre comment ce terme, qui est constamment lié au commerce amoureux, a pu devenir un concept clé de la civilité, il suffit de rappeler l'importance des femmes dans l'œuvre de civilisation des mœurs entreprise à l'époque moderne. Plaire en général est un impératif social, mais la véritable et dernière pierre de touche de la réussite est de plaire aux femmes. Dans L'Honnête Homme ou L'Art de plaire à la Cour (1630), N. Faret dit, à propos de la conversation des femmes, que, « comme elle est la plus douce et la plus agréable, elle est aussi la plus difficile et la plus délicate de toutes les autres ». Il écrira plus loin qu'il faut descendre à la ville et rechercher la conversation des « Dames de condition qu'on estime les plus honnêtes femmes » afin qu'elles s'intéressent « à nous rendre de bons offices auprès de tous ceux qui les visitent ». 27 Il ne faut pas négliger en effet l'importance stratégique du salon féminin, qui est l'endroit par où tout ce qui compte passe et se fait connaître. On songe, dans le domaine de la fiction, à l'importance des affaires qui se traitent dans le salon de Célimène, chez Molière, ou à la façon dont Arsinoé propose ses services à Alceste auprès de la Cour. La galanterie appartient donc aussi aux stratégies de réussite sociale dont les auteurs du grand siècle sont les observateurs attentifs. Mais les femmes sont aussi l'ornement nécessaire au plaisir de la vie sociale, et c'est pour cela que, selon Faret, « sans elles les plus belles Cours du monde demeureraient tristes et languissantes, sans ornement, sans splendeur, sans joie, et sans aucune sorte de galanterie ». Le théoricien français se souvient ici de ce qu'écrivait son modèle italien, B. Castiglione ; selon ce dernier, aucune Cour au monde ne peut avoir d'ornements ou de splendeurs sans les dames, ni « Courtisan qui ait grâce, qui soit plaisant ou hardi, s'il n'est mû de la pratique et coutume, et de l'amour et plaisir des dames » (cité par M. Magendie, éd. de Faret, Paris, PUF, 1925, P. 98). Tous les théoriciens de la civilité s'accordent pour reconnaître que l'instance féminine est civilisatrice, et A. G. de Méré pouvait écrire : « Aussi n'est-on jamais tout à fait honnête homme, ou du moins galant homme, que les Dames ne s'en soient mêlées » (Conversations, 1668). De fait, les femmes incarnent le goût, la justesse de la langue et le naturel ; leur plaire signifie qu'on a acquis cette élégance de ton et d'allure qui fait oublier toute tension et toute étude. Le galant homme est donc celui dont l'extérieur est parfaitement accompli, et dont les femmes peuvent reconnaître la valeur. La galanterie incarne les vertus de la spontanéité, mais celle-ci doit demeurer maîtrisée : il n'est pas encore question de la maladresse, signe de sincérité dont Rousseau fera un des traits essentiels des jeunes héros de La Nouvelle Héloïse. 28 De la conversation Comment parler peut changer votre vie. Theodore Zeldin Librairie A. Fayard, 1999. Pourquoi la conversation amoureuse prend une nouvelle orientation Ce matin, on a oublié de nous dire aux informations combien de fiançailles et autres liens amoureux s'étaient rompus hier. Et combien, parmi eux, avaient pris fin parce que la femme se plaignait que l'homme ne lui parle pas assez. L'université de Stamford rapporte qu'aujourd'hui cinquante pour cent des Américains hommes se sentent nerveux en compagnie des femmes, et que le flirt est un art qui se meurt parce qu'ils ont peur d'être accusés de harcèlement sexuel. Selon des recherches faites en Angleterre, la même chose est en train de se passer chez nous. À quoi bon rêver de longues conversations quand, d'après une autre étude, « on petit dire dans les quatre premières minutes d'une rencontre si celle-ci en restera là ou évoluera vers l'amour ou l'amitié » ? Au fil de l'histoire, les humains ont inventé différents types de conversations amoureuses dont chacun a engendré une forme particulière de relation. Mais il en va ici comme d'un langage dont le vocabulaire serait inadéquat. Nous devons inventer une nouvelle espèce de discours amoureux qui convienne aux aspirations d'aujourd'hui. À l'origine, baratiner une femme, c'était lui faire la cour. Et originellement, faire la cour, c'était montrer sa force et sa richesse, impressionner et conquérir. Il n'était guère besoin de parler. Comme le dit un adage chinois : « On communique en mangeant ensemble. » De leur côté, pour attirer un homme et le retenir, les femmes avaient recours à la magie plutôt qu'à la conversation. e Au XV siècle, un nouveau mot devint à la mode : « courtiser ». Contraints de passer de longues heures ensemble, les habitués de la cour des deux sexes développèrent une sorte de jeu. Entre eux, la fidélité était le grand sujet de conversation : que signifiait « être fidèle » ? Et pourquoi les engagements n'étaient-ils pas tenus ? La position de l'homme pouvait se résumer ainsi : « Qui fait métier d'homme de cour doit faire la cour à toutes les dames, mais n'être fidèle à aucune. » Lorsque ce jeu était joué avec brio et avec une politesse exquise, il en résultait une conversation passionnante sur ce que signifiait l'amour et ce que devaient 29 être les idéaux de vie. Mais, lorsque y prenaient part des séducteurs avides de promotion sociale, ce n'était que duperie et mensonge. Un troisième langage, la conversation civile, fut popularisé par un Italien dénommé Guazzo dont l'ouvrage, publié pour la première fois en 1574, fut traduit presque immédiatement en anglais et en français comme en d'autres langues. Guazzo mettait l'accent sur l'urbanité, l'art de vivre ensemble décemment, sans querelles ni violence. Il préconisait l'honnêteté et la gentillesse, conseillait de prendre en considération les sentiments des femmes et de gagner leur amour en faisant l'éloge de leurs qualités, en se servant des mots plutôt que de la force. « Un homme ne peut être un homme honnête sans conversation », insistait-il. Mais loin de devenir le docteur Spock du mariage amical, Guazzo ne fut lu que par une élite (dont George Washington) et le monde continua d'admirer la violence. Un quatrième langage, le langage romantique, fut propagé par les poètes et par les romanciers. Langage de la révolte - révolte des amants contre leurs parents, révolte des femmes contre l'oppression de leurs sentiments -, il exalte le sexe en tant qu'incarnation de l'amour. La passion constitue son sujet principal. Mais il se fonde sur deux prémisses qui se révèlent finalement inacceptables : l'idéalisation du partenaire, qu'on préfère garder sur un piédestal plutôt que le connaître vraiment, et l'assimilation de l'amour à la foudre qui frappe sans prévenir, dont on se veut la victime consentante. Il considère que la souffrance est un ingrédient essentiel de l'amour, et la névrose une de ses fréquentes conséquences. Pour reprendre la formule de Boswell, il conduit à « feindre de sentir toutes les espèces d'angoisse vécues par d'illustres prototypes ». La vie imite le roman et la poésie, qui fournissent leur texte aux amants. Mais, bien sûr, tout le monde ne sait pas parler comme un courtisan ou comme un poète. Même si beaucoup de gens prenaient la peine de mémoriser les plaisanteries et compliments rassemblés dans les livres de savoir-vivre, bien des conversations avaient tôt fait de s'éteindre « comme feu sans combustible », observait Swift. Nombre d'hommes ne semblaient pas vouloir entendre ce que les femmes avaient à dire et justifiaient ce triste commentaire de Jane Austen : « L'imbécillité féminine est un grand faire-valoir de leurs charmes personnels. » Visitant l'Amérique dans les années 1830, Mrs Trollope se plaignait que « les deux sexes ne se mêlent pas sans contrainte et ennui ». Un siècle plus tard encore, Olive Heseltine écrivait : « Pour presque toutes les femmes (…), parler avec la jeunesse masculine d'Angleterre n'est ni intéressant ni intelligible ». e La tragédie du XX siècle fut qu'il n'inventa pas de nouveaux modèles de conversation amoureuse. Le cinéma réduisit le dialogue au minimum ; selon Truffaut, faire des films, c'est pointer la caméra sur de belles femmes. Le cow-boy de John Wayne est essentiellement silencieux. Dans un film, l'héroïne lui dit : « Tu n'as besoin de personne d'autre que toi », et lui rétorque : « Je veux une femme qui ait besoin de moi. » Il ne demande rien d'autre. Mais, lorsque l'héroïne essaie la tactique de la robe sexy, il commente : « Tu mets ces trucs, et je vais te mettre en prison. Et. elle : « Je croyais que tu n'allais jamais le dire. - Dire quoi ? - Que tu m'aimes. - J'ai dit que j'allais te mettre en prison. - C'est la même chose, tu le sais bien. Tu refuses seulement de le dire ». Durant un certain temps, susciter l'amour en étant agressif et prouver sa supériorité en humiliant les femmes, à l'instar de Rhett Butler dans Autant en emporte le vent, a tenu lieu de substitut à la conversation. Puis s'est développé le type du male timide, simple et naïf, qui a besoin des leçons des femmes pour aimer, et la femme s'est vue investie,- du rôle consistant à soigner les complexes et problèmes de l'homme. Ce n'est que rarement que des gens comme Bogart y ont ajouté un brin d'humour et ont fait preuve d'esprit de repartie. Woody Allen demeure une exception. Il adore non seulement parler, mais dire ce qu'il pense quand il parle, ainsi qu'en témoignent par exemple les sous-titres de Annie Hall. Cependant, ses films traitent de l'incompétence. Comme bien des gens se sentent incompétents, ils peuvent s'identifier à lui, mais il ne les aide pas. Les modèles de succès que fournit le cinéma sont 30 rares, jamais il n'a su traiter du bonheur tranquille et de l'accomplissement. Vous souvenezvous d'un film qui analyse un mariage réussi ? Au cinéma, l'amour naît de la rencontre des yeux beaucoup plus que de la parole et se résume essentiellement à une traque. Le cinéma n'a pas réussi à dépasser la constatation de Dostoïevski selon laquelle les gens heureux n'ont pas d'histoire. Mais, dans ce cas, comment est-on censé savoir de quoi parler dans le cadre d'une bonne relation ? Au théâtre, les dialogues étaient autrefois raffinés et élevés au plus haut niveau d'expression. Shakespeare nous montre qu'ils peuvent engendrer la passion et l'action. Ibsen nous révèle qu'ils sont capables de transformer les gens : « Un changement s'est produit en moi, et ce changement s'est produit grâce à toi, et à toi seul ». On ne saurait trouver plus puissante justification de la conversation. Mais, depuis lors, les dramaturges ont été davantage hantés par la difficulté de communiquer. Les personnages de Beckett voudraient bien s'exprimer, mais ils en demeurent incapables. Nous sommes au terme d'une phase culturelle. La littérature et la peinture ne sont plus là pour nous aider à inventer une forme de conversation qui nous permette de dépasser la réitération de notre impuissance et de notre désarroi. Les représentations du désespoir, de l'incohérence et de la violence ne font qu'ajouter à notre impuissance. Depuis environ un siècle, nous sommes élevés dans la croyance aux vertus de l'introspection. Mais le fait de nous poser l'éternelle question « Qui suis-je » ? ne peut guère nous mener plus loin. Quelque fascinant qu'on pense être il y a une limite à ce que l'on peut savoir de soi. Les autres sont beaucoup plus intéressants, et ils ont infiniment plus à dire. Surtout maintenant que la grande aspiration de la génération actuelle est de reconnaître aux deux sexes les mêmes droits et la même considération. La conversation est le meilleur moyen de créer les conditions appropriées : meilleur que les lois, car les lois sont incapables de transformer les mentalités alors que la conversation le peut. Il n'existe pas de conversation satisfaisante sans respect mutuel. Respecter l'autre, c'est découvrir en lui une égale dignité. Commençons dans la vie privée, et d'autres formes d'égalité prendront finalement place dans la vie publique. Il nous faut des modèles qui nous montrent comment la conversation développe l'égalité, des modèles créés par un effort commun des hommes et des femmes. Nous en savons très long sur la façon dont les relations tournent mal. Il est beaucoup plus difficile de dire comment elles tournent bien, sans arrogance naïveté, sans crainte qu'une fois l'amour analysé il perde de sa magie. Il nous faut une nouvelle forme de roman et de cinéma qui nous montrent comment on peut vivre ensemble en égaux, avec humour. Toutes les civilisations précédentes ont eu leurs modèles de vie vertueuse. Mais ces modèles ne marchent pas pour nous ; ils nous semblent même d'un ennui prodigieux. Pourtant, il existe un nombre croissant de gens qui, à titre privé, font quelque chose de très intéressant, de très excitant : ils essaient de se donner mutuellement du courage. Ils innovent vraiment, car c'est la première fois dans l'histoire que les hommes et les femmes reçoivent une instruction égale et occupent les mêmes emplois. Rien n'est plus difficile que de prendre confiance en soi sans devenir arrogant. Or c'est la base de tout accomplissement valable. L'art nous est nécessaire pour nous montrer comment le courage grandit. 31 Le savoir-vivre aujourd'hui Christine Géricot Documents Payot, 1998. INVITE CHEZ DES BRITANNIQUES, QUELLES SONT LES GAFFES A NE PAS COMMETTRE ? AU JAPON, QUELLES SONT LES REGLES DE BIENSEANCE A OBSERVER ? Que ce soit pour le « lunch » qui équivaut a notre déjeuner, pour le « dinner », le dîner, ou, s'il a lieu à une heure plus tardive, pour le « supper », le souper, il faut savoir que les Britanniques (c'est-à-dire les Anglais, les Écossais et les Irlandais) sont très sensibles aux usages. Aucun Anglais ne vous adressera la parole si vous ne lui avez pas été présenté. « How do you do ? » : cette formule passepartout sert pour prendre contact. Inclinez la tête en souriant. Une fois les présentations faites, évitez par la suite la poignée de main réservée uniquement aux présentations et aux cérémonies. Pas de baise-main non plus. Contrairement à nos usages, nommez les gens par leur nom de famille : Le Japonais est avant tout discret et n'aime ni les familiarités ni les démonstrations bruyantes. Ne l'embrassez pas et ne le serrez pas dans vos bras, cela serait très mal vu. En revanche, inclinez-vous tout en posant les paumes des mains sur le haut des cuisses. Au restaurant, malgré votre embarras ne demandez ni couteau, ni fourchette, apprenez à manier les baguettes. Ne les laissez jamais dans le bol ni croisées sur la table. Elles doivent être posées parallèles l'une à côté de l'autre. Le pourboire est compris dans l'addition, surtout n'en rajoutez pas, cela serait mal perçu et considéré comme une insulte. Si vous êtes invité(e) chez un particulier qui vit à la japonaise, vous devez enlever vos chaussures et vous asseoir sur les talons. Après vous être essuyé les mains et le visage avec une serviette chaude, vous vous verrez offrir thé et petits gâteaux que vous accepterez en vous inclinant pour remercier. Au bout d'une heure, vous insisterez pour quitter vos hôtes et, en dépit de leurs protestations qui seront purement protocolaires, vous vous éclipserez. - Bonsoir Mrs. Wilson, - Bonsoir Mr. Rod. Ne demandez jamais de porto à l'apéritif : il vous sera certainement proposé au moment du fromage ou après le dîner. Le couvert est dressé d'une manière différente : à gauche de l'assiette se trouve une petite serviette où vous devez obligatoirement poser votre pain. Les couverts sont tournés dans l'autre sens, cuillères côté bombé contre la nappe et fourchettes pics en l'air. Les maîtres de maison président au bout de la table, et non au milieu comme en France. Ne mettez jamais les mains sur la table, soyez attentifs aux maniements (cuillères, fourchettes, couteaux). La cuillère à soupe est ronde, elle ne s'introduit jamais dans la bouche, on n'utilise que le bord comme pour boire le potage du bout des lèvres. N'utilisez jamais la face creuse de la fourchette, poussez avec le couteau les aliments sur la face arrondie, y compris les petits pois que vous retiendrez avec un morceau de viande piquée au bout (exercez-vous avant !). Ne fumez surtout pas avant le café. EN VOYAGE D'AFFAIRES AUX ÉTATS-UNIS, Y A-T-IL DES HABITUDES FRANÇAISES A PROSCRIRE ? Les hommes d'affaires français ont la fâcheuse habitude d'arriver en retard à leurs rendez-vous, ce qui est très mal vu aux États-Unis. Ceux qui pratiquent le fameux quart d'heure de « dérive à la française » risquent de trouver porte close et de constater qu'ils ont peut-être traversé l'Atlantique pour rien. 32 Les enfants dans le train Philippe Val Le cherche midi éditeur, 1999. Quand on fait un métier qui oblige à voyager, les gens vous disent : « Vous avez de la chance. Ce doit être formidable. » Oui, encore que Montaigne, qui lui-même voyageait beaucoup, nous incite à modérer notre enthousiasme en nous prévenant que l'on s'emmène avec soi. La publicité présente le voyageur heureux, libre, détaché des contraintes habituelles. Si j'en crois les affiches, seuls les coups de soleil, le sable dans le poulet mayonnaise et le risque qu'une noix de coco lui tombe sur la tête menacent le bonheur du voyageur. Pur fantasme. Voyager est terrible. Voyager, c'est devenir la proie de tous les commerçants les plus rapaces qui, vous sachant en position de faiblesse loin de chez vous, vont chercher par tous les moyens à gagner le plus d'argent possible avec votre pauvre rêve d'exotisme. Compagnies de transport qui vous entassent sur des sièges conçus pour des grévistes de la faim, hôteliers qui vous feraient dormir dans une bétonneuse en marche si cela ne risquait pas d'entraver la production de béton, restaurateurs qui vous fourguent des salmonelles au prix du kilo de homard, et tout ça pour prendre une photo des humains dont la seule originalité consiste, au mieux, à ne pas porter le même chapeau que vous, au pire, à vivre sous une dictature sanglante. Mais quoi qu'il arrive, le candidat au voyage doit savoir qu'il subira immanquablement cette plaie, cette calamité, ce cauchemar en passe de devenir universel : les sales gosses qui emmerdent tout le monde dans les lieux publics. Vous vous installez dans un avion pour un voyage de sept ou huit heures ou dans le TGV ParisMarseille, vous vous dites, là, au moins, je suis peinard, pas de téléphone, pas d'emmerdeurs, vous sortez la Critique de la raison pure que vous vous êtes promis de lire depuis quinze ans, et hop, voilà qu'un chiard sort un jeu qui fait bip-bip, coin-coin, tut-tut, parle en criant à sa mère, fait rouler sa voiture de pompier, toute sirène allumée, sur les genoux de son père, emmerde cent cinquante personnes les empêchant de lire, de se détendre ou de dormir, le tout sous l'œil attendri des parents, gros crétins tout fiers d'avoir fabriqué ce monstre d'impolitesse, indifférents à l'insupportable tension qui finit par régner dans tout le wagon. Mais réprimander un enfant est devenu un tabou. Alors on arrive à destination avec les nerfs à vif, crevé, casqué d'une migraine qui vous fait souhaiter la fin du monde comme une délivrance. On parle, pour s'en plaindre, d'américanisation de la société, des Mac Donald's qui défigurent nos villes et niquent nos estomacs, des films stupides de Walt Disney, des feuilletons débiles et autres envahissements dont on pense, avec raison, qu'ils sont une régression d'autant plus lamentable que la civilisation américaine recèle des trésors d'intelligence et des grandes beautés. La stupidité américaine dont on se plaint, c'est celle que l'on choisit de subir. On pourrait choisir autre chose, et c'est nous qui sommes responsables. Mais le pire signe de l'américanisation de nos mœurs, c'est précisément cette invasion de l'enfant roi. L'enfant qui a tous les droits. L'enfant élu. Espèce de petit monstre impuni qui doit son impunité à la sacralisation de l'enfance. En laissant leurs gosses emmerder tout le monde, les parents ont l'impression de prouver l'amour qu'ils leur portent. Or, c'est tout le contraire. Sacraliser, éviter le conflit, c'est nier l'existence réelle. (...) Aux États-unis, les enfants sont un fléau. Ils ont tous les droits, ils bouffent comme des vaches, ils crient comme des cochons qu'on égorge, ils vous braquent avec des flingues en plastique, vous bousculent, vous marchent sur les pieds, vous engueulent, mais ils sont sacrés, comme les vaches indiennes. C'est la marque d'une civilisation où l'individu est tout, et le collectif, rien. Le bien public n'est qu'une vague conséquence de la réussite individuelle. Que le meilleur gagne, même s'il pollue la planète, même s'il passe sa vie à nuire à son voisin, toute réussite est comprise comme une élection divine, justifiée par le dogme calviniste selon lequel la réussite matérielle est le signe de l'amour que Dieu vous porte. Quand on voit ces parents qui se veulent cool, sympa, évolués, laisser leurs enfants gâcher quatre ou cinq heures de la vie de leurs voisins, c'est à eux qu'on a envie de foutre une-bonne fessée. Et après, on leur expliquerait bien calmement que, si vraiment ils aiment leurs enfants, s'ils veulent qu'ils deviennent des gens heureux, aimés des autres et jouissant de toutes les libertés qu'offre la démocratie, ils doivent d'abord leur apprendre que la liberté commence précisément par le respect du voisin. Ne pas emmerder le monde, voilà la règle numéro un du bonheur. 33 Civilités extrêmes Ouvrage collectif sous la direction d'Alain Montandon Centre de Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines, 1997. Préface Il y a sans doute quelque paradoxe à parler de civilités extrêmes quand on sait combien la politesse requiert l'art de la mesure, de la tempérance, du juste équilibre et de l'harmonie. L'art du je-ne-sais-quoi est aussi celui de la délicate balance entre le trop et le trop peu. L'exagération n'est-elle pas le vice le plus rédhibitoire, tant décrié dans tous les manuels de savoir-vivre ? L'affectation est la tare la plus noire relevée par un Castiglione dans son ouvrage fondateur, Le Courtisan. L'excès conduit au ridicule. « Tout ce qui est exagéré expose au ridicule, les sentiments comme les toilettes. Quand on est simple et naturel, on 1 n'est jamais ridicule » . Il est d'autres travers ou ridicules condamnés comme l'outrance, l'emphase, l'enflure. La politesse elle-même doit faire l'objet d'une pondération : « Trop de 2 civilité est souvent une incivilité fatigante » . Rien de plus agaçant aussi que les cérémonies interminables devant un pas de porte où chacun, interminablement, cède la préséance à l'autre qui fait de même. Et pourtant il y a dans la politesse même une nécessaire recherche que d'aucuns prétendent excessive : « La civilité est plus étudiée en France qu'au royaume de la Chine. Elle est pratiquée avec beaucoup de grâce par les gens de qualité. Les citoyens y prétendent 3 avec affectation, et le peuple la réussit grossièrement. » Or cette affectation est naturelle, elle fait partie de la logique même de la politesse, une logique de l'auto-désignation, car on ne saurait être poli sans montrer qu'on l'est. Cette tendance inévitable qui fait que la politesse doit se signaler elle-même comme politesse, entraîne l'affectation, la surenchère, la préciosité, et quantité de désordres. (...) Autant dire qu'il s'agit aussi de formes qui peuvent apparaître pathologiques et monstrueuses d'une interaction sociale dont la pratique peut entrer en contradiction avec les finalités premières. Les formes de l'extrême sont fort variées. La civilité peut être extrême quand elle est déplacée ou exercée dans une situation inconvenante. On sait qu'il est de l'essence de la politesse de considérer les circonstances. Mais que penser de l'usage de la politesse dans des circonstances qui ne s'y prêtent guère : « Messieurs les Anglais, tirez les premiers… ».Il est des civilités sanglantes. Et lorsque le capitaine du bateau en train de couler tonne « les femmes et les enfants d'abord... » nous avons affaire à une civilité nautique extrême. Cérémonies et étiquettes peuvent paraître à des yeux non prévenus, pour des étrangers, comme excessives et d'une pesanteur insupportable. Nos contemporains ne trouveraient-ils pas, même en période de république monarchique, les us et coutumes d'antan extraordinaires 34 et l'appareil incompréhensible dans sa complication qu'était la présentation d'une dame à la Cour ? Madame de Genlis en rend compte : « La présentation des femmes consistait, après les preuves faites et examinées par le généalogiste de la Cour, à être présentées publiquement en cérémonie, en grand habit de Cour, par une femme déjà présentée [...] On avait pris des leçons de révérence pour la présentation. On avait un énorme panier, une queue qui pouvait se détacher afin qu'on pût l'ôter quand on rentrait chez soi : cette queue s'appelait bas de robe [...] Il fallait vingt ou vingt-deux aunes d'étoffes pour faire un grand habit, sans garniture. La veille de la présentation, la présentée allait à Versailles avec celle qui devait la présenter, faire des visites à tout ce qu'on appelait les honneurs (dames d'honneur et dames d'atours de la Reine et des princesses). On y retournait encore le lendemain. La présentée faisait une révérence à la porte, ensuite quelques pas et une seconde révérence, et une troisième près de la Reine. Alors elle ôtait le gant de sa main droite, se penchait et saisissait le bas de la jupe de la Reine pour le baiser. La Reine l'empêchait de le prendre en retirant sa jupe, et en se retirant un peu elle-même. L'hommage était rendu, on en restait là. La Reine disait quelques phrases obligeantes, ensuite elle faisait une révérence, ce qui signifiait qu'il fallait se retirer, ce qu'on faisait à reculons malgré la grande queue qu'on poussait adroitement en faisant la révérence d'adieu. » Le cas le plus fréquent réside dans la rigidité des étiquettes, peu souples aux circonstances, ou qui se heurtent contradictoirement les unes les autres. Parmi quelques exemples, on restera auprès de la Reine pour son lever, pièce également en cinq actes, comme le disait Taine à propos de celui du Roi, le cérémonial étant le même. Un jour d'hiver, Mme Campan présentait la chemise à la reine ; la dame d'honneur entre, ôte ses gants, prend la chemise. On gratte à la porte, c'est la duchesse d'Orléans ; elle ôte ses gants, reçoit la chemise. On gratte encore, c'est la comtesse d'Artois qui, par privilège, prend la chemise. Cependant la reine grelottait, les bras croisés sur sa poitrine, et murmurait : « C'est odieux ! quelle importunité ! » Ainsi lorsque l'étiquette en vient à occulter « le sens rationnel de la 4 cérémonie » peut-on parler de civilité extrême... au risque du chaud et du froid ! Un exemple de température contraire nous fera passer d'une Reine nue, grelottante dans une chambre glaciale, attendant qu'on l'habille enfin, à l'exemple d'un Roi que l'étiquette fait griller et rôtir au mépris de sa santé. Pierre Boitard rapporte en effet l'anecdote suivante : Il n'est pas de pays en Europe où le pédantisme de l'étiquette ait été porté plus loin qu'en Espagne, probablement parce qu'il n'y a pas de nation où la noblesse soit plus orgueilleuse. Voici un fait qu'on aurait peine à croire s'il n'était historique. Un roi d'Espagne, Philippe III, étant malade, se trouvait placé dans un fauteuil tout près de la cheminée, où l'on venait d'allumer du feu, et où l'on avait entassé une grande quantité de bois. Bientôt la chaleur devint intolérable, et le roi dit aux courtisans de retirer quelques bûches ; mais comme le duc d'Ussède, grand boute-feu de la couronne n'était pas là, et qu'aucun autre n'a le droit de toucher au feu de la chambre royale, personne ne voulut prendre sur lui une aussi grande infraction. Nul homme ne peut toucher au fauteuil du roi, si ce n'est le grand chambellan qui se trouva également absent ; enfin, il est défendu, sous peine de mort, de toucher à la personne sacrée de Sa Majesté, d'où il résulta que les courtisans laissèrent tranquillement rôtir le roi, tout en se lamentant sur son triste sort. Quand 5 le grand boute-feu et le chambellan arrivèrent, il n'était plus temps, le roi était mort. Ainsi le respect des étiquettes peut-il contribuer à la mort du Roi lui-même. Nous prendrons un autre exemple d'une civilité qui devient extrême dans la mesure où les circonstances ont changé et où la situation ne permet plus l'exercice de la même politesse. Lors de la course Paris Dieppe qui provoqua l'un des premiers morts de l'automobile, le marquis de Montaignac y salue, comme il se doit, un conducteur qu'il dépasse. Ce faisant, il délaisse un peu trop sa direction, et accroche légèrement le véhicule doublé. Une nouvelle fois, son comportement est dicté par les règles de la bienséance : le gentilhomme se retourne et se confond en excuses : il va droit au fossé, et y expire bientôt, mais en ayant eu le temps 6 de jurer qu'il était bien le seul responsable de l'accidents. 35 Ainsi les signes peuvent-ils se mettre à tourner à vide, devenus extérieurs, grotesques, tragi-comiques, à la frontière du ridicule, de l'insupportable, faisant apparaître le contexte rituel dans sa caricature essentielle. Mais la civilité est aussi extrême, parce que la violence dont elle veut être le palliatif l'est également. Il y a besoin de régulation de cette violence qui se donne en représentations, violence spectaculaire et rituelle dont il est parlé ici avec talent. Extrême, la civilité peut l'être aussi quand elle s'applique à des fins qui ne sont pas habituelles : il en est ainsi de la politesse du chasseur des terres sauvages qui autrefois s'appliquait à demander pardon de son geste à l'animal qu'il allait abattre et à le remercier pour la viande qu'il lui offrait. Le baron Knigge lui-même ne consacre-t-il pas dans son grand traité de savoir-vivre Du commerce avec les hommes, écrit à la fin du siècle des Lumières, tout un chapitre concernant le rapport des hommes avec les animaux, faisant preuve d'une civilité écologique avant la lettre(...) Que penser aujourd'hui de toute cette multitude d'usages déviés, pervers, inadaptés, pathologiques, extrêmes de la civilité, à une époque où semblent se défaire certains rites et codes d'interaction sociale ? Même dans sa forme la plus pervertie, nous avons encore affaire à un système organisateur des liens sociaux. Le goût des situations extrêmes et du jeu avec les limites ne peut exister que dans un monde où certains repères existent. 1 Vtesse Nacla, Dictionnaire du Savoir-vivre, Paris, 1989, p. 185 Règles de la bienséance civile et chrétienne, 1740, p. 3. 3 Un Anglais vers la fin du grand règne, dans An Agreable Criticism, p. 42. 4 Norbert Elias, La Société de Cour, Champs-Flammarion, 1985, p. 73. 5 Boitard Pierre, Guide manuel de la bonne compagnie... Paris, Pasard, 1852, p. 12. 6 Nous tirons cet exemple de l'article de Stéphane Caliens, "Erreurs fatales. Cent ans d'accidents automobiles", in Alliage, n° 28, automne, 1996, p. 81. 2 36 Civilité - Urbanité Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre. Du moyen âge à nos jours. Alain Pons Éditions du SEUIL, 1995. Civilité : du latin civilitas. Urbanité : du latin urbanitas. (…) Civilité, disent les dictionnaires actuels, est un terme « vieilli ». Sans doute, mais il ne fait pas oublier que cette vieillesse porte le poids d'une histoire qui est celle du monde occidental, pour ne pas dire celle de l'humanité. Et, si l'on pense qu'il serait peut-être temps de réactiver sinon le mot, du moins la chose, et en tout cas de s'interroger sérieusement sur le sens et la portée de la notion de civilité, cette réflexion ne sera féconde que si elle ne prend pas pour objet une essence abstraite et intemporelle, « immobile », comme dit Febvre, mais tient compte, au contraire, de l'histoire du mot, de ses origines, de ses avatars, de ses emplois changeants et variés dans les différentes langues, et à l'intérieur d'une même langue. (…) La cité, la ville Civilité, du latin civilitas. Urbanité, du latin urbanitas. Ces deux mots, que l'on étudiera ensemble, ont l'avantage, par rapport aux termes appartenant à la même famille de sens, de nous établir d'emblée au cœur de cette question. Politesse est une métaphore, honnêteté renvoie à la morale, bienséance à la morale aussi, et à la rhétorique. Courtoisie fait allusion à la Cour, à un lieu et à un moment historiquement restreints ; quant aux manières, « bonnes » ou « belles », leurs formes et leurs contenus sont changeants. Avec civilité et urbanité, nous sommes immédiatement mis en présence de la cité et de la ville, c'est-à-dire de réalités qui sont chargées d'une portée universelle. e Civilité, qui apparaît dans le dictionnaire français au XIV siècle, dans la traduction des Ethique d'Aristote par N. Oresme (c.1370), est en effet le calque du substantif latin civilitas, d'usage courant à l'époque impériale (Suétone, Pline), lui-même dérivé de l'adjectif civilis, pris au sens de « sociable », « bienveillant », « doux », « poli ». Ce sens n'est pas premier. Civilis désigne d'abord tout ce qui concerne le civis, le membre libre d'une civitas, ce qui est relatif à sa dignité, à ses droits et à ses devoirs, à son existence civique. Cicéron emploie civilis pour 37 traduire le grec politikos, dans sa double acception de « politique », au sens strict, et de « sociable » ou « socialisé », c'est-à-dire « capable de vivre en commun ». C'est à partir de cette double acception que le sens moral et psychologique de « doux », « affable », s'impose à l'époque impériale, souvent jumelé avec humanus. Chez Ovide, par exemple, l'adverbe civilité signifie « avec modération », « avec douceur ». Mais le latin n'oubliera jamais le sens premier, civique, du terme, et dans la Vulgate civilitas désigne « l'ensemble des citoyens », la « cité ». Quant à urbanité, c'est également chez Oresme qu'il est attesté pour la première fois en français. Là encore, il s'agit d'un calque, celui du substantif latin urbanitas, qui caractérise tout ce qui est urbanus, relatif à l'urbs, à la ville et en particulier à l'Urbs par excellence, Rome. La façon de parler des habitants de la ville, leur accent, est la marque première et inimitable de l'urbanitas. De l'accent, on passe aux manières, et dans le latin classique (Cicéron, Horace, Quintilien), l'urbanitas désigne aussi les manières de bon aloi, et une tournure d'esprit générale fine, plaisante, spirituelle, voire caustique. Mais si l'étymologie des mots civilité et urbanité nous renvoie directement à des réalités historiques latines, leur sens profond, l'expérience humaine qu'ils traduisent, les valeurs, positives et négatives, qu'ils supposent, sont à chercher plus haut, dans la conception grecque de la polis. É. Benveniste nous y autorise, nous l'enjoint même quand il écrit dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes. « Il faut prendre ensemble les termes grec polis et latin civitas. Ils n'ont en eux-mêmes rien de commun. Mais l'histoire les a associés dans la formation de la culture romaine, où l'influence grecque a été déterminante, puis dans l'élaboration de la civilisation occidentale moderne. » La civitas latine, qui désigne l'ensemble des cives, a hérité en effet de la plupart des caractères de la polis grecque, qui désignait d'abord une forteresse, mais en est vite venue à exprimer l'idée de la cité. Or, pour les Grecs, le fait de vivre dans des cités, c'est-à-dire dans des lieux qui ne sont pas seulement matériels, pas seulement des villes entourées de murailles, avec des rues, des places, des marchés et des temples, mais aussi « politiques » (on n'échappe pas à la tautologie), dans lesquelles ils mènent une vie de libres citoyens régie par des institutions (politeia), leur confère leur dignité de Grecs, leur dignité d'hommes, ce qui pour eux est la même chose. La mythologie, l'art, la littérature témoignent de l'obsession que les Grecs ont toujours eue du terrible combat livré par leurs ancêtres pour sortir de la vie animale, de la sauvagerie primitive. Leurs « héros » fondateurs, à moitié dieux, à moitié hommes, Thésée, Héraclès, Ulysse, (Œdipe, ont dû vaincre des êtres sauvages aux formes hybrides, mi-bêtes, mihommes, comme le Minotaure, les Centaures, le Cyclope ou le Sphinx. Thésée, le héros athénien, est aussi le héros « politique » par excellence. Vainqueur du monstre crétois, il a aidé Pirithoüs à défaire ces mixtes de cheval et d'homme que sont les Centaures, dans le combat, symbolique entre tous, des Centaures et des Lapithes, et enfin a donné à Athènes son unité politique grâce au synœucisme, que célèbrent les fêtes des Synoïkies et des Panathénées. La cité représente donc l'espace proprement humain, entre le monde sauvage (thèriodès, agroïkos), qui est sa limite inférieure, toujours menaçante, et le monde divin, qui marque sa limite supérieure, inaccessible. On comprend pourquoi le terme grec qui correspond sans doute le mieux à celui de civilité est celui de douceur. L'adjectif hèméros veut dire « doux », « apprivoisé », en parlant d'un animal. Aux yeux des Grecs, cette douceur est ce qui distingue l'homme, bien mieux que les inventions techniques : pour Homère, les Cyclopes sont des monstres sauvages non pas parce qu'ils ne pratiquent pas la navigation, mais parce qu'ils ignorent l'hospitalité. 38 La pudeur et la justice Seul le mythe peut parler des origines. Il est donc permis de considérer le mythe que rapporte Platon dans le Protagoras comme le mythe par excellence de la naissance de la civilité (320c-322c). Épiméthée l'imprévoyant a tout distribué aux animaux, et l'homme reste dépourvu des attributs nécessaires à sa subsistance. Afin de sauver la race humaine, Prométhée dérobe à Héphaïstos et à Athéna l'habileté technique en même temps que le feu. Les hommes se trouvent alors posséder « toutes les ressources nécessaires à la vie », mais ce que Prométhée n'a pu leur donner, c'est « l'art politique », que Zeus conserve jalousement auprès de lui. Les dons de Prométhée restent donc inutiles : « il n'y avait pas de cités », et les hommes dispersés étaient la proie des animaux. S'ils essayaient de se rassembler pour se défendre, faute d'art politique, « ils se lésaient réciproquement, et recommençaient à se disperser et à périr ». Alors Zeus, inquiet pour notre espèce menacée de disparaître, envoya Hermès porter aux hommes la pudeur (aidôs) et la justice (dikè), « afin qu'il y eût dans les cités un ordre établi et les liens créateurs d'amitié ». Et Zeus précise à Hermès que si les autres arts peuvent être distribués de façon restreinte (un seul médecin suffit pour beaucoup d'ignorants de l'art médical), la pudeur et la justice doivent être répartis entre tous les hommes, « car les cités ne pourraient subsister si quelques-uns seulement en étaient pourvus, comme il arrive aux autres arts », si bien que « tout homme incapable de participer à la pudeur et à la justice doit être mis à mort, comme représentant une maladie pour la cité ». Ce mythe sépare clairement ce que l'on appelle la « civilisation matérielle », procurée aux hommes par Prométhée, et la civilité, envoyée par Zeus lui-même sous la forme de la pudeur et de la justice. Les arts offerts par Prométhée ne font que doter artificiellement les hommes de ce que les animaux possèdent naturellement. L'art politique, lui, n'appartient qu'à Zeus, et y participer éloigne l'homme de l'animal et le rapproche des dieux. Aidôs, très vieux mot grec, désigne la pudeur sous toutes ses formes, sentiment de l'honneur, honte, crainte, respect d'autrui, égards pour les autres, modestie dans le regard et la tenue : il a une portée proprement « politique » dans la mesure où il exprime avant tout le respect de l'opinion publique, sa sanction étant la némésis, la réprobation publique. Il ne peut y avoir de cité sans aidôs, sans que chaque citoyen tienne compte de ce que les autres pensent de lui. En ce sens, aidôs est la condition de dikè, du sentiment de la justice, qui consiste à respecter la règle, la norme publique de conduite, la loi. Aidôs et dikè sont ainsi les sentiments politiques par excellence, puisqu'ils rendent possible l'existence de la cité. (...) 39 La société incivile Qu'est-ce que l'insécurité ? Sebastian Roché Éditions du SEUIL, 1994. Nous avons développé un sentiment de supériorité, nous sommes satisfaits de ce à quoi nous sommes parvenus. Nous percevons l'État providence comme l'étape supérieure de la démocratie, en matière d'emploi, d'assurance sociale et de sécurité. Il nous est difficile d'admettre les failles de notre société. C'est sans doute pourquoi nous abordons toujours de biais la question de la violence. La place du citoyen dans la sécurité est l'objet de représentations contradictoires : il devrait y participer sans rien faire. La constitution d'un important secteur marchand de la sécurité, en France mais aussi en Europe, dérange. Il est difficile d'admettre que certaines tâches de la police nationale sont laissées à l'économie de marché ou cogérées. (...) Il est évidemment ardu de s'intéresser aux objets impalpables qui sont derrière les désordres. Mais comment faire l'impasse sur les règles qui permettent l'organisation des échanges entre hommes et qui établissent un lien social ou civil ? L'affirmation d'une règle sociale allant contre l'usage républicain est immédiatement repérée par le pouvoir. C'est en tout cas de cette manière que j'interprète la résonance de l'affaire des foulards islamiques. Il me semble pourtant que la question est la même que celle posée à longueur de pages par les incivilités au plan social : quels sont les signes acceptables en public ? C'est pourquoi on ne saurait prendre à la légère les troubles et même les insultes. Ils manifestent une rupture du code de civilité qui s'est construit depuis deux siècles. Les formes de relation à autrui ont évolué, notamment par la mise à distance des autres et du monde (on le voit dans l'histoire des mœurs, de la privauté, comme dans celle des odeurs ou de l'architecture intérieure des logements, etc.). La ritualisation de l'insulte, comme celle de la violence en général, est progressivement interdite ou cantonnée dans des lieux précis (les enceintes sportives et « viriles »). Les mises en scène de la violence, comme les charivaris qui avaient lieu il y a un siècle dans nos campagnes, les joutes verbales organisées dans d'autres sociétés, sont progressivement abolies. Et, avec elles, s'évanouit le travail symbolique de maîtrise de la violence. Cette gestion des tensions inhérentes à la vie sociale à laquelle s'adonnent d'autres sociétés est progressivement supprimée avec la modernité. Les hommes ne vivent pas dans un monde de représentations indifférent aux situations concrètes, un monde d'identités sociales déconnectées de la vie matérielle et personnelle. C'est pourquoi les désordres nous concernent autant que la lutte des classes ou le racisme. (...) Le problème du seuil à partir duquel on tolère un comportement est crucial. Il n'y a pas de comportement inacceptable en soi, mais un niveau « d'acceptabilité ». En tirant sur le fil des désordres. on en arrive au lien civil qui est fabrication constante du consensus et du dissensus, de la fracture entre « nous » et « eux ». Il engage les civilités ordinaires qui accompagnent les rencontres, mais aussi un rapport civique à autrui qui consiste à lui reconnaître (ou non) de manière diffuse et ininterrompue des droits, et notamment des droits à se comporter comme il le fait. Avec le civisme ordinaire comme grille de lecture, on ne peut pas séparer le fait d'être membre d'une unité politique et culturelle de la défense de cette dernière dans la vie de tous les jours, même si cela ne convient pas au point de vue policé des élites. Cette fortification des usages pousse les individus à lutter contre les incivilités, lutte dont la première étape est constituée par leur fabrication normative (qui a le droit de faire quoi ? avec qui peuton encore s'entendre ?), la deuxième par l'engagement personnel - émission de jugement (« ils ne devraient pas... »), interposition douce (faire des remarques, ramasser le ticket de bus jeté à terre) ou physique (courir derrière les fauteurs de trouble, voire plus). Tocqueville écrivait : « A mesure que les rangs s'effacent, que les hommes divers par leur éducation et leur naissance se mêlent et se confondent dans les mêmes lieux, il est presque impossible de s'entendre sur les règles du savoir-vivre ». 40 Incivilités et insécurité Figures et territoires de la violence. Julien Damon La documentation Française, 2002. Employé originellement pour désigner une faute contre la bienséance, un manquement au savoir-vivre, le mot « incivilité », a épousé aujourd'hui l'acception que lui a donnée la sociologie anglo-saxonne et désigne un ensemble de conduites ou d'actes qui, pour n'être pas toujours pénalement sanctionnables, sont du moins ressentis comme autant de fissures affaiblissant le lien collectif. Peut-on, selon le questionnement né outre-Atlantique, voir dans ces comportements un terreau à partir de quoi prospère la délinquance ? Julien Damon explique ici la portée de cette problématique sur les politiques de sécurité et il souligne les discussions théoriques qu'une telle corrélation suscite chez les chercheurs et les élus. Les « incivilités » occupent, depuis peu, une place éminente dans le débat public, les controverses politiques et les analyses relatives à l'insécurité. Élus et gestionnaires d'espaces publics, dans un contexte de montée des préoccupations et des exigences en matière de sécurité, s'inquiètent des phénomènes ainsi labellisés et promeuvent de nouvelles formes d'action qui vont de l'accroissement des moyens de la prévention aux stratégies de tolérance zéro. Ni agression, ni prédation, les incivilités sont définies comme un ensemble de comportements et d'agissements qui peuvent miner la vie sociale sur un territoire. S'inspirant souvent d'expertises américaines, les travaux se sont récemment développés en France sur ce thème pour tenter de clarifier les liens entre incivilités, crainte personnelle, inquiétude générale, perception des risques et délinquance effective. La vogue récente des incivilités Le terme « incivilité », repérable dès le e XVII siècle, est ancien. Mais les réalités qu'il tente de désigner se sont nettement diversifiées. Son emploi actuel est d'origine anglo-saxonne. Le premier d'ailleurs à avoir repéré l'importance de ces phénomènes dans la vie urbaine moderne est probablement le sociologue américain Erving Goffman (1). Plus récemment ce sont des criminologues, des 41 consultants et des policiers américains qui ont mis l'accent sur le problème. Pour la France, à tout chercheur tout honneur, ce sont les travaux d'un politologue grenoblois, Sebastian Roché (2), qui ont massivement contribué au succès de l'expression (3). Sebastian Roché définit les incivilités, non pas par rapport à des qualifications institutionnelles mais par agrégation d'expériences ordinaires, comme des « atteintes à l'ordre public ordinaire » ou comme des « menaces pesant sur les rituels sociaux ». Synonyme de désordres, il s'agit de « ruptures de l'ordre dans la vie de tous les jours », de transgressions par rapport à « l'ordre en public ». Ce sont « des actes humains, et les traces matérielles qu'ils laissent, perçus comme des ruptures des codes élémentaires de la vie sociale ». Polysémie et diversité des incivilités Alors que le terme signifiait originellement discourtoisie, il est devenu progressivement équivalent, sans grande distinction possible, de désordre, de nuisance, d'inconduite, d'incivisme, d'impolitesse, d'insolence, de petite délinquance. Malgré son imprécision (ou peut-être grâce à elle...), la formule est omniprésente. Entre infractions pénales et manquements au civisme ordinaire, elle délimite des comportements et des phénomènes différents. De conduites anodines qui empoisonnent la vie quotidienne, jusqu'à des délits juridiquement bien référencés, la liste des incivilités est particulièrement bigarrée : invectives, crachats, attroupements d'adolescents menaçants, présence de déjections sur les trottoirs, racolages ostentatoires, retards et chahuts à l'école, insultes sur les terrains de sport, mendicité agressive, graffitis et souillures, bruits dans les cages d'escalier, utilisation importune de téléphones portables, malveillances et attaques physiques dans les trains, comportements dangereux au volant. Avant de s'inquiéter de la grande hétérogénéité des faits ainsi réunis, il est particulièrement frappant d'observer la progression de l'emploi médiatique du terme. Le graphique ci-après présente le recensement des articles du Monde et des dépêches de l'Agence France Presse (AFP) contenant le mot incivilité (au pluriel ou au singulier) depuis 1988. Le mot n'est effectivement largement utilisé, en lien avec le dossier de la sécurité, qu'à partir de 1996, même si les premières utilisations en ce sens du terme, sous la plume de criminologues et de sociologues, datent du début de la décennie. On trouve une illustration de cette hétérogénéité dans le tableau ci-après qui présente une liste d'incivilités telles que précisées par l'institut de sondage IFOP, en 1998, pour la Préfecture de Police de Paris. Leur caractère plus ou moins « supportable » est signifié par les répondants à cette enquête, qu'on ne prend ici qu'à titre informatif. TABLEAU 1 : OCCURRENCES DU TERME INCIVILITE(S) DANS LES ARTICLES DU MONDE ET LES DEPECHES AFP Balayant la multitude des microévènements qui peuvent perturber la vie collective, on peut, en reprenant différentes catégorisations des incivilités, en proposer une classification opératoire en cinq groupes 100 90 80 70 60 50 AFP 40 Le Monde 30 20 10 0 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 42 les dégradations, qui vont de la salissure au saccage ; les abandons d'objets sur la voie publique et dans les espaces collectifs, qui vont de la cigarette négligemment jetée au laisser-aller ostentatoire ; TABLEAU 2. LA HIERARCHIE DES INCIVILITES A PARIS (JANVIER 1998) EN % « On parle de plus en plus d’incivilités. Pouvez-vous nous dire si les incivilités suivantes vous paraissent extrêmement insupportables, insupportables, supportables ? » Extrêmement insupportables Insupportables Supportables Ne se prononce pas Le racolage et l'exhibitionnisme sexuel 45 43 10 2 L'abandon de seringues usagées 44 46 10 - Les animaux dangereux 36 51 12 1 Les insultes et provocations 27 60 12 1 Les actes de vandalisme contre le mobilier urbain 26 63 10 1 Les dégradations de véhicule (rayure) 26 57 16 1 Les crottes de chien 24 47 29 - Les dégradations dans les parties communes d'immeubles 20 66 13 1 L'irrespect du code de la route 20 56 24 - Les nuisances sonores 20 51 28 1 Les actes de mendicité agressifs 18 60 22 - Les inscriptions sauvages, les tags 14 49 36 1 Les problèmes de propreté dans les immeubles, les espaces verts, les transports en commun 13 58 28 1 Le regroupement d'individus sans activités dans les lieux ou des parties publics d'immeubles 12 43 44 1 Les troubles du voisinage 8 47 44 1 Les ventes à la sauvette 3 25 70 2 Source : Préfecture de Police de Paris, Sondage IFOP, janvier 1998. 43 traitement de ces incivilités sont décrites en termes d'abstention électorale, de désaffection politique ou bien de basculement dans l'extrémisme. Ces mises en lumière et ces assertions doivent beaucoup à des constats et des analyses effectués aux États-Unis. les interactions difficiles, qui vont de l'inconvenance aux insultes ; les oppositions, qui vont des conflits individuels relatifs aux bruits et aux odeurs jusqu'aux chahuts collectifs ; les occupations d'espace, qui vont de la présence passive dans les escaliers ou les caves, jusqu'aux sollicitations pressantes et aux manifestations exubérantes. Toutes ces atteintes, plus ou moins claires, plus ou moins violentes, plus ou moins délibérées, aux biens et aux personnes, sont difficilement appréciables et traitables par la police et la justice. Notion au contenu indéterminé, les incivilités échappent, en tant que telles, à l'appareil statistique d'enregistrement des crimes et des délits. Sans définition légale, mais bénéficiant d'une consécration officielle par l'intermédiaire de circulaires officielles, les incivilités amalgament des actes et des conduites qu'il n'est pas heureux d'assembler sous le même vocable. Une caractérisation restrictive peut n'y retenir que la petite délinquance. Une caractérisation extensive consiste à y intégrer absolument tous les désordres. Certains proposent de distinguer nettement les actes troublant la quiétude publique sans troubler la loi pénale des infractions punies par la loi. Il n'en reste pas moins que de nombreuses infractions peuvent enfermer une incivilité (voler c'est être incivil, le tapage nocturne est à la fois incivilité et infraction) (4). Même si on considère généralement que les incivilités se situent dans « l'infrapénal », c'est-à-dire comme ne relevant pas des tribunaux, elles peuvent tout de même encombrer les couloirs des commissariats et des palais de justice. La théorie fondatrice est celle dite de la « vitre cassée ». L'idée, popularisée dans des articles et ouvrages à succès (5), provient d'une expérimentation réalisée à la fin des années 60. Deux voitures sans plaques d'immatriculation sont placées, l'une dans un quartier élégant, l'autre dans un quartier difficile. La première reste intacte, tandis que la seconde est rapidement démontée. Cependant, dès que la vitre de la première est cassée par L'expérimentateur, elle est alors peu à peu dépecée. L'expérience veut montrer que, toutes choses égales par ailleurs, dès que les régulations informelles semblent faire défaut, des comportements destructeurs se développent. La théorie est présentée avec une portée plus générale. Si la vitre d'une automobile, d'une usine ou d'un bureau est brisée et n'est pas réparée, le passant conclut que personne ne s'en inquiète. Bientôt toutes les vitres seront cassées et le passant pensera alors, non seulement que personne n'est en charge de l'immeuble, mais que personne n'a la responsabilité de la rue où il se trouve. Finalement il y aura de moins en moins de passants dans les rues. Les opportunités de délinquance vont augmenter en même temps que le sentiment d'insécurité. Il en ressort que les incivilités, en tant qu'extension très large d'un bris de vitre, contribuent à la désorganisation sociale d'un quartier et établissent une ambiance propice à la croissance du crime. Confrontés aux incivilités, les habitants quittent les quartiers disqualifiés, n'utilisent plus les transports collectifs, désertent l'espace public, s'arment ou s'enferment chez eux. Il s'ensuit une spirale du déclin urbain et de montée de l'insécurité, ressentie et observée (6). Une théorie centrale la « vitre cassée » Les liens entre incivilités, insécurité et sentiment d'insécurité sont depuis quelques années fermement affirmés. Les dynamiques de dégradation des quartiers dans lesquels peuvent se concentrer ces incivilités sont également signalées. Par ailleurs, les conséquences du non- Les analyses, américaines et françaises, ont longtemps répété, avant qu'on ne revienne totalement sur cette affirmation, qu'il existait un décalage entre 44 habitants de Saint-Etienne et de Romans, Sebastian Roché propose de modéliser les conséquences des incivilités sur la vie sociale (9). Insistant sur le fait que toutes les corrélations établies ne valent pas nécessairement causalité, il souligne plusieurs résultats. Les peurs (personnelles ou pour autrui) sont liées à la fréquence des désordres en public. Peurs et incivilités ont un impact sur les comportements d'adaptation, de rétraction et de défection (qui peuvent aller jusqu'à la sortie - si elle est possible - du quartier). Comme les peurs, la défiance institutionnelle est liée à l'importance des incivilités. Ces constats, qui sont des validations d'une partie de la théorie de la vitre cassée, étayent le fait que les incivilités sont nettement corrélées à l'inquiétude vis-à-vis de l'insécurité et à la méfiance vis-à-vis des institutions. Ils ne permettent pas de mettre clairement au jour une relation, même si elle est possible, entre incivilités, vols et agressions. Il n'en reste pas moins, toujours selon l'auteur, que le « facteur incivilité » est très certainement à prendre en compte, parmi d'autres, pour expliquer la délinquance de prédation et d'acquisition. le sentiment d'insécurité et l'insécurité « réelle » (7). L'insécurité « objective » aurait été toujours inférieure à l'insécurité « subjective ». Les recherches menées autour de la théorie de la vitre cassée établissent, à l'inverse, qu'il n'est pas irrationnel d'avoir peur. Il existe une corrélation entre le niveau réel d'agression et la peur d'être agressé. Cette relation a été longtemps ignorée par des chercheurs et praticiens focalisés sur les crimes « sérieux » comme les meurtres, les viols ou les vols. Tentatives de validation Le schéma théorique de la vitre cassée a les mérites de la clarté et de l'efficacité. Il appelle néanmoins des précisions et des précautions car les observations empiriques du poids des incivilités dans la délinquance et l'insécurité sont encore rares. Il convient également de bien contextualiser le propos car l'importation de la théorie américaine de la vitre cassée ne vaut pas directement vérité pour ce qui concerne les effets sociaux et les explications des incivilités. En particulier, quand il s'est agi de faire passer la théorie de la vitre cassée en France, l'accent a été mis sur les bilans des petits désordres. Les pans de la théorie relatifs aux défaillances des gestionnaires ont été mis de côté. L'accumulation des signes du désordre, dans un quartier, n'est pourtant pas de l'unique responsabilité des individus qui y résident, mais également des institutions qui y exercent leurs activités. Le problème n'est pas tant que la vitre ait été cassée, mais c'est aussi qu'on ne l'a pas changée (8). Au total, ses dernières recherches permettent à Sebastian Roché de préciser la place des incivilités par rapport au meurtre et au vol : « Si le meurtre fait douter de l'idée d'humanité, si le vol compromet la réciprocité dans l'échange social, disons que les incivilités font simplement soupçonner que l'idée de collectivité dans un lieu donné s'est affaissée ». Innovations institutionnelles… La théorie de la vitre cassée ne vaut pas de la même manière pour tous les sites. La mesure des liens entre incivilités et insécurité doit être réalisée finement, en différenciant les zones, pour établir des correspondances entre configurations socio-économiques, crainte, confiance dans les institutions et délinquance. C'est ce à quoi quelques investigations récentes se sont consacrées. A partir d'enquêtes approfondies menées auprès des Une littérature spécialisée s'est constituée autour des incivilités. Si les principaux résultats invitent à prendre, d'une part, avec précaution la notion ellemême, et, d'autre part, avec sérieux les incivilités en tant que facteur de l'insécurité, il reste à préciser que dans l'arène de la discussion et de la décision politiques ce thème, souvent repris comme 45 une dimension structurante de l'insécurité, a donné lieu à des innovations substantielles, ce qui a amené des critiques, parfois radicales, quant à la pertinence même de la caractérisation des incivilités. physique et temporelle : rencontres avec les habitants, îlotage pédestre ou cycliste, traitement en temps réel des dossiers. Des appels au partenariat, à la « coproduction » de la sécurité, ont été lancés par tous, sociologues, ministres, responsables associatifs, élus de l'opposition, entrepreneurs privés. Des agents d'ambiance et de médiation, la plupart fonctionnant à partir de contrats aidés, ont été mis en place sous des configurations très variées. Des campagnes de civisme sont organisées auprès des écoliers, des motards, des clients des transports en commun, des locataires de HLM. Au nom de la prise en compte des incivilités et des réels soucis des habitants, l'architecture de l'action publique en matière de sécurité s'est sensiblement modifiée. Sans qu'on puisse savoir si les incivilités sont en expansion, car ces phénomènes à la frontière des infractions et des incriminations échappent effectivement pour la plupart aux sanctions pénales et aux statistiques, les sondages d'opinion indiquent une inquiétude accrue face à une progression ressentie de ces pratiques. Les incivilités, en tant que sollicitations intempestives, actes de malveillance ou comportements agressifs, sont estimées comme plus massives et plus répétées qu'auparavant. Elles sont souvent rapportées spécifiquement à des personnes (les « jeunes ») qui en seraient les premiers producteurs et à des lieux (les quartiers « sensibles ») qui les, concentreraient massivement, tandis qu'elles entretiendraient un sentiment d'impunité chez les « auteurs » (d'incivilités non incriminables et/ou d'infractions inciviles) et d'abandon chez les « victimes ». L’adaptation des politiques de sécurité Concrètement, la mise au jour des incivilités, sur les agendas politiques et médiatiques, a ainsi accompagné une reformulation et une reconfiguration des politiques de sécurité. Des initiatives sont prises localement par des acteurs très différents, selon des orientations variées. Sur un volet coercitif sont apparus des arrêtés municipaux interdisant la mendicité, des arrêtés municipaux instaurant des couvre-feux pour les mineurs, des propositions de suppression des allocations familiales en raison des incivilités d'enfants à charge. Sur un volet préventif, se sont multipliés de nouvelles structures et de nouveaux métiers, à la frontière des sphères publiques et privées, pour tenter de trouver des voies efficaces de régulation de l'espace public et de traitement des conflits. Les idées forces dégagées sont celles de la prévention, de la médiation, de la proximité. La réforme de la police est au centre de la problématique. L'idée d'une police de proximité, connectant policiers et habitants, n'est cependant pas neuve. Depuis une vingtaine d'années un débat vigoureux, et souvent houleux, se déroule des deux côtés de l'Atlantique sur le rôle et la place de la police dans la société. La Proximité et incitation au civisme Sorties du domaine de la criminologie, les incivilités ont pris place aux premiers rangs des soucis, des propositions et des innovations des différents acteurs urbains : élus locaux, transporteurs publics, bailleurs sociaux, école, guichets sociaux, centres commerciaux (10). Avec les différents services de l'Etat, ces acteurs et ces institutions, qui ont été les premiers à se soucier des incivilités sur leurs territoires, ont été conduits (contraints) à s'adapter. Dans le cadre d'un renouveau des politiques de sécurité, marqué entre autre par une certaine unanimité idéologique sur leur opportunité, voire sur leurs formes, ont ainsi proliféré des dispositifs, des réformes, des réponses, visant à infléchir les politiques de sécurité, notamment sur des bases territoriales (11) : police de proximité, contrats locaux de sécurité, etc. Police et justice ont été invitées à plus de proximité culturelle, 46 déguiserait de vraies infractions et une partie de la délinquance. D'autres, à l'inverse, la refusent dans la mesure où elle légitimerait l'avancement insidieux d'un appareil répressif public et privé, légitimé par une rhétorique « d'experts » en réalité inféodés aux policiers et/ou au, marché. Les incivilités et les réponses déployées à leur endroit ne seraient que l'expression d'une tendance lourde à la criminalisation de la misère et à la judiciarisation de la vie sociale (12). Les incivilités sont, de la sorte, décriées comme des fantasmes et/ou de seuls prétextes à des politiques sécuritaires en voie de privatisation (13). « police de proximité », en France, et la « police communautaire », aux Etats-Unis, suscitent autant de réflexions et de discussions, que de décisions et d'innovations. La prise en compte des incivilités est un appel à une transformation d'un modèle policier consacré à la répression de la criminalité, qui aurait échoué en ne prenant pas en considération les liens entre incivilités, insécurité et déclin urbain. Les mesures engagées en France dans cette direction font l'objet de certaines réserves, quant à leur efficacité mais aussi quant à leur bienfondé. C'est toute la construction théorique et pratique autour des incivilités qui peut être de la sorte remise en cause. Civilisation... ou « décivilisation » des mœurs ? ... et contestations théoriques Cette controverse autour des incivilités, de leur réalité et de leurs impacts réels sur l'insécurité a toute son importance, si elle ne dégénère pas en altercation idéologique. Elle est cependant seconde derrière la question plus générale des formes et de l'étendue de la violence dans les sociétés contemporaines. Les incivilités, en tant que problème d'ambiance, sont à replacer dans un questionnement beaucoup plus large sur les évolutions de la civilité et de l'incivilité (dès lors à envisager au singulier). La relation incivilités/ insécurité, appréciée toujours plus précisément, ne doit pas masquer l'ampleur de processus fondamentaux en cours. D'aucuns repèrent, avec le sociologue Norbert Elias (14), un mouvement séculaire et continu de civilisation des mœurs. D'autres découvrent une coupure, une « décivilisation » des mœurs, dont la progression de l'incivilité serait la marque (15). On ne peut ici trancher, mais ce sont bien là des questions cruciales pour la compréhension et l'évaluation des déviances, des violences et des délinquances. Une désignation lénifiante... ou stigmatisante ? Après avoir fait consensus, le terme même d'incivilité, souvent employé dans les discours accompagnant les réformes des politiques de sécurité, est ainsi discuté et parfois contesté. Sur fond de débats concernant la délinquance juvénile, l'ethnicisation de la violence, le républicanisme, le multiculturalisme, les liens entre précarité et criminalité, les responsabilités respectives des pouvoirs publics, des individus et des familles, des controverses ont vu le jour. Les lignes de fracture ne recouvrent pas le spectre politique dans la mesure où gauche et droite de l'échiquier doctrinal sont traversées d'appréciations contradictoires quant à la pertinence de la notion d'incivilités. L'oscillation traditionnelle entre idéologie laxiste et idéologie sécuritaire reprend de l'ampleur, mais sans qu'on puisse observer de démarcation claire dans le champ politique. Plus qu'entre majorité et opposition, c'est entre chercheurs, entre élus locaux, entre membres du gouvernement (par exemple sur la question des « sauvageons »), qu'on a observé des échanges assez vifs. Certains contestent la formulation équivoque d'incivilité au motif qu'elle Conclusion Les incivilités, qui ont partie désormais totalement liée avec l'insécurité, ne seraitce que d'un point de vue politique, se 47 Restoring Order and Reducing Crime in our Communities, New York, Free Press, 1996. (6) Cf. Wesley G. Skogan, Disorder and Decline : Crime and the Spiral of Decay in American Neighborhoods, New York, Free Press, 1990. (7) Pour un point très clair à ce sujet, cf. Philippe Robert, « Le sentiment d'insécurité », in Laurent Mucchielli, Philippe Robert (dit.), Crime et sécurité. L'état des savoirs, Paris, La Découverte, 2002, pp. 367-375. (8) Ce point est particulièrement marqué par Philippe Robert, Le citoyen, le crime et l’État, Genève, Droz, 1999. (9) Voir Sebastian Roché, « La théorie de la "vitre cassée" en France. Incivilités et désordres en public », Revue française de science politique, vol. 50, n° 3, 2000, pp. 387-412. Pour d'autres observations détaillées et situées des atteintes, des troubles, des nuisances, avec des contributions généralement critiques à l'égard de la notion d'incivilité, cf. Dominique Duprez, Laurent Mucchielli (dir.), « Les désordres urbains », Déviance et Société, vol. 24, n° 4, 2000. (10) Pour ce dernier exemple, voir Frédéric Ocqueteau, « Les centres commerciaux, cibles d'incivilités et promoteurs de sécurité », Déviance et Société, vol, 17, n° 3, 1993, pp. pp. 235-260. (11) Voir Jean-Jacques Gleizal, « Les politiques locales de sécurité », Les Cahiers français, n°293, Paris, La Documentation française, 1999, pp. 97-105. (12) Pour une présentation extrême de ce point de vue, cf. Jean-Pierre Gzimier, Le nouvel ordre local. Gouverner la violence, Paris, L'Harmattan, 1999. (13) Cf. Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, Paris, Raisons d'agir éditions, 1999. La théorie de la vitre cassée y est vivement dénoncée, comme une simple adaptation du dicton populaire « qui vole un œuf vole un bœuf ». (14) Norbert Elias (1887-1990) décrit le développement historique moderne, le « processus de civilisation », comme une lente évolution parallèle de la pacification des mœurs, de la transformation des structures psychiques individuelles, et de la construction de l'État. Son maître livre, Le processus de civilisation, comprenant La civilisation des mœurs, La dynamique de l'occident et La société de cour, est paru en 1939. 15) Sur ce point capital, Cf. Hugues Lagrange, La civilité à l'épreuve de la critique et sentiment d'insécurité, Paris, PUF, 1995 ; Robert Muchembled, La société policée, Politique et politesse en France du XVIe au XXe siècle, Paris, Seuil, 1998 ; Hans Peter Duerr, Nudité et pudeur Le mythe du processus de civilisation, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 1998 ; Laurent Mucchielli, Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français, Paris, La Découverte, 2001 ; la contribution de Bernard Valade, « Incivilité », sur le portail internet de l'Encyclopédie Universalis (www.universalis.fr) : Julien Damon (dir.), « Les incivilités, Problèmes Politiques et Sociaux », n° 836, Paris. La Documentation française, 24 mars 2000. (16) Pour des développements plus conséquents, voir Julien Danton, « La police des sans-abri. L'équilibre malaisé entre répression et assistance », Informations sociales, n° 92, 2001, pp. 126-139. trouvent au point névralgique de l'actualité des éternels débats suscités par le couple sécurité/liberté. La question pragmatique posée est de savoir comment et jusqu'où l'espace public doit être protégé. Cette question surgit à partir de problèmes urbains quotidiens : des groupes de jeunes menaçants, du bruit dans les coursives, des mendiants agressifs, des interpellations bruyantes dans le métro, des graffitis sur un pont. Comment réguler ces comportements ? Comment assurer plus de sécurité pour tous sans altérer les libertés de chacun ? On doit souligner, au-delà des débats et polémiques sur les constats et sur l'évaluation des réponses, que l'enjeu fondamental pour les politiques de sécurité est de trouver un bon équilibre, avec une intervention juste et efficiente, qui permette, d'une part, d'empêcher l'espace public d'être déserté en raison de l'insécurité qui y régnerait et, d'autre part, d'empêcher cet espace public de devenir totalement aseptisé en raison d'un contrôle permanent frappant les moindres écarts à la norme (16). (1) Erving Goffman (1922-1982) est un précurseur de l'analyse des relations interpersonnelles, des déviances, des moments et des espaces de l'intimité et de la vie publique. Voir La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973. (2) Voir notamment Sebastian Roché, Le sentiment d'insécurité, Paris, PUF, 1993 ; Insécurité et liberté, Paris, Seuil, 1994. Qu'est-ce que l'insécurité ? La société incivile, Paris, Seuil, 1996 ; Sociologie politique de l'insécurité. Violences urbaines, inégalités et globalisation, Paris, PUF, 1998. (3) Les incivilités ont été aussi un des thèmes privilégiés de l'Institut des Hautes Études de la Sécurité Intérieure (IHESI) qui édite Les Cahiers de la Sécurité Intérieure. Cf. « Délinquances quotidienne », n° 23, 1996, en particulier l'articl e de Sebastian Roché, « Les incivilités vues du côté des institutions : perceptions, traitements et enjeux », pp. 86-99. (4) Didier Peyrat, « Liberté, égalité, civilité », Gazette du Palais, 19 octobre 1999, pp. 15-22. (5) L'article fondateur est celui de James Q. Wilson, George L. Kelling, “Broken Windows : The Police and Neighborhood Safety”, Atlantic Monthly, mars 1982, pp. 29-38. On peut retrouver ce texte dans James Q. Wilson, Thinking about Crime, New York, Basic Books, 1983 (1ère éd. 1975). Trad. fr. in Les Cahiers de la Sécurité Intérieure, n° 14, 1994, pp. 163-180. Pour un développement récent, cf. George L. Kelling, Catherine M. Coles, Fixing Broken Windows. 48 La société policée Politique et politesse en France du XVIe au XXe siècle. Robert Muchembled Éditions du SEUIL, 1998. Politesse et contrat social à l'aube du troisième millénaire (…) La France des années 1990 cherche des repères clairs, des discours simples, comme celui qui dénonce la fracture sociale, mais aussi des remèdes efficaces. Tandis que certains acteurs portent au paroxysme une culture de l'affrontement, de la désobéissance ou de l'incivilité, d'autres tentent de donner un sens positif aux changements qu'ils subissent. Nombre d'observateurs repèrent en tout cas une nette transformation des signes d'interaction entre les personnes, ce qui amplifie une inquiétude diffuse au cœur d'une société souvent présentée comme une collection d'individus repliés sur eux-mêmes et de petites tribus arborant des signes d'appartenance codés. La mode, par exemple, n'a de futile que l'apparence, car elle définit les symboles susceptibles de produire du lien social, tout en marquant la spécificité du groupe concerné. Son éclatement actuel affirme la montée de l'individu-citoyen qui recherche un contrat social adapté à ses besoins, sans refuser obligatoirement les bases profondes de l'identité française. Comme des milliers de lucioles voltigeant autour d'une source lumineuse, toutes parées de signes distinctifs hautement revendiqués, les Français énoncent un important besoin de « maîtriser le mouvant en 1 réassurant l'homme contre l'angoisse ». Telle est précisément la fonction des rites . Ce sont les plus ordinaires, ceux qui encadraient une vie en gommant en partie les inquiétudes, qui se sont le plus nettement modifiés.(…) Parmi ces rituels structurants, la demeure et le repas ont ainsi connu des transformations lourdes de conséquences. (…) Les codes de politesse prennent tout leur sens dans un tel contexte. Leur formalisme e excessif donne à beaucoup d'observateurs de la fin du XX siècle l'idée qu'ils sont surannés, dépassés, « vieille France ». Tel est peut-être le cas pour certaines de leurs variantes destinées à renforcer la cohésion interne des couches supérieures en les distinguant du reste de la population. Il n'en va pas de même de ce que j'appellerai la politesse ordinaire, ou citoyenne, celle qui se réclame de quelques principes simples pour adoucir les contacts humains. L'accroissement du nombre des ouvrages, des articles de journaux ou des émissions consacrés à la question dans les années 1990, signale à la fois un vif regain d'intérêt pour le thème et un déficit relationnel important, bien visible lors des interactions entre les personnes sur toutes les scènes sociales. Les plaintes croissantes concernant l'inhumanité des relations dans la rue, dans les banlieues, sur le lieu de travail, par exemple, vont exactement dans le même sens. Tout traduit le profond désir de voir se fortifier des liens collectifs fragilisés afin de raccommoder un tissu social mité par les défis du dernier tiers du e XX siècle. Dans cette optique, la civilité représente à la fois un puissant élément identitaire et 2 un indispensable moteur de la sociabilité, car elle enseigne le respect de soi et des autres . La notion de savoir-vivre serait trop étroite pour la définir, les normes mises en oeuvre de manière quotidienne n'étant que des gouttes d'eau provenant d'une vaste cascade civique 49 dont l'Etat occupe le sommet. Un processus de pacification des mœurs a en effet affecté les Français depuis le temps de Louis XIV. Il leur a notamment appris à sauver la face et à ne pas mettre les autres en difficulté au nom d'une politesse enracinée dans un puissant modèle moral incarné par la monarchie puis par la République. Sans avoir réellement besoin d'y penser, chaque citoyen adhère profondément à ces valeurs productrices d'un autocontrôle des pulsions. De ce point de vue, la politesse constitue un moyen privilégié d'assurer le contact entre les gens en déchargeant toute agressivité potentielle. Elle sert à régler la distance de communication, à demeurer sur la réserve sans refuser l'échange, à renforcer le lien sexuel et social, à savoir ouvrir et fermer la relation en douceur pour ne pas perturber les interlocuteurs, à canaliser ou à dissimuler la violence et l'esprit de compétition. Quoi qu'il puisse en penser, l'homme est porté instinctivement à défendre son « territoire ». L'histoire des siècles passés montre qu'il peut le faire avec une grande férocité et que la vie en société n'est pas obligatoirement gage de douceur des comportements. Dans le cas français, le vieux contrat social qui lui a été imposé depuis les rois absolus l'a conduit à privilégier l'apparence civile, d'aucuns diront la ruse et le travestissement, sur les émotions immédiates. Ses attitudes de politesse énoncent donc clairement l'ordre interne de sa culture de référence, car la ritualisation produit un langage commun qui sert particulièrement à rassurer les 3 interlocuteurs sur les intentions de l'être humain, dont la nature fait un prédateur . Système de réciprocité et d'échanges propre à créer aussi bien des ressemblances qu'une hiérarchie dans la distinction, la politesse ne me paraît pas composer un code parfaitement identique dans toutes les sociétés humaines. Il est exact qu'elle fonctionne partout selon des règles génériques apparemment semblables, à travers des signaux de reconnaissance, de déférence, de ponctuation des relations (par exemple le fait de tendre la main) et d'appartenance à une classe donnée, comme le montre avec talent Dominique 4 Picard . Elle n'en demeure pas moins à mes yeux une expression directe de l'échange social généralisé, c'est-à-dire le résultat d'un équilibre atteint entre des contraires pour établir la validité des principes admis comme fondements du lien social. Elle épouse donc de près les temps et les lieux. Après avoir fourni le socle même de la civilisation française depuis près d'un demi-millénaire, elle se trouve aujourd'hui sommée de surmonter des défis jusque-là inconnus. 1 C. Rivière, Les Rites profanes, op. cit., p. 259. Dominique Picard, Les "rituels d'accès" dans le savoir-vivre, Ethnologie française, t. XXVI, 1996, p. 239-246. 3 C. Rivière, Les Rites profanes, op. cit., p. 40, 41, 78. 4 D. Picard, Les Rituels du savoir-vivre, op. cit., et C. Rivière, Les Rites profanes, op. cit., p. 146. 2 50