Colloque Restauratio..
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Colloque Restauratio..
Actes des journées d’étude Du refus ou de l’impossibilité de la restauration, École supérieure des beaux-arts de Tours, 14 février 2007. Répliques et restitutions … autour de Marcel Duchamp, musée des Beaux-Arts de Rouen, 6 avril 2007. sous la direction de Marie-Hélène Breuil et de l’ensemble de l’équipe enseignante du cursus conservation-restauration des œuvres sculptées de l’École supérieure des beaux-arts de Tours et en partenariat avec le musée des Beaux-Arts de Rouen. Sommaire Avant-propos Dominique Biesel Première journée Du refus ou de l’impossibilité de la restauration Claude Rutault, un coup de peinture, un coup de jeunesse Marie-Hélène Breuil Extraits de la discussion Claude Rutault / Paul-Hervé Parsy 11 27 Restauration ou remplacement ? Une thématique propre à l’art contemporain, quelques exemples à partir d’objets en matériaux synthétiques Gilles Barabant Illustrations 37 47 L’art contemporain confronté aux phénomènes d’obsolescence technologique, ou l’impact des évolutions technologiques sur la préservation des œuvres d’art contemporain Cécile Dazord 57 De la nécessité du contrat d’acquisition Chantal Quirot 73 Deuxième journée Répliques et restitutions... autour de Marcel Duchamp Perpétuer l’instant ? Ou quelle conservation-restauration pour les œuvres « impermanentes » et/ou performatives ? L’exemple de l’œuvre d’Artur Barriò Interminavel Anita Durand 79 Le Réseau des Médias Variables de Jon Ippolito face à l’œuvre éphémère : les limites artistiques de la gestion institutionnelle Claire Lahuerta 89 Y a-t-il un cas « Fountain » ? Paul-Hervé Parsy 103 La restauration de Fountain Guylaine Marie 115 « Je crois que la peinture meurt, comprenez-vous. » Répliques et reconstitutions de / par / pour / Marcel Duchamp Nathalie Leleu 127 Nathalie Leleu, attachée de conservation au Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris « Je crois que la peinture meurt, comprenez-vous. » Répliques et reconstitutions de / par / pour / Marcel Duchamp 127 128 Je crois que la peinture meurt, comprenez-vous. Le tableau meurt au bout de quarante à cinquante ans parce que sa fraîcheur disparaît. La sculpture meurt aussi. […] Je pense qu’un tableau au bout de quelques années meurt comme l’homme qui l’a fait ; ensuite, cela s’appelle l’histoire de l’art. […] L’histoire de l’art est une chose très différente de l’esthétique. Pour moi, l’histoire de l’art c’est ce qui reste d’une époque dans un musée … Marcel Duchamp, Entretiens avec Pierre Cabanne, 1966 Une partie de ce qui reste aujourd’hui de Marcel Duchamp dans les musées est constituée d’objets bien étranges, au regard de la majorité de ceux qui forment une collection. Nombreuses sont les œuvres dont la matérialité résulte d’un acte individuel indexé dans l’espace et dans le temps, ce qui est plutôt commode pour celui qui a la charge de transcrire l’histoire de l’art. Ce ne saurait être le cas de La mariée mise à nu par ses célibataires, même, autrement dit le Grand Verre, ni de l’ensemble des ready-made, dont les diverses existences au cours du siècle dernier font varier le curseur sur plusieurs décennies et quelques continents, dans une partie de mainchaude où le geste n’est pas garanti d’origine. Duchamp travailla au Grand Verre de 1915 à 1923 mais son histoire, déjà fort mobile, ne s’arrête pas à l’œuvre léguée par Katherine Dreier au Museum of Art de Philadelphie ; elle va se poursuivre à travers quelques avatars jusque dans les années 1990. Quant aux ready-made, dont quasiment aucun du contingent initial n’a survécu sinon en photographie, leur généalogie nourrit un nombre considérable d’enquêtes, de comptes, décomptes et tentatives de classification entre les versions, les éditions et les typologies des ready-made euxmêmes subtilement distingués en fonction des variétés au sein de leur processus de réalisation : aidé, imité, imprimé, rectifié ou semi. Je me garderai bien de réitérer cet exercice tout autant délicat qu’épuisant, mené entre autres avec excellence par Francis M. Naumann dans son ouvrage 129 Marcel Duchamp : l’art à l’ère de la reproduction mécanisée, à qui et auquel cette communication doit beaucoup. De même, les principaux protagonistes des répliques et des reconstitutions des œuvres de Marcel Duchamp que sont l’historien Ulf Linde, le galeriste Arturo Schwarz et l’artiste Richard Hamilton, ont restitué eux-mêmes leur expérience à travers plusieurs ouvrages : en 1986 pour Linde, dans les diverses éditions de ses catalogues raisonnés pour Schwarz, et pour Hamilton dans la série d’articles que rassemble le livre Collected Words, 1953-1982, publié à New York en 1982. Si, pour d’autres œuvres répliquées ou reconstituées, l’exposé de leur genèse me semble un préalable indispensable et déterminant à toute analyse de leur présence au sein de la collection muséale, une démarche similaire en l’occurrence apparaît vaine, tant l’élaboration des avatars du Grand Verre et des ready-made est consubstantielle du projet artistique de Marcel Duchamp. Duchamp s’est efforcé lui-même de diffuser ses œuvres par le moyen de reproductions photographiques, de fac-similés et de copies certifiées, sur des supports et dans des échelles diverses. Chaque production matérielle, quelle que soit sa modalité, réactive un « acte créatif » dont la pertinence conceptuelle a pour corollaire le respect rigoureux de son processus d’incarnation, ce dernier devant tenir à la fois de « l’indifférence esthétique » et d’un agencement exclusif entre des éléments matériels et immatériels scellé et validé par une signature. La certification vient consacrer cet « horlogisme » évoqué par Duchamp dans l’une de ses notes de la Boîte verte de 1934 à propos des ready-made : « cet instantané, comme un discours prononcé à l’occasion de n’importe quoi mais à telle heure. C’est une sorte de rendez-vous. » À ce rendez-vous, Duchamp invita les regardeurs de ses œuvres qu’il a luimême destinés à « faire » ses tableaux, dans la « véritable transsubstantiation » de la matière inerte en œuvre d’art opérée par le spectateur quand il « établit le contact de l’œuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications Francis M. Naumann, Marcel Duchamp : l’art à l’ère de la reproduction mécanisée, Paris, Hazan, 1999. Ulf Linde, Marcel Duchamp, Stockholm, Rabén and Sjögren, 1986. Arturo Schwarz, The Complete Works of Marcel Duchamp, Rev. and expanded ed., London, Thames and Hudson, cop. 1997. Richard Hamilton : Collected Words, 1953-1982, New York, Thames and Hudson, 1982. Duchamp du signe : écrits / Marcel Duchamp, réunis et présentés par Michel Sanouillet, Paris, Flammarion, 1975, p. 49. 130 profondes, et par là ajoute sa propre contribution au processus créatif. » Toutefois, les spectateurs de ses œuvres ne semblent pas devoir se limiter à occuper cette seule place, déjà fort avantageuse ; le caractère anti-héroïque du geste artistique de Duchamp conduisit légitimement quelques-uns d’entre eux à lui prêter main-forte, mais de diverses façons. Il n’est donc point étonnant de voir se côtoyer au sein de l’œuvre de Duchamp des répliques d’artiste, des reconstitutions certifiées et des éditions signées, auxquelles lui-même accordait la même valeur symbolique. Il est tout aussi attendu que Duchamp ne figure pas seul dans le paysage de son œuvre, dont la prolifération matérielle relève de rencontres, de projets et de circonstances partagées qui font histoire en participant à celle des objets. Le grand collectionneur de Duchamp, Walter Arensberg, ne se choqua point de cette polysémie polymorphe, conservant sans doute et sans remord le Nu descendant un escalier présenté à l’Armory Show en 1913 et sa réplique photographique grandeur nature coloriée par Duchamp en 1916 (la seconde ayant été acquise avant la première). Précisons toutefois qu’Arensberg, dans la constitution de sa collection, n’eut que peu à faire à d’autre intercesseur que Duchamp lui-même. Arensberg partageait son goût pour la collection avec l’artiste qu’il soutenait. Fondateur en 1920 avec Katerine Dreier et Man Ray de la Société Anonyme, véritable prototype du musée d’art moderne, Duchamp sembla être le premier à souhaiter voir ses œuvres rassemblées, fut-ce par l’intermédiaire d’un autre que lui. Faisant abstraction du pendant matériel que constituait l’ensemble acquis par son mécène, Duchamp entreprit lui-même dans les années 1930 et 1940 de former son projet artistique en collection, qu’il transcrivit et mit en perspective dans les éditions de la Boîte verte en 1934 puis des Boîteen-valise à partir de 1935. « Je crois que la peinture meurt, comprenez-vous » ; il semble que Duchamp s’en inquiétait au point de vouloir émanciper la forme de la mortalité de sa matière, et l‘authenticité du geste artistique de l’originalité de son incarnation. Cette formulation très particulière du principe de la collection — où il peut Duchamp du signe : écrits / Marcel Duchamp, réunis et présentés par Michel Sanouillet, Paris, Flammarion, 1975, p. 187-89. Lettre à Walter et Louise Arensberg, 20 février 1934, Archives Arensberg, Philadelphia Museum of Art : « Je viens de commencer à mettre au point l’édition de notes, documents, concernant mon verre « La Mariée mise à nu par ses célibataires, même » – Je voudrais réunir toutes mes notes écrite en 1912, 13, 14, 15 à ce sujet et les faire reproduire en fac-similé […]. Je voudrais aussi reproduire les principaux tableaux et dessins qui ont servi à la composition de la Mariée … » Duchamp a édité 20 ans plus tôt une sélection de ses notes sur le Grand Verre dans la Boîte verte rassemblant 16 fac-similés photographiques et publiée à cinq exemplaires. 131 arriver que l’œuvre se confonde matériellement à son produit documentaire sans pour autant être en perte d’origine et de valeur — a ébranlé à plusieurs reprises les fondements du musée, et cela en dépit de la modernité qu’il a eu la charge de collectionner au XXe siècle, et du contemporain qu’il doit maintenant accueillir. Car l’élasticité de cette démarche contredit le principe d’historisation qui gouverne la collection depuis la fin du XVIIIe siècle, résumé dans le hic et nunc singulier de l’œuvre, ainsi rappelé par Walter Benjamin, à savoir « l’existence unique de l’œuvre au lieu où elle se trouve. […] Le hic et le nunc de l’original forme le contenu de la notion de l’authenticité, et sur cette dernière repose la représentation d’une tradition qui a transmis jusqu’à nos jours cet objet comme étant resté identique à lui-même ». À partir de 1913, ce fut avec une pelle à neige, un séchoir à bouteille et une roue de bicyclette que Duchamp expulsa de l’œuvre plastique sa qualité esthétique en même temps que son caractère original. Une situation délicate pour les gens de musée qui ont mission de faire la preuve publique du coefficient artistique des objets qu’ils gardent, de l’autorité de leur géniteur à leur égard et de la pérennité de cette relation. Pérennité difficile à garantir quand « l’acte créatif » évoqué plus haut et la « transmutation » catalysée par la présence du spectateur viennent à faire défaut ; c’est arrivé, comme le rappelle Francis M. Naumann, en 1946 dans le Minnesota : un portier prit la bien nommée pelle à neige pour évacuer une congère. Face à une filiation foisonnante et résurgente favorisée par Duchamp lui-même, savoir où est l’œuvre, où est l’artiste et comment évaluer les modalités de création de sa valeur — à tous les sens du terme — réclame une certaine patience, une bonne dose d’humour et une souplesse d’esprit pour gérer des situations qui confinent parfois à la contradiction et au paradoxe. Ainsi à plusieurs reprises, le Grand Verre et les readymade donnèrent au musée — entendu ici dans son acception générique — l’occasion de se prendre les pieds dans le tapis. Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (1935), in Œuvres, tome III, trad. de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2003, p. 69. Francis M. Naumann, Marcel Duchamp : l’art à l’ère de la reproduction mécanisée, Paris, Hazan, 1999, p. 294. 132 La Mariée et ses « prétendants » Il n’est point calomnie d’affirmer que le musée mit un temps considérablement long à comprendre ce que de tels objets pouvaient faire au sein de sa collection. La plupart des œuvres de Duchamp entrées en collection publique avant les années 60 résultent de dons et de legs ; à l’exception notable de The Passage from the Virgin to the Bride acquise auprès du peintre Walter Pach en 1945, le MoMA de New York dut ses chefs-d’œuvre à la générosité de Sidney Janis en 1951 (Roue de Bicyclette), de Katherine Dreier en 1953 (À regarder d’un oeil, de près, pendant presque une heure) et de Marie Sisler (Réseaux de stoppages, Rotative demi-sphère) en 1970. Le musée de Philadelphie reçut quant à lui en 1950 la collection Walter et Louise Arensberg forte de 43 numéros. En 1967 — plus de 25 ans après l’exposition des trois frères Duchamp à la Galerie d’art de la Yale University, et dix ans après celle du Solomon R. Guggenheim Museum — le Musée national d’art moderne présenta l’œuvre de Raymond Duchamp — Villon et Marcel Duchamp, et pour la première fois les readymade de ce dernier ; les collections nationales ne conservaient de Marcel Duchamp alors qu’une peinture de 1911, Les joueurs d’échecs, une huile sur toile achetée en 1954 à Jacques Villon ainsi que la Boîte verte, léguée en 1957 par Constantin Brancusi avec son atelier. Il fallut attendre 1986 pour voir rentrer au MNAM des ready-made, en l’occurrence les treize exemplaires « Rrose » de l’édition Schwarz de 1964. Si la forme de l’œuvre comme la concevait Duchamp et la carence d’originalité qui en est la conséquence ont pu troubler le conservateur de musée comme le juriste – qui du reste ne s’empara que fort tard de cette question – le fait que l’artiste ne soit pas « un créateur unique, inventeur de ses propres formes et de lui-même » pour citer le juriste Bernard Edelman10, n’a pas non plus été de soi. Il suffit de consulter la notice de The Bride stripped bare by her bachelors, even (the Large Glass), 19151923 conservé à la Tate Modern de Londres et de celle du Grand Verre du Moderna Museet pour conclure que la relation de Duchamp avec ses intercesseurs – dont certains ont été érigés en 1977, lors de la rétrospective Duchamp au Centre Pompidou, en « témoins oculistes » – fut et est encore sujette à interprétations. Le cartel de la Mariée londonienne mentionne deux auteurs : Marcel Duchamp et Richard Hamilton. En revanche, la description du Grand Verre de Stockholm attribue l’œuvre à Marcel Duchamp, et délègue sa réalisation à Ulf Linde. Cette entreprise de hiérarchisation au sein d’une même œuvre ne saurait 10 Entretien de Jacqueline Coignard avec Bernard Edelman, « Comme en pub, l’idée doit faire vendre », Libération, 30 décembre 2006. 133 être analysée sans que soient préalablement cités les principaux protagonistes de la constellation Duchamp, à savoir ceux qui assistèrent ce dernier dans son économie de réplique et de reconstitution. Le galeriste Sydney Janis compta parmi les premiers pourvoyeurs de matière inerte à animer dans « l’acte créatif » ; c’est aux Puces que Janis china l’urinoir qu’il souhaitait exposer en septembre-octobre 1950 dans Challenge and Defy : Extreme Examples by XX Century Artists, French and American, et c’est à Paris qu’il acheta la roue de bicyclette et la fourche, assemblées par Duchamp sur un tabouret newyorkais pour 1913 : Climax in 20th Century en 1951. Citons aussi Robert Rauschenberg, qui soumit en 1960 à Duchamp un porte-bouteille acheté trois dollars dans l’exposition Art in the Found Objects au Time Life Building en janvier 1959, et que Duchamp certifia d’une mention fort cocasse11. Mais d’autres aussi ont été intermédiaires ou auraient pu l’être de semblable manière, comme Werner Hoffmann, qui fit part à Duchamp de son souhait d’exposer en 1962, au Museum des 20.Jahrunders de Vienne, un Porte-bouteilles et à qui Duchamp, en rupture de stock, répondit : « Je vous suggère de faire acheter un porte-bouteilles à Paris, au Bazar de l’Hôtel de Ville, où je pense qu’ils ont toujours le même modèle12 ». Ulf Linde et Richard Hamilton choisirent quant à eux une voie radicalement différente que celle de la « sélection » matérielle – qui, si elle est chose naturelle dans le cas des ready-made, s’avère incohérente dans celui du Grand Verre - ils remontèrent aux sources des ready-made et de la Mariée. Ils contribuèrent, chacun à leur manière, à la réactivation de l’œuvre par l’analyse littéraire, technique et iconographique des documents de la Boîte de 1914 et de la Boîte verte de 1934. La matérialité qui en résulta relève d’une production dont ils sont responsables, quoiqu’elle ait été « aidée » par Duchamp à travers ses notes mais aussi par la copieuse correspondance de Linde et de Hamilton avec l’artiste, et bien qu’elle ait été certifiée par Duchamp. Enfin, un troisième type d’intercession intervint par l’intermédiaire d’Arturo Schwarz, qui ajouta à la reconstitution des ready-made en 1964, sur la base de ses propres travaux et de plans, d’esquisses et de photographies, la ré‑invention complète des objets industriels sélectionnés et mis sur le marché sous couleur d’éditions, à l’instar de Fountain et de Porte-bouteilles. Comme de nombreuses répliques et reconstitutions, les versions du Grand Verre et des ready-made de Linde et de Hamilton furent créées à l’occasion d’expositions. 11 « pour copie conforme, ‘Impossible de me rappeler la phrase originale’, Marcel Duchamp ». 12 Jennifer Gough-Cooper, Jacques Caumont, « Marcel Duchamp, vita ; Effemeridi su e intorno a Marcel Duchamp e Rose Sélavy, 1887-1968 ”, Marcel Duchamp, Palazzo Grassi, Venise, 1993 : Milano, Bompiani, 1993, p. 257. 134 L’historien et critique d’art suédois Ulf Linde créa son premier Grand Verre pour l’exposition que l’artiste Per Olof Ultvedt et Pontus Hulten, le directeur du Moderna Museet de Stockholm, organisèrent à la librairie Bokkonsum en 1960, en écho à celle que la librairie parisienne La Hune avait présentée l’année précédente à l’occasion de la parution de la monographie de Robert Lebel sur Duchamp. Le grand verre de 90 cm de haut qui trônait sur une console fut présumé détruit après l’exposition. En revanche, la Roue de bicyclette, entre autres ready-made, reparut dans l’exposition Le mouvement dans l’art qui eut lieu au Stedelijk Museum d’Amsterdam puis au Moderna Museet en 1961 sous la houlette de Pontus Hulten, Willem Sandberg, Daniel Spoerri et Jean Tinguely. La phobie de Linde pour les voyages aériens l’empêcha d’aller à Philadelphie voir le Grand Verre, dont la reconstitution avait été envisagée pour cette même exposition. C’est à partir de la Boîte verte et du matériel photographique en noir et blanc de l’ouvrage de Robert Lebel qu’il reconstitua tout ce qu’il produisit. Ses doutes sur l’exactitude de sa démarche le poussèrent à solliciter Duchamp, qui le conseilla bien volontiers par courrier et par téléphone. La cocasserie de leurs débats « à distance » autour des couleurs du Grand Verre est célèbre. Linde raconte13 : Le jour où s’ouvrit l’exposition [Le Mouvement dans l’art], la copie n’était pas achevée. Les célibataires étaient incolores ; j’hésitais ; je finis par téléphoner à Duchamp qui habitait New York, pour savoir comment ils étaient peints. ‘Ils doivent avoir l’air très vieux’ me répondit-il, et je lui confiais que cela ne pouvait guère se faire en si peu de temps. L’impossibilité de mettre les bons mots sur les bonnes choses trouva son remède dans le déplacement de Duchamp à Stockholm au début de l’automne 1961. Comme Linde le rapporta immédiatement dans la revue suédoise Konstrevy14, la collaboration fut si fructueuse qu’elle déboucha sur la certification du Grand Verre reconstitué en trois mois à l’échelle originale, et d’un ensemble de ready-made qui fournit en grande majorité le parcours de l’exposition que Linde organisa à la galerie Buren de Stockholm en 1963. Pour cette dernière occasion, Marcel Duchamp « certifia » l’exposition des ready-made sous la forme de leurs répliques « copie conforme ». À l’exception d’un porte-bouteille, les derniers ready-made de Linde seront signés par Duchamp à Pasadena et à Milan, lors de leur venue à la galerie Schwarz. Conçue 13 Marcel Duchamp. 3, Abécédaire, approche critique, Paris, Centre National d’Art et de Culture Georges Pompidou, 1977, p. 31. 14 Ulf Linde, « Framför och bakom glaset », Konstrevy, nº 5-6, 1961, Stockholm, p. 162-165. 135 dans l’espace d’une librairie, l’entreprise finira dans les réserves d’un musée ; Marcel Duchamp et Ulf Linde firent don du Grand Verre au Moderna Museet tandis que les ready-made rentrèrent dans ses collections grâce à la Société des Amis du musée, avec le blanc-seing de son directeur. Comme le dira Hulten des années plus tard15, franchement je peux témoigner que [Duchamp] n’a pas été à l’origine [des copies] mais qu’il a dit, à la grande surprise de ceux qui en avaient eu l’initiative, qu’il pouvait très bien les signer « copie conforme ». Personne ne l’aurait jamais cru. Ces répliques ont été faites au début pour des raisons de transport car ces objets se trouvant aux États-Unis, il était absolument inimaginable de les emballer et de les envoyer. C’était donc un moyen de diffusion pratique . En effet, les répliques d’artistes produites par Linde furent de nombreuses fois mises à contribution, et notamment en 1963 lors de la première rétrospective qu’un musée consacra à Duchamp : celle du Pasadena Art Museum organisée par Walter Hopps. Par un curieux effet d’aller-retour, le Grand Verre de Linde alla sur le continent que son référent n’avait pas pu quitter. Il vint renforcer un autre contingent de répliques produites pour les mêmes raisons que celles qui avaient fait naître les artefacts de Stockholm. Elles furent toutes aussi certifiées par Duchamp et sont toutes autant devenues objets de collection par l’action conjuguée d’un artiste et d’un tiers agissant. Pourtant, aucune des reconstitutions de Stockholm, à l’exception de Rotative plaque verre, n’aboutit en 1966 à la Tate Gallery de Londres, où l’artiste Richard Hamilton organisait à la demande de l’Arts Council une exposition quasi anthologique de Marcel Duchamp qu’il intitula The Almost Complete Works of Marcel Duchamp. Hamilton avait vu le Grand Verre de Linde à Pasadena, où il s’était lui-même rendu pour tenir une conférence sur la Mariée. L’ambition de Hamilton de ne pas restituer l’état qu’il connaissait du Grand Verre probablement endommagé en 1927 visait à lui rendre « sa jeunesse », d’après son propre terme. L’exemplaire de la Boîte verte qu’il découvrit dans la bibliothèque de Roland Penrose à la fin 1947-1948 stimula Hamilton au point de produire la première version typographique des notes pour le Grand Verre et d’entreprendre plus tard la reconstitution du grand œuvre de Duchamp. Entre ses visites à Philadelphie et l’étude minutieuse des notes de Duchamp, il lui fallut environ un an pour réaliser son projet. Comme il l’expliqua lui-même dans un article publié 15 Quand les artistes font école : vingt-quatre journées de l’Institut des hautes études en arts plastiques, Marseille, Musées de Marseille et Paris, Centre Pompidou, 2004, p. 47. 136 par la revue Art and Artists consacrée à la rétrospective londonienne en juillet 1966 , L’ennui, c’est que vous ne pouvez pas faire une copie directe de la chose – vous ne pouvez pas aller à Philadelphie, installer une plaque de verre à côté de la Mariée et travailler dessus pendant un an. Il vous faut trouver une autre voie pour arriver à vos fins. L’autre méthode – celle que j’ai laborieusement suivie – consiste à commencer par le commencement et à occuper le même terrain qu’a occupé Duchamp. J’ai donc réalisé une projection perspectiviste à l’échelle réelle à partir des dimensions de plan et d’élévation que j’ai trouvé dans les notes de la Boîte verte concernant la partie inférieure du Grand Verre, avec l’espoir de m’approcher du dessin un jour accroché dans l’atelier de Duchamp à Paris et aujourd’hui disparu »16. Plus tard, dans un autre entretien, Hamilton précisera que « son » Grand Verre n’est pas une reconstitution dans le sens commun du terme mais « la réplication d’un processus de construction 17 ». Duchamp a semblé apprécier les deux reconstitutions. D’Ulf Linde il dira à Alain Jouffroy : Ulf Linde (un critique d’art qui n’est pas peintre du tout) a entrepris de refaire une copie exacte de la Mariée, en grandeur naturelle (3 m de haut, 1,50 m de large) et en couleurs, sur deux grands verres qui sont l’un en dessous de l’autre comme dans le mien, et qu’il a copié exactement (sans avoir vu le Verre à Philadelphie) par le même procédé que j’ai employé. Il a fait en trois mois ce que j’ai fait en huit ans. Et je trouve que ce qu’il a fait est très bien, parce que la réplique est une réplique grandeur naturelle et elle donne suffisamment un écho de la vraie chose, très proche, au point même que je l’ai signée derrière en ajoutant « pour copie conforme 18». Quant à Richard Hamilton, sa relation avec Duchamp prit, après la certification 16 “Son of the Bride Stripped Bare”, interview / Richard Hamilton in Art and Artists, Hansom Books, Londres, vol. 1, n° 4, juillet 1966, p. 22-23. 17 « The reconstruction of Duchamp’s Large Glass. Richard Hamilton in conversation with Jonathan Watkins » in Art Monthly, Art Publications Ltd., Londres, mai 1990, n° 136, p. 5. 18 Alain Jouffroy, Une révolution du regard : à propos de quelques peintres et sculpteurs contemporains, Paris, Gallimard, 1964, p. 119. 137 du Grand Verre en 1966, une tournure singulière. En 1967, les éditions des détails du Grand Verre que constituent les Tamis et les Témoins oculistes furent signées à quatre mains par Hamilton et par Duchamp, la signature de ce dernier étant précédée de la mention « d’après ». Ce détail rhétorique indique qu’il ne faut cependant pas voir dans cette collaboration un principe d’équivalence entre les deux artistes, mais plutôt une formulation et une validation du rapport d’intercession que Duchamp a pratiqué avec Hamilton et d’autres avant lui. Richard Hamilton ne fut pas dupe du rôle d’accoucheur qu’il endossa volontairement et qu’il qualifia lui-même de « seconde main » : « Je suis à coup sûr tombé dans ce piège préparé si soigneusement que j’ai prétendu connaître ce qu’il avait fait, sans avoir jamais vu plus que quelques œuvres authentiques – et en justifiant ma prétention par l’affirmation de la nature intellectuelle de son travail 19». Richard Hamilton stipula dans un entretien avec Jonathan Watkins en 1990 qu’il ne s’attendait pas à voir « son » Grand Verre traité « de la façon où il l’a été – avec mon nom à côté de celui de Duchamp ». Mais il ajouta : « it’s to some extent legitimate 20». Tout l’intérêt diabolique du système artistique de Duchamp est d’ouvrir l’œuvre au-delà de l’artiste lui-même et d’embrasser dans une ronde étroite l’émetteur, ses transmetteurs et ses récepteurs, à quelque degré d’implication soient-ils. Renfermer Richard Hamilton à l’intérieur du Grand Verre n’aboutit-il pas au résultat contreproductif de figer dans une légitimité douteuse des rôles qui ne doivent pas l’être et, en quelque sorte, à réduire « l’infra-mince » à un terrain de jeu entre deux compères ? Vient alors poindre l’hypothèse que la médiation artistique de Richard Hamilton, formulée quant à elle dans le temps et l’espace précis de la rétrospective londonienne, donne au Grand Verre une assise historique qui rend plus acceptable son ambivalence au sein de la collection de la Tate Gallery (aujourd’hui Tate Modern). Des événements ultérieurs produiront une justification objective de la présence de Richard Hamilton aux côtés de Marcel Duchamp sur le cartel du Grand Verre. La difficulté de l’institution à accepter la disqualification de la main au bénéfice de la souveraineté d’un système, se trouva en quelque sorte dissipée puisque l’on peut arguer que c’est à sa main, passée après celle de Marcel Duchamp et devenue solitaire, que Hamilton doit aussi sa nomination, une nomination qui déclare la bâtardise de ce qui est à considérer comme un original déchu. Les témoins de la Mariée 19 Richard Hamilton : Collected Words, 1953-1982, New York, Thames and Hudson, 1982, p. 199. 20 « The reconstruction of Duchamp’s Large Glass. Richard Hamilton in conversation with Jonathan Watkins » in Art Monthly, Art Publications Ltd., Londres, mai 1990, n° 136, p. 3. 138 La prolifération spontanée d’objets circulant avec le désir des émules de Duchamp rendit ces œuvres disponibles et les disposait donc à être collectionnées. Cependant, leurs modalités particulières de production et d’authentification ont fait que ces œuvres connurent quelques difficultés à passer sous les fourches caudines des procédures d’acquisition en vigueur dans les musées. Richard Hamilton voyait dans l’exposition de la Tate un moyen de financer sa reconstitution : les frais afférents seraient imputés au budget de production de la manifestation et la Tate jouirait à son terme du Grand Verre sous la forme d’une production-acquisition. Selon les termes de Hamilton rapportés et cités dans un entretien21, Roland Penrose aurait fait savoir à Hamilton que les Trustees de la Tate Gallery étaient réticents à acquérir ce qui n’était en somme qu’une reproduction d’une œuvre originale, en vertu d’un règlement interdisant formellement la présence de copies au sein des collections permanentes. Dans le catalogue général des collections de la Tate Gallery, Ronald Alley, alors responsable des fonds modernes, précisa dans la notice rédactionnelle du Grand Verre que « les Trustees de la Tate Gallery estimaient qu’ils n’avaient pas à prendre en charge les coûts afférents à une œuvre qui n’existait pas »22. Hamilton fit ensuite appel à l’artiste, collectionneur et ami de Duchamp, William Copley, qui accepta de financer la fabrication du Grand Verre à hauteur de 5 000 dollars. Hamilton suggéra que Duchamp reçoive la même somme au titre de l’acquisition. Richard Hamilton réalisa la reconstitution dans l’atelier qu’il occupait à l’Université de Newcastle-upon-Tyne, avec la collaboration de ses étudiants et des différents départements techniques de l’Université. Bientôt, Ronald Alley informa Hamilton du revirement de la Tate, cette dernière se déclarait prête à financer le Grand Verre. Hamilton rapporte que Copley et la Tate trouvèrent un arrangement : cette dernière dédommagerait Copley de la somme engagée et recouvrirait la propriété de l’œuvre. L’affaire traîna toutefois en longueur, et lors du vernissage de la rétrospective londonienne, la Tate était toujours débitrice. Voyant le Grand Verre pour la première fois, Copley décida de ne pas s’en séparer. La Tate perdit ainsi une occasion qui mit environ dix ans à se représenter. Le Grand Verre resta toutefois en dépôt à la Tate Gallery, qu’il quitta à l’occasion de prêts consentis par William Copley à d’autres 21 « The reconstruction of Duchamp’s Large Glass. Richard Hamilton in conversation with Jonathan Watkins » in Art Monthly, Art Publications Ltd., Londres, mai 1990, n° 136, p. 3-4. 22 Catalogue of the Tate Gallery’s collection of modern art : Other than works by British artists / Ronald Alley, Londres, The Tate Gallery, Sotheby Parke Bernet, 1981, p. 189. 139 institutions, avant de rejoindre définitivement la Tate en 1975. Le 19 juin 1984, un gardien entendit un fracas et constata que la reconstitution, un temps peu désirée et depuis devenue l’un des fleurons de la Tate, était gravement endommagée. À l’instar de sa matrice de Philadelphie, la Mariée de Londres avait, pour paraphraser Duchamp à propos du Grand Verre de Philadelphie, pris des rides ; le « domaine des célibataires », qui portait la signature de Duchamp, s’était fendu. Les restaurateurs de la Tate conclurent que le sinistre résultait d’un défaut du verre conjugué à un choc thermique dû à la température élevée de la salle où l’œuvre était exposée. Le département de la restauration entreprit de répliquer la reconstitution de Hamilton avec son concours et publia abondamment sur sa démarche et ses résultats23. La signature de Marcel Duchamp fut le seul élément de la reconstitution originale à être incorporé au nouveau panneau ; après moult délibérations, il fut décidé de la transférer sur le panneau répliqué, en vertu de la continuité qu’il était souhaitable de ménager à l’œuvre conçue par Duchamp et réalisée par Hamilton. Cette continuité était défendue par Hamilton, mais pas nécessairement par les conservateurs de la Tate, soucieux des implications historiques d’un tel transfert post-certification. Si la Tate avait déjà eu du mal à digérer la souveraineté de la reconstitution, celle de la réplique d’une reconstitution en rupture conventionnelle de signature provoquait de nouveaux maux d’estomac. Cette bâtardise avait cependant l’avantage de justifier la paternité objective de Richard Hamilton – même si la naissance fut, cette fois-ci, observée de loin. C’est donc à un choc thermique que l’on doit d’avoir tranché un nœud gordien. On ne peut donc regretter qu’une chose : que la suggestion formulée dans une note interne du 4 octobre 1985 d’informer en salle le public de l’accident, du remplacement d’une partie de la reconstitution par une réplique et du transfert de la signature, n’ait apparemment pas été suivie d’effet. La fiche descriptive du Grand Verre consultable sur le site Internet de la Tate mentionne aujourd’hui toutefois le remplacement du panneau inférieur par une réplique. Le destin du Grand Verre de Stockholm fut plus linéaire et plus serein. Voulu par Pontus Hulten, commissaire d’exposition, il intégra dès sa certification les collections du Moderna Museet grâce à Pontus Hulten, directeur, et au don qu’en firent Marcel Duchamp et Ulf Linde. L’affaire se passa aussi sans formalité pour les ready-made répliqués, entrés par don des Amis du Moderna Museet. Concernant ces derniers, Ulf Linde eut la possibilité de les rectifier après le décès de Duchamp sans 23 Christopher Holden et Roy Perry, « The reconstruction of the lower glass panel of Duchamp / Hamilton’s ‘Large Glass’ 1965-1966 » in The Conservator, Londres, The United Kingdom Institute for Conservation, n° 11, 1987, p. 3-13. 140 qu’ils ne perdent pour autant leur statut d’original : citons par exemple la Roue de bicyclette (signée en 1961), corrigée en 1976, ainsi que Why not sneeze Rrose Sélavy et 3 Stoppages-étalon, tous deux signés en 1964 et corrigés en 1986. Les repentirs de Linde furent nombreux ; comme pour la Tour de Tatline qu’il reconstitua en 196824, il ne cessa de remettre sur le métier son ouvrage et, comme pour Tatline, Hulten lui fournit l’occasion de publier puis de matérialiser les résultats de ses recherches dans un nouvel avatar du Grand Verre en 1992. En 1977, la rencontre de la Mariée de 1961 et d’une échelle pendant le montage de la rétrospective Marcel Duchamp au Centre Pompidou, aurait pu motiver la reprise en profondeur du Grand Verre, grâce au dédommagement de l’assureur de Centre Pompidou. Cette fois-là ne fut pas la bonne. Pourtant, Linde avait développé ses recherches sur le système perspectiviste du Grand Verre jusqu’à un résultat pour le moins surprenant. Reprenant les notes et les esquisses de la Boîte verte, entre autres, à la suite de Richard Hamilton et dans la continuité de son dessin perspectiviste, Linde chercha à interpréter Duchamp, et notamment sa déclaration à Pierre Cabanne en 1966 : Le Grand Verre constitue une réhabilitation de la perspective qui avait été complètement ignorée, décriée. La perspective, chez moi, devenait absolument scientifique 25». Il existe un pendant matériel au discours produit par Linde dans l’Abécédaire qui accompagna l’exposition Duchamp de 1977, à l’entrée intitulée « La perspective dans les neuf moules mâliques » : la modélisation en trois dimensions de l’appareil célibataire produit en collaboration avec les ateliers du département Recherches, Art et Industrie de la régie Renault. La machine Delta 3D qui avait déjà servi à modéliser le Salon d’été de Jean Dubuffet, allait tenter de percer les secrets de la géométrie duchampienne dans une entreprise qui fit œuvre, eu égard probablement à sa commande par le Musée. Figures de la machine célibataires / D’après l’œuvre (1915-1923) de Marcel Duchamp, 1977 fut inscrite sur les inventaires du MNAM et attribuée à Ulf Linde. Le fétichisme matériel de la collection muséale trouve dans cet objet une illustration ad hoc. L’occasion de concrétiser ses spéculations dans une nouvelle réplique se présenta à Linde presque quinze ans plus tard, en 1992, alors que le Grand Verre de Stockholm était devenu une véritable relique conservée comme un trésor. Sa « jeunesse » était derrière lui, après les nombreux voyages qu’il avait connus à travers 24 Nathalie Leleu, « ‘Mettre le regard sous le contrôle du toucher’ - Répliques, copies et reconstitutions au XXe siècle : les tentations de l’historien de l’art » in Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 93, Paris, automne 2005, p. 84-103. 25 Marcel Duchamp / Entretiens avec Pierre Cabanne, Paris, Somogy éd. d’art, 1995, p. 47. 141 le monde depuis 1961, et les restaurateurs du Moderna Museet conseillaient le plus grand repos. Pourtant, Hulten, alors directeur du Kunst-und Ausstellungshalle de Bonn, avait des projets pour le Grand Verre ; ils devaient le conduire en Allemagne en 1992 pour l’exposition Territorium Artis, puis en 1993 au Palazzo Grassi de Venise dans le cadre du nouvel hommage qu’il entendait consacrer à Duchamp. Le directeur du Moderna Museet, Björn Springfeldt, écrivit en septembre 1991 à Alexina Duchamp, la veuve et l’ayant-droit de Marcel Duchamp, pour lui mettre les cartes en main ; si le Grand Verre de 1961 ne pouvait pas aller à Bonn, c’est Bonn qui viendrait au Grand Verre de 196126. Le Kunst-und Ausstellungshalle avait fait une proposition de financement d’une copie de voyage à réaliser par Ulf Linde, ce dernier jugeant, selon Springfeldt, que « cette nouvelle réplique, selon Ulf, serait même meilleure que celle que nous ne pouvons pas prêter ». Et il ajouta : « La nouvelle réplique de Ulf serait considérée comme un instrument d’expérience et de connaissance de l’art de Marcel Duchamp ». Un semblable argument avait permis la réalisation à Tokyo en 1980 d’un nouvel avatar du Grand Verre, à la faveur de l’exposition inaugurale du Seibu Museum à Karuisaza, dont le commissariat avait été confié au critique d’art et exégète de Duchamp Yoshiaki Tono ; Alexina Duchamp avait donné son accord à ce qu’après les États-Unis et l’Europe, l’Asie ait aussi son Grand Verre pour la première rétrospective de Duchamp sur le continent. Cette dernière réagit rapidement à la demande de Springfeld : « À l’origine, il était dans le souhait de Marcel qu’il y ait plusieurs copies [sic] du Grand Verre dans le monde ». Elle s’inquiéta cependant de la promiscuité des deux répliques au sein de la collection du musée de Stockholm. Mme Duchamp donna une autorisation de reproduction pleine de bienveillante prudence, que formalisa un contrat entre le Moderna Museet et elle-même. Propriété du Moderna Museet, la nouvelle réplique constituait une copie de voyage uniquement destinée à des prêts hors de la Suède. Toute demande de prêt était soumise à l’approbation de l’ayant-droit. Enfin, Alexina Duchamp souhaita informellement qu’Ulf Linde aille enfin voir le Grand Verre de Philadelphie ; toujours en proie à sa phobie des voyages transatlantiques, Linde ne put satisfaire ce vœu. Il mandata toutefois au chevet du Grand Verre ses deux assistants, Henrik Samuelsson et John Stenborg, qui revinrent à Stockholm avec une documentation iconographique très détaillée. Linde se mit au travail avec passion, comme Björn Springfeldt l’écrivit en 1994 à Alexina Duchamp, en conclusion de cette aventure : « Son intérêt pour Marcel ne faiblit pas et il parle maintenant d’une 26 Archives du Moderna Museet, Stockholm pour toute la correspondance Bjorn Springfield / Alexina Duchamp citée. 142 récente découverte qu’il a fait concernant la projection géométrique de la broyeuse de chocolat qui remet l’ensemble dans une perspective nouvelle. » Quelles que soient les qualités de cette nouvelle version – dont le cadre en bois constitue l’innovation la plus manifeste –, elles ne suffirent pas en faire, aux yeux des conservateurs du Moderna Museet, autre chose qu’une copie de voyage, et ceci en dépit des aspirations de Linde : seule la reconstitution de 1961 figura dans les salles du musée de Stockholm. Duchamp n’étant plus en mesure de reconnaître cet enfant, il reste illégitime et de la seule responsabilité de Linde, en dépit de son héritage. Ce rejeton n’apparaît pas dans le catalogue de l’exposition vénitienne qui l’a accueilli après Bonn ; s’il est cité dans la généalogie des avatars du Grand Verre, c’est la « matrice » de Philadelphie qui est reproduite au catalogue. La dot de la Mariée Faire accepter par le musée le charisme conceptuel prôné par la reconstitution en l’installant au cœur de la collection et de ses trésors était déjà une gageure. Mais le faire digérer au marché de l’art en fut une autre bien plus inattendue. La création de valeur vénale pour ses objets sans qualité a connu des succès divers ; il en est toutefois un dont le triomphe fut incontestable : celui que connurent les ready-made de Marcel Duchamp. Dans le recueil Écritures publié en 1970, Max Ernst rend compte d’un point de vue éclairant sur la décision de Duchamp d’accepter la proposition d’Arturo Schwarz de produire une édition de ses ready-made en huit exemplaires pour le 50e anniversaire de leur création : Lorsqu’il a signé ses « ready-made » en 1913 ou 1914, [Duchamp] était seul à prendre cette liberté. C’est ce qui donnait tant de valeur à son geste. Quand j’ai appris que Marcel avait permis à un marchand de Milan de multiplier les readymade (d’en faire des multiples), je fus d’abord intrigué. La valeur du geste qui faisait toute la beauté des ready-made me paraissait compromise. Le défi qui avait scandalisé les États-Unis et déclenché des tempêtes d’enthousiasme dans les capitales européennes où Dada s’est implanté, risquait de tomber à zéro. Ensuite, je me suis demandé si ce n’était pas une nouvelle tentative pour agacer l’opinion publique, troubler les esprits, décevoir ses admirateurs, encourager ses imitateurs à suivre son mauvais exemple, etc. Interrogé par moi, il m’a 143 répondu en riant : « Oui, c’était bien tout cela27». Il fut plus crédible dans un entretien avec Otto Hahn en 1964, alors que ce dernier évoquait les réticences suscitées par les éditions : « S’ils ne sont pas contents, je m’en fous. Cela les aurait drôlement arrangé de m’enfermer dans une case. On n’en a rien à foutre … et merde, ha, ha … »28. Arturo Schwarz travailla à la fabrication, dans le sens le plus littéral du terme, des ready-made estampillés 1964 sous le contrôle de Duchamp ; à l’exemple du Portebouteilles et de Fontaine, ils furent conçus sur la base de dessins d’exécution et de moules. Cette résurgence de l’originalité et de l’authenticité sous la forme consacrée de la sculpture semble n’être que doigt de gant que l’on peut retourner ; la transformation statutaire de la réplique en sculpture éditée lui a permis de passer l’épreuve d’un marché qui s’est hâté d’aller où Schwarz et Duchamp ont voulu l’attirer. Il est cocasse de constater qu’une œuvre investie de « l’indifférence rétienne » et matérielle qui fonde la révolution conceptuelle lancée par Duchamp, retrouve dans les mains d’un ferronnier, entre autres artisans, une virginité marchande, frappée au coin d’une contradiction qui a entraîné dans ses spires artistes, historiens, marchands et collectionneurs. Il serait erroné de juger que cette « indifférence » à laquelle aspirait Duchamp dans le choix de ses ready-made soit ici prise en défaut. Lors de sa conférence au MoMA de New York en 1961, à l’occasion de l’exposition Art of assemblage, il précisa : Très tôt je me rendis compte du danger qu’il pouvait y avoir à resservir sans discrimination cette forme d’expression et je décidai de limiter la production de ready-made à un petit nombre chaque année. Je m’avisais à cette époque que, pour le spectateur encore plus que pour l’artiste, l’art est une drogue à accoutumance et je voulais protéger mes ready-made contre une contamination de ce genre. Un autre aspect du ready-made est qu’il n’a rien d’unique. La réplique d’un ready-made transmet le même message ; en fait, tous les readymade existant aujourd’hui ne sont pas des originaux au sens reçu du terme29. Duchamp alla plus loin dans un entretien accordé à la BBC en 1968 : 27 Max Ernst, Écritures, Paris, Gallimard, 1970, p. 433. 28 Otto Hahn, « Passport No. G. 255300 » in Art and Artists, Hansom Books, Londres, vol. 1, n° 4, juillet 1966, p. 11. 29 Duchamp du signe : écrits / Marcel Duchamp ; réunis et présentés par Michel Sanouillet, Paris, Flammarion, 1975, p. 192. 144 Ils sont édités à huit exemplaires, comme n’importe quelle sculpture. On reste donc dans le domaine de l’art sous une forme technique. Vous n’en faîtes que huit, vous les signez et les numéroter. C’est tout. Vous n’en aurez jamais un de plus, même si vous pouvez les trouver dans les magasins30. Et il sembla que Duchamp tint parole, comme sa réponse à l’artiste Douglas Gorsline qui voulait lui faire signer un porte-bouteille, l’indique en juillet 1964 : Je viens juste de signer à Milan un contrat avec Schwarz, l’autorisant à faire une édition (huit répliques) de tous mes ready-made, y compris le Porte-bouteilles. Je me suis donc engagé par écrit à ne plus signer de ready-made, afin de protéger son édition. Mais signature ou pas, votre trouvaille a la même valeur « métaphysique » que n’importe quel autre ready-made ; il a même l’avantage de ne pas avoir de valeur commerciale31. C’est loin d’être le cas des éditions Schwarz. Leur valeur se compte même en millions depuis l’adjudication de Fountain (5/8) chez Sotheby’s en 1999 à hauteur de 1 762 000 dollars. Le 13 mai 2002, la maison Phillips, De Pury et Luxembourg dispersa onze ready-made mis en vente par Arturo Schwarz, issus des exemplaires qu’il s’était réservés. Roue de bicyclette y égala le record de Fountain, tandis que les autres pièces furent vendues entre 100 000 et 300 000 dollars. Suite à cette vente, les analystes du marché ont signalé une hausse de la cote de Duchamp de 135 pour cent en 24 mois. Presque quarante ans plus tôt, les ready-made produits par Ulf Linde et qui avaient fait le voyage jusqu’à la galerie Schwarz de Milan avaient été assurés 200 dollars. La stratégie de sevrage opportunément mise en place par Duchamp fonctionna ; elle rendait les ready-made disponibles mais aussi acceptables car normalisés selon des critères commerciaux. Le marché, et les institutions avec lui, digérèrent les ready-made rapidement et en tout bonne conscience. L’exposition organisée par Schwarz à Milan tourna en Europe dans les musées de La Haye, de Eindhoven et à la Kunsthalle de Berne. Elle fit aussi halte à la Galerie Gimpel de Londres fin 1964 début 1965, qui exposa 173 numéros. Et l’on n’entendit plus parler, lors de l’exportation temporaire 30 Francis M. Naumann, Marcel Duchamp : l’art à l’ère de la reproduction mécanisée, Paris, Hazan, 1999, p. 305. 31 Duchamp à Douglas Gorsline cité in Francis M. Naumann, Marcel Duchamp : l’art à l’ère de la reproduction mécanisée, Paris, Hazan, 1999, p. 249. 145 des ready-made, des soucis qu’avait connus avec les douanes américaines le musée de Pasadena en 1963, sommé d’acquitter les taxes afférentes à l’importation de biens de consommation courants en lieu et place d’œuvres d’art. Duchamp s’était retrouvé, à cette époque, dans la même situation que Brancusi (dont Duchamp fut de longues années le courtier) en 1926 : son Oiseau dans l’espace avait été frappé d’une taxe sur l’importation du métal lors de son entrée au États-Unis32. L’acquisition par le Musée national d’art moderne de treize ready-made issus des exemplaires Schwarz réservés à Marcel Duchamp, les exemplaires « Rrose », précéda de quelques mois l’exposition Qu’est-ce-que la sculpture moderne ? au Centre Pompidou. Les ready-made y figuraient en bonne place, mais sous leur forme « sélectionnée » et non « sculptée ». La mutation du processus de reconstitution en tirage de sculptures originales a scellé l’acte performatif de Duchamp pour la postérité en même temps qu’elle en évacuait le caractère dynamique. Ce processus rendit-il les ready-made plus aptes à être collectionnés, bien qu’il discréditait leur actualité et par là-même leur valeur historique – valeur dont le projet scientifique du musée et de sa programmation se repaît ? Peu importe. Il était de toute façon trop tard pour que le musée dégotât un urinoir ou un hérisson et le soumette à la signature de Duchamp. Le coche était passé en vertu du contrat que ce dernier avait signé avec Schwarz, et pour le motif plus impératif du décès de l’artiste en 1968. Peu importe encore. En situant l’acte créatif hors de l’objet, Duchamp faisait de sa certification un accessoire purement conventionnel, que l’objet fut sélectionné ou sculpté, performatif ou illusionniste. Authentifier des sculptures de ready-made lui fournit l’occasion d’une ultime disqualification : celle de la signature comme valeur absolue – ce qui arriva sans empêcher cependant le musée qui conservait ces sculptures de ready-made de faire son travail, à savoir raconter l’histoire de l’art. À l’occurrence toutefois, Duchamp le força à afficher les contradictions sur lesquelles cette histoire se fonde. Dans une conférence à la Maison Rouge le 14 décembre 2006, Laurent Le Bon, conservateur au Musée national d’art moderne, rappelait que Fountain, endommagée par Pierre Pinoncelli quelques mois auparavant pendant l’exposition Dada au Centre Pompidou, était non une réplique mais une sculpture. C’est à ce titre qu’elle fit l’objet d’une restauration, en objet statique que le ready-made était devenu, non par la volonté du musée mais de son créateur : un détail que négligea Pinoncelli, comme le laisse entendre la lettre « entr’ouverte » qu’il adressa le 11 novembre 2005 à Laurent Le Bon. Il y évoque la réparation intervenue en 1993, après qu’il eut uriné dans l’urinoir et ébréché sa surface, comme 32 146 Bernard Edelman, L’adieu aux arts : 1926 : l’affaire Brancusi, Paris, Aubier, 2001. une hérésie en soi (on ne répare pas un ready-made, on le remplace par le même objet industriel ordinaire […], une hérésie, dis-je, totalement contraire à l’esprit de l’objet, créé en son temps dans une intention de jeu et de dérision du système artistique de l’époque : les critères d’admission des œuvres dans les Salons de peinture. Catherine Millet réagit à la distinction qualitative de Le Bon et pointa les contradictions du musée dans la newsletter de la revue Art Press de janvier 2007 : À ma connaissance, c’est la première fois qu’un spécialiste admet en public ce qui se sait plus ou moins mais n’a jamais été envisagé de front, à savoir que l’objet exposé comme étant « le plus célèbre des ready-made de Marcel Duchamp » n’avait pas été acheté et trouvé tout fait dans le commerce mais était une sculpture façonnée de façon traditionnelle, conformément à un modèle. Toutefois, le catalogue de la collection du Musée national d’art moderne, comme celui de l’exposition Dada, use bien du mot « réplique »’ pour désigner cette version de l’œuvre intitulée Fountain. Elle résuma ainsi le débat : Nous bourre-t-on le mou depuis des décennies avec un ready-made qui ne serait qu’une banale sculpture ? En « assumant » cette réplique sculpturale, Duchamp a-t-il voulu revenir, ironiser sur son geste de 1917, le commenter ? Ou au contraire s’en fichait-il complètement, auquel cas ne serions-nous pas ridicules, nous, d’y accorder tant d’importance et d’accorder à l’objet qui en témoigne tant de valeur ? Et elle reprend : On voit bien qu’il y a de quoi s’amuser et on attend que le Centre Pompidou, 147 plutôt que de perdre son temps en procédures, organise enfin un colloque sur ce sujet brûlant : l’urinoir de l’édition Schwarz est-il un faux ready-made ? Est-il utile de se mettre en frais pour cette fausse nouvelle, puisque Duchamp a rendu des éléments de réponses il y a quarante ans et conclu l’affaire ainsi en 1964 : « S’ils ne sont pas contents, je m’en fous. Cela les aurait drôlement arrangés de m’enfermer dans une case. On n’en a rien à foutre … et merde, ha, ha … ». La position de l’artiste, qui regarde de son au-delà singulier se nouer et se dénouer les nombreuses intrigues d’un système dont il a fabriqué les arcanes, a pour corollaire celle du musée, qui a trouvé grâce à lui un accommodement pour que son œuvre puisse s’inscrire dans la continuité matérielle de la collection. Car si l’on comprend que pour Duchamp, « l’art soit une incursion dans des domaines où ne règnent ni le temps ni l’espace », il faut aussi admettre avec lui, en écho aux premières lignes de cette communication, que « l’histoire de l’art, c’est ce qui reste d’une époque dans un musée ». Le musée, en tant que gardien de la culture matérielle, a pour mission de rendre une interprétation tangible de cette situation paradoxale, avec les moyens dont il dispose. La conscience et la modestie dont cet exercice doit se prémunir sont indispensables à l’administration de la « dot » de la Mariée ; un cadeau aussi magnifique qu’empoisonné. 148