Expl - Tout doucement, Monsieur, II,3

Transcription

Expl - Tout doucement, Monsieur, II,3
Objet d’étude :
Le texte théâtral et sa
représentation
MOLIÈRE, Dom Juan
Séquence ② :
Dom Juan, homme baroque ?
Texte n°②
Acte II, scène 3 : “Tout doucement, Monsieur...”
I) Introduction
- Situation générale : Nous sommes dans l’acte II, acte où l’on voit Dom Juan dans son rôle de séducteur des femmes,
ce qui intéresse particulièrement le spectateur, puisque le mythe de Dom Juan concerne principalement ses prouesses
amoureuses : le spectateur est donc content de voir Dom Juan “à l’œuvre”...
- Situation particulière : Dans la scène 1 de cet acte II, Pierrot a raconté avec force détails comment il a sauvé de la
noyade Dom Juan, qui s’était imprudemment embarqué dans le but d’enlever une jeune femme qu’il n’avait pu séduire
car elle était très amoureuse de son fiancé.
Dans la scène 2, Pierrot étant allé “boire chopaine” pour se remettre de ses fatigues, Dom Juan en profite pour
courtiser la fiancée de son sauveur. Très rapidement, la jeune femme accepte d’épouser Dom Juan. Voir la scène II,2
dans le film Dom Juan ou Le Festin de Pierre, de Marcel BLUWAL, avec Michel Piccoli dans le rôle titre.
Enfin la scène 3 voit l’arrivée du fiancé, ce qui va transformer la scène de séduction en scène de farce.
II) Lecture
III) Axe et Plan
Nous allons étudier les PRINCIPAUX TYPES DE COMIQUE à l’œuvre dans cette scène. Nous verrons ainsi le comique
de situation, le comique de gestes, le comique de mots et enfin le comique de caractère.
IV) Explication
A) Le comique de situation
1) Le comique de situation réside d’abord dans le fait qu’un homme courtise une femme sous les yeux de son fiancé.
Il y a en fait ici deux sortes de comique :
!
a) un comique du comble, dans le sens où un homme s’attache à faire du tort à celui-là même qui vient de lui
sauver la vie.
Voilà comment Dom Juan “reconnaît” sa dette et “remercie” son sauveur... Au lieu de jouer le jeu social et d’être
reconnaissant, Dom Juan va se comporter en prédateur et se jeter sur sa nouvelle proie, avec un amoralisme1 total
puisque Charlotte lui a bien précisé qu’elle était fiancée.
Une telle ingratitude est si scandaleuse qu’elle en devient comique : Dom Juan fait exactement le contraire de ce que
prescrit la morale habituelle, on est ici à l’inverse du comportement attendu de la part d’un homme de bien.
Au-delà du comique, on voit que Dom Juan est celui qui refuse les règles sur lesquelles se fonde une société : son
orgueil le pousse à se croire tout permis et à s’affranchir de toutes les lois qui pourraient entraver ses désirs.
!
b) un comique de la surprise, puisqu’un homme en surprend un autre en train de courtiser sa femme, c’est-àdire qu’il le prend en faute, “la main dans le sac”, comme un enfant pris sur le fait. Et ce, au moment où les mots de Dom
Juan se faisaient pressants, au moment où il s’apprêtait à baiser la main de Charlotte, c’est-à-dire à se permettre déjà
des gestes intimes.
La surprise est mise en valeur par le contraste dans les registres de langue des deux rivaux :
!
- mots nobles et distingués pour Dom Juan : souffrez (= acceptez) / mille baisers / ravissement
!
- et pour Pierrot, mots déformés (puresie au lieu de “pleurésie”, qui est une inflammation des poumons) et fort
!
accent paysan (Je vous dis quou vous tegniez = que vous vous teniez).
2) Le comique de situation réside aussi dans l’attitude de Pierrot.
La survenue de Pierrot ne trouble nullement Charlotte, et Pierrot va se mettre en colère en pure perte : il tempête, il
s’agite, mais n’obtient pas de Charlotte qu’elle revienne à lui. L’inutilité de son intervention, son absence de contrôle sur
la situation composent un comique de l’impuissance. Et plus il s’agite et déploie de l'énergie pour que l’on tienne
compte de sa présence et de sa volonté, plus l’effet comique est accentué.
!
a) Pierrot est ainsi réduit à l'état de pantin (comme une marionnette dont on tire les ficelles et qui n’a pas la
maîtrise de ce qui lui arrive) :
!
- Dom Juan ne s’adresse pas directement à lui, il emploie la 3° personne, comme s’il parlait d’un objet
!
!
Qui m’amène cet impertinent ?
1 amoralisme = absence de sens moral, fait de ne pas faire la différence entre le Bien et le Mal
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En effet, parler de quelqu’un à la 3°personne en sa présence, le dévalorise. Il est compté comme quantité négligeable : il
n’est pas traité en sujet, c’est-à-dire en tant que personne à qui l’on demanderait son avis, mais en objet, dont on peut
disposer comme on veut.
!
- Dom Juan le considère simplement comme un obstacle, d’ailleurs de peu d’importance, comme !une mouche
!
qui agace et dont on veut se débarrasser
!
!
Ah ! que de bruit !
Ainsi Dom Juan ne se donne même pas la peine de répondre aux remontrances de Pierrot, il ne va chercher ni à
s’excuser, ni à argumenter (comme on le ferait face à un être doué de raison) ; au lieu d’employer des mots et des
raisonnements, il va utiliser des gestes (il le repousse), et même des coups (la série de soufflets).
!
b) Pierrot aggrave lui-même sa situation
Non seulement Pierrot est impuissant à faire cesser le manège de Dom Juan, mais en plus il reçoit des coups. Il est
donc doublement victime, et c’est l’action qu’il engage pour ne pas être victime qui va le rendre encore plus victime ! La
situation serait tragique si elle n’était pas si comique...
!
c) et pourtant Pierrot n’est pas idiot :
!
- il est capable de faire de l’humour
!
!
Vous vous échauffez trop, et vous pourriez gagner la purésie,
La pleurésie peut s’attraper lorsque l’on est exposé à un chaud-froid : après le bain forcé dans l’eau froide, suite au
naufrage de sa barque, Dom Juan doit faire attention à ne pas trop “s’enflammer” devant Charlotte, le contraste des
températures pouvant lui être nocif... On voit que Pierrot est capable de prendre les mots au second degré et de faire de
l’humour aux dépens d’un grand seigneur...
!
- il est capable de protester de façon plus générale, et presque politique
!
!
Parce qu’ous êtes Monsieur... ( = parce que vous appartenez à la noblesse)
Simple jalousie devant plus riche et plus cultivé que lui ? ou début de prise de conscience politique des inégalités
sociales ? Peut-être un début de contestation de l’ordre établi, en tous les cas refus d’admettre qu’un grand seigneur ait
tous les droits (même si la réprobation du paysan perd quelque peu de sa force subversive du fait du langage patoisant2
de Pierrot et de l’ambiance générale de farce qui règne dans la scène).
B) Le comique de gestes
La dimension farcesque est la dimension principale de cette scène. D’où la présence du comique de farce par
excellence : le comique de gestes.
1) Le comique des déplacements.
Dans Le Rire, ouvrage constitué de trois articles parus en 1899 dans La Revue de Paris, le philosophe Bergson
définissait ainsi le comique : “du mécanique plaqué sur du vivant”
Le “mécanique” correspond aux actions que l’on effectue de manière machinale, sans y penser.
Un passant dans la rue suit une jolie fille du regard. Il bute contre un obstacle et tombe. Rire !
Pourquoi ? Car la vie est vigilance et souplesse, et notre passant distrait a perdu l'une et l'autre. Il s'est comporté comme
un robot. Exclusivement orienté vers la jolie fille, il en a oublié de s’adapter au contexte (en l'occurrence, l’obstacle).
Le comique naît chaque fois qu’une raideur mécanique (répétition, inadaptation au contexte) se substitue à la souplesse
et à la spontanéité de la vie (création incessante, faculté d’adaptation).
Le caractère mécanique des mouvements d’aller-retour fait rire.
!
a) Pierrot repousse Dom Juan pour l’éloigner de Charlotte, Dom Juan le repousse à son tour à deux reprises :
!
!
Pierrot, se mettant entre-deux et poussant Dom Juan / Dom Juan, repoussant rudement Pierrot / Dom
!
!
Juan continue de le repousser
!
b) De même; la poursuite circulaire autour de Charlotte relève du comique du mécanique : ainsi chaque fois
que Dom Juan fait mine de s’approcher de Pierrot, celui-ci recule d’autant, passant alternativement d’un côté puis de
l’autre de Charlotte.
!
!
Pierrot, s’éloignant derrière Charlotte / Dom Juan passe du côté où est Charlotte / Pierrot repasse de
!
!
l’autre côté de Charlotte / Dom Juan court après Pierrot / Pierrot se sauve encore derrière Charlotte
2) Le comique des coups.
!
a) Les soufflets pleuvent
- Dans la farce, les coups (coups de bâton, coups de pied, soufflets, c’est-à-dire doubles gifles) font rire car ils
s’adressent au corps de l’autre et non à son esprit : c’est une façon de le DÉCONSIDÉRER en ne voyant pas en lui la
dimension intellectuelle d’un être pensant, mais sa seule dimension animale. Or tout ce qui va à l’encontre de la haute
idée de lui-même que se fait l’être humain est susceptible de générer le rire, du fait du contraste entre sa prétention, son
orgueil, et la réalité de la situation dans laquelle il se trouve.
- De plus, ici, il y a alternance de coups et de jurons, en un mouvement mécanique qui prête à rire en lui-même :
comique de répétition.
- Enfin s’ajoute le comique de l’impuissance de celui qui reçoit des coups sans arriver à les éviter, comique renforcé par
le contraste entre les mots (l’exclamation “ne me frappez pas”) et la situation (trois soufflets vont suivre).
!
b) La gifle manque son but
- comique de l’absurdité d’un geste qui a perdu son sens puisqu’il a manqué son but
2 qui relève du patois, c’est-à-dire d’une langue essentiellement orale, parlée dans une région de peu d’étendue (quelques villages)
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- comique du retournement de situation
- celui qui se voulait au-dessus de la mêlée, en position d’arbitre, se retrouve impliqué personnellement dans
la dispute, bien entendu malgré lui ( + comique de l’impuissance)
- celui qui voulait calmer le jeu s’énerve à son tour : il voulait protéger Pierrot, il se met à l’insulter
!
!
Peste soit du maroufle !
C) Le comique de mots
Molière a l’art de faire parler ses personnages en fonction de leur origine sociale, ici le monde des paysans. Ce qui va
faire rire, c’est l’effet de décalage par rapport à la norme en vigueur à la Cour (le public habituel de Molière) :
1) Le décalage dans la prononciation
Elle est patoisante, donc déformée par rapport aux normes de la grammaire et du vocabulaire
la purésie / Je vous dis qu’ous vous tegniez / Piarrot / Quement / si je sis Madame / queuque chose / cheux nous
2) Le décalage dans le vocabulaire
!
a) Il est familier par rapport à l’usage officiel de la Cour
caresser nos accordées / que je devienne Madame (femme du seigneur) / te bouter en colère / te voir crevée
!
b) Il est même souvent vulgaire, par rapport aux normes de la politesse
- Pierrot émaille son discours de jurons : “Jerniquenne” = je renie Dieu / “Testiguenne” = par la tête de Dieu /
“Palsanqué” = par le sang de Dieu / “Morquenne” = par la mort de Dieu.
Les jurons sont une source de comique, car ils traduisent une colère.
Or celui qui se met en colère n’est plus vraiment maître de lui-même, l’émotion prend le dessus sur la réflexion, l’animal
raisonnable qu’est l’homme redevient animal tout court, et c’est cette déchéance, cette perte de sa dignité qui fait que
l’homme emporté par la colère devient risible.
!
- Parfois le comique des jurons est doublé d’un autre type de comique, comme dans le passage des soufflets
où la répétition des gifles alterne avec un renouvellement permanent des jurons, chaque fois différents. Ces jurons
font sourire par la richesse de la réserve de mots grossiers dont dispose le paysan : comique d’accumulation.
D) Le comique de caractère
1) Le caractère de Pierrot
!
a) Il est couard (= lâche)
- il se cache derrière une femme pour échapper à Dom Juan
- il fait le brave, il fanfaronne tout en fuyant (comique de contraste entre le dit et le fait)
Je ne crains personne (alors que la didascalie précise : “s’éloignant derrière Charlotte”) / Je me moque de tout,
moi (didascalie : “repasse de l’autre côté de Charlotte”) / J’en avons vu bien d’autres (didascalie : “se sauve
encore derrière Charlotte”)
La lâcheté fait rire car elle renvoie directement à la notion d’impuissance (celui qui ne contrôle pas la situation au point
de devoir la fuir), grande source de comique.
!
b) Il est brutal et égoïste
!
J’aime mieux te voir crevée que de te voir à un autre
La rudesse de cet égoïsme montre l’absence d’éducation, le non-respect de l’autre : on en revient à la loi de la jungle, en
dehors des règles de politesse en vigueur chez les êtres civilisés, bref à cette à la brutalité animale, dont l’homme se
sent si fier de l’avoir dépassée alors qu’elle se rappelle si souvent à lui.
2) Le caractère de Charlotte
Elle ne brille pas non plus par sa noblesse d’âme, et en cela, elle fait bien la paire avec Pierrot.
!
a) Elle est parfaitement indifférente à la souffrance et à l’humiliation de Pierrot
Pierrot vient de recevoir une pluie de soufflets, mais elle ne s’en émeut guère, et si elle cherche à l’apaiser (Piarrot, ne te
fâche point), ce n’est pas pour lui éviter des coups supplémentaires, mais pour empêcher qu’il ne vienne la déranger
dans ses beaux projets de mariage, et finalement se débarrasser de lui.
!
b) Elle est d’un égoïsme au moins égal à celui de Pierrot
Elle imagine sans état d’âme son sacrifice : Si tu m’aimes, ne dois-tu pas être bien aise que je devienne Madame ?
!
c) Elle croit que de l’argent compensera son départ
C’est véritablement faire insulte aux sentiments de Pierrot que de penser qu’ils sont monnayables...
!
d) Elle est d’une naïveté qui frise la bêtise
- Elle prend ses désirs pour des réalités et se voit déjà “Madame”
- Elle ne perçoit pas le total décalage entre ses prétentions nobiliaires et son langage de paysanne (cheux nous)
V) Conclusion
- Une scène de farce qui mélange les différents types de comique. Mais le ton comique ridiculise quelque peu, et les
exploits amoureux de Dom Juan s’en trouvent donc amoindris, d’autant que Charlotte apparaît comme une piètre
conquête, à la fois de par ses origines paysannes (peu dignes d’un grand seigneur), de par son peu d’intelligence, et
de par la rapidité peu honorable avec laquelle elle se laisse séduire.
- Encore un “contrat” que Dom Juan ne respecte pas : après l’absence de fidélité dans le mariage (envers Done Elvire),
voici l’absence de reconnaissance envers celui qui l’a pourtant sauvé de la noyade.
Dans cette péripétie, la vie de Dom Juan a été mise en danger : voilà qui sonne comme un avertissement, et devrait
amener notre personnage à réfléchir.
Il n’en fera rien. Il y aura d’autres avertissements dans la suite de la pièce, mais pas plus que celui-ci, Dom Juan ne les
écoutera...
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