Tout passe, sauf le passé

Transcription

Tout passe, sauf le passé
TOUT PASSE,
SAUF LE PASSE
LUC HUYSE
Aan O.,
voor alles en nog veel meer
SOMMAIRE
Préface
Prologue
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Partie I –
Publié par AWEPA, 2009
c o n TR e l ’ oubli 1 Un regard étonné sur le passé
2 Des victimes et des bourreaux
1 Les proies
2 Les chasseurs
3 Quand les victimes et les bourreaux
changent régulièrement de rôle
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www.awepa.org
Partie II –
Titre original :
Alles gaat voorbij, behalve het verleden
© Luc Huyse & Van Halewyck (2006)
Éditeur original :
Van Halewyck, Leuven, 2006
Traduction: Haasl BVBA
© de la traduction française :
Luc Huyse & Van Halewyck (2009)
Photo de couverture : Corbis
Conception de couverture : ????
Conception graphique : ????
Imprimé par : ?????
ISBN : ??????
e f fa c e r la douleur et
d é b la y e r l e t e r rai n 1 La politique de la fermeté
1 De Solferino à Rome
2 Le juge pénal, fournisseur de justice
3 Trois voies
2 La justice, mais par d’autres voies
1 En quoi les tribunaux échouent
2 Anciens rituels, nouvelles applications
3 Un bilan intermédiaire
3 Amnistie, le péché originel
1 L’amnistie est un mot contaminé
2 Pourquoi effacer la faute ?
3 Pourquoi pas ?
4 Et alors ?
4 Exhumer le passé
1 Vérité et réconciliation, à la sud-africaine
2 La troisième voie
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Partie III –
l’ av e n i r d u pas s é n o n a s s i m i l é 1 Une évolution spectaculaire
2 Plaidoyer pour le réalisme
1 Les leçons de l’Argentine
2 Chaque chose en son temps
3 Pas de carte blanche
3 Aux gardes-champêtres de la justice
1 Fondamentalisme juridique ?
2 Investir dans quoi ?
Epilogue
Signet
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PRÉFACE
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217
221
U
ne guerre civile, une répression brutale, l’apartheid : ça ne meurt jamais complètement. Le chagrin que ces tragédies causent et les questions restées
sans réponse hantent l’esprit de ceux qui ont survécu.
Ils habitent, telle une douleur fantôme, le corps de ceux
qui viennent après eux, de leurs enfants et des enfants
de leurs enfants.
L’auteur de Tout passe, sauf le passé relate comment, de
l’Argentine au Zimbabwe, des hommes et des femmes
luttent contre une douleur qui ne veut pas les quitter.
En Éthiopie, il suit le procès du dictateur Mengistu ; en
ex-Yougoslavie, il écoute les survivants d’un massacre ;
en Espagne, il voit comment on enterre une nouvelle
fois Franco ; en Afrique du Sud, il s’entretient avec les
membres de la commission de vérité ; enfin, il s’interroge sur les raisons du succès de ces mères et grandsmères argentines de la Place de Mai. Apprivoiser le passé, c’est cela qui compte à chaque fois. Et, si possible,
mettre du baume au cœur de ceux qui vivent aujourd’hui et demain. Mais ce qui semble passé ne passe
pas.
Ce livre se lit aussi comme le récit d’une expédition
personnelle en terre inconnue. L’auteur s’appuie sur les
expériences qui ont été accumulées dans les pays (plus
particulièrement, la Belgique, la France et les Pays-Bas)
qui, après la seconde guerre mondiale, ont été confrontés au douloureux héritage de l’occupation allemande.
Avec cette histoire comme toile de fond, il examine les
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défis auxquels sont confrontées tant de sociétés ailleurs
dans le monde.
Tout passe, sauf le passé n’est pas un ouvrage académique.
Il ne comporte pas de notes, presque pas de jargon. Ce
rapport est composé comme un guide pratique qui sera
présenté aux sociétés qui sont confrontées à un passé de
guerre et de répression. Il sera distribué gratuitement
aux parlementaires, aux leaders de la société civile ainsi
qu’aux journalistes de ces pays. L’AWEPA (l’Association des parlementaires européens pour l’Afrique) utilisera cette publication pour des actions de renforcement
des institutions en Afrique. Cette organisation travaille
en coopération avec des parlements sur ce continent.
Elle pense que des parlements forts constituent des
conditions préalables essentielles au développement de
l’Afrique car ils contribuent à la paix, à la stabilité et à
la prospérité sur ce continent. Les politiques axées sur le
traitement de l’héritage des multiples atrocités ont une
incidence directe sur la quête de la paix, de la stabilité et
de la prospérité. Telle est la raison d’être du présent
ouvrage.
La traduction et la diffusion du présent rapport ont
été rendues possibles grâce à l’aide du service ‘Consolidation de la Paix’ du Service Public fédéral des Affaires
étrangères, Commerce extérieur et Coopération au Développement. L’AWEPA et Luc Huyse en remercient
chaleureusement l’Ambassadeur Luc Teirlinck et ses
collaborateurs. (L’auteur est seul responsable des opinions exprimées dans cet ouvrage.)
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PROLOGUE
C
omment un homme en vient-il durant à peu près la
moitié d’une vie à lire et à écrire sur le thème des
séquelles de la guerre et des misères qui l’accompagnent ? C’est une question que j’ai souvent l’occasion
d’entendre. Le divan du psychiatre pourrait peut-être
mettre au jour un événement s’étant produit au cours
des journées de septembre 1944. La ville belge où je vivais était libérée. Maman entendait dire par les voisins
que l’on était en train de piller les maisons de Belges
partisans des Allemands. Il y avait bien quelque chose à
chiper disait-elle : du beurre, du charbon, des chandails
en laine. Ainsi, mon père m’a emmené, je n’avais pas
encore sept ans, où la manne était à ramasser. Je m’en
souviens : un trottoir où des meubles, des livres, des
marmites et des poêles étaient jetés sur la rue, et les propriétaires, hagards, attendant ce qui pouvait encore arriver. Papa a trouvé deux tomes d’une encyclopédie française. Des livres, cela avait plus de valeur qu’un peu de
lard ou de fromage pour le typographe qu’il était. Une
fois de retour, maman lui a demandé comment elle devait cuire ce papier. Mes journées de libération à moi et
une paire de livres, est-ce en cela que réside une partie
de l’explication ?
Ou bien cette fascination a-t-elle des racines encore
plus profondes ? J’entendais parfois la guerre en plein
milieu de mes cours. C’est le premier jeudi du mois, il
est douze heures et les pompiers de Louvain essaient les
sirènes. Un hurlement. L’alerte aérienne. Le garçonnet
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qui s’enfuyait en pleurant dans la cave, en mai 1944,
lorsque sa ville était bombardée presque chaque jour
par les Américains, s’éveille quasi instantanément en
moi. Où est l’établi en bois de mon père sous lequel on
pouvait se cacher avec tant de confiance ? Je me suis arrêté au beau milieu d’une phrase pendant mon cours. Je
vois des visages étonnés, aussi je demande à mes étudiants s’ils connaissent le bruit qui pénètre par les fenêtres ouvertes. Mais aucun d’eux n’a même entendu
les sirènes.
Chaque guerre survit sous d’innombrables aspects. Dans
la littérature, des films, des monuments, des musées, des
cimetières, des commémorations. Mais, plus important
encore, elle s’incruste dans nos sens, comme le hurlement des sirènes me l’a fait éprouver si souvent. Et elle
se cache dans le paysage et manifeste encore sa présence
de temps à autre. À moi également. Juste à côté de
l’habitation de mes parents se trouve un champ sur lequel un étrange phénomène peut être observé chaque
été. Quelque part au milieu, les cultures ne poussent
presque pas. Elles s’étiolent. Une bombe est tombée là
il y a plus de soixante ans. La terre calcinée reste improductive, saison après saison.
Au cours de la première moitié du vingtième siècle,
les guerres étaient essentiellement des confrontations
entre des États. Les choses ont changé et les conflits sanglants se déroulent à présent principalement à l’intérieur des frontières d’un pays. Des guerres civiles donc,
quelque cent trente depuis 1945. Chaque fois, le prix en
a été épouvantablement élevé : 18.000 morts en moyenne
et un nombre incalculable de blessés. Certaines ont été
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de courte durée, d’autres se sont éternisées pendant des
décennies. Il s’est agi parfois de l’agonie d’un régime
colonial. Ailleurs, c’était un régime répressif qui a été à
l’origine d’une guerre civile. Le plus souvent encore,
des groupes de population se sont battus pour des matières premières, des terres agricoles, de l’espace. Dans
le pire des cas, cela a abouti à un génocide. Chaque fois,
il y a la confrontation individuelle avec un grand chagrin et des communautés entières cherchent inlassablement à assimiler ce qui leur est arrivé. Il s’agit toujours
de dompter le passé et, si possible, d’apporter la paix dans
l’esprit et dans le cœur de ceux qui vivent aujourd’hui
et qui vivront demain. Mais ce qui semble passé ne s’efface pas. Tel est le thème du présent ouvrage.
Mon premier pas dans l’univers du passé non assimilé a été une étude sur le jugement, après la seconde
guerre mondiale, des Belges ayant collaboré avec l’occupant allemand. Un peu plus tard, c’est le sort de leurs
congénères français et néerlandais qui a constitué mon
centre d’intérêt. L’implosion du communisme en Europe centrale et orientale a, à son tour, fourni du nouveau matériel. Ensuite, cela a été le tour de l’Afrique.
L’Éthiopie a constitué une première étape. Mengistu, le
chef d’un régime brutal, a dû prendre la fuite en mai
1991. Trois ans plus tard, les procès contre ses partisans
ont débuté. Il a été possible de bien suivre certains
d’entre eux, grâce à la traduction simultanée à partir de
l’amharique. Par la suite, j’ai pu observer sous d’autres
aspects encore la liquidation des anciennes blessures en
Afrique du Sud, au Burundi et au Zimbabwe.
C’est pourquoi, ce livre se veut également le récit
d’une expédition personnelle dans un domaine encore
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largement inconnu. Au cours de cette expédition, quatre
personnages me tiennent compagnie. Ils montrent comment la confrontation avec l’héritage d’une guerre ou
d’une dictature peut dégénérer. Ils suscitent de nombreuses questions. Pourquoi l’intervention des tribunaux,
la voie des représailles pour la souffrance endurée, estelle pleine de risques ? Quand l’accumulation organisée
du souvenir, les travaux des commissions de vérité apportent-ils plus de guérison que de douleur aux victimes ? Le pardon et l’oubli, l’amnistie donc, se soldentils à coup sûr par un échec ? Existe-t-il somme toute un
meilleur choix en cette matière ?
Paulina Salas a quarante ans et a été victime de torture et de viol. Elle est l’une des trois protagonistes de la
pièce de théâtre d’Ariel Dorfman, La jeune fille et la mort.
La pièce, écrit Dorfman en 1992, se déroule aujourd’hui
– dans un pays qui est vraisemblablement le Chili, mais
il pourrait s’agir de n’importe quel pays ayant accédé
à la démocratie après des années de répression. Son
époux, Gerardo Escobar, va prochainement siéger dans
une Commission de vérité qui vient d’être créée. Une
rencontre fortuite avec son présumé tortionnaire réenclenche la bombe à retardement du souvenir qui vit en
elle. Pourra-t-elle survivre à la remémoration de ce qui
s’est passé ?
Vera M. habitait, en 1991, dans la ville assiégée de
Vukovar en Croatie. Elle a été déportée en même temps
que des milliers d’autres habitants par les militaires
serbes qui ont pris la ville. Elle est passée par cinq
camps. En cours de route, elle a perdu son père, son
frère et son fiancé. Lorsque je m’entretiens avec elle dix
ans plus tard, je constate à quel point elle se sent encore
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blessée. « Justice n’a pas été faite » déclare-t-elle. « En
Serbie, règne le complot du silence. » C’est pourquoi, la
haine contre ses tortionnaires faisait encore rage en elle.
Gideon Johannes Nieuwoudt a 26 ans lorsqu’il frappe
à mort Steve Biko, combattant contre l’apartheid, avec
une barre de métal dans un bureau de police d’Afrique
du Sud. Dans les années qui suivent, il assassine et martyrise au nom de la Bible et de ses supérieurs. Lorsque
Nelson Mandela accède au pouvoir, Nieuwoudt demande l’amnistie. La Commission de vérité, qui cherche
à se faire une idée de ses crimes et de ceux d’autres auteurs lui demande ce qui l’a poussé. Il se tait. Il semble
dire qu’il n’y a d’autre apaisement pour lui que celui qui
vient des victimes.
Mamo Wolde était un marathonien éthiopien, ayant
remporté des médailles aux Jeux olympiques de 1968 et
1972. Vingt ans plus tard, quand son pays veut régler les
comptes avec une junte militaire qui a commis des méfaits, il se retrouve également en prison. Wolde est accusé de complicité dans l’assassinat d’un jeune opposant.
La nouvelle Éthiopie s’y prend mal avec les procès par
lesquels elle veut se blanchir d’un passé dictatorial. Il
n’y a pour ainsi dire pas de juges ni d’avocats. Wolde attend un jugement en prison pendant neuf ans. Ensuite,
il est libéré et décède quelques mois plus tard.
Quatre personnages. Deux victimes, un auteur et un
cas douteux. Ils couvrent ensemble un demi-siècle de ratage dans l’affrontement avec les fantômes du passé. Ils
se promènent dans ce livre. Le plus souvent dans les
coulisses, parfois à l’avant-scène. Ils recherchent avec
moi ce qui a raté. Mais parallèlement, je m’efforce de
rassembler des preuves qu’il est également possible de
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faire autrement, qu’il y a également des réussites. De
sorte que Paulina Salas, Vera M., Gideon Nieuwoudt et
Mamo Wolde peuvent avoir la compagnie de bien
d’autres protagonistes.
P ar ti I
Contre l’ou bli
Les violations graves des droits de l’homme
ne meurent jamais complètement,
c’est une certitude. Les questions sans réponse
et le chagrin qu’elles suscitent restent
dans l’inconscient de celui qui a vécu
les événements. Elles subsistent comme une
douleur fantôme dans le corps de ceux qui
viennent à la suite, leurs enfants et leurs
petits-enfants. Il n’y a pas trente-six manières
d’affronter ces démons du passé. Ce qui s’est
passé est pardonné ou puni, enfoui ou mémorisé
avec précision, refoulé ou exposé ouvertement.
Le premier chapitre montre que cette
problématique gagne en force et en
signification depuis quelque temps déjà.
Dans le deuxième chapitre, les projecteurs sont
braqués sur les personnages-clés du récit,
les victimes et les auteurs.
14
15
1
Un regard étonn é sur le passé
P
our les dictateurs, le passé semble un léger fardeau.
Ils le détruisent comme l’a fait Pol Pot au Cambodge. Ou bien, ils le réécrivent jusqu’à ce qu’il corresponde parfaitement au présent. Les faussaires de Staline
gommaient ce qui ne convenait pas de manière minutieuse et routinière. D’autres imposent l’oubli par des
lois. En Yougoslavie, Josip Tito avait interdit toute
discussion sur ce que les Serbes, les Croates et les Bosniaques s’étaient faits au cours de la seconde guerre
mondiale. Mais les despotes ne se sentent vraiment en
sécurité que lorsque les trésoriers du passé ont, eux
aussi, été réduits au silence. C’est pourquoi, les colonels
grecs qui ont pris le pouvoir en avril 1967 ont immédiatement fermé les instituts dans lesquels l’histoire et la
sociologie étaient pratiquées. Mais le passé revient. Tôt
ou tard, de manière brusque ou furtive.
Lorsque la démocratie triomphe d’un régime autoritaire ou que la paix met fin à une guerre civile, les
choses se déroulent autrement. Une longue lutte avec le
passé s’engage immédiatement : le Chili et l’héritage de
Pinochet, les mères et les grand-mères de la Place de
Mai en Argentine, les victimes et les responsables de
l’apartheid, la population serbe en ex-Yougoslavie, les
enfants-soldats au Sierra Leone, les survivants des massacres perpétrés par l’Indonésie au Timor oriental.
La lutte avec une histoire qui continue à faire mal est
de toutes les époques. Cette problématique a toutefois
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connu une spectaculaire augmentation de volume ces
trente dernières années. Des centaines de livres et de
films montrent la difficulté de l’assimilation d’un passé
tragique. « Dealing with a painful past » (l’affrontement
d’un passé douloureux) est le thème de chaires universitaires et d’un nouveau jargon académique de plus. Des
musées de l’holocauste sont ouverts ou en construction.
La Belgique a chargé une commission d’enquête de
déterminer si le pays a une part de responsabilité dans
l’assassinat du premier ministre congolais Patrice Lumumba, un peu plus de quarante ans plus tard. En
Europe et en Amérique du Nord, des banques se sont
mises à rechercher dans leurs coffres les avoirs juifs
‘oubliés’ par elles. Plus d’un demi-siècle après, les PaysBas se sont livrés à un examen de conscience approfondi sur leur intervention militaire dans ce qui constitue à
présent l’Indonésie. Après soixante ans, l’Espagne exhume les opposants assassinés du général Franco et leur
donne des funérailles convenables. Dans une trentaine
de commissions de vérité, on écoute les récits des bruits
du passé. Des tribunaux en matière de génocide sont en
activité à La Haye et à Arusha. Et une Cour pénale internationale permanente, le couronnement de toute cette
évolution, a débuté ses activités. On ne peut pas faire
davantage.
Cette évolution n’a rien d’étonnant. Au cours du dernier quart du vingtième siècle, on a assisté à la disparition d’un grand nombre de régimes autoritaires : En Espagne et au Portugal dans les années soixante-dix, au
Chili et en Argentine dans les années quatre-vingts, un
peu plus tard également, dans les pays situés derrière le
rideau de fer. Des guerres civiles se sont terminées. Tel a
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été le cas en Amérique latine, en Afrique du Sud et dans
des régions de l’Asie. Des génocides ont été commis au
Biafra, au Cambodge, en Irak, au Rwanda, en Bosnie et
au Kosovo. Chaque fois, qu’on le veuille ou non, se
pose la question de savoir ce qu’il convient de faire de
l’héritage lancinant. Car le nouveau reste fragile, s’il
n’est pas possible d’assimiler l’ancien de l’une ou l’autre
manière. Au cours de cette même période, la guerre
froide a pris fin. Dorénavant, de nombreux pays pouvaient affronter leur passé quasiment sans restriction. Il
y a toujours eu, à l’Est ou à l’Ouest, une bonne raison
de ne pas regarder en arrière. Par peur qu’une alliance
puisse occasionner un dommage ou que l’équilibre
chancelant entre les grandes puissances soit rompu. Ce
verrou n’existe plus.
Simultanément, notre regard sur la scène du passé a
changé. Pendant assez longtemps, le culte du héros et
du vainqueur a prospéré. Il en a également été ainsi
après la seconde guerre mondiale. Toute l’attention s’est
portée vers les soldats triomphants, les résistants et les
réfractaires. Les Juifs ayant survécu aux massacres
étaient passés sous silence. Cela n’a changé que dans les
années soixante. Depuis, les victimes de la guerre et de
la violence sont davantage mises en avant. D’importantes ONG leur servent de caisse de résonance. L’opinion publique prête davantage l’oreille à leurs récits.
On le perçoit dans la forme qu’adoptent depuis les monuments aux morts. Le soldat inconnu est de plus en
plus remplacé par la victime inconnue. Ce revirement
culturel est également bien perceptible dans la redécouverte d’une douleur subie il y a longtemps : les Tziganes
dans l’holocauste, les travailleurs forcés du Troisième
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Reich, les esclaves sexuels de l’armée japonaise, les aborigènes d’Australie, les ‘native Americans’ aux ÉtatsUnis, les noirs dans les plantations de caoutchouc du
roi Léopold II, les victimes de l’esclavage. Le moment
est enfin venu, entend-on à présent déclarer, de parler
de responsabilité et de châtiment pour ce qui a eu lieu
dans un lointain passé. Ou, tout au moins, de conserver
le souvenir de toute cette douleur.
Il y a plus. Ce ‘memory boom’ constitue également
une forme de démocratisation, bien que dans une signification curieuse du terme. Nous nous rendons tous
compte aujourd’hui à quel point l’avenir de la démocratie est devenu incertain. La globalisation et toutes sortes
d’évolutions technologiques pèsent sur son développement futur. C’est comme si, confrontés à cette constatation d’impuissance, nos regards ne se portaient plus sur
demain, mais sur hier ou sur avant-hier. Nous repesons
le passé à la lumière des codes actuels. Nous estimons à
présent que ce que nous avons fait en tant que puissances coloniales était mal, car génocidaire ou en tout
cas contraire aux valeurs que nous chérissons à présent
et nous plaidons coupable. C’est la démocratisation du
passé, en tant que substitut de la démocratisation problématique de l’avenir.
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2
Des victimes et d es bourreau x
A
ddis Abeba, le 22 septembre 1998. Depuis quatre
ans déjà, je suis les procès intentés contre les hauts
dirigeants du régime Mengistu qui, au nom de Lénine
et de Mao, a assassiné des milliers d’opposants dans
l’Éthiopie des années soixante-dix et quatre-vingts. Le
témoin numéro 522 est une femme de soixante-dix ans.
Elle relate l’assassinat de sa fille. J’écoute son récit. La
fille a tout d’abord été forcée de broyer des grains de
poivre séchés, ensuite elle a été fouettée et attachée nue
sur un lit des épices caustiques jusqu’à ce qu’elle meure
d’épuisement. Le tribunal éthiopien qui juge les hauts
dirigeants du régime Mengistu en est à sa énième audience. Le récit des tortures et des exécutions paraît interminable. La torture psychologique des survivants revient dans chaque récit. Des parents dont un enfant a
été abattu ont dû payer les balles ayant servi à son exécution. Il était interdit d’exprimer son chagrin en public. Cela a fait accroître terriblement la douleur de la
perte car, en Éthiopie, les funérailles sont un événement
auquel tout le voisinage participe. Dans la rue du défunt, on dresse une grande tente. Pendant trois jours,
les gens restent assis à pleurer, parfois à se lamenter tout
haut. Celui qui interdit cette manifestation commet un
deuxième assassinat, cette fois sur l’âme du défunt.
Le témoin 522 montre les nombreuses formes sous
lesquelles les victimes apparaissent : le défunt, sa famille, ses voisins, toute une communauté parfois.
21
Les auteurs sont également polymorphes. À Kigali,
Bill Clinton a demandé pardon pour l’absence d’intervention américaine au cours des cent jours du génocide. Demander pardon pour un génocide que les Américains n’ont pas commis ? Mais, cela n’est tout de
même pas aussi étrange qu’il y paraît. On peut être responsable de nombreuses manières. Les juges statuent
sur le comportement que le code pénal considère comme
fautif, sur la responsabilité au sens juridique, en fait
sur la culpabilité de ceux qui ont assassiné avec la machette à Kigali. À côté de cela, existe la notion de complicité, elle-même juridique. Par omission coupable,
par exemple. Et il y a surtout ce l’on appelle la responsabilité politique ou morale. N’avoir pas fait ce que l’on
aurait pu faire. Les Pays-Bas ont, eux aussi, été en butte
à cette problématique dans les années quatre-vingt-dix.
À l’époque, la guerre sévissait en Bosnie. La fièvre a atteint un pic lorsque Srebrenica est tombée aux mains
des troupes serbes. Les soldats néerlandais de l’ONU
qui étaient responsables de la protection de l’enclave,
n’ont-ils pas eu une part de responsabilité dans les massacres qui ont suivi ? Ou la question de la responsabilité n’était-elle pas plutôt du ressort du gouvernement de
La Haye ? C’était tout de même lui qui avait envoyé le
bataillon néerlandais là-bas avec un mandat limité ? Ou
n’est-ce tout de même pas la faute des médias qui
avaient amené les ministres à improviser en les soumettant à une forte pression ? Toute cette discussion, aussi
pénible qu’elle ait été, a toutefois mis une chose en évidence : la responsabilité est un monstre à plusieurs
têtes.
Le moment est donc venu de présenter une photo de
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groupe plus large, tout d’abord des victimes et ensuite
des auteurs.
1 Les proies
Q
ui est la victime d’une guerre civile, d’un génocide
ou d’un régime répressif ? Cette question paraît
simple à première vue, mais elle ne l’est pas. La reconnaissance en tant que victime crée des droits : à des représailles, à la consolation, à la considération, à une
indemnisation peut-être. Il n’est pas étonnant que la
question suscite de vives discussions. Il a fallu des années aux Nations unies pour élaborer une définition
pouvant faire l’objet d’un consensus assez général. Le
premier pas a été accompli fin 1985, lorsque l’Assemblée
générale a défini dans une déclaration solennelle qui
devait être considéré comme victime d’un ‘abus de pouvoir’. Le texte comportait encore pas mal de flou. Avec la
mise en place de la Cour pénale internationale, la définition de la victime a été affinée. Il s’agit à présent de celui
qui a subi une douleur physique ou mentale, une souffrance émotionnelle ou une perte économique à la suite
d’un crime qui relève de la juridiction de la Cour pénale.
Les personnes se trouvant dans l’environnement de ce
que l’on appelle les ‘victimes directes’ relèvent également de la définition, en premier lieu les membres de la
famille. Si le crime affecte des organisations, on parle de
victimes collectives. Le document de la Cour pénale se
réfère à cet égard aux institutions qui sont actives dans le
domaine de l’enseignement, de la religion, de la bienfaisance, de l’aide aux malades, de l’art et de la science.
23
Il règne une grande diversité
Ce que les Nations unies ou d’autres organismes officiels couchent sur papier est extrêmement important.
Mais, les victimes, les politiques, les chefs religieux, les
universitaires vont généralement bien plus loin. Ainsi,
ils utilisent parfois une définition fort large de la famille. Un exemple frappant peut en être trouvé en
Afrique du Sud. La Commission de vérité mise en place
dans ce pays a considéré comme membres de la famille
des victimes directes : les parents (ou ceux qui s’étaient
substitués à un parent), l’époux ou l’épouse (également
au sens du droit coutumier ou selon les lois religieuses
ou indigènes), les enfants (nés dans le mariage ou en dehors de celui-ci, également les enfants adoptés) et tous
ceux qui étaient placés sous la protection de la victime
selon le droit coutumier ou en vertu d’une autre législation. Il doit en être ainsi si l’on veut tenir compte de la
réalité africaine de l’extended family et de la polygamie.
Une autre extension bat en brèche l’espoir que le
temps guérit toutes les blessures. La douleur ne connaît
pas d’échéance. Un récit singulier a été publié à ce sujet
dans le Washington Post du 22 août 2005. Quelques dizaines d’Américains d’origine japonaise d’un âge avancé
avaient enfin obtenu la veille le diplôme qui leur avait
été refusé au cours de la seconde guerre mondiale. Selon le journal, cette nouvelle avait suscité des larmes
chez les plus vieux et des cris de joie chez leurs enfants
et petits-enfants. Le gouvernement américain avait, entre
1942 et 1945, interné dans des camps plus de cent vingt
mille Japonais de souche, dont un grand nombre était
né aux États-Unis. Comme s’ils étaient tous des traitres
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à la patrie. Toshiko Aiboshi, âgée de 77 ans et enfin diplômée a déclaré au journaliste qu’elle et bon nombre
de ses congénères n’avaient jamais complètement assimilé cette période. En 1988, le gouvernement a certes
présenté officiellement ses excuses. Les survivants ont
reçu vingt mille dollars de dommages et intérêts pour
préjudice moral. Mais le passé a continué de tenailler les
survivants. Bien souvent, la douleur s’insinue également
dans l’existence des générations suivantes et fait une
victime de celui qui n’a pas vécu lui-même les événements. Le traumatisme que l’holocauste a suscité dans
les familles subsiste parfois encore dans l’esprit des petits-enfants, comme s’il avait été génétiquement transmis.
Dans une guerre civile ou sous une dictature brutale, le
sort de chaque victime est marqué par la tragédie. La
souffrance des femmes et des enfants a pourtant encore
augmenté ces derniers temps. Cela n’est pas étonnant,
car les guerres se déroulent à présent beaucoup moins
sur les champs de bataille où des militaires, donc des
hommes, s’entretuent. La stratégie et la technologie des
armements ont élargi le théâtre des opérations de manière exponentielle. La population civile est devenue
une cible à part entière. Là où opèrent les seigneurs de
la guerre, comme dans de nombreux pays africains, les
femmes et les enfants sont souvent les premières victimes.
Les femmes
Martien Schotsmans est une juriste belge. Elle a travaillé pour Avocats sans frontières au Rwanda et inter25
viewé des victimes du dictateur Hissein Habré au
Tchad. En Sierra Leone, elle a été chef de la ‘legal and reconciliation unit’ (unité juridique et de réconciliation) de
la Commission de vérité. Elle m’a montré un passage du
journal qu’elle tenait lorsqu’elle s’entretenait dans ce
pays avec des femmes ayant été victimes de sévices :
« La fille a environ vingt ans à présent. Un jour, elle a
été emmenée par les rebelles. Porter des affaires, cuisiner, nettoyer, être battue et violée dans la même foulée,
et cela, pendant des mois, des années, peut-être. L’existence dans la brousse est pénible, mais elle y a survécu.
Par sécurité, les initiales du groupe rebelle ont été entaillées dans sa poitrine : RUF. Il n’est alors plus possible de s’enfuir, car on est alors certain d’être liquidé
par les autres. Elle est assise devant moi : forte et dure.
Oui, elle viendra témoigner ; non, elle n’amènera personne de sa famille pour l’assister ; oui, elle se sent assez
forte ; elle racontera tout à la commission ; non, elle n’a
plus besoin de relire sa déclaration ; elle se souvient parfaitement de chaque détail ; non, elle n’a pas besoin de
soins médicaux et, oui, les initiales ont été effacées de sa
poitrine et elle me montre la cicatrice rugueuse : environ
trois centimètres sur six. C’est tout ce que j’en vois. Elle
ne me montrera pas le reste de ses cicatrices. Tout au
moins pas aujourd’hui. »
Les abus sexuels constituent le sort de bon nombre
de femmes en période de guerre et de répression. Les
hommes violent pour le plaisir, pour humilier, pour détruire une communauté par ce moyen. Ce qui prolonge
la douleur parfois de manière infinie, c’est le fait que les
abus sexuels continuent de se faire sentir longtemps
après. C’est un stigmate. Il y a souvent peu de compré26
hension de la part des membres de la famille, des amis
et des voisins, et moins encore d’aide dans l’assimilation
des sévices. C’est également l’objectif des violeurs : occasionner un dommage permanent à une communauté.
Dans une guerre civile, les femmes ne sont même pas
épargnées par les membres de leur propre camp. Ce fait
a été démontré de manière cruelle au Zimbabwe. Dans
les années soixante-dix, des femmes ont participé comme
rebelles à la lutte contre le régime blanc. Elles ont parfois été victimes d’exploitation sexuelle dans les camps
des mouvements de libération. Ce n’est qu’une bonne
vingtaine d’années plus tard que certaines d’entre elles
ont osé dénoncer ces faits. L’ouvrage « Women of Resilience. The Voices of Women Ex-Combatants » / Des femmes qui
résistent. Les voix des anciennes combattantes (2000)
relate les péripéties de neuf d’entre elles.
La guerre est une source de perturbations familiales.
Les femmes restent souvent en arrière comme unique
soutien de famille. Elles-mêmes et leur famille deviennent alors bien plus vulnérables sur le plan économique. Cela les conduit parfois à la prostitution, avec le
risque de contracter le SIDA. Lorsque l’époux revient
comme ancien combattant ou après une captivité, il est
confronté à une femme qui s’est mise à penser et à agir
de manière plus indépendante par la force des choses.
Une violence familiale avec la femme à nouveau dans le
rôle de la victime peut alors s’ensuivre.
Dans le passé, le sort des femmes faisait l’objet de peu
d’intérêt. On constate à présent une évolution progressive dans ce domaine. La justice pénale accorde une
importance plus grande aux abus sexuels. UNIFEM
(United Nations Development Fund for Women / Fonds de dévelop27
pement des Nations unies pour la femme) a déjà plaidé à plusieurs reprises pour une recherche plus orientée sur le
sort des femmes lorsqu’un conflit dégénère. Les commissions de vérité récentes tiennent des séances d’audition spéciales à ce sujet.
Les enfants
Fin octobre 2005, des jeunes du camp de réfugiés de
Kalma (Darfour) ont ‘pris en otage’ pendant trois jours
une trentaine de coopérants soudanais et étrangers. Leur
revendication était la suivante : les enfants sont les premières et les plus faibles victimes de la brutalité de la
guerre, aidez-nous ! L’incident a à peine été relaté par
les médias.
Rien qu’en Afrique, on estime à dix-huit millions le
nombre de jeunes qui ont pris la fuite avec ou sans des
membres de leur famille et qui tentent de survivre dans
un camp. La famine, qui accompagne les guerres civiles,
tue de nombreux enfants là et ailleurs. Il en meurt
d’autres dans les champs de mines, pendant et parfois
longtemps après un conflit. Les seigneurs de guerre enlèvent les garçons et les filles et en font des soldats.
Dans le Nord de l’Ouganda, des milliers d’enfants, appelés navetteurs de nuit, quittent chaque soir la campagne pour la ville. Ils vont s’y cacher des rebelles de
l’armée de résistance du seigneur (Lord’s Resistance Army)
par peur d’être enlevés. Martien Schotsmans écrit à propos des enfants de Sierra Leone : « Les enfants reviennent ou non. Certains sont morts. D’autres ont disparu
pour toujours. Certains étaient trop jeunes, ne savent
pas de quel village ils proviennent, quel était leur nom.
28
Un garçonnet de huit ans est assis dans mon bureau.
Un de nos conseillers bavarde avec lui. Il raconte comment il a été enlevé lorsqu’il avait trois ans. Quel était le
nom de son père ? Peut-il se le rappeler ? Il a l’air si frêle
pour un garçonnet de huit ans. Je le fais dessiner. Est-ce
sa maison ? Oui, il habitait là autrefois. C’est sa télévision, son horloge. Mais il confond la maison de son
père avec celle de la rebelle qui l’a recueilli, avec celle de
son père adoptif. Il confond ses petits congénères avec
son frère. Il aimerait savoir si ses parents sont encore en
vie. Mais il ne sait plus de quel village il provient, ni de
quelle région. Il existe toutes sortes de programmes de
recherche, des photos, des listes de noms qui sont diffusées dans tout le pays. Qui connaît cet enfant ? Personne
ne s’est manifesté. Peut-être les parents sont-ils morts.
Peut-être, y a-t-il tout de même encore de l’espoir ; des
réfugiés rentrent encore de Guinée chaque jour. Qui sait,
les parents se sont-ils enfuis là-bas ? Il raconte sa vie
chez les rebelles. Il a à présent été recueilli par un gentil
monsieur et par sa femme, qui l’envoient à l’école, le
considèrent un peu comme leur enfant, le gâtent, leurs
propres enfants ont déjà quitté la maison et ils veulent
bien garder le garçonnet. Il ne se sent que trop bien là,
aussi ne raconte-t-il rien à son père adoptif, ni de son
passé, ni de son désir de retrouver ses parents, déchiré
par des sentiments de loyauté comme peuvent en avoir
les enfants. Il faut donc également parler avec le père
adoptif, longuement et prudemment, jusqu’à ce qu’il accepte que nous diffusions à nouveau le signalement du
garçonnet sur le réseau de recherche. Non, il n’y a pas
de happy end pour le moment, il faut continuer d’attendre.
Et qui dira où le garçonnet sera finalement le mieux ? »
29
La souffrance des jeunes victimes persiste longtemps.
Les conséquences sont perceptibles pendant de nombreuses années. Des traumatismes qui ne veulent pas
s’effacer. La confrontation forcée avec la violence qui
peut les amener à adopter un comportement agressif
par la suite. Des opportunités d’éducation perdues occasionnant un handicap qui ne pourra plus être surmonté.
La lutte avec ce passé dépasse le plus souvent les forces
des communautés tout de même déjà lourdement affligées. Il y a pourtant des exceptions. Dans quelques pays
africains et asiatiques, les autorités et la population ont
élaboré des activités qui préparent les anciens enfantssoldats à mener une existence aussi normale que possible. L’aide étrangère constitue une autre possibilité.
Au Liberia, Christian Children’s Fund (www.christianchildrenfund.org), une ONG américaine, a accompagné des
milliers d’enfants dans l’assimilation de la misère qu’ils
ont connue durant la guerre. La formation d’aidants locaux était, et est toujours, au cœur du programme. Leur
matériel consiste en un mélange de rituels anciens et de
techniques occidentales. Les guérisseurs traditionnels
jouent également un rôle. portraitisation sèche des victimes. Numéro 1, un homme
de 28 ans, est mort le 11 juin 1966. Numéro 3638, un
père de trois enfants, a été assassiné le 10 janvier 2000.
Mille six cents pages de noms, d’âges, de rencontres
avec la mort. Rien de plus. C’est un ‘qui est qui’ lugubre,
une encyclopédie de la violence absurde.
Cet inventaire est, tout comme toute autre liste de
victimes, le résultat d’une sélection. Il ne comprend que
les personnes décédées, pas celles qui ont été mutilées.
Des choix s’imposent toujours, car on devient victime
en deux étapes. Tout d’abord, il y a l’atteinte à l’intégrité physique, au bien-être psychique ou aux biens matériels. Ensuite, il y a la reconnaissance du fait que l’on a
souffert. Cette deuxième phase est un processus compliqué et souvent imprévisible. Bon nombre de mécanismes,
tant politiques que culturels entrent en jeu. Le résultat
en est inconcevablement radical. Certains bénéficient
d’une reconnaissance et ils acquièrent ainsi les droits
qui y sont liés, bien que cela ne soit pas automatique.
D’autres resteront dans l’ombre avec leur douleur ; inconnus, si ce n’est pour leurs proches. Le risque est
grand que leur confrontation avec le passé soit bien plus
douloureuse.
Qui est victime et qui ne l’est pas ?
En 2000, quatre journalistes irlandais ont publié un
livre hallucinant intitulé Lost lives (Vies perdues). Il raconte, comme l’indique son sous-titre, « the stories of the
men, women and children who died as a result of the Northern
Ireland troubles » (les histoires des hommes, des femmes
et des enfants qui ont perdu la vie à la suite des troubles
en Irlande du Nord). Sa force de frappe réside dans la
30
L’importance des décisions politiques
Le rapport de la Commission de vérité sud-africaine
compte plusieurs milliers de pages. Le tome sept, qui en
comporte 967, contient les noms de 21.523 hommes et
femmes, qui ont été reconnus comme victimes de la
lutte contre l’apartheid. Mais derrière ces personnes se
cachent encore plusieurs centaines de milliers de noirs,
de métis et de blancs. Leurs lésions restent anonymes.
31
C’est la conséquence de décisions politiques. La commission avait un mandat limité. Seules les violations importantes des droits de l’homme entraient en ligne de
compte pour être relatées : assassinat, torture, kidnapping et sévices graves. Une arrestation arbitraire, par
exemple, n’en faisait pas partie, même si l’intéressé avait
été emprisonné pendant une période assez longue. Le
rapport lui-même mentionne qu’au moins 70.000 personnes ont connu cette cuisante expérience. La période
que la commission pouvait examiner était comprise
entre le 1er mars 1960 et le 10 mai 1994. Cette limitation a
également eu pour effet d’exclure des milliers de personnes. Le mandat de la commission avait initialement
une durée de deux ans et demi. Par la suite, il a été un
peu prolongé, mais il est resté beaucoup trop court
pour recenser toutes les victimes de l’apartheid. Alex
Boraine, le numéro deux de la commission, a écrit dans
son A Country Unmasked. Inside South Africa’s Truth and Reconciliation Commission / Un pays démasqué. À l’intérieur
de la commission de vérité et de la réconciliation sudafricaine (2002) que cela aurait demandé vingt à trente
ans. Le coût de la commission a représenté une autre
source de limitations, bien que près de 22 millions de
dollars américains aient été mis à disposition annuellement. D’autres commissions de vérité ont encore été davantage limitées dans leurs possibilités que leur homologue d’Afrique du sud. Cela signifie qu’elles ont encore
pu identifier moins de victimes. Les programmes d’indemnisation de la souffrance subie par les personnes demandent également des décisions politiques qui fonctionnent comme un crible.
Affronter un passé cruel comporte une large part de
32
tragédie, mais être forcé de faire abstraction de victimes
n’est certainement pas la moindre manifestation de
celle-ci.
La culture joue un rôle
Chaque guerre civile, chaque génocide, chaque régime
dictatorial a son caractère propre. Les valeurs et les
normes, la culture au sens large du terme, jouent également un rôle important dans l’approche d’un héritage
aussi âpre. Les conséquences en sont bien perceptibles
dans la recherche des victimes. Les interprétations larges
de la notion de famille, courantes dans les sociétés africaines, élargissent le cercle dans lequel le chagrin fait
l’objet d’une reconnaissance. Lorsque les abus sexuels
ne sont pas considérés comme un crime grave, c’est l’inverse qui se produit. C’est pourquoi un nombre de
femmes beaucoup moins élevé que l’on pouvait s’y attendre figure sur la liste de la Commission de vérité sudafricaine.
Se faire connaître comme victime, par exemple auprès
d’une commission de vérité, exige une panoplie d’aptitudes sociales. Il faut pouvoir donner un nom approprié
à ce que l’on a subi (naming), connaître parfaitement
l’auteur (blaming) et savoir ce qui existe en matière d’indemnisation (claiming). Il s’agit d’un obstacle sérieux. Et
le traumatisme peut être si profond que les gens ne
croient plus en l’une ou l’autre forme de réparation.
Cela les rend passifs. Ou bien, ils recherchent l’ombre
par remords, parce qu’ils ont survécu et d’autres pas.
La vision individuelle du statut de victime est certainement aussi importante. Certains refusent radicalement
33
l’appellation de victime. Ils se considèrent comme combattant de la liberté, martyr, héro et ils veulent être appelés ainsi. D’autres préfèrent être qualifiés de ‘survivant’. Cela paraît moins nécessiteux, plus axé sur l’avenir que sur le passé.
Compétition
La tentation est grande de considérer tous ceux qui ont
souffert comme des alliés naturels, comme des membres
d’une famille harmonieuse. Mais il n’en est pas ainsi en
réalité. Cela se bouscule sur le marché de la compassion
et de la compréhension. L’enjeu est élevé : compensations, discrimination positive sur le plan de l’éducation
et du logement, marques d’estime sous la forme de monuments, de médailles, de musées et de commémorations, une place dans la mémoire collective.
Après la seconde guerre mondiale, un débat passionné a éclaté en Belgique, en France et aux Pays-Bas entre
les victimes de l’occupant allemand. Les résistants, les
déportés, les prisonniers politiques, les communistes et
les Juifs survivants ont tenté de faire reconnaître leur
souffrance comme plus importante que celle des autres.
Ce débat n’est toujours pas complètement clos. Au Rwanda d’après le génocide également, on observe quelque
chose de ce genre. Plusieurs organisations de sinistrés se
battent dans ce pays pour obtenir la priorité. On est
loin de la solidarité.
Dans une autre arène, des groupes luttent pour ce
que Peter Novick, un historien américain, a appelé
l’Olympics of genocides (Les jeux olympiques des génocides). Certains groupes de pression juifs vont très loin
dans ce domaine. Selon eux, l’holocauste est tellement
34
unique comme génocide que les autres cas d’extermination de peuples ne méritent pas cette qualification.
Que veulent les victimes et leurs héritiers ?
Au cours de 2006, une commission officielle a examiné
les actes de violence raciste s’étant déroulés à Wilmington (États-Unis). Ce genre d’examen n’est pas rare en
Amérique, mais il y a quelque chose d’étrange en l’espèce. Plus de cent ans se sont écoulés entre les faits et
l’enquête, puisque les événements qui sont examinés à
présent se sont produits en 1898. À l’époque, soixante
noirs ont été assassinés et plus de deux mille ont été
contraints de fuir. La commission propose aujourd’hui
d’indemniser les descendants des victimes.
Mon dossier de coupures de journaux regorge de récits de ce genre. J’en extrais quelques articles récents.
Autrefois, entre 1884 et 1915, la Namibie était une colonie allemande. En 1904, la population Herero s’est soulevée contre le colonisateur. Lothar von Trotha, général
de service, a donné l’ordre de tuer chaque Herero. Les
hommes, les femmes, les enfants et leur bétail. Ce fut le
premier massacre de ce qui allait devenir un siècle sanglant. En 2004, le gouvernement allemand a présenté
ses excuses et offert beaucoup d’argent. Mais l’affaire
n’est pas terminée. Une ONG locale a assigné en justice
l’Allemagne et deux sociétés, dont la Deutsche Bank.
Elle réclame 2,35 milliards de dollars américains de
dommages et intérêts. Cela s’appelle une dette impayée.
Fin 2005, deuxième exemple, le gouvernement brésilien
a levé l’embargo sur 1200 boîtes pleines d’archives relatives à la dictature militaire (1964-1985). Des dizaines de
35
milliers de documents témoignent de violations des
droits de l’homme. Le passé ressuscite donc là aussi. En
avril 2009, l’Allemagne, de son côté, a donné le libre
accès aux archives de l’holocauste. Celles-ci contiennent des informations sur plus de 17 millions d’internés
de camps de concentration, de travailleurs forcés et
d’autres victimes du Troisième Reich. L’Allemagne s’y
était refusée pendant soixante ans. Pour des centaines
de milliers de survivants ou de membres de la famille
des personnes décédées, cette opportunité représente
une fenêtre grande ouverte sur ce qui ne peut être
oublié. Ou prenons l’affaire des enfants des lebensborn
norvégiens où les nazis ont voulu élever une race pure
durant l’occupation. Un père allemand, une mère norvégienne. Après la guerre, les enfants ont été rejetés. À
présent quelques-uns d’entre eux traînent le gouvernement norvégien devant la Cour européenne des droits
de l’homme à Strasbourg. Ils estiment avoir été insuffisamment protégés dans les homes où ils ont été abandonnés. L’enfant le plus connu des lebensborn est AnniFrid Lyngstad, la chanteuse du groupe ABBA. La Cour
a également été saisie par des Polonais en avril 2006. Il
s’agit de membres de la famille d’officiers ayant été assassinés en 1940 sur l’ordre de Joseph Staline. Ils veulent, après tout ce temps, faire établir les responsabilités
de manière très précise. La justice russe s’est déclarée incompétente et ils se tournent donc à présent vers la juridiction de Strasbourg. L’Australie est encore confrontée
chaque jour avec l’héritage des injustices commises à
l’égard des aborigènes. La vérité sur ce point a longtemps été tue et ce silence a ainsi eu des conséquences.
N’étant pas gênés par le moindre remords, les Austra36
liens blancs ont laissé s’opérer toutes sortes de formes
de discriminations graves. C’est ainsi que la coutume de
retirer les enfants des familles aborigènes et de les placer dans des familles ou des foyers blancs a survécu
jusqu’en 1970-1975. En 1997, un rapport ahurissant a été
publié à ce sujet, Bringing Them Home. (Les ramener chez
eux) L’émotion soulevée n’était pas encore retombée
qu’un autre rapport a de nouveau suscité une grande effervescence. De l’argent qui était destiné aux aborigènes
au cours du dernier quart du vingtième siècle s’était retrouvé dans la caisse noire du gouvernement et y était
resté. Lors des Commonwealth Games (jeux du Commonwealth) de Melbourne (2006), des tracts évoquaient invariablement les Stolenwealth Games (jeux de la richesse
volée). En Australie, avant-hier, hier et aujourd’hui cohabitent très étroitement.
L’indemnisation de la douleur subie figure en première
position pour nombre de victimes. Cela est compréhensible s’il s’agit d’une perte récente, quotidiennement
perceptible, mais les très anciennes blessures suscitent
également encore des demandes de compensation du
dommage, qui se fait encore sentir. Dans certains cas,
c’est une réparation morale qui est demandée, une
simple reconnaissance comme victime par exemple. Ou
bien, on veut ouvrir des affaires pour finalement entendre ce qui s’est produit dans le passé. D’autres encore réclament à la fois un dédommagement, une reconnaissance et des informations.
37
2 Les chasseurs
I
l y a Adolf Hitler et il y a Arthur Neville Chamberlain,
le premier ministre britannique qui a laissé faire le
dictateur en 1938. Il y a Joseph Staline et il y a ses partisans en occident qui défendaient les goulags. Il y a
Saddam Hussein et il y a le gouvernement américain
qui a doublé l’aide à l’Irak en 1989, quelques mois
après le gazage de centaines de Kurdes. Il y a Gideon
Johannes Nieuwoudt, tortionnaire de noirs et de métis
et les amis étrangers de l’apartheid. Il y a les journalistes
de la radio de la haine Mille Collines à Kigali et il y a le
Pentagone qui n’a pas voulu détruire l’émetteur. Il y a
les chasseurs qui tuent et torturent et il y a les spectateurs qui applaudissent ou qui ferment les yeux. Tous
sont responsables de l’une ou l’autre manière.
La responsabilité est un monstre à plusieurs têtes
Chaque conflit brutal engendre une grande diversité de
coupables. Des hommes et des femmes, des instances officielles et des particuliers, des locaux et des étrangers,
des généraux et de la piétaille. Le poids de leur responsabilité détermine leur place dans la hiérarchie du mal.
Ceux qui ont transgressé les lois pénales de la communauté internationale figurent en tête de liste. Les crimes
contre l’humanité, les génocides, les crimes de guerre et
les violations graves des droits de l’homme constituent
les catégories qui parlent le plus à l’imagination. Elles
attirent également le plus l’attention.
Bien plus loin, dans une zone grise étendue, il y a la
faute qui n’est pas de nature criminelle, mais d’ordre
38
politique ou moral. Dans les dernières années de l’apartheid, un doigt accusateur a souvent été pointé vers tous
ceux qui avaient profité du système. Ils n’avaient ni
assassiné ni torturé, mais ils se trouvaient toujours au
premier rang lors de la distribution des emplois, pour
bénéficier des soins de santé, de l’éducation, de logements. Antjie Krog, poétesse et journaliste afrikaner les
a décrits dans son livre La douleur des mots (2004). Dans
l’avant-propos de la traduction néerlandaise de cet ouvrage, Adriaan van Dis prolonge encore la nécessité de
sentiments de culpabilité. Je cite ces propos : « Bon
nombre des choses qui se sont passées en Afrique du
sud concernent notre avenir. Le rapport entre blanc et
noir équivaut à riche et pauvre, Nord et Sud. (…) Les
questions qu’Antjie Krog se pose, sont des questions
que nous pouvons nous poser ici également : dans
quelle mesure est-ce que je profite du fait qu’autrui est
lésé ? En suis-je personnellement responsable ? Que valent pour les victimes ma culpabilité et ma honte ?
Qu’exige la victime du coupable ? Le passé me sera-t-il
reproché à moi et à mes petits enfants ? » [traduction
libre]
Autour de ces silent beneficiaries (bénéficiaires silencieux)
comme on les appelle dans la littérature, gravite un
autre groupe : les spectateurs qui regardent dans l’autre
direction, qui ne lèvent pas le petit doigt. Samantha
Power, une journaliste américaine en a dressé le portrait
en termes durs dans Bystanders in genocide (Les spectateurs
du génocide), un article qui est paru dans l’Atlantic
Monthly de septembre 2001. Dans cet article, elle examine la responsabilité des États-Unis (et incidemment
de la Belgique et de la France) dans le génocide commis
39
au Rwanda. Les responsables politiques de ces pays savaient ce qui se passait. Ils avaient la possibilité d’intervenir, mais ils ont préféré déclarer forfait – essentiellement pour des considérations de politique intérieure.
La dernière catégorie d’acteurs est la plus problématique car il n’est pas toujours certain qu’ils ont vraiment
une responsabilité morale. J’illustre la question par un
exemple. Au cours de l’été de 1994, des centaines de milliers de Hutus ont fui le Rwanda. Ils se sont retrouvés
dans des camps de l’Est du Congo. Quelques sections
nationales de Médecins sans frontières y ont joué un
rôle important dans l’accueil des réfugiés malades et
sous-alimentés. Après quelque temps, il s’est toutefois
avéré que des extrémistes Hutus utilisaient les camps
pour le regroupement des milices Interahamwe. Les
membres de MSF se sont alors retrouvés devant un pénible dilemme. Partir pouvait signifier l’arrêt de mort
d’innombrables réfugiés. Rester pouvait déboucher sur
une complicité avec des actions futures des Interahamwe. L’équipe belge a encore continué de travailler pendant un an. Cette attitude lui a valu de violentes critiques, également d’organisations sœurs. Des personnes
peuvent ainsi se voir également imputer une responsabilité morale, involontairement et même de bonne foi.
Une multitude de motifs
L’objectif poursuivi dans les tribunaux et les commissions de vérité consiste à préserver autant que possible
le passé de la guerre civile, de la dictature ou de la répression sanglante. Il est important en l’espèce de parvenir à comprendre ce qui pousse ceux qui planifient et
40
qui exécutent les grandes atrocités. Celui qui décèle
leurs motifs, est mieux en mesure d’intervenir préventivement en cas de menace de nouveaux excès.
Il y aurait de quoi remplir une fameuse bibliothèque
avec les publications relatives aux sources des comportements violents. On peut y lire que les auteurs peuvent
être poussés par des stimuli biologiques, psychiques,
politiques et culturels. Je me bornerai à faire un bref
tour de la littérature concernant la politique et la culture
en tant que fournisseurs de motifs.
1. Les dictatures, surtout leur variante militaire, ont toujours et partout eu recours à un mobile évident : les
ordres sont les ordres. Ce raisonnement était renforcé, si
nécessaire, par la contrainte physique pour les hésitants.
Depuis les procès de Nuremberg, un ordre d’en haut
n’exonère plus un coupable de sa responsabilité. Mais à
ce jour, l’expression ‘un ordre est un ordre’ reste l’un
des stimuli les plus puissants pour inciter les gens à assassiner et à torturer.
2. En outre, chaque régime répressif élabore des lois qui
couvrent complètement les crimes perpétrés au nom de
l’État. Cela supprime des hésitations éventuelles chez
des coupables potentiels ou confère un sentiment d’innocence à celui qui a commis des crimes. La France a
connu au cours de la seconde guerre mondiale ce que
l’on appelle une collaboration d’État. Un appareil administratif du pays, le régime de Vichy, a fait sien un ordre
transmis par l’occupant allemand. Beaucoup, croyant
que ‘Vichy’ était un gouvernement légitime, ont agi selon
les lois de celui-ci, même lorsque cela les a conduits à
41
collaborer à la chasse aux Juifs. C’est également un problème fondamental en Europe centrale et orientale postcommuniste. La police secrète et ses informateurs, les
juges et les censeurs ont agi selon les instructions. Le
comportement en résultant n’était pas selon eux interdit
par la loi pénale en vigueur à l’époque.
3. Adriaan Vlok, ministre de la loi et de l’ordre dans
le dernier gouvernement de l’apartheid en Afrique du
Sud, a expliqué devant la Commission de vérité comment des personnes étaient induites par des détours à
commettre des crimes atroces. L’utilisation ambiguë de
la langue dans les milieux politiques devait supprimer
les obstacles éventuels. Dans les communications avec
la police et l’armée, il n’était donné aucune définition
précise des termes tels que ‘détruisez’, ‘faites disparaître’,
‘éradiquez’, ‘éliminez’, ‘neutralisez’, ‘taking out’, ‘informal
policing’, ‘methods other than detention’ (suppression, maintien de l’ordre informel, méthodes autres que la détention). Cela laissait une large marge d’interprétation à
ces instances. Ce sont des mots qui assassinent.
4. Le recours à des termes qui retirent sa nature humaine à l’opposant va encore un peu plus loin. C’est
une technique qui transforme en assassins des hommes
et des femmes tout à fait ordinaires. Le Rwanda a en fait
une démonstration convaincante au printemps de 1994.
La radio Mille Collines qualifiait les Tutsis de cancrelats. Pour des dizaines de milliers de Hutus, cela a
constitué un alibi pour éliminer leurs voisins. Les
membres des milices serbes, quant à elles, qualifiaient
les musulmans de chiens que l’on peut abattre.
42
5. Un mobile par excellence est l’opinion qu’un acte
(criminel) repose sur une base politico-idéologique. La
violence est alors considérée comme moralement justifiée. C’est un instrument dans la lutte pour la liberté par
exemple. Ou bien cela constitue la réponse à une violence encore plus grave de la part d’un État répressif ou
de l’ennemi.
6. Une culture d’impunité engendre des coupables.
C’est une dernière source de mobile, mais certainement
pas la moindre. Si année après année, conflit après
conflit, on passe l’éponge sur les violations des droits de
l’homme, il ne reste plus beaucoup d’obstacles à un
comportement violent.
Il y a des auteurs chez lesquels tous ces mobiles sont
réunis. Ils constituent le noyau le plus sombre de ce que
les guerres civiles et les régimes répressifs occasionnent
comme violence. Même après, ils restent incurables. En
voici un exemple sud-africain.
Truth and lies / Mensonges et vérités (2001) est un livre
de photos de Jillian Edelstein sur la Commission de
vérité d’Afrique du sud. Elle dresse le portrait, en marge
des audiences publiques, des coupables en quête
d’amnistie et des victimes en quête de reconnaissance.
Michael Ignatieff, un écrivain canadien, a rédigé l’introduction. Je regarde une des photos à travers ses yeux.
Deux hommes. Un agent de sécurité et Gideon Johannes
Nieuwoudt, assassin et tortionnaire notoire, après sa
plaidoirie en vue d’obtenir l’amnistie. Ignatieff déclare :
« C’est un cliché remarquable. Nieuwoudt regarde droit
dans l’objectif, une cigarette tenue de manière virile et
43
nonchalante dans une main, l’autre dans la poche du
pantalon. Mais il y a surtout l’ébauche d’un sourire. Cet
homme a torturé des hommes et des femmes avec la cigarette qu’il tient si nonchalamment dans la main
droite. Il se délecte de l’attention de l’appareil. Son regard semble me dire : oui, je suis un des secrets les plus
profonds de l’apartheid. Je me trouvais au cœur de celui-ci. Jugez-moi autant et aussi longtemps que vous
voulez. I don’t care. » [traduction libre] La photo montre
ce que la Truth and Reconciliation Commission (Commission
de vérité et de réconciliation) n’a pu montrer : l’aplomb
de celui qui décidait de la vie ou de la mort, qui continue à mentir sans se gêner, de l’apartheid après l’apartheid.
Nieuwoudt, Afrikaner jusqu’à la moelle des os, est
âgé de vingt et un ans lorsqu’il se mue en born-again
Christian (chrétien ‘nouveau-né’). Cinq ans plus tard, il
est alors officier dans la police de sécurité, il assassine
Steve Biko, militant anti-apartheid. Non pas parce que
celui-ci était un opposant particulièrement dangereux,
mais, dixit Nieuwoudt, parce qu’il s’agissait d’un Cafre
particulièrement arrogant. Rendez-vous compte, il ne
voulait pas se lever durant son interrogatoire. Biko a été
le premier d’une longue liste de liquidations auxquelles
Nieuwoudt a participé. Devant la Commission de vérité,
lorsqu’il a justifié sa demande d’amnistie, il n’a pas nié
la plupart des assassinats. Il s’est seulement abstenu de
révéler la vérité sur ce qui s’était exactement passé. Il ne
s’est guère exprimé sur les raisons pour lesquelles ces
hommes devaient mourir et sur la manière dont il a procédé. Il n’a pas obtenu d’amnistie générale, a été arrêté
et a été condamné à 20 ans d’emprisonnement, ce qu’il
44
n’a pas compris. Lors de sa condamnation, il a déclaré à
un journaliste : « À présent, je constate combien le désir
de réconciliation est faible ici ». Nieuwoudt est le prototype du coupable qui croit dur comme fer qu’il a raison.
Il y a une composante religieuse : la bible à portée de
main, le fait d’être un membre fidèle de l’Église réformée hollandaise favorable à l’apartheid, la haine des
communistes également. Son psychiatre a déclaré à la
Commission de vérité qu’il avait été marqué toute sa vie
par un événement survenu dans sa jeunesse. À l’école,
un pasteur qui s’était enfui de Roumanie est venu raconter comment il avait été torturé pendant des années.
Et Nieuwoudt est convaincu de la suprématie de la race
blanche. Selon ses propres dires, il a assassiné pour
Dieu et pour l’Afrique du Sud blanche.
L’apitoiement sur soi-même n’est pas rare chez les
personnes de cette espèce. Dans sa plaidoirie pour l’amnistie, Nieuwoudt s’est plaint d’être victime d’un stress
posttraumatique. Ou selon les paroles de son psychiatre : « I think Mr Nieuwoudt just killed too many people and it
just became too much for him » (Je pense que M. Nieuwoudt a
simplement assassiné trop de gens et cela est simplement devenu trop pour lui). L’empathie est également
étrangère à lui et à ses congénères. Dans les années
quatre-vingts, Nieuwoudt a assassiné Siphiwo Mtimkhulu, un leader étudiant noir. En 1998, il a demandé et
obtenu de la Commission de vérité l’amnistie pour cet
acte – bien qu’il soit resté vague, à la grande consternation de la mère de la victime, sur les circonstances dans
lesquelles le jeune homme avait été tué. Peu après, il
s’est rendu dans la famille de Mtimkhulu en compagnie
d’une équipe de télévision, soi-disant pour demander
45
pardon. Tout le pays a pu voir au journal télévisé le fils
de Siphiwo le frapper sur la tête avec un vase. Les bourreaux voient toujours les événements qui se sont déroulés d’une manière entièrement différente des victimes.
Chez des personnes comme Nieuwoudt, ce fossé est infranchissable.
Gideon Johannes Nieuwoudt est décédé fin août
2005, à l’âge de 54 ans. Il avait un cancer du poumon.
La cigarette avec laquelle il avait torturé les noirs et les
métis a exécuté la sentence.
3 Quand les victimes et l es bourreaux
ch angent ré gulièrement de rôl e
« Q
ui sont les bons ? Qui sont les méchants du
film ? Voilà ce qu’en Europe les Européens
bien intentionnés, Européens de gauche ou progressistes et autres intellectuels, veulent savoir avant toute
chose. Pendant la guerre du Vietnam, c’était facile. Le
peuple vietnamien était la victime, les Américains du
mauvais côté. Avec l’apartheid, pareil : l’apartheid était
un crime, combattre pour la libération nationale, pour
l’égalité et la dignité humaine était juste. » C’est par ces
phrases qu’Amos Oz débute son ouvrage Comment guérir
un fanatique (2006). Mais, ajoute-t-il, dans le conflit israélo-palestinien, les choses sont moins claires. On ne sait
pas qui sont les anges et qui sont les démons. Le puzzle
compliqué que représente la situation au Moyen-Orient
n’est pas une exception. Il suffit de parler de génocide
au Burundi pour que les Hutus et les Tutsis évoquent
une période différente de l’histoire sanglante de leur
46
pays. Ils sont empêtrés dans une spirale d’accusations
mutuelles. J’ai vécu cela lors d’une séance spéciale consacrée à la réconciliation au parlement burundais.
L’ex-Yougoslavie constitue un autre exemple frappant de cette divergence de points de vue. Pas mal de
Serbes trouvent notamment dans la guerre avec les
Turcs, au quatorzième siècle, des motifs de mépriser encore à présent les musulmans bosniaques. S’agissant des
Croates, ils n’ont pas oublié que ceux-ci ont terrorisé les
Serbes au nom des nazis entre 1940 et 1945. Chaque
groupe de population colonise ainsi un épisode du passé pour en faire un bon et un mauvais usage. La guerre
dans cette région a rendu encore plus explosif le cocktail des ingrédients historiques. À chaque fois, la mémoire se concentre sur les périodes au cours desquelles
on a été victime. C’est à cet égard que Vera M., un de
mes personnages, rejoint mon expédition dans le pays
du passé non assimilé.
Une responsabilité partagée
Le 18 novembre 1991, la ville croate de Vukovar tombe
aux mains des troupes de l’armée populaire yougoslave,
après un siège de trois mois. Plus de 90 % des habitations étaient déjà détruites à ce moment, mais le pire
était encore à venir. Deux jours plus tard, les vainqueurs
sortent 250 blessés et membres du personnel soignant
de l’hôpital local, les conduisent dans une porcherie
dans l’agglomération voisine d’Ovcara, les exécutent et
jettent leurs corps dans une fosse commune. Quelque
cinq mille autres habitants sont rassemblés dans un hangar, un peu en dehors de la ville. Leur terminus – pour
47
certains également au sens littéral – est l’un des camps
situés en territoire serbe.
Nous sommes le 18 novembre 2002. Selon l’habitude,
chaque année Vukovar commémore le souvenir des assassinats perpétrés par les Serbes fin 1991. Je participe à
un symposium sur les droits de l’homme. Je m’entretiens avec des survivants des camps serbes, je contemple
avec eux ce qui est toujours une ville dévastée (je me dis
qu’elle ressemble à un des décors du film Saving Private
Ryan/Il faut sauver le soldat Ryan), je participe à un
hommage fleuri au monument d’Ovcara. Et je fais tout
cela avec des sentiments très mélangés, car je me retrouve manifestement sans le vouloir au milieu d’un rituel nationaliste. Le soir, dans un restaurant, les récits
concernant les atrocités commises par les Serbe se
succèdent. Il y a un bref moment de silence lorsque
Vera M. évoque l’assassinat de son père, de son frère et
de son fiancé. Le traumatisme est fort profond, tout
comme la rancœur et la haine à l’égard des anciens
occupants. Je ne ressens absolument pas la nécessité
d’entamer une discussion avec elle. Je cherche bien à
débattre de la question avec des historiens et des sociologues de l’université de Zagreb. Mais ils s’y refusent.
Leur thèse est claire : les Serbes détiennent le monopole
de la violence extrême. L’ambiance se refroidit encore
lorsque j’aborde la question de la responsabilité partagée. N’y a-t-il pas eu des crimes commis par l’armée
croate dans la Krajina où vivaient de nombreux Serbes ?
En oblique par rapport à moi, est assis un homme qui se
dit colonel. Il a participé aux combats il y a onze ans.
L’après-midi, il m’avait montré la tombe de son frère,
tué par une grenade serbe. Son attitude témoigne à pré48
sent d’une fureur contenue. Non, mais des fois, que
pense donc ce donneur de leçons belge ? N’a-t-il pas vu
notre chagrin ? Un sentiment de honte m’envahit un
bref moment. Après le repas, je me promène dans Vukovar avec Vera M. et quelques-uns de ses amis. Je vois
l’un d’entre eux cracher sur l’avis mortuaire d’un voisin,
un Serbe, imprimé en caractères cyrilliques.
En prenant congé, je reçois une réplique en pierre, de
vingt centimètres de hauteur, du château d’eau criblé
de balles de Vukovar, un des symboles de la dévastation. L’objet a un aspect très réaliste. Une dernière tentative pour me convaincre ? Par la suite, j’apprendrai
que deux mois auparavant, des tombes ont été endommagées dans un cimetière serbe. C’était le septième incident de ce genre à Vukovar cette année. En 2003, cela
s’est produit à nouveau : une église orthodoxe serbe a
également subi des dégâts.
En 2006, le club de football Dinamo Zagreb a offert la
recette de son dernier match comptant pour le championnat à une ‘fondation pour la vérité sur la guerre
dans la patrie’. L’argent est destiné aux Croates qui sont
détenus à La Haye, en attente de jugement, car ce sont
des héros. Le général Ante Gotovina, en particulier, fait
l’objet d’un puissant élan de sympathie. Il a participé
comme officier à l’Opération Tempête, l’offensive éclair
par laquelle les Croates ont reconquis en août 1995 la région de la Krajina contrôlée par les Serbes. Un journaliste belge, Mon Vanderostyne, a été le premier reporter
étranger à pouvoir visiter la région. Il a écrit dans son
reportage dans le journal de l’époque : « À gauche et à
droite de la route, sur une distance de plus de cinquante
49
kilomètres, toutes les fermes étaient en feu. C’était la
tactique de la terre brûlée. Cent cinquante mille Serbes
ont été chassés ; la politique de l’incendie volontaire
était destinée à éviter leur retour à tout jamais. » Vanderostyne a vu une unité de police de la région de Vukovar, donc bien loin de là, « voler des voitures et charger
au maximum des camions avec des télévisions, des
chaînes hifi, des boîtes de chaussures, de lourdes malles
et de grands sacs au contenu indéterminé. » L’acte d’accusation officiel contre Gotovina fait état d’exécutions
et de tortures arbitraires. Son procès a débuté à La
Haye en mars 2008. Mais pour Vera M. et ses congénères, il est et demeure un héros.
C’est le hasard qui m’a conduit à Vukovar en Croatie. Il
aurait également pu s’agir de Knin, dans la Krajina.
J’aurais alors entendu des récits similaires, mais cette
fois dans la version serbe. Une telle mainmise sélective
sur l’histoire rend difficile l’assimilation d’un passé
sombre. La reconnaissance des blessures mutuelles constitue une étape cruciale, mais également particulièrement
difficile du processus de cicatrisation. L’Irlande du
Nord en apporte la preuve depuis des années déjà. Les
forces de l’ordre et les paramilitaires protestants ont assassiné plus de mille citoyens catholiques. L’IRA et les
milices apparentées sont, pour leur part, responsables
d’environ 60 % de tous les assassinats commis entre
1966 et 1999. Les deux camps se considèrent comme les
victimes et considèrent les autres comme les coupables.
Fort heureusement, il existe toujours au milieu d’un
océan d’incompréhension des îlots de respect pour ce
qui constitue une vérité douloureuse, à savoir que les
50
coupables et les victimes ont fréquemment changé de
rôle. Au printemps de 2004, j’ai vu à l’œuvre à Belfast
les habitants d’un îlot de ce genre. C’était à l’occasion
d’une table ronde sur la réconciliation. Des membres
des deux communautés dont la ville est constituée
s’étaient réunis pour chercher à déterminer ce qui les
liait. Les participants étaient assis par ordre alphabétique, catholiques et protestants, républicains et loyalistes, côte à côte. Je m’y suis entretenu avec Monica
McWilliams. Elle avait fondé en 1996 un parti féministe
pluraliste, la Northern Ireland Women’s Coalition (coalition
des femmes d’Irlande du Nord) et représentait ce
groupe à l’assemblée nord-irlandaise. Les femmes, a-telle déclaré, établissent plus facilement des ponts. Elles
reconnaissent également plus rapidement que chaque
camp compte des victimes et des coupables. « C’est ce
que nous avons démontré lors des négociations qui devaient aboutir à l’accord du Vendredi saint (avril 1998),
la première étape vers une paix véritable. Les hommes
quittaient souvent la salle par pure frustration. Les
femmes continuaient à parler. Nous considérons un
compromis comme un signe de force, pas de faiblesse. »
Un négociateur britannique a déclaré par la suite lors
d’une interview : « Chaque fois que les hommes se reprochaient des crimes du passé, les femmes parlaient de
leurs enfants, de leur chagrin, de leur espoir d’une vie
meilleure. Cela débloquait les discussions. »
Les enfants-soldats
Il est particulièrement difficile à dire de certaines personnes si elles sont coupables ou victimes. Les enfants51
soldats, l’exemple le plus criant, sont un mélange des
deux. Ils ont parfois participé activement aux formes de
violence les plus atroces. En même temps, ils ont été,
dans de nombreux cas, kidnappés, forcés d’assassiner et
ont eux-mêmes fait l’objet de mauvais traitements répétés. Le passé qu’ils doivent assimiler est particulièrement ambigu.
Des informations divergentes circulent sur le nombre
d’enfants-soldats. Le chiffre le plus souvent cité s’élève
à trois cent mille, tous âgés de moins de dix-huit ans. Il
en existe dans une trentaine de pays. Jusqu’il y a peu,
c’était surtout la Sierra Leone, le Liberia et l’Ouganda
qui faisaient la une de l’actualité, donc à nouveau
l’Afrique. Il y a toutefois autant de raison de tourner les
regards vers l’Asie. Un grand nombre d’enfants ont été
engagés dans les opérations comme soldats ces dernières années en Afghanistan, en Inde (plus précisément au Cachemire), en Indonésie (chez les rebelles de
la province d’Atjeh), au Laos, au Myanmar, aux Philippines, au Népal, au Sri Lanka (chez les tigres tamouls),
ainsi qu’en Thaïlande et au Yemen.
À la fin de la seconde guerre mondiale, l’Allemagne a
poussé ses propres enfants dans la zone des combats.
En Belgique, en France et aux Pays-Bas, des milliers
d’hommes sont allés combattre comme volontaires sur
le front de l’Est. Certains avaient bien moins de 18 ans.
Le phénomène n’est certainement pas nouveau, mais on
assiste tout de même à une augmentation spectaculaire
depuis les années quatre-vingt-dix. Deux évolutions
jouent un rôle en l’espèce. D’une part, les armes portatives sont devenues beaucoup plus légères et donc plus
faciles à manier pour des enfants et, d’autre part, on as52
siste à une progression des seigneurs de la guerre et de
leurs bandes. Nullement gênés par les conventions de
Genève ou par un quelconque code de l’honneur, les
enfants constituent pour eux une proie évidente.
En 1994, les Nations unies ont demandé à Graça Machel,
veuve d’un ancien président du Mozambique, de rédiger un rapport sur les enfants dans la guerre. Elle a
publié celui-ci en 1996. Huit ans plus tard, elle déclarait
à ce sujet que la question ne suscitait guère d’intérêt à
l’époque. Même la problématique des enfants-soldats
ne faisait l’objet d’aucune attention. Cela a changé
peu après. Quelques ONG internationales, dont Human
Rights Watch et Amnesty International, ont formé en 1998 la
Coalition to Stop the Use of Child Soldiers / La coalition pour
mettre fin à l’utilisation d’enfants-soldats (www.childsoldiers.org). En février 2002, la convention des Nations unies sur les droits de l’enfant a été complétée
d’un protocole qui fixe à dix-huit ans l’âge minimum
pour participer aux conflits armés. En novembre 2008,
un peu plus de cent vingt États avaient déjà ratifié le
protocole. Et pour la Cour pénale internationale, le recrutement d’enfants de moins de 15 ans constitue un
crime de guerre. Thomas Lubanga Dyilo, un ancien
seigneur de la guerre de l’Est du Congo comparaît actuellement devant la Cour pénale internationale. Il est
accusé d’avoir recruté des enfants-soldats. Cette évolution est importante, mais elle n’a pas fait disparaître le
phénomène de la planète. Dans son rapport 2004-2007,
la Coalition indique que depuis 2004, des enfants-soldats ont été libérés ou démobilisés en Afghanistan, au
Burundi, en Côte d’Ivoire, au Liberia et au Sud-Sou53
dan. Mais dans l’intervalle, des dizaines de milliers de
nouveaux cas avaient été signalés en Centrafrique, au
Darfour, en Irak, en Somalie et au Tchad. Même la ratification du protocole ne retient pas les États. Les EtatsUnis montrent l’exemple. Ils ont engagé des jeunes
américains de dix-sept ans en Afghanistan et en Irak.
Graça Machel, devenue à présent Madame Nelson Mandela, a également rédigé la préface du dernier rapport
de la Coalition. Les choses vont beaucoup trop lentement, déclare-t-elle. Elle formule des critiques à l’égard
des ‘silent partners’ de ceux qui emploient les enfants-soldats. Il y a les entreprises et les gouvernements en Amérique du Nord et en Europe qui leur fournissent les
armes et un entraînement militaire. Des pays comme
l’Allemagne et la Norvège refusent d’accorder l’asile à
des anciens enfants-soldats. Une nouvelle démonstration de culpabilité morale ?
P artie II
Effacer la douleur et déblayer
le terrain
Les pays qui survivent à une guerre civile
ou à un régime répressif ne disposent que d’un
nombre limité de possibilités. Les options usuelles
sont le châtiment des responsables des crimes
commis, l’amnistie, la mise en place d’une
Commission de vérité et quelques variantes de
ces trois possibilités. Dans les chapitres suivants,
j’emprunterai ces voies une par une,
en examinant ce qu’elles comportent comme
chances de succès et risques d’échecs. Ma quête
en vue d’établir ce qui permet de rendre le passé
le mieux assimilable et d’hypothéquer le moins
l’avenir peut à présent vraiment débuter.
54
55
1
La politique de la fermeté
I
l existe de ces mots qui peuvent évoquer beaucoup de
choses différentes. La justice est un de ceux-là. Sa signification est multiple. Les commissions de vérité sont
mises en place en partant de l’hypothèse que la remémoration constitue la forme ultime de justice. Le terme
frappe également lorsqu’il est question d’indemniser les
victimes. Sa signification est alors proche de l’équité, cet
autre mot-valise. Mais le mot renvoie toutefois le plus
fréquemment à ce qui est ou devrait être le résultat
d’une décision judiciaire. Ce contenu se retrouve très
clairement dans l’expression ‘justice est faite’. C’est à ce
thème que le présent chapitre est consacré.
Mais retournons tout d’abord en Éthiopie, aux procès
intentés à Mengistu et à ses partisans. Pour moi, observateur étranger dans ce tribunal, l’ensemble du procès
avait quelque chose d’hallucinant. J’ai en tête les images
du jugement, après la seconde guerre mondiale, de ceux
qui avaient collaboré avec l’occupant allemand. On entendait des murmures de désapprobation lorsque le public jugeait la peine trop clémente et des applaudissements lorsque la peine de mort était prononcée. Il n’y a
rien de tout cela là-bas à Addis-Abeba. Tout le monde
écoute en retenant son souffle. Les accusés peuvent
prendre tranquillement la parole. Au-dessus de la tête
du procureur, au plafond, est suspendu un bouclier
géant orné du marteau et de la faucille, les symboles du
57
pouvoir qui comparaît devant ses juges. (C’est comme
si, il y a quelque soixante ans, les partisans de l’occupant allemand en Belgique, en France et aux Pays-Bas
avaient été jugés sous le signe de la croix gammée.) En
cas de panne temporaire d’électricité, les accusés et le
public se déplacent dans un jardin attenant. Il y a du
soleil, du thé et on se promène un peu. Seuls quelques
soldats séparent les victimes de leurs bourreaux.
À des milliers de kilomètres de là, à La Haye, l’histoire est écrite entre-temps. Début août 2001, le Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie a condamné le
général bosno-serbe Radislav Krstic à quarante-six ans
d’emprisonnement. La Cour a qualifié de comportement génocidaire sa participation aux assassinats perpétrés à Srebrenica. C’était la première fois que quelqu’un
était jugé pour génocide en Europe. À Arusha, où le
génocide rwandais fait l’objet de procès, des juges ont
également prononcé des verdicts similaires.
1 De Solferino à Rome
L’
Éthiopie et les tribunaux de La Haye et d’Arusha
sont des exemples d’interprétation ferme de la justice. Celle-ci repose sur l’idée que la clémence est exclue
pour les violations graves des droits de l’homme et les
crimes connexes. Si cette vision n’est pas tout à fait
neuve, sa véritable percée ne remonte toutefois qu’aux
vingt-cinq/trente dernières années.
58
Des racines lointaines
Dans le New York Times du 24 mars 2005, Thomas Friedman, le chroniqueur attitré du journal, s’est livré à un
remarquable voyage dans le temps. Des soldats américains, écrit-il, ont déjà exécuté au moins vingt-six prisonniers de guerre en Afghanistan et en Irak. Cela a suscité peu d’agitation. Friedman remonte alors plus de
deux cents ans en arrière dans l’histoire de son pays.
Nous sommes en 1776 et George Washington, qui deviendra le premier président des États-Unis, est à la tête
des troupes américaines dans la lutte contre le pouvoir
colonial britannique. Il conjure ses soldats de traiter humainement les opposants faits prisonniers, dans le droitfil des idéaux de la révolution américaine. Nous avons
oublié cela, soupire Friedman. Il oublie de mentionner
qu’en 1863, un autre Américain, Francis Lieber, a été le
premier à coucher sur papier les principes du droit de la
guerre, et ce, en pleine guerre civile. Dès 1865, des soldats ont été condamnés pour avoir violé ces principes.
Les directives de George Washington et le code de Lieber constituent les toutes premières étapes d’une évolution qui conduira le monde aux tribunaux internationaux actuels.
À l’origine, il y a presque toujours eu une guerre, qui
a déclenché des phases ultérieures dans la lutte contre
l’impunité. Les événements se déroulant sur le champ
de bataille ont été longtemps liés à ce que Michael Ignatieff appelle ‘l’honneur du guerrier’, un code d’honneur
militaire. Par exemple, qu’il était tout de même préférable de ménager les soldats et de prodiguer de bons
soins aux blessés. Les mercenaires étaient en effet coû59
teux et les volontaires rares. Mais, pendant des siècles, il
s’est agi de règles non écrites, qu’il n’était possible de
faire respecter que de manière limitée. En outre, la
guerre est un monstre qui change sans cesse d’aspect et
dans cette métamorphose, les principes éthiques perdent leur force et leur signification à tous les coups.
Chaque nouveau conflit appelle un affinement des
conventions. Ce n’est pas par hasard si c’est justement
le champ de bataille près de la ville italienne de Solferino (le 24 juin 1859) qui a conduit Henri Dunant à envisager la création de la Croix-Rouge internationale.
À la moitié du dix-neuvième siècle, le code d’honneur
existant était tombé en désuétude. Le service obligatoire
s’avérait une source quasiment inépuisable de chair à
canon. La technologie, notamment l’introduction de la
mitrailleuse, faisait le reste. La bataille de Solferino a
non seulement fait quelque quarante mille morts, mais a
laissé autant de blessés dépérir. Dunant a cherché à établir des règles du jeu qui pourraient rendre un peu plus
civilisée la guerre sous sa nouvelle forme. Il a écrit, alors
que Lieber s’y attelait également, les premières lignes de
ce qui devait devenir la bible du droit humanitaire. La
première convention relative au traitement des soldats
malades et blessés vit le jour dès 1864. Seize pays signèrent le document et s’engagèrent à punir les infractions.
Dix ans plus tard, Bruxelles accueillit une conférence
qui devait élargir la portée de la convention.
La première guerre mondiale avec ses nombreux Solferino a clairement montré qu’il fallait bien plus que
quelques textes enthousiastes. Par ailleurs, la Turquie
avait massacré, en 1915, sa population arménienne. Les
questions relatives à la responsabilité ne pouvaient être
60
éludées. Des tentatives de mise en place d’un tribunal
international pour juger les crimes de guerre ont été
faites, mais le principe de la souveraineté de chaque État
s’avérait un obstacle insurmontable. Le fait que des
puissances étrangères puissent juger des citoyens allemands ou turcs, pour ne pas parler de militaires et de
politiciens était trop demander. On voulait bien faire
une exception pour l’empereur Guillaume II. C’était
quand même l’instigateur de toutes ces misères engendrées par la guerre. Mais les Pays-Bas, où l’empereur
s’était réfugié, refusèrent de procéder à son extradition.
Par conséquent, quasiment tous ceux qui devaient
rendre des comptes s’en sortirent impunément. Il s’agit
d’un cimetière d’occasions ratées. Le souvenir de ces
faits allait tout de même être à l’origine de réactions
plus énergiques après la seconde guerre mondiale.
Des progrès à pas de géant
De 1945 à 1949, la lutte contre l’impunité s’est accélérée.
Ce furent cinq années prodigieuses. Des progrès furent
enregistrés sur deux plans. Des tribunaux nationaux et
internationaux jugèrent les centaines de milliers de
grands et de petits coupables de violence de guerre, bien
que seulement du côté des vaincus. Ce fut également
une époque où fut créé l’arsenal juridique (conventions,
lois pénales), avec lequel des violations graves des droits
de l’homme pourraient être mieux réprimées à l’avenir.
À la recherche de la justice
Après le 11 novembre 1918, la communauté internationale de l’époque n’est pas parvenue à rendre la justice.
61
Les alliés ont bien fait une tentative pour tout de même
sauver quelque chose, en transférant environ neuf cents
criminels de guerre à la Cour suprême d’Allemagne.
Là non plus, il n’y a pas eu de condamnations. Il n’en a
pas été ainsi après la seconde guerre mondiale. Dès
avant le 8 mai 1945, les Américains, les Britanniques, les
Russes et les Français avaient décidé de briser la règle
d’or de la souveraineté nationale. Ils jugeraient et condamneraient eux-mêmes en Allemagne et au Japon. Le
20 novembre 1945, le Tribunal militaire international de
Nuremberg, l’expression la plus visible de cette rupture
avec le passé, tint sa première audience. Sur les vingtdeux dignitaires nazis, il en acquitterait trois, en enverrait sept en prison pour une longue période et ferait
pendre les autres. À Tokyo, un second tribunal international était en activité. Dans l’intervalle, des responsables moins importants avaient également été capturés. Chaque puissance occupante a jugé dans sa propre
zone en Allemagne des milliers de criminels de guerre.
Les Américains ont prononcé 450 condamnations à
mort et les Britanniques 240. La même chose a eu lieu
au Japon.
À plus grande échelle encore, la justice a été rendue
dans les tribunaux nationaux. Il en a été ainsi à coup
sûr dans les pays qui avaient connu une occupation allemande. Si on sait peu de chose des procès s’étant déroulés dans la partie de l’Europe occupée qui se trouvait
dans la sphère d’influence de l’Union soviétique, on dispose en revanche de données précises concernant la
Belgique, le Danemark, la France, les Pays-Bas et la
Norvège. Dans ces pays, des centaines de milliers d’habitants ont payé un prix parfois élevé pour leur collabo62
ration avec les Allemands. En Belgique, il s’est agi de
plus de quatre-vingt-dix mille hommes et femmes qui
ont été emprisonnés ou se sont vus privés de leurs droits
civils et politiques. Aux Pays-Bas, un peu plus de cent
dix mille citoyens ont été sanctionnés pour leurs fautes.
En France, ce nombre s’est élevé 130.000.
Qu’est-ce que cela a apporté ? Les événements s’étant
déroulés pendant la guerre ne pouvaient tomber dans
l’oubli. C’était un des objectifs. C’est pourquoi, on s’est
efforcé dans des centaines de tribunaux de consigner le
passé, dans les actes d’accusation, dans les témoignages
et dans les jugements. On voulait en outre rompre avec
la culture de l’impunité. Cela ne s’est malheureusement
pas passé tout à fait bien. En voulant traduire en justice
les collaborateurs nationaux des Allemands, des pays
comme la Belgique, la France et les Pays-Bas ont parfois
dérapé. Il y a eu de mauvais traitements, on a puni initialement les coupables en faisant preuve d’une sévérité
excessive et on n’a pas toujours respecté les droits de la
défense. Le comportement des vainqueurs pendant la
guerre n’a non plus été examiné nulle part, ni à Nuremberg, ni à Tokyo. On peut par conséquent reprocher à
ces tribunaux d’avoir exercé la vengeance juridique des
vainqueurs. Parallèlement, le règlement de compte des
atrocités est resté inachevé. Les alliés ont laissé impunis
des centaines de nazis, parfois des criminels notoires,
parce qu’ils pouvaient utiliser ces personnes comme alliés dans le cadre de la guerre froide. Même le Belge
Robert Verbelen, chef de l’escadron de la mort le plus
noir durant l’occupation allemande a échappé à une
condamnation grâce aux Américains. En outre, il entrait
63
initialement dans les intentions que les Allemands et
leurs alliés européens jugent également eux-mêmes une
partie de leur population. Cela est resté en grande partie un vœu pieux. La dénazification en Allemagne et en
Autriche a échoué. En Italie, on demandait dès juin
1946 de passer juridiquement l’éponge sur le passé.
Le bilan n’est pourtant pas négatif. Le tribunal international qui a jugé Goering et consorts a acquis une
valeur de précédent élevée. On a depuis plaidé, à l’occasion de nouvelles guerres, pour une opération à la
Nuremberg. Un progrès, par rapport à l’approche antérieure, consiste en ce que la responsabilité et la sanction
ne frappent plus toute une nation, mais des individus.
Après 1918, la responsabilité des actes de barbarie avait
été attribuée à l’Allemagne en tant que nation. Mais le
plus important, c’est bien qu’un obstacle à la lutte
contre l’impunité a été partiellement écarté. Jusqu’en
1945, le droit pénal obéissait à une logique strictement
territoriale. Chaque pays était le maître de la question
de savoir qui était ou non coupable dans les limites de
ses frontières. Un changement est alors intervenu à cet
égard. Depuis, les États souverains sont pour ainsi dépossédés de leurs pouvoirs pour certains crimes. C’est le
début de ce que l’on appellera plus de soixante ans
après la version juridique de la mondialisation.
Un filet de mots contraignants
Nous sommes le 14 mars 1921. Il pleut à Charlottenburg,
un quartier de Berlin. Un jeune Arménien surgit derrière un homme vêtu d’un lourd pardessus gris. L’Arménien, Soghomon Tehlirian, appuie un pistolet contre
l’occiput de l’homme. Il presse la détente en criant : « à
64
présent, la mort de ma famille est vengée ». C’est à peu
près ainsi que débute ‘A Problem from Hell’ : America and the
Age of Genocide / Un problème venu de l’enfer : l’Amérique et l’ère du génocide (2003), le livre de l’Américaine Samantha Power sur la manière dont on a traité
les génocides du vingtième siècle. Tehlirian est le seul
membre de sa famille à avoir survécu aux massacres
turcs de 1915. La victime, Talaat Pasha, est l’architecte
de ce génocide. Tout comme ses coreligionnaires, il n’a
jamais été inquiété. Quelques pages plus loin, Power
dirige son regard sur Raphael Lemkin, un Juif polonais
qui étudie la linguistique à l’université de Lvov au début des années vingt. Il est frappé par cet événement
qui s’est produit à Berlin. Comment est-il possible, demande-t-il à un de ses professeurs, d’être puni pour l’assassinat d’un seul homme, mais pas pour celui d’un million de personnes ? Il consacrera le reste de sa vie à cette
question. Au cours de la seconde guerre mondiale, il est
également touché personnellement par le problème.
Toute sa famille périt dans l’holocauste. Lemkin se révèle un combattant infatigable contre l’impunité pour
des massacres. Il invente le mot génocide, expose ses arguments dans des milliers de pages de tracts et de pamphlets et assaille sans cesse les chefs de gouvernement et
les diplomates. Il parviendra à ses fins, avec l’aide d’un
nombre croissant de participants. Le 9 décembre 1948,
l’Assemblée générale des Nations unies approuve une
convention pour la prévention et la répression du crime
de génocide. Le plus grand crime avait enfin un nom.
Mais ce n’était pas suffisant, comme cela devait bien vite
apparaître.
Le livre de Power est un travail de journaliste (deve65
nu professeur d’université par la suite). Cela est perceptible dans ses récits captivants concernant des personnages tels que Raphael Lemkin. Mais elle a également
fait preuve d’une précision scientifique. Elle dissèque le
cours ultérieur de la vie de la convention sur le génocide
avec la précision d’un scalpel et montre comment le document n’a été pendant longtemps rien de plus que
quelques mots couchés sur le papier. Il n’a pas été capable d’éviter les killing fields du Cambodge, les neuf cent
mille morts au Rwanda, le gazage des Kurdes irakiens
et la tragédie de Srebrenica. Samantha Power identifie
les résistances, dépeint les personnes qui ont saboté la
convention sur le génocide, blâme les spectateurs qui regardaient de l’autre côté lorsqu’un peuple de plus était
massacré. Elle décrit ainsi de façon minutieuse le refus
des Etats-Unis de ratifier la convention sur le génocide
pendant des décennies. Initialement, le silence était
complet. Au début de 1967, le sénateur démocrate
William Proxmire a relevé le gant. Pendant dix-neuf
ans, il va plaider pour la ratification à chaque séance du
sénat, jour après jour, 3211 fois. Le 11 février 1986, le
Sénat adopte sa proposition, après l’avoir toutefois profondément édulcorée. (Vous lisez cette histoire comme
si cela se passait aujourd’hui avec l’opposition des ÉtatsUnis à la Cour pénale internationale – les mêmes craintes,
les mêmes doutes, les mêmes raisonnements captieux, le
même ethnocentrisme.)
Aucun jalon n’a-t-il alors été posé le 9 décembre
1948 ? Certes non. Cette date a marqué l’amorce de ce
qui allait devenir un filet de mots contraignants, une
série de textes juridiques qui allaient accroître progressivement le caractère punissable des violations des droits
66
de l’homme. Le langage, a fortiori sous sa forme juridique, représente une arme dans la lutte contre l’injustice. Il faut pouvoir donner un nom au mal pour pouvoir l’attaquer. Une définition juridique des ‘crimes
contre l’humanité’ figurait déjà pour la première fois
dans le règlement du tribunal de Nuremberg. Lemkin et
les Nations unies ont enrichi la langue primitive de la
justice du mot génocide. L’auteur chilien Ariel Dorfman
a écrit ce qui suit à propos de la force de ce genre de
mots : « ...c’est tout ce qu’il faut : quelqu’un qui se met
à hurler dans le désert éthique, quelqu’un, puis encore
quelqu’un, puis encore quelqu’un – c’est tout ce qu’il
faut pour maintenir en vie l’espoir de la justice. » [traduction libre] Cela marche. Celui qui qualifie aujourd’hui de génocide la violence au Darfour (Soudan)
suscite sa propre indignation et celle d’autrui et réclame
des mesures.
Un nouveau pas fut accompli le 12 août 1949. C’est ce
jour-là que furent adoptées, sous l’égide de la CroixRouge internationale, les quatre Conventions de Genève. Celles-ci visent à conférer en temps de guerre une
protection aux combattants malades et blessés, aux prisonniers de guerre et – pour la première fois – également aux personnes civiles qui sont exposées aux actes
de violence. Ces conventions ne sont pas entièrement
neuves. Elles s’inscrivent en effet dans le droit-fil de ce
qui avait été entamé dès 1864, à l’initiative d’Henri
Dunant, mais elles ouvrent de nouvelles perspectives.
La portée de ces conventions est beaucoup plus grande,
car un plus grand nombre de pays les a ratifiées Il incombe également aux pays signataires d’intégrer les me67
sures de protection dans leur propre législation pénale
nationale. Et le principe de la souveraineté nationale est
à nouveau mis sous pression, car ce que l’on appelle la
juridiction universelle connaît un succès grandissant :
les auteurs d’infractions graves peuvent être poursuivis
dans chaque État signataire.
Il était devenu possible de forcer à rendre des
comptes si on le voulait, mais pas pour ce qui s’était
passé bien longtemps avant. En effet, la législation pénale bridait le passé, effaçait à sa manière le disque dur
de la mémoire. Elle le faisait en permettant la prescription de crimes. Un changement n’est intervenu à ce niveau qu’en 1968. Les Nations unies ont définitivement
mis un terme, pour les crimes contre l’humanité et les
crimes de guerre, à la limitation que la législation pénale s’impose à elle-même. Celui qui se livre à la torture
en temps de guerre ou est complice de génocide ne peut
plus invoquer la prescription. L’écoulement du temps
ne constitue plus une garantie d’impunité pour ces auteurs d’exactions.
Tous les chemins mènent, littéralement, à Rome
Jean-Paul Akayesu, le bourgmestre Hutu du village
rwandais de Taba, a été condamné pour génocide au tribunal pour le Rwanda, notamment parce qu’il avait
encouragé dans son village le viol systématique des
femmes Tutsis. Ce type de crime ne figurait pas dans le
texte de la convention du 9 décembre 1948. Mais,
comme l’a déclaré Pierre-Richard Prosper, le procureur
d’alors à Arusha, les conventions ne sont pas des documents immuables. L’esprit de la loi doit pouvoir se dé68
gager. Il est parvenu à démontrer que le viol peut être
destiné à rendre impossible, par un moyen détourné, la
survie d’une communauté, d’un groupe ethnique ou
d’un peuple.
C’est précisément ce qui s’est passé au cours du dernier quart du siècle dernier, la portée de notions telles
que génocide, crimes contre l’humanité et crimes de
guerre a été progressivement élargie. Ce mouvement
empruntant différents trajets devait conduire en 1998 à
un point final provisoire à Rome, sous la forme de la
Cour pénale internationale.
1. Un premier trajet a consisté en l’affinement de tout ce
qui existait déjà. C’est ainsi que les Conventions de
Genève ont été adaptées à l’esprit du temps, au cours de
l’été 1977. La liste des faits qu’il convient de considérer
comme des violations graves du droit humanitaire a été
considérablement allongée. La convention sur le génocide a également acquis une plus grande force. De plus
en plus de pays ont ratifié l’accord. En 1984, la convention contre la torture est venue renforcer l’arsenal juridique. Par ailleurs, une piste parallèle a été suivie au
cours des années quatre-vingt-dix. Des lignes directrices
relatives à différentes questions telles que l’impunité et
l’indemnisation des victimes ont été élaborées au sein de
commissions des Nations unies. Si elles sont parfois
qualifiées de ‘soft law’ (‘normes douces’) comme si elles
étaient de basse origine, elles ajoutent pourtant une dimension à ce qui a été élaboré selon une approche plus
ferme, car strictement juridique. Tout cela constitue le
fondement d’une limitation de la violence à grande
échelle, ancrée dans des accords internationaux.
69
2. Le problème de bon nombre de ces textes enthousiastes consistait en ce qu’il s’agissait de lois dénuées de
moyens coercitifs, dont le respect ne pouvait guère être
imposé. Les auteurs de délits disposaient de nombreuses
échappatoires juridiques et matérielles. Un changement
est progressivement intervenu dans ce domaine, ce qui a
permis d’ouvrir une deuxième voie. Cela est bien perceptible dans l’évolution du terme amnistie. Dans les
années soixante-dix, ce mot avait une connotation positive. Il symbolisait la liberté pour les prisonniers politiques et Amnesty International en a fait un puissant
signe de ralliement. Même pas dix ans plus tard, l’amnistie représentait un pardon à bon marché pour les
assassins et les tortionnaires ayant sévi dans des pays
tels que le Brésil, le Salvador et le Guatemala. Une lutte
internationale contre l’impunité s’est greffée sur cette
évolution. Dans l’intervalle, le destin tragique d’un étudiant du Honduras, Manfredo Velásquez, avait permis
une grande percée. Velásquez avait été arrêté en septembre 1981 après une razzia et, comme bien d’autres,
avait disparu sans laisser de traces. Les leaders politiques ayant accordé l’amnistie aux coupables présumés, les membres de la famille de Velásquez ont déposé
plainte auprès de la Cour interaméricaine des droits
de l’homme (www.corteidh.or.cr). En 1988, la Cour a
condamné le Honduras. Elle a déclaré que l’impunité
n’était pas admissible. Cette sentence est devenue un
formidable précédent. Dix ans plus tard, le 16 octobre
1998, des millions de téléspectateurs ont pu voir Augusto Pinochet, le chef de la junte chilienne, assigné à résidence à Londres.
70
3. Quasi simultanément, une troisième voie était empruntée. La compréhension morale de ce que les gens
peuvent ou ne peuvent pas se faire mutuellement a
connu un sérieux glissement. Le génocide au Rwanda a
constitué un choc, les épurations ethniques en Bosnie et
au Kosovo encore plus, car celles-ci s’étaient déroulées
sur les terres de l’Europe. Et à l’approche de l’an 2000,
le regard rétrospectif inévitable porté sur un siècle ayant
fait quelque 260 millions de victimes de guerre a très
probablement joué un rôle également. La vision des
droits de l’homme a évolué d’un idéal vers une réalité
de plus en plus souvent imposable. La sensibilité à
l’égard des violations des droits s’est accrue dans l’opinion publique, les médias et l’enseignement. À côté de
la globalisation économique et culturelle, l’embryon de
ce qui pourrait devenir un ordre moral mondial s’est développé. Cela suscite un courant sous-jacent qui porte
et renforce les évolutions déjà mentionnées.
4. L’avènement des tribunaux internationaux de La
Haye (1993) et d’Arusha (1994), le quatrième trajet, a
ouvert une brèche dans le mur de défense de ceux qui
ne veulent pas renoncer au dogme de la souveraineté
nationale, le fondement de pas mal d’impunités. Le
principe selon lequel la communauté internationale
peut intervenir pénalement en cas de violations se déroulant à l’intérieur des frontières d’un pays est à présent
admis. Auparavant, il s’agissait exclusivement des excès
commis dans le cadre de conflits entre États.
5. Tous ces chemins ont pour ainsi dire conflué à Rome,
lors de la fondation de la Cour pénale internationale.
71
Celle-ci a déplacé de nombreuses balises. La définition
des crimes contre l’humanité a été affinée et élargie. Indépendamment également d’une situation de guerre,
car elle est tout autant applicable aux crimes qui sont
commis en temps de paix. Les instruments permettant
de combattre l’impunité ont été renforcés et étoffés. Les
Nations unies disposaient ainsi d’un appareil judiciaire
propre, beaucoup moins lié à des frontières.
Doutes
On pourra sans doute dire que mon récit est teinté
d’une croyance résolue dans le progrès. La réalité est
toutefois un peu différente. De grands progrès ont été
enregistrés avec la création des tribunaux internationaux de La Haye et d’Arusha, mais ceux-ci ne sont intervenus que lorsque le mal avait déjà été commis. Pour
Vera M., mon guide à Vukovar, cela est venu bien trop
tard. Les membres de sa famille avaient déjà été tués.
Une des grandes puissances, les États-Unis, reste d’ailleurs capricieusement en marge de l’évolution. (On est
bien loin de George Washington et de Francis Lieber.)
Ses dirigeants n’apprécient pas la Cour pénale internationale. La psychose traumatique du 11 septembre 2001
y a arrêté l’horloge du progrès moral en matière de
droits de l’homme et a même fait tourner ses aiguilles
dans le sens opposé, au moins jusqu’à l’arrivée du président Barack Obama. Il existe également dans le monde
le concept que pour chaque Radovan Karadic comparaissant devant ses juges, il y a un tyran, un tortionnaire, un barbare qui jouit de sa retraite en toute tranquillité. Idi Amin et Milton Obote, qui ont semé la mort
72
et la misère en Ouganda dans les années soixante-dix et
quatre-vingts, ont ensuite coulé des jours paisibles sans
être inquiétés, l’un en Arabie saoudite et l’autre en Zambie. Raoul Cédras, qui a évincé le président Aristide en
Haïti et qui est responsable de milliers d’assassinats a
obtenu l’asile au Panama. Jean-Claude ‘Baby Doc’
Duvalier, un de ses illustres prédécesseurs, vit en France.
Mengistu Haile Mariam, le chef d’un régime impitoyable en Éthiopie vit déjà depuis plus de quinze ans
au Zimbabwe, sans être inquiété – tout au moins tant
que Robert Mugabe restera au pouvoir dans ce pays.
Hissène Habré, le souverain dictatorial du Tchad dans
les années quatre-vingts, a été impliqué dans des dizaines de milliers de cas d’assassinats et de tortures. En
1990, il a pris la fuite, en emportant le trésor public, au
Sénégal, où il vit toujours dix-neuf ans plus tard. Un
des instigateurs du massacre de Srebrenica, Radko
Mladic, était toujours en liberté mi-2009. Dans une
boutade amère datant de 1995, l’écrivain David Rieff déclare que le slogan ‘plus jamais’ ne signifie pas beaucoup plus que ‘plus jamais, les Allemands n’extermineront les Juifs dans l’Europe des années quarante’. Il l’a
écrite après les événements de Srebrenica, dans son livre
Slaughterhouse : Bosnia and the failure of the West / L’abattoir :
la Bosnie et l’échec de l’Occident (1996). Les hésitations
géopolitiques relatives au Darfour – soit le point de vue
qu’il n’existe pas de génocide, soit le refus d’intervenir
militairement — suscitent le soupçon déplaisant que
cette déclaration de 2006 n’a pas perdu de sa valeur aujourd’hui. Car l’optimisme peut-être encore le plus tempéré est la connaissance que le droit humanitaire a
constamment besoin d’être adapté et affiné. Les conven73
tions de Genève sont sous pression. Cette bible s’use
depuis déjà quelques années. La Bosnie, le Rwanda, la
Somalie et l’Afghanistan ont montré la guerre dans sa
version la plus récente : les milices proserbes, les
hommes avec leur machette à Kigali, les enfants-soldats
et leur Kalachnikov à Mogadiscio, les seigneurs de la
guerre chez les talibans. Dans ces régions, les limites
s’estompent, entre les soldats et les civils, entre les coupables et les victimes, entre l’idéologie et la lutte pour
s’assurer le contrôle des itinéraires de la drogue. La
guerre, écrit Michael Ignatieff dans son ouvrage L’honneur du guerrier. Guerre ethnique et conscience moderne (2001),
était autrefois l’affaire des militaires, à présent, elle est
celle d’irregulars (irréguliers) portant des noms tels que
major Rambo, capitaine Double Trouble et général
Snake. Dans un tel contexte, les Conventions de Genève ne sont pas applicables. C’est pourquoi la guerre
est aujourd’hui si imprévisible et si cruelle. La population est hors-la-loi et même les collaborateurs de la
Croix-Rouge internationale et des Nations unies sont
pris pour cible.
2 Le juge pénal, producteur de justice
E
n mars 2009, un tribunal de Belgrade a condamné
treize anciens paramilitaires pour leur rôle dans le
massacre de Vukovar. C’était dix-sept ans et cinq mois
après les faits. L’acte d’accusation mentionnait : crimes
de guerre. Le verdict était : peines d’emprisonnement de
cinq à vingt ans. Ce procès constitue une véritable percée. On a longtemps douté de la bonne volonté des
74
autorités serbes à traîner en justice des criminels de
guerre autochtones. L’horloge de la justice fonctionne
très lentement ici, mais ce qui importe, c’est qu’un prix
est finalement payé pour ce qui s’est passé dans les environs de Vukovar. Car pour beaucoup, à Vukovar et
ailleurs dans le monde, une condamnation par un tribunal pénal constitue la seule voie menant à la véritable
justice. Leur conviction repose sur toute une série d’arguments.
1. À Omagh, en Irlande du nord, une bombe de la Real
IRA a tué trente et une personnes le 15 août 1998. Un
groupe d’entraide de survivants tente depuis lors de
faire traduire les coupables en justice. Une procédure civile a tout d’abord été intentée contre cinquante prévenus. Il a fallu attendre jusqu’en mai 2005 pour qu’un véritable procès criminel débute. Lors d’interviews, le
responsable du groupe d’entraide, Michael Gallagher
qui a perdu son fils à Omagh, a déclaré sans détours que
ses partisans et lui cherchaient à prendre leur revanche.
C’est ainsi. Bien souvent, les victimes recherchent l’une
ou l’autre forme de rétorsion. Leur sens de la justice
peut subir un grave dommage si ce soulagement leur est
refusé. Le juge pénal est également nécessaire pour rétablir la confiance en soi de ceux qui ont été préjudiciés.
Mais une condamnation est également une reconnaissance publique de la douleur subie. Et plus encore, un
tel verdict trace une ligne nette entre le bien et le mal.
C’est important, car celui qui lutte contre l’injustice
dans un régime répressif se voit généralement traiter de
‘criminel’. Le juge pénal libère la victime de cette animosité. Tout cela pour dire qu’aux yeux de bon nombre
75
de personnes, la condamnation des coupables constitue
un devoir moral.
2. ‘Tous les Serbes haïssent les musulmans’, ‘Tous les
Hutus sont des assassins’, tels sont les slogans que l’on
a pu entendre dans les années quatre-vingt-dix. L’idée
que tout un peuple est la cause des atrocités est très dangereuse. C’est généralement la source d’une nouvelle
flambée de violence. Je lis ce qu’écrit Amos Oz dans
Comment guérir un fanatique : « …aucun homme, aucune
femme n’est une île, mais chacun d’entre nous est une
presqu’île, une partie rattachée au continent, l’autre
tournée vers l’océan. Une partie est reliée à la famille,
aux amis, à une culture, une tradition, un pays, une nation, un sexe, une langue, etc., l’autre veut rester seule,
face à la mer. Nous devrions avoir le droit d’être des
presqu’îles. Tout système politique et social qui tend à
nous changer en une île darwinienne est une monstruosité. » Les tribunaux peuvent fournir un antidote contre
cette espèce de poison. Car les juges ne statuent pas sur
la responsabilité collective. Ils établissent une responsabilité individuelle. Ils sapent ainsi l’idée terrifiante que
l’on ne peut se fier à personne dans l’autre camp. Ils
sont nombreux pour déclarer que c’est précisément ce
qui rend indispensables les procès criminels.
3. ‘No peace without justice’ (pas de paix sans justice) est un
slogan que l’on peut lire très fréquemment. Il figure
également dans un rapport que Kofi Annan a présenté
au Conseil de sécurité en août 2004. Lorsqu’un conflit
s’est enfin terminé, déclare le Secrétaire général, la population espère trouver une réponse à ses griefs, égale76
ment par la voie de la justice pénale. L’ancrage d’une
paix fragile ne peut pas se produire si cette attente se
heurte à une non-reconnaissance.
4. Mais l’argument le plus connu consiste en ce que le
châtiment est nécessaire comme dissuasion, comme garantie d’un avenir avec moins de violence et moins de
répression. On prétend que cela fait hésiter les dictateurs et les tortionnaires potentiels. Et cela vaccine la
population contre une nouvelle collaboration avec de
telles personnes. Cet argument se situe au cœur de l’appel à la poursuite et à la condamnation selon d’innombrables documents des Nations unies et autant d’opinions d’Amnesty International et de Human Rights
Watch.
3 Trois voies
C
omme je l’ai indiqué dans l’introduction, ce livre
est également une expédition. Et comme dans toute
mission de reconnaissance, il y a des moments où les
chemins bifurquent. Je suis arrivé à un tel point. Un
chemin, à peu près le seul dans le passé, passe par les
tribunaux nationaux. Ce qui s’est passé en Éthiopie en
constitue un exemple. Appelons-le ‘punir sous son
propre contrôle’. Je commence par emprunter cette voie
en pesant le pour et le contre. En cours de route, je rencontre Mamo Wolde, un de mes personnages. Son récit
montrera à quel point les problèmes sont importants
par ce chemin. Pour éviter ces difficultés, un deuxième
circuit a été ouvert il y a quelques années. C’est alors la
77
communauté internationale qui joue le rôle de juge.
C’est ce que l’on fait à La Haye et à Arusha. Les limites
en sont déjà perceptibles à présent. C’est pourquoi, un
chemin de traverse a été ouvert le long de ce trajet. En
Sierra Leone, un tribunal hybride exerce ses activités.
Des juges aussi bien étrangers que nationaux y siègent.
Comme dernière piste, il y a ce que l’on appelle la juridiction universelle. Tant la Belgique que les PaysBas ont une certaine expérience de cette formule. À
Bruxelles, six Rwandais ont été condamnés pour des
faits qu’ils avaient commis dans leur propre pays, bien
que les victimes ne fussent pas des Belges. Les Pays-Bas
jugent deux Afghans qui ont torturé des opposants au
régime communiste dans les années quatre-vingts.
Punir sous son propre contrôle, la première voie
Le fait qu’un pays après une période douloureuse punisse ses propres coupables semble une manière évidente de procéder. La Belgique et les Pays-Bas ont jugé
eux-mêmes leurs citoyens inciviques après la seconde
guerre mondiale, mais, par la suite, cette méthode est
tombée en désuétude. Un silence assourdissant, l’amnésie et l’amnistie étaient la règle, à l’exception du jugement des chefs de la junte en Grèce en 1974. Lorsque
le régime dictatorial du général Franco a pris fin, l’Espagne a opté pour la perte de mémoire volontaire. La
Junta de Salvação Nacional, qui a pris le pouvoir au Portugal en 1975 s’est tout d’abord engagée dans la voie de la
punition, ce qui s’est soldé par un chaos. Ensuite, il s’est
produit un revirement. À la moitié de 1976, une loi a
levé les sanctions. Si cela n’en portait pas le nom, cela
78
revenait quand même à une amnistie. Lorsque des régimes répressifs ont disparu par la suite en Asie et en
Amérique latine, des procès pénaux n’ont pas été organisés dans la plupart des cas.
Quelque temps plus tard, l’Éthiopie a rompu avec
cette tradition. Elle a traîné le régime déchu de Mengistu
devant la justice pénale à partir de 1994. Mais la difficulté pour un pays ravagé de mener une telle opération
avec succès est bien vite apparue. C’est ce que le récit de
Mamo Wolde illustre de manière si saisissante.
Munich, le 9 septembre 1972. Frank Shorter, un Américain gagne le marathon olympique. Le Belge Karel Lismont termine deuxième. Trente-sept secondes après lui,
l’Éthiopien Mamo Wolde décroche la médaille de bronze.
Honolulu, le 12 décembre 2002, trente ans plus tard,
Shorter et Lismont rencontrent, lors du marathon organisé à cet endroit, Aberash Semhate, la veuve de Wolde.
Entre les deux dates s’est déroulé un drame qui reflète
comme aucun autre le chagrin de l’Éthiopie.
Wolde avait remporté la médaille d’or du marathon
olympique en 1968. Il y avait repris le flambeau de Bikila Abebe, une autre légende dorée de l’empire de
Haile Selassie. Cela avait valu à Wolde, dans son pays,
de recevoir une maison ainsi qu’une promotion dans
l’armée. Deux ans après avoir remporté la médaille de
bronze à Munich, il fut frappé par le mauvais sort. En
novembre 1974 Mengistu Haile Mariam prit le pouvoir
en Éthiopie. Il installa une république marxiste-léniniste, qui, entre la fin de 1974 et mai 1991, assassina des
dizaines de milliers d’opposants et fut coresponsable de
la mort par la faim d’environ un million d’hommes. Im79
médiatement après la prise du pouvoir, Haile Selassie
fut assassiné avec tout son entourage. Wolde, qui était
membre de la garde impériale, fut lui aussi en péril. Il
s’en sortit par une relégation à un emploi dans un kebele, une espèce de conseil local, qui fournissait des informations à la police secrète. Ce poste lui permit de
rester en vie mais allait finalement tout de même lui être
fatal.
Vers la fin des années quatre-vingts, l’opposition au
régime s’accrut. Une coalition de mouvements de rébellion gagnait continuellement du terrain. La fin de la
guerre froide priva également Mengistu du soutien de la
Russie. En mai 1991, il s’est enfui au Zimbabwe où il vit
encore. Un nouveau régime prit le pouvoir et promit,
ainsi vont les choses, de rompre totalement avec le passé. Assez curieusement, compte tenu de la férocité de
Mengistu et de sa clique, il n’y eut pas de règlement de
compte. Il n’y eut guère d’exécutions sauvages, mais
plus de deux mille suspects furent finalement emprisonnés, dans l’attente d’un procès. Parmi eux, en 1992, se
trouvait Mamo Wolde.
L’apogée sanglante de la politique de Mengistu fut ce
que l’on a appelé la campagne Red Terror dans les années 1977-1979. Les victimes étaient principalement des
jeunes. Plusieurs milliers d’entre eux furent torturés et
tués. En tant que membre d’un kebele, Wolde a vraisemblablement été impliqué dans l’assassinat politique
d’un jeune de quinze ans. Wolde était accusé d’avoir
tiré le coup mortel. Il a toujours prétendu le contraire.
Les membres de la famille d’une personne assassinée devaient payer eux-mêmes chaque balle de l’exécuteur.
80
C’est pourquoi on tirait toujours au moins deux fois sur
une victime. Cela rapportait. Wolde a déclaré que le
garçon était déjà mort lorsqu’il a tiré la deuxième balle.
On a tenté de le libérer de nombreux côtés. Le Comité
international olympique a payé son avocat. Kenny
Moore, quatrième du marathon olympique de Munich
et plus tard devenu journaliste, a mobilisé les athlètes
du monde entier, qui ont signé des pétitions, collecté
des fonds et exercé des pressions sur les politiciens de
leur pays. Amnesty International a publié un dossier sur
l’affaire en juillet 1996. Tout cela en vain. Lorsque j’ai
abordé ce sujet à Addis avec Girma Wakjira, le procureur spécial, celui-ci a déclaré que la loi pénale ne supporte pas la hâte. Dans le cas de Wolde, il y avait peutêtre encore un autre motif. C’était un Oromo de
naissance et on prétendait, et on prétend toujours, que
ce groupe ethnique veut se séparer de l’Éthiopie. Peutêtre que personne dans les sphères dirigeantes ne voulait accorder aux Oromos la libération de l’une de leurs
idoles. Cela se pourrait, car les considérations politiques
d’ordre intérieur ne sont jamais bien loin lors de la liquidation d’un passé obscur. Quelle que soit la vérité,
un verdict n’est tombé qu’en janvier 2002 dans l’affaire
Wolde. Pendant tout ce temps, près de dix ans, l’homme
est resté prisonnier. Le juge l’a condamné à six ans
d’emprisonnement, deux tiers de la période qu’il avait
effectivement passée en prison. En février 2002, Wolde,
gravement malade, fut alors libéré. Il mourut trois mois
plus tard, à l’âge de soixante et onze ans.
L’histoire de Wolde est celle de centaines d’autres de ses
concitoyens. Elle montre comment la confrontation
81
avec un héritage gênant peut dégénérer. En Éthiopie, le
changement de pouvoir en 1991 a été le fruit d’une victoire militaire. L’ancien régime a été vaincu. L’expérience montre que dans une telle situation, les nouvelles
élites s’inquiètent peu d’organiser un règlement de
compte décent avec les membres de l’ancien régime déchu. Le plus souvent, les dirigeants sont exécutés et le
menu fretin est libéré après un certain temps. La communauté internationale, les États-Unis en tête, a toutefois exigé de l’Éthiopie un jugement selon la ‘rule of law’,
les règles du jeu occidentales. L’Éthiopie a acquiescé
pour contenter le monde extérieur, mais a voulu se charger elle-même du gros travail, avec ses propres tribunaux existants. Les doutes quant à la faisabilité de cette
tâche dans un pays faisant partie des plus pauvres du
monde ont été balayés. L’aide de l’étranger était la bienvenue, mais avec mesure. Dès que l’attention internationale s’est relâchée, toute l’opération a abouti à une espèce de no man’s land. Les juges ne sont absolument pas
pressés. Le droit doit suivre son cours, déclarent-ils. Et
ils estiment qu’un procès est également un petit peu une
Commission de vérité. Il doit ainsi faire le plus possible
la lumière sur ce qui s’est passé sous le régime de Mengistu. La vérité ne peut être pressée, elle doit se révéler
lentement mais sûrement - même si les milliers de témoins convoqués font à chaque fois les mêmes récits
atroces. La conséquence de cette attitude est kafkaïenne.
Les procès ayant débuté en 1994 n’étaient toujours pas
terminés au début de 2009. Des centaines de partisans
de l’ancien régime sont encore derrière les barreaux,
dans l’attente de leur procès. Les jugements sont rendus
au compte-gouttes. De nombreux prévenus sont morts
82
en prison, de vieillesse ou d’une maladie contractée en
cellule. (Une espèce de peine de mort au ralenti ?) Les
plaintes de la Croix-Rouge internationale, d’Amnesty
International et de Human Rights Watch ont été vaines.
Le bilan est négatif. Ce qui traîne trop longtemps
perd de sa force. Les tribunaux avaient à peine débuté
leurs travaux que toute l’affaire n’intéressait déjà plus le
public, même en Éthiopie. Et il n’est pas certain qu’une
quelconque justice soit rendue, car comme l’indiquent
les organisations de défense des droits de l’homme,
‘justice delayed is justice denied’ (la justice retardée est une
justice déniée). Tout comme en Éthiopie, le Rwanda a
également mobilisé ses propres tribunaux après le génocide. Il s’est très vite avéré que l’opération allait échouer.
Il n’y avait que quelques dizaines de juges et d’avocats
pour des dizaines de milliers de prévenus. Des cyniques
ont calculé que le jugement ne serait terminé qu’en l’an
2300. Le bilan est-il plus positif lorsque l’on examine
d’autres exemples plus récents ? Oui et non. Le Chili
semble avoir enregistré un succès dans son jugement de
la junte militaire. En revanche, en ex-Yougoslavie, les
jugements partisans constituent encore un sérieux problème lors de la comparution des criminels de guerre. Je
développe quelque peu ces exemples dans la suite.
Les dernières évolutions au Chili sont porteuses
d’espoir. En 2003, trente ans après le coup d’État de
Pinochet, des procès pénaux ont été entamés contre les
dirigeants de la police secrète. Initialement, la loi d’amnistie que la junte avait elle-même adoptée en sa faveur
a suscité de grandes difficultés. La Cour suprême a éliminé cet écueil en 2004, en déclarant que l’amnistie ne
s’appliquait pas aux responsables de disparitions non
83
élucidées d’opposants. Ce crime n’est pas prescrit et une
poursuite reste donc possible. Le chef du service secret
sous le général a déjà été condamné. Des dizaines
d’autres militaires sont inculpés et condamnés. L’absolution sans confession qu’ils avaient imaginée pour euxmêmes est fortement érodée. Les coupables paient finalement. Pour ceux qui ont souffert, le passé prend une
signification différente, plus sensée. Il est promu au
rang de phase cruciale du développement vers davantage de démocratie. Cette étape occupe une place manifeste dans la vie de certains Chiliens. Michelle Bachelet
est l’une d’entre eux. Son père, un général et ministre
du gouvernement de Salvador Allende, est mort dans
une prison de la junte. Elle-même et sa mère ont été torturées dans la tristement célèbre Villa Grimaldi. À présent, depuis mars 2006, elle est présidente du Chili. Une
victime de Pinochet, une femme, une socialiste : on ne
peut imaginer de symbole plus fort de la rupture avec le
passé. Bien entendu, la situation n’est pas totalement
rose. Cela a pris du temps, beaucoup de temps. Tout
n’est pas révélé, tous les tortionnaires ne sont pas privés
de leur liberté. Des documents gênants sont détruits.
Dans l’armée, la résistance à la transparence des affaires
reste présente. Le Chili enregistre tout de même un
score très élevé par rapport à ce qui s’est passé dans
d’autres tribunaux. Dans des pays comme l’Argentine et
le Guatemala, le Chili représente un exemple lumineux.
Le procès intenté à Pinochet a eu un retentissement
dans le monde entier.
Qu’a donc de si particulier le modèle chilien ? Dans
ce pays, on a choisi la voie de l’approche graduelle. Ce
n’est qu’après que la démocratie avait acquis un solide
84
ancrage que les poursuites ont débuté. Le risque d’un
nouveau coup d’État a ainsi été évité. On sait en effet
que les dirigeants de junte peuvent réagir brutalement
lorsqu’un séjour en prison les menace. Une Commission de vérité avait bien été mise en place entre-temps
(1990-1991). Dans le rapport, qui compte mille huit cents
pages, des milliers de témoignages ont été consignés,
des pièces à conviction ont été archivées et ont ouvert
les yeux d’un grand nombre de personnes. Cela a constitué la matière première avec laquelle les tribunaux allaient se mettre au travail douze ans plus tard. Lorsque
je terminerai le dernier chapitre de mon expédition,
j’inclurai certainement le Chili dans le bilan final.
La poursuite locale des crimes de guerre dans la partie serbe de la Bosnie n’est devenue possible qu’au cours
de 2005. Quarante affaires sont examinées par les juges
d’instruction bosno-serbes. Un tabou a ainsi été brisé.
Simultanément, toutes sortes de problèmes ont surgi.
Human Rights Watch (HRW) y a consacré un rapport
(Still Waiting / Ils attendent toujours) en 2008 : « Les
procureurs et les juges locaux se montrent de plus en
plus proactifs dans l’instruction et la poursuite des
crimes de guerre, mais ils continuent d’être gênés dans
leur travail par la faiblesse de la protection des témoins,
le manque de fonds et le soutien limité de la part des
hommes politiques et du public. » [traduction libre] La
Croatie a également commencé à juger les crimes de
guerre, mais, comme chez ses voisins, la justice n’est pas
exempte de partialité. HRW déclare à ce sujet : « Les
Serbes continuent de représenter l’immense majorité
des accusés et des criminels de guerre condamnés en
Croatie, une disproportion tellement importante qu’elle
85
suggère l’existence d’un parti pris. Bon nombre des
poursuites engagées et des procès intentés contre les
Serbes restent d’un niveau douteux… » [traduction
libre] Un politicien croate de premier plan a pourtant
est généralement pas facilitée. Aussi, continue-t-il de peser sur l’avenir comme une chape de plomb. En conséquence, la demande d’une prise en charge internationale ne cessera pas de sitôt.
été condamné en 2009 à Zagreb pour des crimes de
guerre commis contre des citoyens serbes. En Serbie
également, les choses bougent.
Les tribunaux internationaux
*
*
*
Le règlement de compte avec les responsables de grands
malheurs comporte plein de risques. Des pays comme la
Belgique, la France et les Pays-Bas en ont fait l’amère
expérience après 1944. La poursuite des collaborateurs
avec l’occupant allemand s’est déroulée de manière particulièrement chaotique, en particulier dans les premiers
mois suivant la libération. La machine judiciaire ne
fonctionnait pas harmonieusement. Si c’était déjà si difficile dans ces pays, comment cela pourrait-il alors réussir dans des sociétés qui étaient déjà dénuées de presque
tout avant leur guerre ? La transmission du pouvoir y
est fréquemment inachevée, la vengeance et les représailles constituent souvent les principaux mobiles, les
juges et les avocats qualifiés sont rares. C’est précisément pour remédier à cette situation que le Conseil de
sécurité des Nations unies a conçu un tribunal spécial
dans le cas de l’ex-Yougoslavie (1993) et du Rwanda
(1994).
En conclusion, la sanction ‘sous son propre contrôle’ est
une tâche archidifficile et l’assimilation du passé n’en
86
Deux cent mille morts, un million de personnes en fuite.
Tel est le résultat de trois ans et demi de guerre en Bosnie. Celle-ci a débuté au printemps de 1992. Pendant
des mois, le monde extérieur s’est cantonné dans un
rôle de spectateur. Il y a eu certes beaucoup de rumeur
verbale, des menaces, un embargo sur les armes et des
paroles fermes. Une intervention militaire ne s’avérait
pas possible, car elle était extrêmement difficile à faire
accepter aux États-Unis et dans les pays de l’Union européenne. Il existe en outre, chez les politiciens et leurs
citoyens, une tendance à travailler avec une espèce
d’échelle de Richter qui, en l’occurrence, mesure l’horreur. Sur cette échelle, l’holocauste atteint le score le
plus élevé. Au début juillet 1992, lorsque la guerre en
Bosnie se déchaînait déjà dans toute sa violence, les premières images des camps de détention serbes ont été
publiées. Les légendes évoquaient en même temps la
déportation dans des wagons de marchandises fermés et
des exécutions en masse. Tout comme sous les Nazis,
était-il inscrit. Samantha Power, que j’ai déjà citée
ailleurs, décrit comment le gouvernement américain a
nié cette similitude. La Croix-Rouge avait visité neuf
camps, a déclaré le porte-parole des Affaires étrangères,
mais n’avait trouvé aucune preuve qu’il s’agissait de
camps d’extermination. Commentaire de Samantha
87
Power : « La norme de l’holocauste n’était pas atteinte,
déclarait-il implicitement. » La prise de conscience n’a
pas adopté un rythme plus rapide, ni aux États-Unis, ni
dans les autres pays membres de l’OTAN, ni au Conseil
de sécurité. Cela a changé un tant soit peu lorsque les
photos se sont métamorphosées en copies des images
d’avril 1945. Trois journalistes britanniques, parmi lesquels Ed Vulliamy du Guardian, parvinrent à prendre
des photos de prisonniers déchargés derrière les barbelés du camp de Trnopolje. Vulliamy raconte l’histoire
dans son ouvrage Seasons in Hell : Understanding Bosnia’s war
/ Saisons en enfer : comprendre la guerre de Bosnie
(1994). Le jour où le Guardian publia le reportage, il reçut des dizaines d’appels téléphoniques d’émetteurs de
radio et de télévision. À chaque fois, les interviewers
parlaient de l’ ‘Holocauste revisité’. Les médias occidentaux n’avaient donc plus de doutes. Ils placèrent côte à
côte les images du camp bosniaque de Trnopolje et
celles du camp allemand nazi de Bergen-Belsen. Une
majorité de l’opinion publique fut convaincue. Dans
l’intervalle, un autre lien encore avec le passé avait été
établi. Des ONG internationales, des journalistes, des
professeurs d’université et des politiciens rappelèrent
Nuremberg, le règlement de compte avec les dirigeants
nazis. Un tribunal international était peut-être à nouveau nécessaire. Le Conseil de sécurité reprit l’idée et
créa, le 25 mai 1993, le tribunal des Nations unies pour
l’ex-Yougoslavie. Jusqu’en 2010, ce tribunal doit statuer
à La Haye sur les crimes de guerre, le génocide et les
crimes contre l’humanité, qui ont été commis dans cette
partie du monde depuis le 1er janvier 1991. Fin 1994, une
demi-année après le génocide au Rwanda, le Conseil de
88
sécurité accomplit une deuxième étape avec la création
d’un tribunal international devant juger les responsables.
Son siège est situé à Arusha, en Tanzanie. Depuis lors,
nous croyons que certains crimes ont une signification
dépassant les frontières, que le règlement de comptes
avec les coupables est une affaire qui regarde la communauté internationale. Et, entre-temps, le joyau de la couronne, la Cour pénale internationale, a débuté ses travaux.
La Haye et Arusha
À maints égards, les deux tribunaux sont pour ainsi dire
des frères jumeaux. Ils ont les mêmes ancêtres lointains.
Nuremberg a fourni l’inspiration, la convention sur le
génocide de 1948 et les Conventions de Genève (1949)
ont fourni une partie de l’arsenal juridique. En plus,
tous deux ont eu une jeunesse difficile. Les Nations
unies étaient un bailleur de fonds pingre dans les années quatre-vingt-dix. Et les pays dans lesquels des suspects avaient cherché leur fuite avaient initialement refusé d’extrader ces hommes. Mais surtout, on disposait
de toute façon de trop peu d’expérience pour accomplir
une tâche aussi complexe. Il a fallu par conséquent assez longtemps dans les deux cas pour que l’opération
puisse trouver son rythme de croisière. Ils sont également soumis à la même date limite : 2008 pour les affaires en première instance, 2010 pour les procédures
d’appel. Mais, il y a certes des différences. Le tribunal
de La Haye a été mis en place alors que la guerre faisait
encore rage. Il a donc inévitablement joué un rôle dans
les négociations de paix en cours. C’est pourquoi, le
président français François Mitterand a mis un frein à
89
plusieurs reprises à l’élan vers la création du tribunal. Il
craignait que des arrestations n’attisent encore l’incendie. Le génocide et la guerre au Rwanda étaient, en revanche, déjà passés lorsqu’a été prise la décision de
mettre en place le tribunal d’Arusha.
Les deux tribunaux fonctionnent à présent depuis respectivement seize et quinze ans. Leur tâche n’est pas encore terminée. Il est difficile de concevoir pour le moment quelles seront leurs conséquences à long terme.
Néanmoins, ils ont été mis depuis déjà pas mal de temps
sur la balance publique. Cela me semble une bonne
chose, car je recherche la voie qui procure la confrontation la mieux appropriée avec le passé.
Comment apprécier le travail d’une telle institution ?
Pour le président Kagame du Rwanda, l’évaluation du
tribunal d’Arusha est vite faite. Il a déclaré au début de
mai 2006 que le résultat était minime, que le tribunal
travaillait terriblement lentement et que le coût était
bien trop élevé. Il n’est pas le seul à porter ce jugement.
Si l’on considère uniquement les chiffres, on parvient à
coup sûr à une telle conclusion implacable. Fin 2008, le
tribunal avait en tout appréhendé 74 suspects, dont 36
ont été condamnés et 5 acquittés. Deux sont décédés et
tous les autres attendent encore un verdict. Dans l’intervalle, une somme de quelque 1,3 milliard de dollars américains a été dépensée. Les critiques se livrent également
volontiers à une comparaison avec les procès de Nuremberg après la seconde guerre mondiale, où les vingtdeux prévenus ont tous été jugés en moins d’un an. Ce
nombre n’a été atteint par le tribunal d’Arusha qu’après
dix bonnes années. Le tribunal pour l’ex-Yougoslavie
90
ne peut présenter de chiffres beaucoup meilleurs. Le
coût pour la période 1993-2009 dépassera largement le
1,7 milliard de dollars. Au total, 161 personnes ont été inculpées et une est toujours dans la nature. Le procès de
36 prévenus a été arrêté, car elles sont décédées ou parce
que les poursuites ont été annulées. Cinquante-trois verdicts ont été prononcés (48 coupables, 5 innocents).
Pour les quelque 70 autres, la procédure est encore en
plein déroulement.
Ces chiffres ne mentent pas, mais ils cachent pas mal
de choses. Lorsque les deux tribunaux ont débuté leurs
activités, des concepts-clés tels que génocide et crimes
contre l’humanité n’avaient presque pas été confrontés à
la réalité. Ils avaient mené une existence théorique sur
papier. À La Haye et à Arusha, ils se sont vraiment mis à
vivre. Les juges ont ouvert la voie à des interprétations
plus progressives des prescriptions des lois pénales internationales. Demain et après-demain, nous en cueillerons certainement les fruits. Une réponse a également
été apportée à des questions complexes, telles que celle
consistant à savoir si les épurations ethniques constituent une forme de génocide. Les règles du jeu qui doivent garantir un déroulement équitable des procès internationaux ont été conçues et appliquées, alors que cela
ne figurait pas en tête des priorités à Nuremberg. Là, il
n’était dès lors pas difficile d’avancer rapidement. À La
Haye et à Arusha, l’histoire a également été littéralement écrite. Des dizaines de milliers de documents et de
témoignages ont coloré beaucoup de taches aveugles
sur la carte de l’ignominie. La souffrance endurée par et
à Sarajevo, Srebrenica, Vukovar, Kigali, Nyamagabe et
Taba n’est plus une donnée abstraite.
91
Un tribunal qui opère sous le couvert du Conseil de
sécurité est en principe plus dangereux pour les coupables qu’un tribunal national. Il n’est presque plus
possible de s’échapper. Tous les pays ont l’obligation
d’extrader les prévenus. Cela demande certes parfois du
temps. Le Kenya et le Congo ont longtemps hésité à
transférer les génocidaires au tribunal pour le Rwanda.
Ratko Mladic se cache encore en mi-2009. Mais, ils sont
toutefois déjà saisis par ce que l’on pourrait appeler une
justice par intérim. Leurs ailes sont coupées. Ce sont des
proscrits dans leur propre pays. Ils ne peuvent se débarrasser du stigmate qui s’attache de plus en plus fort à
eux à chaque nouvelle information. L’effervescence publique que cause leur impunité provisoire maintient leurs
méfaits en vie, dans d’innombrables heures de temps
d’antenne et des millions de mots. Pour les autres, ceux
qui ont été appréhendés, la justice est une réalité. Ce ne
sont pas des sous-fifres. Pour l’ex-Yougoslavie, il s’agit
du président serbe, du président bosno-serbe, du président du parlement bosno-serbe et de plusieurs généraux. À Arusha, comparaissent un premier ministre,
cinq ministres, huit bourgmestres et quelques autres
personnalités de premier plan de la communauté Hutu.
Ce sont là toutes des prestations qui peuvent coûter
un peu de temps et d’argent. En outre, les deux tribunaux sont de bons élèves. Ils rectifient les erreurs commises. Le tribunal pour l’ex-Yougoslavie, en particulier,
innove et expérimente en vue d’améliorer le rendement.
Dans les deux cas, il y a également une prise de conscience du fait qu’une interprétation plus modeste des
missions de tels tribunaux est souhaitable. Ainsi, il y a
à présent davantage de renvoi d’affaires. Le tribunal
92
d’Arusha a transféré quinze dossiers à un tribunal rwandais. Le tribunal de La Haye a également renvoyé des
affaires (onze au total fin 2008) en Bosnie et en Croatie.
Ce qui me fait toutefois la plus forte impression, c’est la
métamorphose qu’ont subie les deux tribunaux. Leur
création par le Conseil de sécurité était une décision purement politique, certainement dans le cas de l’ex-Yougoslavie. Il n’était pas possible d’intervenir militairement, mais il fallait tout de même faire quelque chose.
On est sorti de l’impasse par un compromis habile, un
tribunal international. Les attentes n’étaient pas élevées.
Il y a eu de la négligence pendant pas mal de temps, ce
qui explique les nombreuses douleurs de croissance. La
référence au grand combat contre l’impunité n’est venue que plus tard. C’est le recrutement des membres
des tribunaux qui a donné corps et âme à l’institution.
Entre-temps, la formule est tombée de facto en désuétude. Après la fin d’une guerre civile de plusieurs années au Sierra Leone en 2002, la création d’un tribunal
international a de nouveau été réclamée. Les Nations
unies ont toutefois opté pour un tribunal hybride dans
lequel siègent des juges nationaux et étrangers. Le tribunal est à Freetown, la capitale du pays, donc bien
plus près des victimes. C’est toujours ça de pris. Mais la
préoccupation principale était vraisemblablement que
l’opération coûte moins cher. (Bien que l’un des principaux inculpés, Charles Taylor, ait tout de même finalement été transféré à la Cour pénale internationale de La
Haye.)
*
*
*
93
La justice après un génocide, une guerre civile ou un régime brutal progresse pas à pas. La Haye, Arusha et
leur demi-frère de Sierra Leone constituent des jalons
dans cette progression. Pas moins, mais pas plus non
plus. La technique a un impact limité. Le temps et le
lieu dressent des obstacles élevés. Le tribunal d’Arusha
juge des crimes qui ont été perpétrés dans la région
entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994. Les crimes que
l’armée Tutsi a commis ensuite en représailles se situent
en dehors de sa juridiction et restent de facto impunis.
Cela suscite le reproche d’indignation sélective. Et
pourquoi le Rwanda, mais pas les killing fields au Cambodge ou les camps de l’Union soviétique ? La mise en
place d’un tribunal ad hoc constitue en outre un remueménage complexe. Les manœuvres géopolitiques préalables à une décision prennent pas mal de temps. À
chaque fois, beaucoup d’énergie est perdue dans la recherche de personnel, de fonds et de moyens logistiques. La Cour pénale internationale, l’initiative la plus
récente des Nations unies, représente-t-elle le chaînon
manquant ?
La Cour pénale internationale
Il avait 32 ans lorsqu’il a traduit en tant que procureur
public en Argentine quelques généraux de l’ex-junte devant le juge pénal. Plus tard, il a été l’avocat, notamment de la vedette de football Diego Maradona. Avec
Transparency International, une ONG, il a ouvert la
chasse aux politiciens corrompus d’Amérique Latine. À
présent âgé de 53 ans, Luis Moreno-Ocampo est le procureur principal de la Cour pénale internationale de La
Haye. C’est lui, qui en octobre 2005, a envoyé le tout
94
premier mandat d’arrêt international de la Cour. Le document visait cinq chefs de la Lord’s Resistance Army, un
mouvement de rebelles ougandais. L’acte mentionnait
comme chefs d’accusation : crimes de guerre et crimes
contre l’humanité dans le Nord de l’Ouganda.
La Cour pénale internationale est jeune. Son acte de
naissance, le Statut de Rome, date du 17 juillet 1998. Ce
jour-là, une conférence spéciale des Nations unies a rédigé une convention qui permettait la mise en place de
la Cour. Après sa ratification par au moins soixante
pays, le 1er juillet 2002, le projet sur papier a pu être
concrétisé. Trois piliers de l’ordre juridique international sont à présent implantés à La Haye. Depuis 1946
déjà, la ville héberge la Cour internationale de justice,
qui statue uniquement sur les litiges entre États. Elle
n’est pas accessible aux particuliers. Ce n’est pas non
plus un tribunal pénal. Sa plus jeune sœur née en 2002,
la Cour pénale, en est un et elle ne juge que des personnes. C’est également à La Haye que le tribunal pour
l’ex-Yougoslavie, le troisième pilier, exerce ses activités.
Il s’agit d’une entreprise qui n’est axée que sur un seul
conflit et qui disparaîtra vers 2010. La Cour pénale, par
contre, est permanente et a une portée internationale.
Elle peut également juger des chefs d’État pour lesquels
il n’existe pas d’immunité. Sa compétence juridique
n’est, en revanche, pas illimitée. Elle ne statue que sur
les affaires qui sont à qualifier de crimes de guerre, de
génocide et de crimes contre l’humanité. Elle n’intervient pas non plus si un tribunal pénal national se saisit
d’un tel dossier. Elle peut certes intervenir si un pays
n’entame pas de poursuites à tort ou s’il ne dispose pas
95
des moyens de le faire. Et, un élément à ne pas perdre
de vue, la Cour ne peut statuer sur des crimes qui ont
été commis avant le 1er juillet 2002.
Trois voies mènent à la Cour pénale. L’Ouganda et la
République démocratique du Congo ont emprunté la
première. Leurs gouvernements respectifs ont demandé
à la Cour d’enquêter sur les atrocités commises dans
leur pays et de poursuivre celles-ci, ce qui a eu pour
conséquence directe qu’un mandat d’arrêt a été décerné
contre les membres de la Lord’s Resistance Army. En mars
2006, un premier prévenu de crimes dans l’Est du
Congo a été arrêté et transféré à La Haye. La deuxième
voie passe par le Conseil de sécurité des Nations unies.
C’est par ce biais que la question du Darfour est parvenue à la Cour. En avril 2005, Moreno-Ocampo a reçu
une liste de cinquante noms. D’abord, un mandat d’arrêt a été décerné contre deux Soudanais. À la mi-juillet
2008, le procureur a demandé à la Pre-trial Chamber I
d’examiner si le président Omar al-Bashir ne pourrait
pas être inculpé également. Moins d’un an plus tard, en
mars 2009, un mandat d’arrêt a été décerné. Le procureur peut aussi entamer une enquête de sa propre initiative. Fin 2008, une procédure de ce genre était en cours
dans cinq pays (Colombie, Géorgie, Afghanistan, Côte
d’Ivoire et Kenya). Dans ces cas-là l’accord d’un collège
de trois juges est nécessaire si le procureur veut poursuivre les suspects.
Des paroles fortes ont été prononcées lors de la mise en
place de la Cour. C’était le début de la fin de l’impunité.
Les pays ravagés ne devraient plus traîner leur passé
aussi longtemps. La démarche précoce de l’Ouganda et
96
du Congo a semblé donner raison aux optimistes. Mais,
le désenchantement n’a pas tardé à se faire jour. Dans
les deux pays, la guerre civile n’est pas terminée. La collecte d’éléments probants dans des régions où des combats font rage est une tâche délicate. La parole donnée
par les gouvernements s’est également avérée posséder
moins de valeur que l’on ne l’avait initialement pensé.
L’Ouganda balance toujours entre une réconciliation
convenue précédemment avec les rebelles et une collaboration sans réserve avec la Cour pénale. Le gouvernement Kabila a fait et fait toujours des difficultés en ce
qui concerne l’extradition de prévenus. Le Soudan n’est
pas du tout disposé à collaborer.
Mais la question la plus douloureuse, c’est l’opposition ouverte des Etats-Unis. En 1998, le gouvernement
Clinton n’a pas voulu signer le traité constitutif. Il se
trouvait ainsi dans la compagnie peu reluisante de six
autres membres du clan du refus, dont la Chine, l’Irak,
la Lybie et le Yemen. Le président a ensuite changé
d’avis in extremis le 31 décembre 2000, mais George
W. Bush a dénoncé la convention en 2002. Depuis, les
États-Unis ont mené une campagne furieuse contre la
Cour. Leurs arguments ? Les Américains ne veulent pas
selon leurs dires être la victime de plaintes futiles ou
d’inspiration politique, émanant par exemple d’un pays
faisant partie de l’ ‘axe du mal’. Deuxième argument, la
Cour pénale limite le droit sacré à l’autonomie. Imaginez qu’un militaire américain doive comparaître devant
un tribunal étranger pour ce qu’il a fait à Guantanamo !
Notre armée hésitera certainement à l’avenir de participer à des actions humanitaires, entend-on comme troisième justification. Elle ne voudra pas courir le risque
97
d’être inculpée à la légère de crimes de guerre par la
Cour. En d’autres termes, la Cour pénale compromettra
l’épanouissement ultérieur des droits de l’homme. Il y a
quelque chose dans ces arguments qui renvoie à un motif plus profond. L’accent qui est mis sur les conséquences pour l’armée américaine n’est pas fortuit. Cela
a été inscrit noir sur blanc : la Cour menace le droit des
États-Unis de défendre ses intérêts par des actions militaires. C’est donc une stratégie géopolitique, l’imposition unilatérale par les armes de la volonté politique des
États-Unis qui est remise en question par la Cour pénale. C’est également la raison pour laquelle le gouvernement américain a voulu réserver au seul Conseil de sécurité la compétence pour transmettre des plaintes à la
Cour pénale, car il peut y exercer un droit de veto. Un
changement pourrait néanmoins intervenir à cet égard
avec l’entrée en fonctions du président Barack Obama.
L’opposition des États-Unis à la Cour pénale n’est
absolument pas que de pure forme et ils mettent en
œuvre des armes politiques et économiques qui sont
destinées à brider l’action de la CPI. L’une de celles-ci
est le traité bilatéral par lequel un pays tiers promet de
ne jamais livrer de citoyens américains à la Cour. Les
États qui n’avaient pas envie de signer ce traité ont été
confrontés à toutes sortes de menaces et de sanctions.
Ainsi, l’aide militaire des États-Unis à 35 pays a été annulée en juillet 2003. Fin 2004, une étape supplémentaire a encore été franchie. L’assistance économique a
également été supprimée à Chypre, à l’Équateur, à la
Jordanie, au Pérou, au Venezuela et à l’Afrique du Sud,
ainsi qu’à quelques autres pays. Mais ce qui va le plus
loin, c’est l’American Servicemember’s Protection Act (la loi
98
de protection de militaires américains) – appelé familièrement ‘The Hague Invasion Act’ (loi sur l’invasion de
La Haye), qui permet au président de faire libérer manu
militari des citoyens américains de la prison de la Cour
pénale. L’opposition des États-Unis n’est d’ailleurs qu’un
élément de l’attaque plus large contre les conventions
qui menacent le droit exclusif des Américains. Il suffit
de voir la résistance au protocole de Kyoto, au traité sur
les mines anti-personnel ou sur le stockage d’armes biologiques.
Il n’y a plus de sanctuaires. Ou presque ?
L’avenir de la Cour est incertain. La résistance des
États-Unis y joue un grand rôle. Avant même que cela
ne soit bien perceptible, des pays tels que la Belgique,
l’Espagne et l’Allemagne avaient déjà ouvert un chemin
de traverse, la voie de la juridiction universelle. Cette
approche est basée sur le raisonnement selon lequel ce
qui ne peut (encore) être réalisé sur le plan international
doit alors pouvoir l’être via des tribunaux de pays de
bonne volonté.
Au cours de l’été 2001, quatre Rwandais ont été
condamnés à Bruxelles. Ils avaient participé au génocide dans leur pays. C’était un procès très inhabituel,
car, jamais auparavant, des étrangers n’avaient été jugés
en Belgique pour ce qu’ils avaient fait dans leur pays à
leurs propres compatriotes. Ce n’était toutefois pas une
première européenne. Un tribunal suisse avait déjà
condamné un Rwandais pour des faits similaires en avril
1999. En 1997, la Haute cour de justice bavaroise avait
99
condamné un Serbe à cinq ans d’emprisonnement pour
l’assassinat de musulmans en Bosnie. Un chef d’un
groupe paramilitaire serbe a été condamné à la perpétuité par la Haute Cour de justice de Düsseldorf en décembre 1999. Et, fin 2005, un tribunal néerlandais s’est
déclaré compétent pour juger deux officiers des services
secrets afghans. Ils auraient torturé dans leur pays des
opposants du régime communiste, des années auparavant. Ce sont là autant d’exemples de ce qui s’appelle
déjà à présent le droit pénal sans frontières. Mais l’affaire de loin la plus connue est liée au destin d’Augusto
Pinochet, l’ex-dirigeant de la junte chilienne. En octobre
1998, un juge d’instruction espagnol, Baltasar Garzón,
demanda et obtint son arrestation en vue de son extradition vers l’Espagne.
Baltasar Garzón est un personnage fascinant dans
l’histoire de la quête de la justice. Il est constamment
sous les feux de la rampe, mais se met rarement à nu.
Par les rares interviews qu’il a accordées, on sait qu’il
voulait initialement être missionnaire, a fréquenté le séminaire un petit temps, n’était pas tenté par le célibat et
s’est ensuite mis à étudier le droit. À vingt-quatre ans, il
est juge d’instruction et entame un marathon professionnel qui le fera entrer en conflit avec l’ETA, avec un
escadron de la mort du ministère espagnol de l’intérieur, avec la maffia, avec des partisans d’Al Qaida, avec
une banque se livrant au blanchiment d’argent sale et
de temps à autre avec des criminels ordinaires. (Le fait
de n’avoir besoin que de trois heures de sommeil par
jour l’aide beaucoup.) Dans l’intervalle, il lit dans le
rapport de la Commission de vérité au Chili qu’une cinquantaine d’Espagnols n’ont pas survécu aux atrocités
100
commises par la junte. Le 16 octobre 1998, il se lance à
l’attaque. Il apprend que Pinochet se trouve à Londres
pour une intervention chirurgicale. Il n’a pas le temps
de rédiger un acte d’extradition en bonne et due forme.
Il ne veut pas non plus passer par le gouvernement espagnol, qui est aux mains du parti conservateur et n’est
pas hostile à Pinochet. Il envoie alors à la Grande-Bretagne une demande d’arrestation provisoire du général,
dans l’attente d’un document juridiquement valable et
cela réussit. Pinochet se voit assigner à résidence et devra attendre seize mois dans cette situation. Les juges
britanniques refusent tout d’abord son extradition et
l’acceptent ensuite et Pinochet est finalement transféré au
Chili. De nouvelles péripéties se succèdent alors. Tout
d’abord, Pinochet ne peut se présenter devant le juge car
il est trop malade, ensuite oui, un peu plus tard à nouveau non, car en tant que sénateur à vie, il est immunisé
contre les poursuites. En octobre 2005, la Haute cour de
justice du Chili tranche le nœud gordien : le général perd
son immunité. Cette fois-ci, le vieux renard n’a pas été
plus malin que ses chasseurs, mais il échappera tout de
même finalement à la justice pénale par sa mort.
Garzón est portraitisé dans Speak truth to power. Human
rights defenders who are changing our world / Parler vrai au
pouvoir (www.speaktruth.org). Les défenseurs des droits
de l’homme qui changent notre monde (2000), un livre
de photos de Kerry Kennedy et Eddie Adams. Dans l’interview qui l’accompagne, il déclare que Giovanni Falcone, le juge d’instruction sicilien assassiné, est son modèle. Les politiciens parlent de justice, dit-il, mais ils
cèdent trop souvent devant des considérations économiques et diplomatiques. Des juges comme Falcone ne
101
font pas cela. Le fait que l’Espagne dirigée par le premier ministre conservateur José Maria Aznar voulait
ménager aussi bien le Chili que Pinochet n’importait
pas à Garzón. À partir de 2003, il prend également
l’Argentine des généraux dans son collimateur. Il vise
tout d’abord Ricardo Cavallo, un personnage-clé de la
période de la sale guerre. Cavallo se trouve au Mexique,
mais il est extradé vers l’Espagne. Adolfo Scilingo, un
collègue-tortionnaire de Cavallo, se trouve déjà en Espagne. Le procès de Cavallo se termine par sa condamnation en avril 2005 à six cent quarante ans de prison.
Le juge d’instruction espagnol a-t-il changé le monde,
comme le suggère le livre de photos ? Au Chili, sa
chasse à Pinochet a brisé l’envoûtement. C’est un tonique qui a revigoré dans ce pays les organisations de
défense des droits de l’homme. Ailleurs également, l’effet a été perceptible. Les ONG européennes ont accueilli avec enthousiasme le principe de la juridiction
universelle. Les gouvernements ont été mis sous pression. La Belgique avait déjà rendu possible par une loi
auparavant la poursuite des crimes contre l’humanité
commis à l’étranger. En 1999, cette disposition a encore
été élargie. Le point crucial de la loi résidait dans le fait
que ni l’auteur ni la victime ne devaient avoir le
moindre lien avec la Belgique, ce qui était inhabituel.
Garzón a poursuivi Pinochet, parce qu’il y avait des victimes espagnoles. Les Serbes qui ont été condamnés en
Allemagne habitaient dans ce pays. En Belgique, un tel
lien était superflu, ce qui a ouvert les portes toutes
grandes. Les plaintes ont commencé à pleuvoir, toutes
plus graves les unes que les autres. Un cas patent de
tourisme judiciaire, ont déclaré les critiques. Le monde
102
regardait cela avec intérêt, mais cela n’amusait pas les
Etats-Unis, a fortiori lorsque quelques-uns de leurs dirigeants de haut niveau se sont vus inculpés. Un si petit
pays qui fait tant d’esbroufe ont dû penser les Américains. En termes à peine voilés, le gouvernement belge
s’est entendu dire que cela ne pouvait pas continuer
comme cela. Le ministre de la défense, Donald Rumsfeld, a fait savoir que le quartier-général de l’OTAN ne
devait pas nécessairement rester à Bruxelles. Les avions
de guerre américains en route pour l’Irak n’ont plus fait
d’escale en Belgique d’un seul coup. C’est ainsi que l’on
met des pays au pas. En juillet 2003, le texte de la loi sur
le génocide a été effacé et remplacé par des dispositions
d’une portée beaucoup plus limitée. En quinze jours à
peine, le projet de loi a été ratifié par le parlement belge,
poussé par le vent venu d’Amérique. Une politique sans
relief au lieu de l’enthousiasme ? Peut-être, mais des
politiciens et aussi des ONG avaient été quelque peu
aveuglés par l’éblouissante lumière répandue par l’affaire Pinochet. Ils étaient à la fois trop audacieux et trop
pressés. La juridiction universelle peut être une arme
puissante, mais une certaine circonspection dans sa
manipulation n’est pas superflue, à défaut de quoi elle
risque d’être banalisée et vidée de sa substance. Le
champ d’expérimentation de la Belgique l’a démontré
de manière convaincante. L’élan ne s’est toutefois pas
arrêté, bien au contraire. Depuis octobre 2005, il n’est
plus nécessaire en Espagne qu’il existe un lien avec l’inculpé ou la victime. Dans des jugements récents, des
juges allemands se sont engagés prudemment dans la
même direction. La formule belge d’autrefois est de retour, bien que teintée d’un peu plus de réalisme.
103
Baltasar Garzón a accéléré la progression de la juridiction universelle. La prise de conscience du fait que certains crimes concernent tout un chacun s’est accrue. Les
droits de l’homme sont un patrimoine universel et celui
qui les viole est jugé par le monde entier. Il subsiste toutefois des interrogations. Dans la plupart des cas, la fin
d’un conflit ethnique ou d’un régime brutal coïncide
avec une période de forte turbulence. Il ne faut pas
grand-chose pour qu’elle dégénère. Un procès au nom
de la juridiction universelle est de toute façon une intervention dans un pays lointain, qui est confronté à d’importants défis. Ce n’est dès lors pas un luxe inutile d’en
tenir pleinement compte – comme lorsque les anciennes
relations avec le pays concerné ne sont pas sans importance. Il ne m’a pas trop plu que la première affaire traitée en Belgique, celle contre les quatre Rwandais, ait
mis en présence un ancien colonisateur et des personnes
provenant de ce qui avait jadis été un de nos territoires
sous mandat. Cela crée des rapports désagréables, a fortiori si le procureur du Roi trouve utile de se mettre à
agiter une machette dans la salle d’audience bruxelloise.
Les Belges n’ont même pas encore mis en cause une
seule fois leur propre histoire coloniale. Cela aussi
s’appelle de l’indignation sélective. Même Garzón a été
confronté à ce commentaire critique. L’Espagne, qui
s’arroge le rôle de juge pénal ailleurs dans le monde, a
limité à un silence assourdissant la confrontation avec sa
propre guerre civile. À la mi-2005, le juge a demandé
que soit mise en place une commission de vérité chargée
d’enquêter sur les atrocités commises par le régime franquiste. Cette demande est restée sans suite. En octobre
2008, il a franchi une nouvelle étape : il a déclaré que les
104
exécutions ayant eu lieu sous le régime du général devaient être qualifiées de crimes contre l’humanité et
pouvaient donc encore être instruites par lui. Il reste à
attendre pour savoir s’il obtiendra gain de cause.
Mais le problème s’étend en fait encore plus loin. Il
existe un risque que les tribunaux du Nord riche jugent
en permanence des coupables du Sud pauvre. Est-ce par
hasard que les premières affaires dont la Cour pénale
internationale s’est saisie concernent toutes des pays
africains ? La version juridique de ce que l’on appelle le
néocolonialisme ? Lors d’un congrès sur l’impunité, un
collègue iranien nous a fait la leçon, à nous Occidentaux. Vous avez le beau rôle avec vos lois sur le génocide, a-t-il déclaré de manière sarcastique, vous faites ce
que nous ne pouvons faire. Et une fois de plus, vous
remportez le premier prix au forum de la justice.
*
*
*
Le fait que la portée du droit pénal s’étende et franchisse des frontières est une évolution irréversible. Jamais l’ancienne expression ‘le bras long de la loi’ n’a été
autant d’application. Pourtant, il n’est pas encore du
tout certain que le choix de cette stratégie soit toujours
et partout le meilleur. En Éthiopie, les procès ont dégénéré. Les tribunaux de La Haye et d’Arusha ont récolté
presque plus de critiques que de louanges. Ailleurs, le
recours au juge pénal semble déjà tout à fait exclu. Prenons, par exemple, un pays comme le Mozambique.
Une guerre fratricide y a fait des milliers de victimes
105
pendant dix-sept ans. Dans un tel cas, une opération pénale à grande échelle n’est pas évidente. Il y a tout simplement trop de coupables. Et il ne reste d’ailleurs pas
assez d’infrastructure pour organiser cette opération. Il
y a trop peu de juges, trop peu d’avocats, trop peu de
tout. Souvent, les gens ne veulent pas non plus regarder
en arrière. Le passé est trop dangereux pour le mettre
au jour. Il convient alors d’emprunter d’autres voies,
moins risquées.
106
2
La just ice, mais par d’aut res voies
L
es relations n’ont pas été chaleureuses pendant tout
un temps entre Yoweni Museveni, le président de
l’Ouganda, et la Cour pénale internationale. La querelle
était motivée par le sort de Joseph Kony, le chef du
mouvement rebelle du Nord de l’Ouganda. Museveni
voulait initialement lui accorder l’amnistie en échange
de la paix. C’est ce qu’il avait déclaré à maintes reprises
et encore à la mi-mai 2006. Dès le lendemain, le procureur de la Cour pénale réagissait vigoureusement. Kony
et quatre de ses lieutenants, dont deux sont vraisemblablement décédés, sont sous le coup d’un mandat d’arrêt. La Cour a indiqué qu’une amnistie n’était pas possible. Cette divergence d’opinion avait également des
causes plus profondes. Un an plus tôt, en mars 2005, le
procureur de La Haye avait reçu une visite insolite. Des
chefs religieux de la région où Kony opérait étaient venus lui demander de rester en dehors de la mêlée. Selon
eux, une intervention de la Cour ne ferait que prolonger
la guerre, car la paix n’était possible que si les rebelles
pouvaient compter sur la clémence, ne fût-ce que temporairement.
Dans l’intervalle, les points de vue se sont rapprochés
un peu. Le gouvernement ougandais a indiqué en octobre 2007 qu’il ne pouvait être question d’une amnistie
pure et simple. Mais le plus important, c’est qu’il est à
la recherche de solutions de rechange à un jugement par
la Cour pénale. Au cours de l’été 2006, il a ouvert la
107
porte à la mobilisation de rituels traditionnels de châtiment et de réconciliation, dont je parle plus en détail
plus loin dans ce chapitre. Deux ans plus tard, en mai
2008, un tribunal spécial pour les crimes de guerre a été
mis en place dans le pays. Cette mesure avait été convenue avec les rebelles, dans l’espoir qu’elle rendrait ainsi
superflues des poursuites par la Cour pénale de La Haye.
En réaction, les juges de la Cour examinent, comme ils
l’ont déclaré fin 2008, la possibilité d’abroger les mandats d’arrêt internationaux.
La question de savoir si la poursuite des crimes de
guerre, des génocides et des crimes contre l’humanité
est inéluctable, car elle est imposée par des lois internationales, suscite de vifs débats depuis bien plus longtemps déjà. Une première passe d’armes s’est déroulée
au début des années quatre-vingt-dix. La fin de l’apartheid en Afrique du Sud a contraint les blancs, les noirs
et les métis à regarder ce problème en face. Il s’est bien
vite avéré que l’intervention des tribunaux n’était pas
du domaine du possible. Une majorité des membres de
l’ANC, le mouvement de libération, était en faveur
d’une forme modérée d’amnistie, certes en association
avec une commission de vérité. La réaction dans les
milieux des organisations des droits de l’homme dans
le pays et à l’étranger a été particulièrement violente.
Les Nations unies avaient qualifié l’apartheid de crime
contre l’humanité. Comment pouvait-on écarter les tribunaux ? Les opposants de poursuites systématiques et
fermes sont toutefois passés à la contre-offensive. Ils ont
développé une batterie d’arguments pour défendre la
stratégie de l’ANC. L’un d’entre eux, Alex Boraine, a
108
pris l’initiative. Il a tout d’abord joué un rôle crucial
dans le débat en Afrique du Sud, mais son plaidoyer
contre l’obligation d’entamer des poursuites a bien vite
connu un succès international.
Boraine a dépassé de peu la soixantaine lorsque l’apartheid commence à chanceler. À ce moment, il a déjà une
carrière remarquable derrière lui. Pasteur blanc, président
le plus jeune qu’ait connu l’église méthodiste d’Afrique
du Sud, de 1974 à 1986, député du Progressive Party qui
lutte contre le gouvernement. Dès ma première rencontre avec lui, en 1994, l’association singulière du pasteur et du manager me frappe. Cette onctuosité dans la
voix, cette capacité d’écoute, ce vocabulaire emprunt de
religiosité, mais aussi le talent de mobiliser les gens et
de les rallier à sa cause. Cette association lui viendra
bien à point dans son rôle ultérieur de numéro deux de
la commission de vérité. Dans les années soixante-dix et
quatre-vingt, Boraine n’est pas gâté par le régime de
l’apartheid. Il reçoit à maintes reprises la visite d’agents
de sécurité à son domicile. Son bureau est mitraillé. Il
fait régulièrement l’objet de menaces de mort. L’un de
ses enfants est emprisonné par deux fois pendant des
mois sans autre forme de procès. Dans une interview,
Boraine a déclaré, pas tout à fait à l’improviste, que le
Mahatma Ghandi n’avait jamais été son modèle. Il était
davantage attiré par la combativité d’un Martin Luther
King. C’est pourtant lui qui a mené pour l’ANC la lutte
pour un règlement du passé en douceur. Tout n’était
toutefois pas à inventer. Pas mal d’expérience avait déjà
été accumulée avec les commissions de vérité en Amérique latine. Boraine a fait venir en Afrique du Sud des
109
personnages clés de ces pays et les a surtout interrogés
sur ce qui pouvait aller de travers dans la recherche de
la vérité. Les pays postcommunistes de l’Europe centrale et orientale constituaient un deuxième champ d’expérimentation. Il a prêté l’oreille aux propos de l’ancien
chef de file des dissidents Adam Michnik à Varsovie, du
président Vaclav Havel à Prague et de Joachim Gauck,
l’archiviste de ce que la Stasi avait laissé derrière elle
comme pièces à conviction en Allemagne de l’Est. Eux
aussi se sont rendus au Cap pour s’y entretenir avec des
personnes appartenant au monde des ONG, des médias, des universités, des partis et des mouvements de libération. Cela a permis en même temps de constituer un
trésor d’informations, dans lequel ont puisé par la suite
des pays tels que la Bosnie-et-Herzégovine, le Cambodge, le Guatemala, le Pérou, la Sierra Leone et le
Timor oriental – tous également à la recherche d’une
approche constructive d’un passé tourmenté. Boraine
est bien vite devenu un ‘voyageur de commerce’ apprécié en matière de solutions de rechange au recours aux
tribunaux. Dans un certain sens, il est l’opposé de Baltasar Garzón, mais tout aussi important que lui dans la
quête de l’assimilation de l’inassimilable.
1 En quoi les tribunaux échouent
P
our Boraine et beaucoup d’autres, les experts des organismes internationaux et les militants des droits
de l’homme ont beau jeu de parler et de prêcher. Car ici
également, des difficultés pratiques se dressent régulièrement entre le rêve et la réalité. Il s’agit d’obstacles
110
matériels et de risques politiques. Et, en plus, il faut se
demander si les tribunaux rendent bien la justice recherchée.
Obstacles matériels
Après une guerre civile ou un génocide, un pays est en
ruine. Les juges ont été assassinés ou sont eux-mêmes
suspects. Il n’y a plus guère d’avocats. Les bâtiments
sont inutilisables. La machine judiciaire ne se remet pas
en marche ou tombe en panne après un bref délai. L’histoire de Mamo Wolde, que j’ai relatée précédemment,
montre quelles en sont les conséquences. En outre, la
justice dépend pour l’obtention d’éléments de preuve
de la collaboration de l’armée et de la police. Or la composition et la culture des troupes chargées du maintien
de l’ordre incarnent bien souvent encore l’esprit de l’ancien régime. Ils peuvent détruire des documents ou les
retenir par-devers eux. L’acquittement de certains auteurs n’est dès lors pas exclu, ce qui est choquant pour
les victimes. On dit même que l’absence de poursuites
est préférable à une opération qui occasionne de nouveaux dommages.
L’apartheid en Afrique du Sud n’était pas la responsabilité d’un nombre d’individus bien précis. Des générations entières d’hommes et de femmes ont contribué à
la perpétuation du système. En ex-Yougoslavie, une
commission d’enquête bosno-serbe a identifié des milliers de personnes ayant collaboré de près ou de loin au
massacre de Srebrenica. Dans ce genre de cas, il est matériellement impossible de traduire en justice tous les
responsables. Ce problème s’est également présenté en
111
Europe centrale et orientale après la fin de l’ère communiste. Ce n’est qu’en ex-Allemagne de l’Est qu’il y a eu
quelques procès criminels. Ailleurs, on n’a pas jugé utile
de saisir la justice. La culture politique du communisme
avait eu tout le temps – quarante ans – d’infiltrer tous
les rouages de ces sociétés. Peu de citoyens avaient pu
garder leurs distances. D’ailleurs, les gens avaient bien
souvent été à la fois auteurs et victimes. Il n’était le plus
souvent pas possible de discerner exactement le blanc
du noir, le bon du mauvais. Qui juger et qui ne pas juger, lorsque le gris est la teinte dominante ? C’est pourquoi une autre piste a été empruntée dans ces pays. La
Pologne, la République tchèque et la Hongrie ont recherché leur salut dans ce que l’on appelle une sélection
préventive (‘screening’). Le passé communiste de ceux qui
ambitionnent un poste élevé dans la fonction publique
est passé au crible. Dans les cas graves, cet examen peut
leur couper la voie vers un poste dans l’administration,
mais le plus souvent, les choses ne vont pas si loin.
Ailleurs, l’armée, les services de sécurité, la police et
l’administration ont été en partie décontaminés. Ce nettoyage pouvait prendre la forme d’un licenciement,
d’une mise à la retraite anticipée ou d’une mise en disponibilité temporaire. Mais cette stratégie provoquait
elle aussi des problèmes d’ordre matériel. Vaclav Havel
a, en temps que président de la République tchèque,
mis en garde très tôt contre les conséquences de ce
genre de politique : « C’est une bombe à retardement
qui peut exploser à tout moment et ruiner le climat social. » [libre traduction] En 1993, Lech Walesa, alors
président de la Pologne, a tiré la sonnette d’alarme pour
une autre raison encore : en procédant ainsi, le pays
112
risque de perdre de nombreuses personnes hautement
qualifiées à une époque de reconstruction. La réintégration est rapidement intervenue dans ce pays. Le problème s’est également présenté en Irak. Des dizaines de
milliers de membres du parti Ba’ath de Saddam Hussein ont été expulsés des services de sécurité, de l’enseignement, de l’armée et de la police. Bon nombre de ces
institutions fonctionnent en ce moment de manière défectueuse. Depuis quelque temps, des voix s’élèvent
pour hâter le retour des personnes mises à l’écart. En
janvier 2008, le parlement irakien a adopté une loi qui
donne l’occasion de reprendre du service à des dizaines
de milliers de membres du parti.
Risques politiques
En Éthiopie et au Rwanda, une victoire militaire a mis
fin à un conflit meurtrier. Mais dans la plupart des cas,
les choses ne se terminent pas de cette manière. La transition est bien plus souvent le fruit de négociations entre
l’ancien et le nouveau régime. Il en a été ainsi en Amérique latine dans les années quatre-vingts. L’Afrique du
Sud a emprunté le même chemin. Dans la plupart des
pays de l’Europe centrale et orientale également, une
concertation entre le gouvernement communiste et l’opposition a constitué le facteur décisif. Cette manière de
procéder contraint à faire preuve d’une grande circonspection dans la confrontation avec le passé. Les puissants d’hier ne sont pas disparus, leurs militaires et leurs
policiers ne sont pas tous désarmés et une menace de
poursuite peut entraîner des confrontations sanglantes.
Il ne faut pas chatouiller la queue du dragon dit-on au
113
Chili. D’ailleurs, il arrive souvent que des promesses de
clémence doivent être mises sur la table dès le stade des
négociations, sous peine de ne pas obtenir le transfert
du pouvoir.
Par ailleurs, lorsqu’une guerre civile prend fin ou
qu’un régime répressif disparaît, la poursuite des auteurs d’assassinats et de tortures n’est qu’une tâche
parmi d’autres. Il se peut que les politiciens et la population éprouvent des besoins plus importants et
plus urgents : l’approvisionnement alimentaire, la sécurité physique, le rétablissement des soins de santé et de
l’enseignement. Une pression persistante de la communauté internationale afin de faire intervenir tout de
même les tribunaux n’est donc pas dénuée de risques.
Les tribunaux rendent-ils la justice toujours et partout ?
Il n’y a pas que des problèmes de nature matérielle et
politique. Les tribunaux présentent des caractéristiques
qui peuvent fortement entraver la production de la justice. J’en aborderai six.
1. Lorsque les juges pénaux mettent de nombreuses années à rendre leur verdict, la justice est une des victimes.
D’autre part, le fait de juger et de condamner lorsqu’un
conflit brutal vient à peine de se terminer peut également occasionner un dommage durable. Le climat ne
convient alors absolument pas pour peser scrupuleusement la faute et la peine. La haine et la colère réclament
du sang. Les dieux ont soif et l’étanchement de celle-ci
peut durer des mois. C’est alors que sont commises des
114
erreurs fatales. La punition en tant qu’exercice de vengeance pure n’aboutit pas à une assimilation sereine du
passé, mais va hypothéquer l’avenir de l’une ou l’autre
manière.
2. Celui qui veut poursuivre l’ancien régime doit décider qui seront les juges. L’influence politique est souvent difficilement évitable. Le procès intenté contre Saddam Hussein en a fait la démonstration. Le Cambodge
se débat, déjà depuis la chute de Pol Pot, avec la question de savoir s’il doit poursuivre les Khmers rouges.
Sous la pression des Nations unies, il a tout de même
décidé début 2006, près de trente ans plus tard, de traduire les responsables en justice, bien que par l’intermédiaire d’un tribunal composé de juges cambodgiens
et internationaux. En mai 2006, les premiers juges nationaux ont été nommés, ce qui a immédiatement suscité des critiques des Nations unies et des ONG internationales car celles-ci doutaient de l’impartialité de ces
magistrats.
3. La justice est cruciale pour les victimes de crimes
contre l’humanité. Les procès suscitent de grandes attentes parmi elles, mais, dans le cadre du tribunal pénal,
l’attention est surtout axée sur les prévenus. Dans le
meilleur des cas, celui qui a souffert se voit accorder un
peu de temps pour témoigner. Il s’agit toutefois le plus
souvent d’une expérience frustrante. Il y a tant de choses
à dire et tant de choses qui ne peuvent être exprimées.
Un interrogatoire contradictoire rend les choses encore
plus pénibles. Cette procédure peut contraindre un témoin à endurer à nouveau la douleur qu’il a déjà subie.
115
4. La menace de poursuite est comme une épée de Damoclès à double tranchant. Elle peut faire hésiter les
prévenus, mais des conséquences perverses pour les témoins ne sont pas à exclure. Les auteurs peuvent être
tentés de faire disparaître préventivement un maximum
de témoins.
5. Les juges pénaux déterminent la responsabilité individuelle. C’est dans le fond ce qu’il leur appartient de
faire. Ce faisant, ils ne se concentrent que sur une fraction du passé. Une large perspective fait défaut, les facteurs ayant conduit à des excès atroces dans une société
et qui peuvent encore y conduire à l’avenir ne sont ainsi
pas abordés. Le tribunal pénal n’est pas l’instrument le
plus adéquat pour analyser ce phénomène. En outre, les
juges statuent uniquement sur la culpabilité juridique.
Ils ne se prononcent pas sur la responsabilité politique
ou morale, alors que cela fait précisément partie intégrante de ce qu’il faut comprendre et approfondir.
6. Ce n’est pas par hasard si la population cambodgienne a hésité aussi longtemps pour emprunter la voie
des poursuites. Dans de grandes régions d’Asie, le recours au juge pénal constitue l’ultime étape du règlement d’un conflit. La priorité est donnée à d’autres
techniques, car on s’inquiète des ravages qu’un procès
peut causer dans une communauté. Selon l’un des dictons, ‘œil pour œil fait de tous des aveugles’. Alors que
le premier procès contre un dirigeant des Khmers
rouges débute en février 2009, les doutes refont surface. Les juges d’instruction cambodgiens s’opposent à
l’arrestation d’un plus grand nombre de prévenus. Ils
116
craignent que cette mesure occasionne un grand dommage à la société.
On dit également des Africains qu’ils possèdent une
grande faculté d’oubli et de pardon, qu’ils ont ‘a short memory of hate’ (une courte mémoire de la haine). Nelson
Mandela en est un exemple frappant. Après vingt-sept
ans de captivité, il ne nourrit manifestement aucun
soupçon de rancune ou de haine. Jomo Kenyatta a été
emprisonné pendant des années au cours de la colonisation britannique au Kenya, mais il s’est révélé un ardent
anglophile par la suite. Léopold Senghor du Sénégal,
Julius Nyerere de la Tanzanie, Kenneth Kaunda de la
Zambie ont tous choisi la réconciliation après la fin de
l’hégémonie blanche. Des noms de rues dans ces pays
font encore fréquemment référence à des leaders coloniaux tristement célèbres. Des monuments commémorent des hauts faits des armées de blancs au dix-neuvième siècle. Je l’ai vu au Zimbabwe. La tombe du
conquérant Cecil Rhodes, qui avait donné son nom au
pays riverain du Zambèze, git intacte au plus bel endroit du Zimbabwe, dénommé ‘Rhodes’ view’. À quelques
centaines de mètres se dresse un mémorial massif dédié
aux soldats britanniques qui ont été tués par des autochtones en 1904. On ne voit aucune ombre de graffiti.
La Namibie aussi exhale en autant d’endroits la présence du colonisateur allemand, bien que celui-ci y ait
commis des massacres au début du vingtième siècle.
Les procédures pénales peuvent entrer en conflit avec
cette culture de la réconciliation. Desmond Tutu, président de la Commission de vérité sud-africaine, a écrit
117
que le procès criminel formel est une invention occidentale. Il diverge fortement de la procédure africaine traditionnelle. Il est trop impersonnel et accorde trop peu
d’intérêt aux victimes. La vision africaine de la justice
vise le rétablissement des relations rompues. En outre,
pour les Africains, la culpabilité n’est pas un fardeau
individuel mais collectif. Le fait de penser que des
hommes sévères revêtus de toges peuvent faire disparaître cette responsabilité collective en prononçant des
peines individuelles témoigne de l’arrogance occidentale.
En réaction, des expérimentations sont tentées ci et là
avec des rituels faisant partie de l’héritage culturel de
ces sociétés. Mais cette voie, elle non plus, n’est pas dénuée d’obstacles.
2 Anciens rituels,
nouvelles applications
P
our le moins, vingt mille enfants enlevés, cent mille
morts, un million et demi de personnes en fuite – tel
est le coût de vingt années de rébellion dans le Nord de
l’Ouganda. Alors que j’écris ces lignes en juin 2009, les
chiffres augmentent encore. La Lord’s Resistance Army
ne sait pas s’arrêter. (Si ce n’est que les victimes tombent à présent surtout dans la région frontalière commune de la RDC, du Soudan et de la République
Centreafricaine où la LRA s’est repliée.) De temps à
autre, l’armée ougandaise regagne un peu de terrain et
les réfugiés et des ex-rebelles reviennent dans ce qui
était jadis leur village. En attendant, les rebelles, le gou118
vernement ougandais et la Cour pénale internationale
ne parviennent pas à se mettre d’accord sur ce qui pourrait apporter la paix : une amnistie ou des procès criminels. Mais dans les villages où les auteurs et les victimes
reviennent, on n’a pas le temps d’attendre. Des rituels
d’autrefois offrent une porte de sortie. Certains trouvent
la purification du mal qui leur a été infligé en marchant
un par un sur un œuf et au-dessus d’un rameau de bambou. Un chef local vérifie s’ils le font bien avec le pied
droit. Les mères aident les bébés. L’œuf est le symbole
de l’innocence, certes déjà en vie, mais pas encore contaminé. Le rameau représente la ligne de rupture entre le
passé et l’avenir. Les ex-rebelles, le plus souvent des
enfants kidnappés, doivent se soumettre à un rituel
complémentaire, dénommé Mato oput. Ils boivent avec
leurs victimes le jus amer extrait des feuilles de l’arbre
oput, afin de laisser derrière eux l’âpreté du passé. Une
chèvre ou une vache sert de dédommagement. La réconciliation devrait suivre.
(Pour plus d’information :
www.ugandafund.org/empowering_gulu_ngo.)
Le Mozambique a abandonné la guerre civile pour la
paix en 1992. Aucun tribunal spécial n’a été mis en place
et aucune recherche formelle de ce qui avait été fait à la
population n’a été entreprise. Les deux camps en présence ont choisi le silence. Toutefois, les victimes et les
auteurs ont élaboré des rituels adaptés à l’aide d’ ‘ingrédients’ qu’ils ont trouvés dans des pratiques locales existantes en matière de punition et de réconciliation. Au
Mozambique, comme bien souvent en Afrique, les crimes
ne sont pas imputés à des individus. Ce sont des esprits
119
malins qui se sont rendus maîtres des hommes et des
femmes. Les guérisseurs locaux chassent les malfaiteurs.
Cela semble fonctionner, car le Mozambique est resté à
l’abri de la violence brutale depuis dix-sept ans déjà.
Les choses peuvent encore se dérouler selon d’autres
modalités. Au Sierra Leone, des rituels font partie d’une
approche plus large. Il y a un tribunal et une commission de vérité a exercé ses activités. Il y a en outre des
cérémonies au cours desquelles de l’huile sacrée versée
sur la tête ‘doit rafraîchir le cœur’ de celui qui a souffert
et de celui qui a fait souffrir. Mais l’exemple le plus
connu d’une stratégie mixte de ce genre se trouve au
Rwanda. Dans ce pays, le génocide a laissé un héritage
impossible à gérer auquel le tribunal international
d’Arusha est confronté. Les tribunaux locaux, eux non
plus, n’ont pu et ne peuvent entamer le travail. Toutefois, le Rwanda avait une solution de substitution en réserve. Des Gacaca y officiaient déjà depuis des temps immémoriaux. Il s’agit d’instances au sein desquelles des
sages statuent – sur la pelouse, pour ainsi dire. Ils jugent comme Salomon, en écoutant les hommes et les
femmes, à propos d’un vol ou d’un conflit de voisinage.
Cette méthode a maintenant été mise à contribution
sous l’égide des autorités pour statuer sur la culpabilité
à l’époque du génocide. On espérait ainsi atténuer la
pression exercée sur le pays par les prisons surpeuplées.
En octobre 2001, la population a désigné 255.000 sages
comme juges. Ils devaient statuer sur la culpabilité et la
peine dans un peu plus de 12.000 ‘tribunaux’ à petite
échelle. Cette approche a initialement été considérée
dans le monde entier comme une percée très prometteuse, mais la désillusion ne s’est pas fait attendre long120
temps. L’opération a eu du mal à démarrer. Il a fallu attendre jusqu’à la fin 2005 pour qu’elle adopte sa vitesse
de croisière. Les militants des droits de l’homme ont fait
état d’abus. L’influence politique des autorités était
beaucoup trop grande, ce qui a constitué l’une des raisons pour lesquelles la formule n’a guère suscité de
confiance au sein de la population Hutu. Et le nombre
de prisonniers effectifs et potentiels n’a pas diminué,
bien au contraire. Le nombre d’inculpés anciens et nouveaux était estimé à plus d’un million en juin 2008.
Ces rituels apportent-ils une valeur ajoutée dans la
confrontation avec un passé violent ? Dans un manuel
dont je suis le co-auteur (Traditional Justice and Reconciliation after Violent Conflict. Learning from African Experiences / Justice traditionnelle et réconciliation après un conflit violent. Les expériences africaines (2008), j’ai écrit que la
réponse est un « oui » très prudent. Du côté négatif, il
faut constater qu’ils manquent d’impact. Le plus souvent, ces pratiques ne conviennent pas pour traiter les
crimes graves. Ils sont également fort atteints au cours
d’un conflit prolongé. Les guerres civiles et les génocides détruisent le capital social. La solidarité et la
confiance mutuelle sont gravement altérées. Des tabous
ont été transgressés et des lieux sacrés ont été profanés.
La légitimité des leaders traditionnels a été ébranlée.
Leur position a également été compromise par la migration vers les villes et les magouilles de l’establishment
politique national. Comment les guérisseurs et les anciens peuvent-ils rendre la justice et accomplir les rituels
de réconciliation avec succès si leur autorité est contestée ? En outre, il existe un manque de confiance et de
121
crédibilité, aussi bien sur le plan local qu’international.
L’impression générale est que les règles associées à ces
pratiques locales sont très souvent imprécises et que les
garde-fous en matière de procédure sont insuffisants. Le
Rwanda apporte la preuve que des difficultés insurmontables peuvent se présenter. D’autre part, il y a aussi des
aspects positifs. Certains des rituels, tels que les cérémonies de purification au Sierra Leone et dans le Nord de
l’Ouganda semblent réussir à réintégrer et à réconcilier
les victimes survivantes et les anciens combattants, en
particulier les anciens enfants-soldats. Au Mozambique,
les victimes et les agresseurs reproduisent rituellement
la violence qu’ils ont vécue et, ce faisant, parviennent à
l’accepter. Il est par conséquent trop tôt pour éviter a
priori cette voie d’assimilation du passé. Cette opinion
se propage également dans la communauté internationale. Dans son rapport d’août 2004, intitulé Rétablissement de l’état de droit et administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant
d’un conflit, Kofi Annan, Secrétaire général des Nations
unies, écrivait : « Il convient d’accorder toute l’attention qu’ils méritent aux mécanismes traditionnels autochtones et informels en matière d’administration de la
justice ou de règlement des litiges, afin qu’ils puissent
conserver leur rôle souvent essentiel, en se conformant à
la fois aux normes internationales et à la tradition locale. »
122
3 Un bil an intermédiaire
L’
injustice criante réclame une réponse adaptée. Toutefois, après une guerre civile ou un autre grand
chagrin, il n’est pas si facile de déterminer ce qui pèse le
moins sur l’avenir d’un pays sinistré. Ce qui est certain,
c’est que l’une ou l’autre forme de justice est indispensable. Cela est perceptible toujours et partout, de l’Argentine jusqu’en Afrique du Sud.
Dans les pages qui précèdent, des voies ont été explorées, des obstacles ont été identifiés et des succès ont été
soulignés. Le plus frappant, c’est la progression simultanée de deux visions divergentes de la manière de
rendre la justice. D’une part, il y a la préférence quasi
absolue pour les poursuites. Le tribunal est l’étalon or.
Lorsque les tribunaux locaux déclarent forfait ou
échouent, c’est en principe la Cour pénale internationale qui doit prendre le relais. La juridiction universelle,
cette autre variante qui incarne le ‘droit sans frontières’
constitue également une possibilité. Dans tous ces cas,
ce sont des juges professionnels qui jouent le rôle principal. Un second rôle important est dévolu aux experts
internationaux. Le prévenu fait l’objet de plus d’attention que la victime. L’obligation de châtier pèse plus
lourd que les barrières opposées par le contexte local.
La force de croissance de ce modèle vient surtout des organes des Nations unies et des grandes ONG, telles que
Human Rights Watch et Amnesty International.
Face à cette conception, il y a le choix d’une stratégie
qui s’efforce le plus possible d’éviter l’intervention du
tribunal, ne fût-ce que temporairement. Elle consiste à
123
déplacer le centre de gravité du prétoire vers la séance
d’audition publique (hearing), du juge professionnel vers
le sage local, de la responsabilité individuelle vers la recherche de ce qui a fait déraper une société, de l’auteur
vers la victime, de la vengeance vers la réconciliation, de
la pression internationale afin d’engager des poursuites
à ce que la situation locale offre comme possibilités. Les
commissions de vérité, le thème d’un prochain chapitre
et les rituels que nous avons évoqués ici sont fondés sur
ces caractéristiques.
Les deux modèles reposent sur des arguments plausibles. Il est bon d’écouter et Baltasar Garzón et Alex
Boraine, les deux personnages qui m’ont montré la voie
dans cette problématique. Je ne me prononce pas en faveur de l’un ou de l’autre pour l’instant, car il y a encore
des voies à explorer de manière plus approfondie. L’amnistie est une de celles-là.
3
L’ amn istie, le péché origin el
O
n sait que les leaders politiques privilégient souvent l’oubli par rapport au souvenir, a fortiori
après un épisode douloureux de la vie de leur pays. Ce
choix repose sur un large éventail de motifs. Certains
d’entre eux évitent la lumière du jour, d’autres sont bel
et bien destinés au forum public. L’un des motifs inexprimés est l’attirance vers ce qui constitue la situation la
plus confortable pour les agresseurs : un mur de silence,
un mutisme assourdissant. Ainsi, restent-ils impunis.
Un argument plus franchement exprimé consiste en ce
que le souvenir peut constituer une bombe à retardement, car il n’est pas rare qu’il perpétue le besoin de
revanche. La politique du silence est bien souvent complétée et élargie par l’une ou l’autre forme d’amnistie.
L’impunité bénéficie ainsi d’une bénédiction officielle.
Toutefois, ce choix a prêté de plus en plus le flanc à
la critique au cours des années quatre-vingts du siècle
dernier. Il a été remplacé par la conviction, sous-tendue
par le droit international, que la poursuite des crimes de
guerre, des génocides et des crimes contre l’humanité
est un devoir auquel on ne peut se soustraire.
L’appel à la justice retentit de plus en plus fort et pourtant, l’amnistie est encore largement présente – comme
fait, comme plan ou comme promesse. Le Kenya est un
des derniers d’une longue liste. Fin 2008, le parlement
de ce pays a adopté une loi prévoyant la mise en place
124
125
d’une commission de vérité, mais n’excluant pas non plus
l’amnistie en même temps. Au début mai 2009, le Parlement congolais a adopté une loi accordant l’amnistie pour
les actes de guerre et de rébellion dans l’Est du Congo.
Des décisions plus ou moins similaires ont été prises au
cours des six, sept dernières années en Afghanistan
(2007), en Algérie (2005), en Angola (2002), en Colombie
(2003), en République démocratique du Congo (2005),
en Irak (2006), en Côte d’Ivoire (2003), au Liberia
(2003), au Mexique (2007), au Népal (2007), en Irlande
du Nord (2006), en Ouganda (2000) et au Timor oriental
(2007). Cette opiniâtreté demande quelques explications.
1 L’amnistie est un mot contaminé
L’
amnistie est un terme qui est trop chargé de sens
pour être utilisable partout et toujours. Le Chili
sous Pinochet et l’Afrique du Sud sous Mandela ont
tous deux fait le choix de ne pas poursuivre les violations graves des droits de l’homme. Les différences sont
toutefois considérables. Le Chili est un exemple de ce
que l’on appelle une amnistie pure et simple. Tous les
auteurs de violations des droits de l’homme ont été mis
hors cause, sans aucune condition ni aucune restriction.
L’amnistie en Afrique du Sud appartient à une famille
toute différente. Des conditions strictes ont été appliquées dans ce pays. Seuls ceux qui avaient fait preuve
de franchise devant la commission de vérité pouvaient
compter sur la clémence. Cela a eu ses conséquences,
par exemple pour les assassins de Ntombi Khubeka.
Cette activiste de l’ANC avait disparu sans laisser de
126
traces en 1987. On n’avait plus jamais entendu parler
d’elle jusqu’à ce que des membres des services de sécurité se présentent à la commission de vérité. Ils ont demandé l’amnistie en échange du récit de leur participation à l’affaire. Ils ont avoué l’avoir enlevée et fouettée à
de multiples reprises. Ensuite, elle était brusquement
tombée dans le coma et était décédée d’un arrêt cardiaque, pensaient-ils. Un peu plus tard, la sépulture de
Khubeka a été découverte et il s’est avéré qu’elle avait
reçu une balle dans la tête. Les prévenus avaient menti
et une amnistie en leur faveur était donc exclue. Une
telle décision a été prise maintes fois. Si le crime n’était
pas de nature politique, l’amnistie était également refusée. Sur les 7116 demandes, il n’y en a même pas eu 1200
qui ont finalement été accueillies. Celui qui perd de vue
la différence entre l’amnistie inconditionnelle et conditionnelle sème la confusion.
Il existe encore des différences importantes, par exemple
en Rhodésie à la fin des années soixante-dix. Une guerre
féroce avait tout d’abord fait rage entre les dominateurs
blancs et les partisans noirs. Celle-ci s’est ensuite terminée en 1979 par une paix négociée en Grande-Bretagne.
En avril 1980, le pouvoir a été transféré. L’ex-colonie la
plus jeune d’Afrique s’est alors appelée Zimbabwe.
Dans son premier discours, Robert Mugabe, le nouveau
président, a déclaré que la haine devait faire place à
l’amitié entre blancs et noirs. Il a tenu parole. Personne
n’a été poursuivi, même pas les généraux blancs qui
avaient terrorisé la population noire. Cette clémence
n’était toutefois pas le fruit d’un amour transcendant les
races : elle avait été imposée à Mugabe dans l’accord
127
de paix. Au reste, cette clémence arrangeait également
bien l’élite noire. Le rideau pouvait ainsi tomber sur les
violations des droits de l’homme commises dans les
camps des mouvements de libération. Un peu plus tard,
en 1982, des troubles ont éclaté parmi la population
noire du Matabeleland, une région qui se situe loin de
Mugabe aux points de vue ethnique et politique. Le
président a envoyé la cinquième brigade, un corps formé en Corée du Nord, et a laissé ses soldats commettre
tranquillement des assassinats et des pillages pendant
vingt mois. La voie de l’amnistie a de nouveau été choisie, cette fois-ci après des négociations avec les personnalités de premier plan du Matabeleland. Un gouvernement d’unité nationale, formé en 1987, a scellé cet
accord par un ‘Clemency Order’ (une ordonnance de clémence). Ce n’est qu’au cours de la seconde moitié des
années quatre-vingt-dix que le voile sur les événements
s’étant déroulés au Matabeleland a été levé. Des évêques
zimbabwéens ont commandé un rapport à deux ONG
qui avaient récolté des éléments de preuve à l’époque.
Ce qui a été mis au jour alors était si ahurissant que la
hiérarchie ecclésiastique n’a pas osé le publier. Breaking
the Silence / Briser le silence, tel est le titre du rapport de
1997, est un récit relatif aux innombrables morts, mutilations et viols et à l’utilisation de la faim en tant
qu’arme de guerre. Le gouvernement a gardé le silence.
L’impunité a également été la règle en période électorale. Entre 1995 et 2008, des violences particulièrement
graves ont été commises par le parti de Mugabe contre
des candidats et des militants de l’opposition. Le président a chaque fois décidé de sa propre autorité d’absoudre totalement les auteurs.
128
En l’espace de vingt ans, le Zimbabwe a montré comment l’amnistie peut avoir des origines différentes. En
1979 et en 1987, l’impunité avait été le résultat de négociations. Récemment, elle constitue une forme de libreservice unilatéral, car celui qui règne avec une main de
fer peut tranquillement se blanchir lui et ses amis. La
force brutale est l’argument utilisé. C’est ce qu’a démontré le général Pinochet de manière saisissante avec sa loi
d’amnistie de 1978. Personne ne pouvait le contredire.
Mais, même lorsque le pouvoir absolu chancelle, l’autoamnistie reste possible. On voit alors les élites menacées
s’accorder l’absolution in extremis. C’est ce qui s’est passé en Amérique latine dans les années quatre-vingts. Les
chefs des juntes ont encore voulu se mettre à couvert à la
hâte juste avant la chute de leur régime. Ce continent a
semblé porter une lourde hérédité sur ce point.
2 Pourquoi effac er la faute ?
L’
amnistie est souvent accordée pour avoir enfin la
paix, au sens littéral donc, car celui qui doit céder
le pouvoir est souvent encore suffisamment fort pour
rendre impossible une transition sans violence. L’amnistie représente alors la voie du moindre mal. C’est ce qui
s’est passé en Angola. Au printemps 2002, une guerre
civile de près de trente ans a pris fin. En février, les rebelles de l’Unita avaient perdu leur chef, Jonas Savimbi,
ce qui a créé une ouverture pour entamer des négociations de paix sérieuses avec le gouvernement angolais.
Début avril 2002, un accord a été signé. Un peu avant,
le parlement avait adopté une loi accordant l’amnistie
129
aux rebelles, quasi certainement dans une ultime tentative de se concilier les bonnes grâces de l’Unita. Mais
ceux qui avaient combattu pendant la guerre civile du
côté de l’armée gouvernementale ont, eux aussi, été mis
hors cause. Cette forme d’absolution réciproque arrangeait tout le monde. L’accord de paix entre le gouvernement du Guatemala et le principal mouvement de rébellion (Madrid, 1996) a été rédigé dans le même sens.
« Sans amnistie pas de réconciliation, sans réconciliation pas de paix durable ». Cette phrase est au cœur de
nombreux plaidoyers en faveur de la clémence. Selon
cette argumentation, les poursuites ne rapprochent pas
les camps opposés mais, au contraire, ne font que creuser le fossé qui les sépare. Pour celui qui a souffert, un
procès représente une nouvelle confrontation avec la douleur et le chagrin. La blessure s’ouvre à nouveau. Chez
les auteurs, la peine, a fortiori s’il s’agit d’un emprisonnement pendant de longues années, sème la rancœur et
l’aversion contre le régime qui les traduit en justice.
Cela peut être mortel pour une paix fragile. De nombreuses variantes de cette argumentation circulent. On
entend dire ainsi que l’amnistie est nécessaire pour rétablir l’unité dans le pays ou pour resserrer les rangs
lorsqu’un ennemi étranger est en vue. Ce n’est pas par
hasard si la France et les Pays-Bas ont fait preuve dès
1947 d’une plus grande clémence pour les collaborateurs
condamnés de l’occupant allemand. Les deux pays
étaient engagés dans une guerre coloniale en Asie. Dans
une telle situation, la discorde interne constitue une
source de grandes préoccupations. Il était nécessaire de
resserrer les rangs d’urgence et les brebis galeuses ne
pouvaient être laissées de côté en l’espèce.
130
3 Pourq uoi pas ?
L’
amnistie, quelle que soit la forme qu’elle adopte, est
une manière controversée d’affronter le passé. L’opposition la plus violente émane de ceux qui ont souffert, qui ont été mutilés, exilés ou privés de moyens de
subsistance. Leur résistance vient du plus profond
d’eux-mêmes. Il y a également des objections qui trouvent leur origine dans le droit international, selon lequel
les poursuites constituent la seule option pour le traitement des crimes contre l’humanité. L’amnistie n’apporte d’ailleurs jamais une paix durable. Après quelque
temps tout vole à nouveaux en éclats.
L’amnistie déplace le fardeau du passé du coupable
vers la victime.
« Et pourquoi faut-il toujours que ce soient des personnes comme moi qui doivent se sacrifier – pourquoi
toujours nous – pourquoi devons-nous toujours faire
des concessions lorsqu’il faut concéder quelque chose,
pourquoi dois-je toujours me mordre la langue, pourquoi, dites le moi, pourquoi ? » [traduction libre] Ce cri
est celui de Paulina Salas, la femme abîmée dans la
pièce de théâtre de Dorfman, Death and the Maiden (La
Jeune Fille et la Mort). Elle est l’une des milliers de victimes d’une dictature militaire, torturée et violée. Peuton guérir une plaie avec du sel ? Et on demande à ces
gens de pardonner à leurs bourreaux. Enfin, quand on
le leur demande, car c’est le plus souvent un président,
un parlement, un dignitaire ecclésiastique qui accorde le
pardon au nom des victimes. Mais, a déclaré une veuve
131
devant la commission de vérité sud-africaine, personne
ne peut pardonner à ma place. Personne ne ressent ma
douleur. Je suis la seule à pouvoir accomplir cette démarche.
L’impunité, le produit naturel de l’amnistie, s’oppose
également de front au besoin de nombreuses victimes
de voir conforter la raison morale. Pour entendre enfin
que la souffrance de celui qui a lutté contre l’injustice
n’a pas été vaine. L’amnistie rend quasi impossible cet
exercice vital.
Dura lex, sed lex
Septembre 2003, une session spéciale du Conseil de sécurité des Nations unies est réunie. Les membres se demandent si un pays sortant d’un conflit féroce doit se
pencher sur les violations des droits de l’homme. Kofi
Annan, le Secrétaire général, est chargé de rédiger un
rapport sur le sujet. Début août 2004, le document est
présenté. Il comporte vingt-trois recommandations pour
toutes les branches des Nations unies. La recommandation n° 3 est formulée comme suit : « Condamner toute
mesure autorisant l’amnistie pour des actes de génocide,
des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité
[, y compris les actes fondés sur l’origine ethnique ou le
sexe, ou de caractère sexuel,] et faire en sorte qu’aucune
amnistie antérieure ne fasse obstacle aux poursuites engagées devant l’un quelconque des tribunaux créés ou
soutenus par l’ONU ». On ne peut être plus clair. Les
lois internationales, fruit de la civilisation, ne permettent pas que les auteurs des violations les plus graves
s’en tirent impunément. Cette thèse s’appuie sur la
132
conviction que le monde ne pourra éradiquer la culture
de l’impunité que de cette manière. Des ONG telles
qu’Amnesty International et Human Rights Watch sont,
si cela est possible, encore plus dans leur opposition à
l’amnistie.
Mais quid si le mur du silence constitue la seule voie
de libérer un pays d’une guerre civile ou d’un régime répressif ? Quid si c’est la seule manière recueillir la paix ?
Lorsque Kofi Annan a visité en 1999 la Sierra Leone
profondément sinistrée, il a pu constater les terribles
conséquences de la guerre civile. Il s’est rendu compte
de l’aspiration des gens à une paix stable et de leur disposition à pardonner aux auteurs. Les Nations unies
n’ont néanmoins signé le traité de paix prévoyant une
amnistie qu’avec réserve car, a déclaré Annan, l’accord
ne pouvait servir de couverture aux violations graves
des droits internationaux de l’homme.
Pas de garantie de réconciliation
Regardons ce qui s’est passé en Amérique latine. Il y a
un quart de siècle, l’Argentine et le Chili ont accordé
une immunité totale aux auteurs de crimes contre l’humanité. La nécessité d’une réconciliation en constituait
l’un des motifs. Mais cette amnistie a été imposée sous
la contrainte et elle n’a pas contribué à la réconciliation.
Les signes en sont les plus tangibles en Argentine. Le
fait que des milliers d’hommes et de femmes y aient disparu au cours de la ‘sale guerre’ (1976-1983) suscite encore quotidiennement la stupéfaction et la colère et des
cris s’élèvent pour réclamer justice. Depuis l’été 2003,
ce passé a également été ranimé officiellement. Le prési133
dent Nestor Kirchner, la Chambre des représentants et
le Sénat ont déclaré nulles les lois d’amnistie de 1986 et
1987. La Cour suprême a donné son aval à cette mesure.
En plus, fin 2003, une Archivo Nacional de la Memoria
a été mise en place. Les documents, les photos et les objets réunis doivent témoigner de la férocité de la junte.
Trois mois plus tard, il a été décidé de transformer en
musée la Escuela de Mecanica de la Armada, le lieu de
torture le plus redouté de Buenos Aires, afin de rendre
hommage à ceux qui y ont souffert et qui y sont morts.
Et les ‘grands-mères de la Plaza de Mayo’ sont toujours
à la recherche des enfants de leurs enfants disparus. Début mars 2009, elles ont retrouvé la trace du centième
petit enfant ‘volé’. Le Chili emprunte la même voie.
L’érosion attaque la loi d’amnistie signée par Pinochet
en 1978 et le mur du silence vacille lui aussi. Des commandants de l’armée révèlent l’emplacement des tombes
des opposants assassinés. En novembre 2004, une commission a consigné les récits des tortures pratiquées sous
la junte, sur la base d’entretiens avec 35.000 victimes.
Tout cela s’accompagne d’une flambée d’émotion et
d’un appel au châtiment des coupables. En bref, on ne
peut contraindre par une loi les gens à entretenir de
bons rapports entre eux en pardonnant et en oubliant.
Le passé revient toujours
Madrid, le mercredi 17 mars 2005 à quatre heures trente
du matin. Un camion-grue s’engage sur la plaza de San
Juan de la Cruz où se dresse, depuis 1959, une statue
équestre géante du generalísimo Franco. Une bonne
heure plus tard il ne reste plus que le socle. Le général
134
Franco et le cheval en bronze partent pour un entrepôt
situé à la périphérie de la ville. La dernière statue de
Franco a été déboulonnée en avril 2009 dans l’enclave
espagnole de Melilla.
Il semble que le dictateur et son régime soient à présent enterrés une deuxième fois. Rien que dans la capitale, des centaines de rues et de places seront débaptisées dans un proche avenir. L’Arca de la Victoria s’appelle
déjà à présent l’Arca de la Concordia. Ce qui rappelle le
franquisme doit être éliminé autant que possible. Le
Valle de los Caídos, situé à une cinquantaine de kilomètres de Madrid, est le monument le plus pompeux de
l’ère franquiste. Une cathédrale souterraine, la croix la
plus haute du monde, une nef géante. Tout cela en
l’honneur de ceux qui sont tombés en Espagne aux
côtés du général durant la guerre civile (1936-1939).
L’Espagne la plus bornée. Cette icône se trouve déjà
dans le collimateur depuis quelque temps. En octobre
2007, il a été décidé qu’elle deviendrait un simple lieu
de culte, sans couleur politique, et un mémorial à toutes
les victimes de cette époque abominable.
Les uns sont inhumés, les autres sont exhumés. La
guerre civile (1936-1939) et les années de terreur qui l’ont
suivie ont coûté la vie à quelque 600.000 personnes. Il
s’agissait principalement d’opposants de Franco et des
siens. Le corps de près de 140.000 d’entre eux n’a jamais
été retrouvé. Depuis l’an 2000, une recherche fiévreuse
a été entamée en vue de retrouver les fosses communes
cachées et oubliées. Des corps ont été retrouvés dans
des dizaines d’endroits. Viznar, tout près de Grenade,
est l’emplacement qui suscite le plus de débats. On suppose que le squelette de Federico García Lorca, le poète
135
qui a été assassiné par les militaires de droite en août
1936, repose à cet endroit. Ce lieu fait à présent l’objet
d’émotions et de discussions intenses. Doit-on l’exhumer ou non ? Rouvrir les plaies ou non ? Lorca a écrit
en 1935 des paroles qui paraissent plus réalistes que jamais aujourd’hui : « Un muerto en España está más
vivo como muerto que en ningún sitio del mundo » (En
Espagne, un mort est plus vivant en étant mort que
n’importe où dans le monde). Un réseau dense d’organisations tente à présent de reconstituer tout le passé de
l’Espagne sous Franco. Elles identifient des victimes,
publient des ouvrages, ont des sites web interactifs
(www.memoriahistorica.org), réalisent des émissions de
radio et de télévision, organisent des expositions et mettent les partis sous pression.
Qui a-t-il de si étrange à ce regard collectif jeté sur le
passé ? C’est qu’il se produit après plus de soixante-dix
ans d’amnésie volontaire. Jusqu’en 1977, lorsque la démocratie a été introduite en Espagne, il était dangereux
de parler de la guerre civile et de ses séquelles. Il y a eu
ensuite, lors de la transition, le pacte du silence auquel
tous les partis ont adhéré. La crainte d’une nouvelle
guerre fratricide et l’aspiration à la réconciliation exigeaient un mutisme collectif, disait-on à cette époque.
La quasi-totalité de la classe politique, communistes et
Basques modérés inclus, voulait tourner la page. Les archives de la police secrète ont été scellées. L’enseignement de l’histoire a laissé le trou de mémoire intact, année après année. À peu près tout le monde a conservé
son poste et même les partisans les plus fidèles de Franco et de sa dictature, n’ont pas été dérangés. Il n’a absolument pas été question de procès. (Un peu plus tard,
136
lorsque les régimes communistes du bloc de l’Est ont
disparu un par un, cet ardent désir de pardonner et
d’oublier selon le ‘modèle espagnol’ a été en vogue. En
Pologne, le leader et écrivain communiste espagnol Jorge
Semprun a déclaré à Adam Michnik de Solidarnosc : « Si
vous voulez vivre une vie normale, vous devez oublier.
Sinon, ces serpents sauvages libérés de leur boîte empoisonneront la vie publique pendant les années à venir. »
[traduction libre]
Cette stratégie semble bien accomplir des prodiges.
L’Espagne a rejoint pour ainsi dire sans problème le
monde des démocraties stables. Année après année, gouvernement après gouvernement, le ‘complot du silence’
a accompli son œuvre. Le pays a regardé dans le miroir
et a vu que tout allait bien. Mais à la fin des années
quatre-vingt-dix, les premières questions ont surgi. Était-il
encore bien nécessaire de maintenir la mémoire sous les
verrous ? L’Espagne n’était-elle pas à présent suffisamment adulte pour entamer sans crainte la confrontation
avec le passé ? Le moment n’était-il pas venu d’ouvrir la
chasse à quelques mythes ? Sept, huit ans plus tard, pas
mal de trous ont été pratiqués dans le mur du silence.
Ce qui s’est passé ? Le contexte international a changé.
En de nombreux endroits du monde, des fenêtres ont
été largement ouvertes sur un passé amer. Parallèlement, les cartes ont changé en Espagne même. En 1977,
la crainte constituait le principal motif pour tourner le
dos au passé. Cette peur intense d’une nouvelle guerre
civile n’était pas infondée, bien au contraire. La période
de 1975 à 1980 a été violente, avec des centaines d’assassinats politiques, des dizaines de tués lors de manifestations. En outre, quarante années de terreur sous Franco
137
avaient créé un climat, certainement dans les milieux
des victimes, qui avait fortement réprimé la tendance à
demander des comptes. Vers la fin du siècle, ces sources
de crainte s’étaient largement taries. Le risque d’une
nouvelle explosion, en partie par l’ancrage européen
du pays, avait pour ainsi dire disparu. Et l’ombre que
Franco avait projetée sur l’Espagne, même après sa
mort, a été effacée. L’effet des expériences de deux générations éloignées l’une de l’autre joue également un
rôle. De nombreux témoins ayant subi comme adolescents les rigueurs de la dictature sont à présent âgés de
quatre-vingts ans. Ils ont toujours gardé le silence. Ils
n’ont pas révélé, par exemple, où se trouvent les fosses
communes. À présent qu’ils voient venir la fin, ils veulent sauver ces informations. D’autre part, il y a la génération des jeunes quadragénaires. Leur attitude à
l’égard de l’héritage de l’ancien régime est plus distante,
moins crispée. Ils n’avaient même pas quinze ans
lorsque le régime de Franco a également disparu avec
lui. À présent que leur génération occupe l’arène politique, les verrous tirés par les autorités sur le passé sont
progressivement supprimés. Le résultat le plus frappant
en est la Ley de Memoria Histórico, qui a été adoptée par le
parlement espagnol le 21 octobre 2007. Cette loi prévoit
le paiement de réparations à ceux qui ont gravement
souffert sous le régime de Franco. Et les autorités locales peuvent à présent apporter leur aide dans l’identification et l’exhumation des charniers.
138
4 Et a lors ?
L
e débat sur le sens ou l’absurdité de l’amnistie continue de faire rage dans le monde entier. Il y a, par
exemple, le sort du Zimbabwe qui, depuis l’été 2005,
s’est profondément enfoncé dans une crise politique,
économique et humanitaire. Robert Mugabe, son président, constitue aux yeux de nombreux observateurs le
principal obstacle à une solution durable. Mais Mugabe
ne veut pas abandonner le pouvoir, sachant qu’il risque
d’être poursuivi pour crimes contre l’humanité. Des rumeurs circulent selon lesquelles l’octroi de l’amnistie au
président pourrait débloquer la crise. Richard Dicker, le
grand patron de Human Rights Watch, a déclaré à ce
sujet : « L’amnistie est un prix que seuls les fous sont
disposés à payer. Ce que vous achetez avec celle-ci est
une illusion. » [traduction libre] Car l’impunité engendre
de nouvelles violations, conclut-il. Tout le monde ne
partage pas cette certitude et l’idée que l’amnistie est
parfois une option inévitable gagne peu à peu du terrain. C’est un moyen d’éviter qu’un changement de régime s’accompagne d’un bain de sang. Ceux qui propagent cette vision ont bien le plus souvent une liste de
conditions strictes. Je les énumère brièvement ci-après.
Seuls les crimes politiques sont susceptibles d’absolution. La population doit être associée à la décision de
renoncer au châtiment. Il est fortement recommandé
d’indemniser les victimes. Il importe également que la
démocratisation ne s’arrête pas dans les autres domaines :
des médias qui ne sont plus muselés, des opinions qui
peuvent circuler librement, des écoles qui ne sont plus
les laquais du pouvoir. La disposition à répertorier ce
139
qui s’est passé, à identifier les auteurs et les victimes aussi précisément que possible est tout aussi cruciale. On
peut parler en l’espèce d’une forme de ‘justice conservatoire’, qui crée des possibilités de saisir encore les tribunaux par la suite, comme c’est le cas à présent en Argentine et au Chili.
Cette version ‘allégée’ de l’amnistie constitue-t-elle un
bon pari ? Une réponse partielle à cette question peut
être fournie par l’Afrique du Sud où la commission de
vérité a utilisé l’amnistie conditionnelle. Maintes fois la
technique du bâton et de la carotte a fonctionné. L’amnistie en échange d’aveux a permis d’éclairer de nombreux aspects atroces de l’apartheid, mais en même
temps, pas mal de choses sont restées obscures. Les militaires, aussi bien les officiers que la piétaille, ont évité la
commission de vérité. La classe politique de l’époque de
l’apartheid, à l’exception d’un seul ministre, n’a pas
donné suite à l’invitation du comité d’amnistie. Des
groupes professionnels entiers, qui avaient vénéré et
soutenu l’ancien régime ne se sont pas présentés. Cette
expérience mérite d’être analysée en profondeur. Elle
fait l’objet du chapitre suivant. En même temps, une esquisse de ce qui s’est passé en Afrique du Sud constitue
une étape intermédiaire sur la voie des autres commissions de vérité qui ont débuté leurs travaux ces dernières années.
140
4
Exhumer le passé
I
l y a quelque chose de curieux dans l’autobiographie
de Nelson Mandela. Son ouvrage, Un long chemin vers la
liberté (1995), qui comporte 560 pages, ne consacre pas
une ligne à la question de savoir comment la nouvelle
Afrique du Sud devrait affronter le passé de l’apartheid.
Cette question ralentira pourtant perpétuellement la
concertation entre les blancs, les noirs et les métis. Pour
le premier ministre Frederik Willem De Klerk et les
siens, seule l’amnistie était acceptable. Au sein de l’ANC
et des alliés, il n’y avait pas unanimité. Certains penchaient pour l’organisation d’un Nuremberg sud-africain. D’autres voyaient surtout les risques d’une telle
entreprise : un coup d’État de ceux qui devaient comparaître en justice, des procès coûteux et prenant beaucoup de temps, la destruction d’éléments de preuve.
Une amnistie pure et simple était tout autant exclue. On
ne pouvait pas faire cela aux victimes. On pouvait peutêtre pardonner, mais certainement pas oublier. L’inspiration a été trouvée en Amérique latine, où la confrontation avec le passé sanglant des juntes avait déjà débuté
depuis quelque temps. Là, l’amnistie avait été inévitable. La Bolivie, l’Argentine, l’Uruguay, le Chili et Le
Salvador avaient toutefois répertorié du mieux possible
les violations des droits de l’homme commises chez eux.
L’Afrique du Sud a étudié toutes ces quêtes latino-américaines et a conçu sa propre version.
141
1 Vérité et réconciliation,
à la sud-africaine
L
a commission de vérité sud-africaine est à ce jour la
démonstration de la fouille collective dans un passé
douloureux, qui a été la plus analysée et la plus commentée. Des films, des pièces de théâtre, des romans,
des journaux intimes et des dizaines de milliers de pages
de descriptions journalistiques et scientifiques y ont été
consacrées. Cet intérêt exubérant n’est pas dénué de
motifs. On ne s’attendait pas à ce que l’apartheid prenne
fin sans violence extrême. Cet événement surprenant a
suscité une grande curiosité afin d’en connaître l’explication. Les projecteurs ont bien entendu été braqués
sur la commission de vérité. En outre, on a pensé assez
rapidement à exporter cette expérience vers d’autres
pays qui étaient confrontés à un défi quelque peu similaire. Des reportages sur la commission étaient donc
particulièrement bienvenus. En effet, à peu près tous les
problèmes, toutes les questions et tous les dilemmes susceptibles de se présenter lors de la recherche de ‘la vérité’ ont émaillé sa genèse et son développement. En
même temps, sa gestation et son fonctionnement montrent les limites de la formule remarquable qu’est et
reste cette quête de la vérité. Toutes ces considérations
constituent une invitation à rendre compte de façon très
détaillée de l’aventure sud-africaine.
Les attentes
Nous sommes en août 1995 et c’est l’hiver au Cap. La loi
« visant à promouvoir l’unité et la réconciliation natio-
142
nales », la mère juridique de la commission de vérité
date de trois semaines. C’est le moment de parler avec
des gens dont l’existence va à présent changer fondamentalement. Pour mon premier entretien je dois me
rendre au parlement. Je suis trop tôt et je vais faire les
cent pas dans un bâtiment d’aspect sombre et fantomatique. Antjie Krog, mon interlocutrice d’aujourd’hui,
est très enrhumée et très lasse. Pour le moment, elle travaille encore au service de presse du parlement. Mais la
commission de vérité l’attend. À partir de décembre,
elle y suivra les séances pour la radio sud-africaine. La
préparation de ces comptes rendus dévore déjà tout son
emploi du temps. Une fois que la commission aura atteint sa vitesse de croisière, sa lassitude se transformera
régulièrement en épuisement total. Dans son livre publié ultérieurement, La douleur des mots (2004), elle note :
« Je m’assieds sur les marches et pleure toutes les larmes
de mon cœur. La chair et le sang ne peuvent pas en supporter plus, au bout du compte … chaque semaine nous
étire davantage sur l’échelle du chagrin … combien de
gens peut-on voir pleurer, combien de douleurs débondées peut on accueillir … Mes cheveux tombent. Mes
dents se déchaussent. J’ai de l’urticaire. » Mais de cela,
elle n’est pas encore consciente. Nous parlons tantôt en
anglais, tantôt elle en afrikaans et moi en néerlandais.
Ce n’est pas un hasard, dit-elle. Il y a des facettes de
l’apartheid qui doivent être formulées avec la langue de
l’Afrikaner. Pour d’autres choses, l’anglais est un meilleur
véhicule. Cette gymnastique linguistique la poursuivra
également dans ses comptes rendus sur les travaux de la
commission. « Quel rôle pour la radio qui a accès à tous
les groupes linguistiques et aux communautés défavori143
sées ? Quid des langues ? Les onze langues officielles disposent-elles des mots nécessaires pour rapporter les travaux de la commission ? », écrit-elle dans son livre.
Ce qu’elle attend de la quête de la vérité ? L’apartheid a profondément érodé les normes morales de tous
les côtés, dit-elle, chez les blancs, les noirs et les métis.
La confrontation publique entre les auteurs et les victimes apportera peut-être la guérison précisément sur ce
plan, mais cela devient une entreprise difficile. Ceux qui
ont souffert sous l’apartheid oscillent entre la disposition à pardonner et l’ardent désir de prendre sa revanche. Et pas mal de blancs prennent seulement
conscience à présent de ce qu’ils ont concédé lors des
élections d’avril 1994. Elle dit : « Jusqu’il y a cinq ans
d’ici, mon père pouvait s’entretenir au téléphone avec
n’importe quel dirigeant ; à présent, il a complètement
perdu le chemin ». Elle espère bien que la commission
pourra s’opposer à l’apparition d’un ‘passé imaginé’.
Un tel ‘imagined past’ vit dans la tête des Afrikaners depuis des générations déjà. Bien trop de légendes ont
survécu à propos de la guerre avec les Britanniques, il y
a cent ans. Cela a une grande incidence. Si seulement
une commission de vérité avait été mise en place à
l’époque, soupire-t-elle, car cette guerre n’a jamais été
mise en perspective de manière objective. Un peu plus
de 26.000 femmes et enfants blancs sont décédés dans
les camps de concentration britanniques à côté d’à peu
près le même nombre de noirs. Les Anglais n’ont jamais
exprimé le moindre regret concernant ces atrocités.
Krog déclare qu’une chance d’instiller le respect pour
les droits de l’homme en Afrique du Sud a ainsi été perdue. Peut-être est-ce précisément pour cette raison que
144
l’apartheid a pu s’enraciner dans une société qui se sentait humiliée, ignorée et menacée. Peut-être, la rébellion pro-allemande des Afrikaners au cours de la première guerre mondiale en a-t-elle été également une
conséquence. Par ce détour par le passé, elle veut avancer des arguments pour que l’on procède autrement à
présent, un siècle plus tard. Hélas, ajoute-t-elle, mon
excursion dans le passé est sans doute pure spéculation. Mais, me dis-je, celui qui connaît l’historique des
extrémistes du mouvement flamand dans mon pays natal comprend bien mieux la situation. Chez eux également, un fil rouge relie les décennies d’humiliation des
Flamands, la collaboration avec l’occupant allemand et
le racisme actuel.
Antjie Krog, ses comptes rendus et ses ouvrages sont
mon guide dans le pays de la commission de vérité. Mais
d’autres personnages attendent encore dans les coulisses en ces journées de 1995.
Cowley House, un immeuble misérable où est hébergé
le Trauma Centre for the Victims of Violence and Torture (centre
de traumatologie pour les victimes de la violence et de
la torture) du Cap. Sept noirs et un Malais sont assis
dans la salle d’attente. Marlene Bosset, qui dirige le
centre au cours de l’été de 1995 est une jeune trentenaire. Elle voit quotidiennement quelques-unes des
épaves humaines que le régime de l’apartheid a engendrées. Elle est également une victime elle-même. Elle est
noire et a été expulsée de sa maison avec ses parents et
ses frères par le régime il y a des années déjà. Son père
souffre de troubles psychiques. Son frère a été torturé.
Elle-même a fui à l’étranger. Son opinion sur la commis145
sion de vérité et l’ensemencement de la réconciliation
est bien tranchée : je ne veux pas pardonner et je ne
veux pas oublier ce que l’on nous a fait. Selon elle,
toute l’opération vise à emporter l’adhésion des blancs.
C’est pourquoi il est nécessaire de blanchir le passé très
noir de jadis. C’est pourquoi, on nous serine, à nous les
victimes, toujours le même refrain : « You have to embrace
your enemy. » (Vous devez embrasser votre ennemi.) Et
quoi encore. En outre, les habitants des townships n’ont
absolument pas une voix au chapitre. Ils veulent surtout
que la commission indemnise les victimes. Mais ces messieurs-dames du parlement estiment que l’argent n’est
pas le plus important, pour peu qu’il y ait ‘truth and
reconciliation’ (la vérité et la réconciliation). Il n’est pas
étonnant qu’ils considèrent les choses de cette manière,
ils habitent les beaux quartiers. Faire apparaître la vérité ? Quelle vérité ? Celle des victimes ou celle des auteurs ? Celle des noirs, des blancs, des métis, des musulmans, des chrétiens ? À la fin de l’entretien, elle ajoute
encore : « Ce sera une mesure pour rien. Petit à petit,
tout le monde va se considérer comme victime, même
les blancs, parce qu’ils ont été séduits pendant des années par le serpent de l’endoctrinement. Oui, qui va-ton alors réconcilier avec qui ? »
La commission de vérité rouvrira d’anciennes plaies
chez de nombreuses victimes. Certaines iront frapper à
la porte de Marlene Bosset. Celle-ci fuira son Trauma
Centre, à bout de souffle, encore avant l’opération vérité.
Elle ne sera pas la seule à vivre une deuxième fois l’apartheid et à risquer d’y rester. Mais cette histoire n’est pas
encore d’actualité, ce 24 août 1995. Un de ses collègues
du Centre est Michael Lapsley, un prêtre né en Nou146
velle-Zélande. Il a perdu ses deux mains en ouvrant une
lettre piégée en 1990, alors qu’il travaillait pour l’ANC à
Harare. En parlant, il agite les deux crochets qui ont été
implantés à la place. N’ a-t-il pas voulu de prothèse qui
camoufle le prix qu’il a payé à l’apartheid, me dis-je, en
le regardant participer à un débat télévisé. Lapsley voit
la commission d’un œil différent. Celui qui comparaît
devant celle-ci et manifeste un repentir doit obtenir
l’amnistie. Je l’entends dire : « Je dois pardonner et oublier, sinon je resterai une victime jusqu’à la fin de mes
jours et çà je ne le veux pas. » Bosset et Lapsley ont tous
deux été gravement blessés par l’apartheid et pourtant
leur vision sur ce qu’il faut faire diffère. La diversité
d’opinions est une caractéristique qui va marquer l’ensemble de la communauté des victimes.
Toujours au Cap, je m’entretiens avec André du Toit. Il
est professeur d’études politiques à l’université du Cap.
Du Toit, Afrikaner et combattant anti-apartheid, est un
fervent défenseur de ce que la commission de vérité doit
devenir : un lieu où la vérité est révélée autant que possible sur les événements s’étant déroulés entre 1960 et
1994. Je le rencontre chez lui, dans une chambre qui
présente l’aspect d’une cellule froide de religieux et l’est
également au toucher. Il est très lent à démarrer. Un
diesel, manifestement. Mais il est très convaincu. Pour
lui, la commission peut parfaitement remplacer l’un ou
l’autre tribunal. Il doute toutefois que tout le monde
puisse tout simplement continuer à occuper la fonction
qui était la sienne durant l’apartheid. Peut-être une période d’épuration est-elle tout de même nécessaire au
sein de l’armée, de la police et du pouvoir judiciaire,
147
faute de quoi la commission de vérité risque d’entrer
dans l’histoire pour avoir adopté une attitude trop
laxiste par rapport au passé. Et, ajoute-t-il, le succès ou
l’échec de la commission dépendra également de la
comparution devant celles-ci de hauts dirigeants des
mouvements de libération. Comme on le sait, de sérieux
dérapages se sont produits régulièrement dans les
camps de l’ANC : exécution de (présumés) infiltrés, torture de mutins et de déserteurs. En outre, la lutte contre
l’apartheid a fait beaucoup de victimes civiles. Peut-on
vraiment passer ces faits sous silence ? Ce que du Toit
ne sait pas encore, c’est que son grand rêve, siéger à la
commission de vérité, ne se réalisera pas. La sélection
des membres devient un exercice d’équilibre incroyablement difficile. Il n’y aura guère de place pour des Afrikaners comme du Toit.
Quelques jours plus tard, j’ai rendez-vous à Pretoria
avec Ahmed Motala, directeur de l’ONG Lawyers for
Human Rights (Avocats des droits de l’homme). Il représente avec son organisation l’une des voix les plus critiques par rapport à la commission envisagée. On ne
pourra jamais gommer les crimes du régime de l’apartheid, ainsi entame-t-il son argumentation avec une
grande véhémence. Il faut traduire les auteurs devant
les tribunaux, quitte à leur pardonner après un certain
temps. Aussi veut-il confronter le principe de l’amnistie
pour un simple aveu à la Constitution provisoire et aux
engagements internationaux de l’Afrique du Sud. Tout
de même, dit-il alors, une telle mesure ne servira probablement pas à grand chose. La commission de vérité est
un instrument conçu par des politiciens afin de limiter
148
les risques de chaos, à présent que débute une ère nouvelle et fragile. Et en parlant de politiciens, il n’est pas
du tout certain que la commission pourra rester hors de
leur zone d’influence. Imaginons que le président soit
de tendance ANC, le vice-président sera alors à coup sûr
un représentant du Parti National, la mère de l’apartheid. Il éprouve également des doutes concernant l’attitude des membres de l’ANC. Pour le moment, ils sont
encore favorables à cent pour cent à l’opération vérité,
mais des rumeurs étranges circulent. Ceux qui s’approchent du quartier général de la police sud-africaine
croient entendre un bruit bizarre. C’est l’association du
bruit de déchiqueteuses et de photocopieuses. Les documents gênants pour la police disparaissent. Ce qui peut
servir à faire chanter l’ANC est stocké en plusieurs exemplaires, en tant que preuve sur papier du fait que
quelques ténors du parti ont perçu des rémunérations
de la part du régime de l’apartheid. Motala fait un geste
vers une photo de Mandela et déclare : « Les politiciens
de mon pays commettent une erreur monumentale, ils
croient qu’il est possible de clore un chapitre sanglant
comme si de rien n’était. » J’acquiesce de la tête et je
pense à ce qui m’est arrivé un an auparavant. Le secrétariat du roi Baudouin de Belgique m’avait demandé début juin 1993 de me rendre en audience auprès du souverain. Le roi Baudouin était fort préoccupé par le passé
non assimilé de collaboration et d’épuration pendant et
après l’occupation allemande. Est-il vraiment si difficile
de pardonner et d’oublier ? demande-t-il. Par exemple,
le comportement passif de son père, Léopold III, durant la guerre sera-t-il compris un jour ? Lorsque je
m’interroge à voix haute si l’on peut et si l’on doit ou149
blier, sa réaction est : « Et vous êtes professeur à l’université catholique de Louvain ? »
Motola disparaîtra assez rapidement de l’histoire.
Pas disposé aux compromis semble-t-il, il partira pour
Londres. Aux moments cruciaux de la prise de décision,
il y a peu de marge de manœuvre pour ce genre de personnes. Il reviendra toutefois, dix ans plus tard, comme
directeur d’une autre ONG critique de plus.
Krog, Bosset, Lapsley, du Toit, Motala sont les personnages prototypiques d’une pièce singulière. Certains
restent à l’avant-scène, d’autres passent à l’arrière-plan.
Mais chacun d’eux constitue une fenêtre ouverte sur les
problèmes provoqués par la confrontation avec l’histoire de l’apartheid. Ajoutons encore ceci : quels que
soient les interlocuteurs de cette époque, on ne les entend pas proclamer des certitudes absolues. Pour les
uns, la commission de vérité constitue la seule option
par rapport à une guerre civile, bien qu’ils admettent
que l’entreprise reste un gros pari. Pour les autres, la
promesse d’amnistie représente une gifle pour les milliers de victimes. Mais ils sont également conscients que
des peines sévères peuvent annihiler la fragile démocratie. Il y a également ceux qui n’ont pas la conscience
tranquille et qui préfèreraient enterrer le passé que l’exhumer. Le fossé est profond et n’a pas été comblé à ce
jour.
L’origine
C’est sur le campus de l’Université de West Cape, à une
vingtaine de kilomètres du Cap, qu’a germé l’idée de
150
mettre en place une commission de vérité pour l’Afrique
du Sud. L’existence de cet établissement d’enseignement, appelé UWC en abrégé, est pleine d’ironie. À la
fin des années cinquante, les universités du pays font de
plus en plus l’objet de pressions afin d’admettre un plus
grand nombre de non-blancs. Le gouvernement accourt
à l’aide avec un plan pervers : une école supérieure pour
les métis, située quelque part loin de la ville et avec des
professeurs blancs qui, peut-on lire sur le site web de
l’UWC, « soutenaient la ségrégation raciale et considéraient leur rôle comme étant celui de gardiens blancs de
leurs pupilles de couleur. » [traduction libre] Une fois
sur le campus, il n’existe pas de transport public pour le
Cap, les étudiants ne peuvent contaminer d’autres personnes avec leur poursuite de l’égalité de droits. Les
choses tournent autrement. Après quelques années déjà,
le campus se révèle un bouillon de culture de la protestation contre le régime de l’apartheid. Un peu plus tard,
au beau milieu de la brutale répression des années
quatre-vingts, l’UWC collabore pleinement à l’assaut final contre l’apartheid.
L’UWC, lieu de la genèse de la commission de vérité ? Oui, lorsqu’en mai 1992, Kader Asmal profite de sa
nomination solennelle comme professeur en droits de
l’homme pour y plaider en faveur de la mise en place
d’une commission qui fouille le passé et absout éventuellement ceux qui font des aveux – l’amnistie en
échange de l’élucidation d’affaires. À ce moment, Asmal
est déjà un personnage clé de l’opposition à l’apartheid.
En 1953, alors qu’il est âgé de 18 ans, il se lie d’amitié
avec Albert Luthuli, le légendaire président de l’ANC.
En 1959, il part à Londres pour y poursuivre ses études
151
d’économie ; c’est également là que débute son exil.
Jusqu’à son retour en Afrique du Sud en 1990, c’est lui
qui diffuse le message de l’ANC en Europe. De retour
dans son pays, il est bien vite admis au NEC (National
Executive Committee, Comité exécutif national) du parti.
C’est à partir de ce poste qu’il assure la promotion de
l’idée qui lui est chère : une commission de vérité. Il rédige des notes pour le NEC, prêche dans la presse du
parti et se fait interviewer dans les médias. Il réussira.
Lorsque je rends visite à Asmal, en mars 1994 sur le campus de l’UWC, quelques semaines avant les premières
élections parlementaires libres, il est complètement absorbé par la campagne. Le sexagénaire, qui deviendra
ministre du gouvernement Mandela quelques mois
plus tard, a la langue bien affilée, comme je peux m’en
rendre compte immédiatement. Dès qu’il commence à
parler de l’affrontement avec le passé, il fait penser à un
tourbillon. Des noms, des dates, des arguments. Il a la
parole très persuasive. Ma chemise est complètement
trempée de sueur. Je me raccroche à un document interne du parti qu’il me remet. Il date du 22 septembre
1992 et décrit les cinq principes fondamentaux de l’opération préconisée par l’ANC : le passé doit être mis au
jour ; un large débat public sur la manière dont cela peut
se faire sera préalablement organisé ; l’amnistie n’est pas
exclue, sauf pour les crimes contre l’humanité ; il n’y a
plus d’emploi dans la fonction publique pour les tortionnaires et les assassins ; les victimes ou leur famille ont
droit à une indemnisation. Dans ce texte, ajoute Asmal,
il n’est déjà plus question de procès criminels du genre
de ceux qu’ont subi les dignitaires de l’Allemagne nazie.
152
« Car c’est ce que nous voulions faire initialement avec
les principaux responsables de l’apartheid : ‘catch the bastards and hang them’ (attraper les salauds et les pendre) ».
Il n’y aura donc pas de Nuremberg sud-africain.
L’amnistie : un compromis in extremis
Permettez-moi de faire un petit retour en arrière. Au
début de 1990, le pouvoir blanc avait accompli quelques
pas prudents dans la direction d’une transition. L’ANC
n’était plus interdite depuis février de cette année et ce
même mois, Mandela avait été libéré. Il était déjà, bien
que dans le plus grand secret, l’interlocuteur privilégié
du premier ministre Frederik Willem De Klerk. À présent, il pouvait l’être en plein jour. Six semaines après
cette libération, le 2 mai 1990, un premier round de négociation débuta. Il se déroula à Groote Schuur, l’hôtel
particulier dans le style hollandais du Cap, qui avait été
la résidence des gouverneurs coloniaux de l’Afrique du
Sud. Dans notre délégation, écrit Mandela dans son autobiographie, nous plaisantions à propos du fait que
nous avions été attirés dans un piège en territoire ennemi. Le point numéro un de l’ordre du jour était la question de savoir comment les blancs, les noirs et les métis
allaient affronter le passé. L’ANC demandait une amnistie pure et simple pour tous ses partisans bannis et prisonniers. Le gouvernement a opposé une fin de non-recevoir à Mandela et à ses compagnons. Il voulait bien
admettre une préservation temporaire des poursuites
pour les délits politiques, mais il voulait savoir comment ses interlocuteurs définissaient ceux-ci. C’est également ce qui a été repris trois jours plus tard dans la fa153
meuse note Groote Schuur et en mai 1990 encore, une
première loi dite de préservation a été élaborée. (C’est
dans celle-ci qu’apparaît pour la première fois l’expression ‘la réconciliation requiert le pardon’, qui sera psalmodiée comme un mantra tout au long de la transition.)
Quelque cinq mille membres des mouvements de libération bénéficieront de la loi. De Klerk était loin d’être
heureux de ce dénouement et voulait également obtenir
l’amnistie pour ceux qui avaient commis des crimes
dans le cadre de l’apartheid. Une seconde loi de préservation a donc été élaborée en octobre 1992. C’était à
présent le tour de l’ANC de manifester son mécontentement. Comment pouvait-on, pour l’amour de dieu,
mettre sur le même pied l’apartheid et la lutte contre celui-ci ? Les actes des oppresseurs blancs étaient, disaiton, moralement répréhensibles. Le combat de l’ANC et
de ses alliés était d’une toute autre nature, car il était dirigé contre des violations graves des droits de l’homme.
Il s’agit d’un débat qui fera encore rage pendant des
années.
Un an et demi après la libération de Mandela, tous
les problèmes qui suscitent de grandes difficultés lors de
tout changement de régime, où que ce soit dans le
monde, avaient été mis sur la table : l’amnistie ; la définition juridique et la qualification morale du crime politique ; la nécessité de la réconciliation ; l’appel à la justice. Le vrai travail pouvait commencer.
Dans l’intervalle, les négociations sur la transmission du
pouvoir se poursuivaient et elles n’évoluaient pas bien.
L’ordre du jour était copieux : élaboration d’une nouvelle constitution, organisation d’élections libres, mise
154
en place d’un régime de transition, création de garanties
pour la minorité blanche, octroi ou non de l’amnistie.
La confiance mutuelle était fragile comme la glace d’une
seule nuit. Les entretiens se déroulaient en utilisant la
technique d’une convention, la Convention for a Democratic
South-Africa ou CODESA. Étaient présent : le gouvernement et vingt groupements politiques. Les travaux débutèrent le 20 décembre 1991. L’essai d’accouplement
était déjà terminé le lendemain. La glace était en effet
trop mince. Le marchandage se poursuivait toutefois en
coulisse. Six mois plus tard, la CODESA 2 débuta ses
travaux. Les choses tournèrent à nouveau mal. De Klerk
et son parti national ne voulaient pas d’un partage du
pouvoir qui aboutirait au monnayage par l’ANC de son
avantage numérique. L’exigence des blancs en ce qui
concerne l’octroi d’une amnistie fit à nouveau capoter
les négociations. Mandela et De Klerk continuaient à se
parler, parfois en secret, parfois publiquement. Le dénouement vint fin 1992 d’un côté inattendu. Joe Slovo,
dirigeant communiste et chef de file de l’aile militaire de
l’ANC lança l’idée d’un régime de transition incluant
De Klerk et ses partisans. Du fait que Slovo était précisément connu dans les milieux blancs comme le Staline
local, cette proposition fit grand bruit et permit une percée. C’était d’ailleurs déjà sa deuxième pirouette dans le
pas-de-deux entre les blancs et les noirs. C’était lui qui,
à la mi-juillet 1990, avait persuadé l’ANC de renoncer
unilatéralement à la lutte armée. L’histoire dessine de
drôles de méandres.
En avril 1993, le temps était mûr pour un troisième
round de négociations. Les pierres d’achoppement
avaient été éliminées les unes après les autres. A l’excep155
tion d’une seule : la question de savoir si l’amnistie
pouvait rester une option. Cette question menaçait
d’entraîner une rupture, jusqu’à ce que se produise un
retournement de situation. Dans la nuit du 18 novembre
1993, la constitution provisoire était déjà sur papier
lorsqu’un post-scriptum fut greffé au texte : le nouveau
parlement adopterait une loi prévoyant l’amnistie des
crimes de l’apartheid, mais à des conditions strictes. La
formulation avait été délibérément maintenue vague,
c’est ce qui sauvait les négociations. Desmond Tutu, qui
allait présider la commission de vérité, m’a déclaré que
la délégation gouvernementale n’était disposée à apposer sa signature sous l’accord que si cette phrase figurait
dans celui-ci. Mais ce côté obscur du compromis allait
lourdement hypothéquer le fonctionnement de la commission. Dès les premiers jours de son existence, écrit
Antjie Krog dans La douleur des mots, il semble bien que
tout le monde a la nausée à l’idée de l’amnistie, tel était
le degré de confusion.
Sur le chantier
L’ANC aime les surprises. Quelques mois avant l’accord
crucial de novembre 1993, elle se retrouva sur la défensive. Un bruyant moulin à rumeurs s’était mis en route
évoquant des violations des droits de l’homme dans les
camps de l’organisation. L’ANC fit alors ce qui probablement ne s’était jamais produit auparavant dans les
milieux des mouvements de libération. Elle mit en place
elle-même une commission d’enquête indépendante. Un
trio international de juristes rédigea un rapport de 172
pages qui atterrit sur la table de l’ANC le 23 août 1993.
156
Le rapport mettait au jour une terrible réalité. Des assassinats et des actes de torture avaient été commis dans les
camps de l’ANC, surtout aux endroits où étaient détenus les présumés infiltrés. L’organisation reconnut sa
faute et transforma immédiatement un revers en atout.
L’ANC avait montré qu’il ne craignait pas de faire son
examen de conscience. À présent, il pouvait mettre la
pression sur De Klerk et les siens. Avaient-ils, eux, peur
d’une commission qui passerait au crible toute la période de l’apartheid ?
À partir de novembre 1993, toute l’attention se déplaça vers les élections à venir. Fin avril, tout était consommé. Des millions de noirs, de métis et de blancs avaient
enterré l’apartheid dans les urnes. Un peu plus d’une semaine plus tard, le gouvernement de transition prêtait
serment. Dullah Omar, un collègue de Kader Asmal,
quitta l’université du Western Cape pour devenir ministre de la justice. C’était lui qui était chargé de transformer la formule magique ‘amnesty for truth’ (l’amnistie
en échange de la vérité) en un instrument susceptible
d’apporter la réconciliation et la justice. Dès le 27 mai
1994, Omar traçait au parlement les contours de la TRC,
la Truth and Reconciliation Commission (la Commission Vérité et Réconciliation). Il constitua une task force chargée
de peaufiner le projet. Celle-ci était dirigée par Medard
Rwelamira, un Tanzanien, qui travaillait également à
l’UWC. Asmal, le père fondateur, Omar, le maître de
l’ouvrage et Rwelamira l’architecte : ou comment l’université de Western Cape, destinée jadis à jouer le rôle de
cordon sanitaire autour des jeunes noirs et métis, fut le
lieu de naissance de l’entreprise la plus délicate de la
nouvelle Afrique du Sud.
157
Au cours de l’été 1994, le projet de loi fut soumis au
parlement. Son examen allait représenter un véritable
marathon. La commission de la justice organisa des dizaines de séances et les partisans de l’apartheid et les
opposants à celui-ci y débattirent. Les communautés religieuses, les dirigeants de l’armée et de la police, les
groupements professionnels, ainsi que les mouvements
locaux et internationaux des droits de l’homme furent
invités à donner leur avis. Cela provoqua un déluge de
documents. Dans l’ombre du travail parlementaire, une
ambitieuse campagne d’information se déroulait parallèlement : mobilisation des médias et brochures dans les
onze langues officielles du pays et même création de
bandes dessinées. (Dans l’une d’entre elles, un sceptique
demande au personnage principal : « And what about the
ANC detention camps? » (Et les camps de détention de
l’ANC ?). La réponse souligne le point douloureux dont
j’ai déjà parlé : « You can’t compare the acts of those fighting
for our liberation with the acts carried out by an oppressive government. » (Vous ne pouvez comparer les actes des mouvements de libération avec ceux accomplis par un gouvernement oppressif).
Les jours se transformèrent en semaines, les semaines en
mois. La commission de la justice consacrera au total
près de 130 heures à l’examen du projet de loi. Le dixsept mai 1995, le texte était soumis à l’examen de la
plénière de l’assemblée nationale. « Pour les uns, écrit
Antjie Krog dans La douleur des mots, il s’agit de la loi la
plus délicate, la plus complexe sur le plan légistique, la
plus controversée et la plus importante jamais adoptée
par le parlement. Pour les autres, c’est la Mère de toutes
158
les lois ». Les émotions se déchaînèrent. Cédons la parole à Antjie Krog : « Chacun a une histoire dont il souhaite se débarrasser : depuis les parlementaires dont la
maison a été la cible de bombes à essence jusqu’aux enfants d’amis dont les doigts ont été enfoncés dans un
moulin à café, jusqu’aux criminels qui courent déjà à
nouveau en liberté, alors que l’extrême-droite pourrit en
prison. » [traduction libre] À la fin de la journée, le
scrutin eut lieu à main levée et le projet de loi fut adopté. Après un passage par le Sénat, le texte était prêt à
être signé par le président Mandela, ce qu’il fit le 19
juillet 1995. La Commission doit, selon la loi, « faire
l’inventaire des violations graves des droits de l’homme,
et il s’agit des actes suivants : assassinat, enlèvement,
torture ou maltraitance grave de n’importe quelle personne par quelqu’un ayant agi dans un but politique.
Cela inclut, notamment, la planification de ces faits et
les tentatives de commettre ceux-ci. » [traduction libre]
Au travail
La commission débuta officiellement ses activités le 15
décembre 1995 et les clôtura en juillet 1998. Trois mois
plus tard, le président Mandela reçut le rapport final,
six épais volumes. Dans l’intervalle, les travaux s’étaient
déroulés au sein de trois comités, dont le Human Rights
Violations Committee (Comité des Violations des Droits de
l’Homme) était celui dont les activités étaient les plus
publiques. Au cours de cinquante séances auxquelles les
médias firent largement écho, 2240 victimes purent faire
le récit de leur histoire, ce qui suscita souvent des scènes
très émotionnelles. Les rapports des ‘statement takers’
159
(personnes chargées de recueillir les dépositions), qui
avaient recueilli des déclarations dans tout le pays,
alimentaient le Comité. Plus de 21.000 témoignages
avaient été recueillis au total. Ils concernaient un peu
plus de 35.000 violations des droits de l’homme. L’enregistrement de ces récits avait été précédé d’une grande
campagne d’information. Des centaines de milliers de
brochures concernant la commission, rédigées dans les
onze langues officielles de l’Afrique du Sud furent diffusées dans tout le pays. Une deuxième activité saillante
du comité consistait en auditions de représentants des
partis politiques, des entreprises, du barreau, de la magistrature, du corps médical, de la presse, des syndicats
et des ONG. Le deuxième comité, le Reparation and Rehabilitation Committee (Comité Réparation et Réhabilitation)
s’enquérait des besoins pressants des témoins, fournissait le cas échéant une aide immédiate et formulait des
recommandations relatives à l’indemnisation du dommage subi par les victimes. L’Amnesty Committee (Comité
Amnistie), enfin, délibérait sur les 7116 demandes d’amnistie introduites par des auteurs d’exactions. Les demandeurs étaient issus aussi bien des milieux de l’apartheid que des mouvements d’opposition. Satisfaction a
finalement été accordée à 1167 d’entre eux. C’est ce troisième comité qui occasionnait dès le début le plus de
soucis. Un rôle crucial avait été dévolu aux juges et aux
avocats dont on attendait qu’ils objectivent l’ensemble
du processus. Le formalisme juridique s’infiltrat dans le
processus décisionnel et engendra ainsi également des
ralentissements et des manoeuvres de toutes sortes. Il y
avait en outre de sérieux problèmes d’ordre matériel. Le
délai imparti était trop court, les moyens trop limités et
160
les collaborateurs souvent surchargés. La vérification de
tous les éléments présentés par les demandeurs d’amnistie comme étant la vérité ne fut pas toujours facile. Le
comité eut besoin de 1888 jours et de 12.000 heures de
travail pour traiter les demandes d’amnistie, bien plus
longtemps que cela n’avait été prévu et budgétisé. Son
rapport n’a été publié qu’en 2003, plus de cinq ans
après que la commission vérité et réconciliation avait
clôturé ses travaux.
Le fonctionnement des trois comités et des ailes logistiques était piloté par un collège de dix-sept commissaires
se composant de sept femmes et dix hommes ; sept
noirs, deux Indiens, six blancs et deux métis. Il était
présidé par l’archevêque Desmond Tutu et Alex Boraine
en était le numéro deux. Les effectifs de la Commission
s’élevaient à trois cents personnes. Elle a coûté environ
70 millions de dollars américains et est ainsi la commission de vérité la plus onéreuse depuis que le procédé a
été créé. (Une bagatelle, disent les cyniques, par rapport
à ce qui a été octroyé comme parachute doré aux crocodiles écartés du régime de l’apartheid.)
Sur la balance
Au printemps 2006, la radiotélévision britannique BBC
a diffusé une série consacrée à la réconciliation. Dans
celle-ci, Desmond Tutu s’entretient avec des auteurs et
des victimes de la violence en Irlande du Nord ou, plus
précisément, il écoute et laisse les chasseurs et leurs
proies rechercher ensemble des mots de compréhension.
Les choses prennent par moments un tour très émotionnel. Le langage corporel de Tutu montre à quel point il
161
est habitué à ce genre de confrontations. De temps à
autre, il intervient avec hésitation, un guide pacifique
dans un champ de mines de sentiments vulnérables. À
six reprises, c’est Tutu qui est l’hôte et à six reprises,
c’est de la télévision émouvante.
Ce n’est là qu’une des formes sous lesquelles l’esprit
de la commission de vérité sud-africaine a essaimé. Tutu
a prêché la réconciliation au Rwanda. En Amérique latine, il a été l’ambassadeur de l’espoir, en parlant de la
vérité qui libère. Alex Boraine a parcouru la moitié du
monde – avec ses expériences pour bagage. Oui, la commission a été bien vite promue au rang de modèle des
grands travaux de fouille - dans le reste de l’Afrique et le
Sud-est asiatique, chez les aborigènes d’Australie et les
Indiens des États-Unis. A star was born. Mais il est encore
bien trop tôt pour parler d’un succès incontestable. Il
faut attendre encore au moins une génération pour le
véritable test décisif.
Pourtant, l’évaluation bat déjà son plein. Fin 2005, il y a
eu précisément dix ans que la commission avait débuté
ses travaux. Cet anniversaire a constitué une occasion
de regarder en arrière. Tutu l’a fait dans des interviews,
d’autres ont écrit des livres ou ont procédé à des échanges
de vues lors de congrès. Ce flot de publications ne
connaît pas de fin depuis lors, bien au contraire. Quel
est le verdict provisoire ?
Les aspirations de la commission sont contenues dans
sa dénomination : rechercher la vérité sur l’apartheid et
amener la réconciliation entre les blancs, les noirs et les
métis. La vérité ? Des centaines de documents ont été
écrits en Afrique du Sud avec des réflexions sur le terme
162
et son contenu. La vérité apparaît sous d’innombrables
formes, dans autant de versions qu’il existe de producteurs et d’acheteurs de ce produit mystérieux. Beaucoup
de confusion, donc. Antjie Krog : « Le mot ‘vérité’ me
met mal à l’aise. Le mot truth (vérité) bute toujours sur
ma langue. Ce mot me fait hésiter, je n’ai pas l’habitude
de l’employer. Même quand je le tape, cela donne soit
turth soit trth. » Ce que la commission a recueilli n’est
pas LA vérité. Il est certes important que le rapport ait
acquis un caractère officiel. Il n’offre toutefois qu’une
perspective limitée, car l’apartheid se compose de plusieurs couches. La commission en a dévoilé quelquesunes. Pas tout donc, mais largement assez pour purger
la mémoire d’un très grand nombre de personnes des
mensonges et des mythes. Cela possède dorénavant une
valeur inestimable. En Afrique du Sud, plus personne
ne peut encore contester l’existence et les effets macabres de l’apartheid ou déclarer que les mouvements
de libération sont sans reproche.
La réconciliation, la deuxième aspiration, est encore
plus difficile à mesurer. Beaucoup de choses ont été
dites et écrites concernant les séances lors desquelles des
parents ont étreint les assassins de leur enfant ou sur les
veuves qui paraissaient prêtes à enterrer leur haine
contre celui qui avait tué leur époux. Il s’est effectivement développé ici et là un rapprochement entre des auteurs et des victimes individuelles. Une compréhension
mutuelle a-t-elle également été semée dans les milieux
des Afrikaners, dans les townships noirs, dans les quartiers malais et indiens ? C’est une toute autre paire de
manches. À l’origine, on a même craint que la commission creuse encore le fossé avec ses enquêtes cho163
quantes. Cette crainte s’est bien vite avérée prématurée,
mais les murs, visibles et invisibles, entre les blancs et
les autres n’ont pas encore été abattus. Il y a surtout de
la frustration face à l’indifférence avec laquelle beaucoup de blancs réagissent à la clémence des victimes.
L’amour n’est manifestement venu que d’un seul côté.
Cette pensée est exprimée de manière acerbe dans un
poème de la Sud-Africaine Antjie Krog. Dans celui-ci,
elle laisse successivement la parole à un auteur et à une
victime. Ils ont tous deux comparu devant la commission de vérité. Je reproduis un extrait de ce poème, dans
une traduction libre :
‘J’ai reçu une ardoise vierge
et je peux poursuivre ma vie’ ‘J’ai donné une ardoise vierge
et je vois comment ils poursuivent simplement
leur vie’
‘Je suis surpris par mon ardoise vierge,
elle montre qu’ils ne peuvent même pas
haïr convenablement’
‘Je suis surpris d’avoir donné une ardoise vierge
et ils poursuivent simplement comme auparavant’
‘La justice est pour les riches,
la clémence est pour les pauvres’
La commission a pourtant eu une importance cruciale
par son association unique d’amnistie contre la vérité
164
dans la révolution non violente qu’a connue l’Afrique
du Sud.
Mais cela est et reste, comme l’écrivent de nombreux
commentaires, ‘an unfinished business’ (une entreprise
inachevée). Inachevée, car il reste encore tellement d’aspects de l’apartheid qui sont inconnus et n’ont pas été
analysés. Inachevée, aussi et surtout parce que d’innombrables recommandations sont restées lettre morte. La
question la plus difficile concerne l’indemnisation des
victimes. Le rapport de la commission comprend les
noms de près de 22.000 victimes identifiées. En principe, elles ont toutes droit à une allocation unique de
5,200 dollars américains, ce qui ne compense qu’une
fraction du dommage subi. Bon nombre de victimes de
l’apartheid n’ont pas tant considéré la commission
comme un producteur de la vérité sur le régime, mais
comme un fournisseur de compensation matérielle.
Mais, ont dit les politiciens, il n’y a plus de fonds disponibles. La proposition de la commission d’alimenter la
caisse par une taxe de luxe, devant être payée par ceux
qui avaient bénéficié explicitement ou implicitement de
l’apartheid a été rejetée. Il y a de fortes chances que
cette affaire déchaîne encore les passions pendant des
années. En Europe, l’Allemagne est encore toujours
confrontée à des demandes d’indemnités, 65 ans après
la fin de la seconde guerre mondiale. Ce n’est qu’en
juillet 2008 que le versement des réparations aux travailleurs forcés a pris fin. Au total, 5,8 milliards de dollars américains ont été octroyés à 1,7 million de personnes dans divers pays européens. Aux États-Unis, des
noirs attendent une indemnisation de ce qui leur a été
165
fait à l’époque de la ségrégation. Les pays africains mettent l’esclavage sur la table du monde occidental et aspirent à l’une ou l’autre forme de dédommagement. Il
n’en ira pas autrement en Afrique du Sud.
Une entreprise inachevée, aussi parce que la question de
l’amnistie continuer de représenter une source d’inquiétude. Il y a toujours eu un grand doute quant à la justification morale de la clémence promise. La commission a
étalé un peu de baume sur la plaie : seul un auteur sur
six a obtenu ce qu’il ou elle espérait et il ne faut pas
perdre de vue que les autres devraient comparaître quoi
qu’il en soit devant le juge avec ceux qui n’ont pas demandé l’amnistie. C’est précisément cette dernière disposition qui risque à présent de disparaître dans une
large mesure par un tour de passe-passe. La volte-face
couvait déjà depuis quelque temps.
Le premier acte s’est joué aux États-Unis. Dans ce
pays, des victimes étrangères de violations des droits de
l’homme peuvent intenter une action civile contre les
auteurs présumés, même si ceux-ci n’habitent pas aux
États-Unis. C’est ce qui s’est passé le 26 novembre 2002
dans un tribunal new-yorkais. Des ressortissants de
l’Afrique du Sud ont réclamé par cette voie un dédommagement à 34 multinationales, profiteuses de l’apartheid, parmi lesquelles figuraient des géants tels que :
Anglo American, Barclays, BP, Coca-Cola, Crédit Suisse,
Deutsche Bank, Ford, General Motors Corporation,
Hewlett-Packard, IBM, Shell Oil et De Beers. Lorsque
quelques mois plus tard, au printemps 2003, la cause a
été examinée à New York, le gouvernement sud-africain
a réagi avec fureur. Un communiqué du 16 avril a donné
166
le ton. Une bonne entente avec les entreprises, a vaticiné le gouvernement, revêt une importance cruciale pour
le processus de réconciliation en Afrique du Sud. Le
pays a absolument besoin des industriels et des hommes
d’affaires. Ce n’est que fin novembre que le tribunal
américain a déclaré la demande recevable. Cette fois, le
gouvernement Mbeki a interjeté appel, mais la Cour suprême des États-Unis a finalement confirmé la décision
de l’instance inférieure.
En Afrique du Sud elle-même, l’ANC a également
changé son fusil d’épaule. Au début 2004, le mouvement a indiqué qu’il doutait que la poursuite ultérieure
de ceux qui n’avaient pas obtenu l’amnistie fût bien nécessaire. Desmond Tutu, un adversaire acharné d’une
telle opération de blanchiment m’a raconté que le gouvernement et des membres de l’ancien appareil de sécurité étaient alors en pourparlers secrets sur cette affaire
depuis des mois. L’opposition est montée progressivement en puissance. Une initiative remarquable a consisté en une lettre ouverte, publiée fin décembre 2004 et signée par des personnalités-clés de la commission et de
groupements de victimes. Je me suis entretenu avec
l’une d’elles, Graeme Simpson, qui était à l’époque directeur du Centre for the Study of Violence and Reconciliation
(www.csvr.org.za) à Johannesburg. Qu’est-ce ce qui, selon lui, pousse l’ANC à agir ainsi ? L’argument officiel
est que de nouveaux procès pourraient nuire gravement
à la fragile démocratie dans le pays. La priorité doit être
donnée à la stabilité politique, prétend-on. Aussi, vaut-il
mieux qu’il n’y ait pas de procès suscitant de grandes
émotions. Mais le moment où ce raisonnement est apparu suscite des interrogations. Il était alors question de
167
poursuites éventuelles des personnes ayant joué un rôle
de premier plan dans les mouvements de libération. Estce là la version sud-africaine de la Realpolitik ? « Oui, répond Simpson, car la thèse selon laquelle de nouveaux
procès criminels entraveraient la réconciliation ne tient
pas la route. Le pays a bien assimilé le changement de
régime et il n’y a plus de danger immédiat. » Début 2006,
le gouvernement a présenté une proposition concrète.
Un juge d’instruction supérieur pourrait décider, en utilisant des critères de l’ancien comité d’amnistie, si une
personne doit être ou non poursuivie pour des crimes
commis pendant l’apartheid. Donc pas de débat public,
aucune sanction pour ceux qui n’ont manifesté que du
mépris pour la commission de vérité, aucun rôle pour
les victimes. Les opposants ont parlé de ‘backdoor amnesty’ (amnistie détournée) et ont demandé à la Cour
suprême du Cap de rejeter cette disposition comme inconstitutionnelle. La Cour leur a donné raison le 12 décembre 2008.
Reste la question de savoir dans quelle mesure il est judicieux d’exporter l’approche sud-africaine vers d’autres
pays. Nelson Mandela le pensait lorsqu’il y a quelques
années, il a fait une proposition dans ce sens, en tant
que médiateur entre le gouvernement du Burundi et les
rebelles. Dans l’intervalle, la formule, telle qu’elle a été
élaborée en Afrique du Sud, a été préconisée comme
modèle dans plusieurs pays. Est-ce bien si raisonnable ?
Dans les années quatre-vingt-dix, l’Afrique du Sud disposait d’atouts uniques. De bonnes perspectives économiques, une riche vie associative qui était alimentée par
des années d’activité souterraine durant l’apartheid ou
168
par des contacts productifs dans la diaspora, des personnages charismatiques et des tonnes de sympathie de
la part du monde extérieur – sans oublier, l’influence
des églises chrétiennes et leur tendance à la clémence. Il
a été beaucoup trop peu tenu compte du caractère exceptionnel de cette situation, lorsque des pays moins
bien nantis ont envisagé la mise en place d’une copie
conforme. La transplantation peut alors conduire à des
phénomènes de rejet.
Entre-temps, la formule de la commission de vérité
commence également à connaître un succès croissant
dans le monde occidental. En octobre 2008, Gerry
Adams, le leader du Sinn Fein, a demandé la mise en
place d’une telle commission en Irlande du Nord. De
nombreux groupes aux États-Unis demandent qu’une
‘independent, non partisan commission of inquiry’ (une
commission d’enquête indépendante, non partisane) se
penche sur les abus systématiques commis par l’administration Bush. Et, au Canada, certains voudraient également qu’une commission de vérité examine dans quelle
mesure les aborigènes ont souffert du « Indian Residential School system » (système d’internat indien). Cette
institution, qui retirait les enfants de leur famille, a occasionné de grandes souffances et porté préjudice aux
cultures indigènes. La circulation à sens unique du Nord
vers le Sud est enfin interrompue.
2 La troisième voie
L
a formule de la commission de vérité est jeune, car
elle a à peine un quart de siècle. Il y avait bien eu
169
une espèce de précurseur de celle-ci en Ouganda en
1971, mais le vrai travail n’a débuté qu’en Bolivie en
1982-1984. La dernière en date, une commission aux Îles
Salomon, sera mise en place en 2009. Il y a en a eu une
trentaine d’autres entre les deux. Il s’agit d’une famille
hétérogène. Elles diffèrent sur le plan du mandat, de la
période couverte, de l’établissement de rapports et des
effets. Mais la différence la plus importante est liée à
l’origine de sa légitimité. En général, c’est une autorité
politique qui prend l’initiative. Initialement, il s’agissait
uniquement du gouvernement ou du parlement du pays
qui se livrait à une introspection. L’Argentine (1983-1984),
l’Uruguay (1985) et le Népal (1990-1991) en constituent
des exemples. En 1992, la première et la seule commission mise en place par les Nations unies a été établie au
Salvador. Ces dernières années, on utilise souvent une
approche mixte, dans laquelle les Nations unies et le
gouvernement local partagent la paternité. C’est ce qui
s’est passé en Sierra Leone (2002-2004) et au Timor
oriental (2002-2006). Mais il y a également des commissions qui ont trouvé leur origine dans la société civile.
Au Guatemala, une organisation catholique des droits
de l’homme a organisé le projet REMHI (Recuperación
de la Memoria Histórica). Plus de 7000 victimes de la
guerre civile ont été interrogées. Le rapport, ‘Guatemala : Nunca Más’, a dévoilé ce passé. Il a rendu compte
de 400 massacres et révélé que l’armée en avait été responsable dans 90 % des cas. L’évêque Juan Gerardi qui
a présenté le rapport a été assassiné deux jours après la
publication.
En très peu de temps, la commission de vérité a essaimé dans le monde entier en tant que technique. Si on
170
rassemble toutes ces initiatives dans une photo de
groupe, on constate des échecs et des cas plus ou moins
réussis.
Échecs
Sur les commissions de vérité qui ont été mises en place
depuis le début des années quatre-vingts, une dizaine
sont connues comme des échecs complets ou des demiéchecs. J’en aborderai quelques-unes. La toute première
commission, qui a exercé ses activités en Bolivie entre
1982 et 1984, a été dissoute prématurément et n’a publié
aucun rapport. Son mandat était également très limité.
Le gouvernement Mugabe au Zimbabwe a fait enquêter
en 1985 sur les évènements sanglants ayant eu lieu au
Matabeleland, mais le rapport de cette enquête n’a pas
été publié. La même année, une commission en Uruguay s’est penchée sur la disparition d’opposants, mais
ses procédures furent tout sauf objectives. En Ouganda,
une commission a enquêté entre 1986 et 1995 sur les violations des droits de l’homme commises sous le régime
de Milton Obote. Elle a été continuellement en butte à
un manque de moyens financiers et son rapport n’a pas
été diffusé. Des problèmes similaires se sont présentés
au Népal (1990-1991), au Salvador (1992-1993) et en
Équateur (1996-1997). Pour le Salvador, vint encore s’y
ajouter le fait que les États-Unis, qui avaient joué un
rôle central dans la guerre civile, refusèrent toute communication de documents.
L’échec a diverses causes. Bien souvent, les rapports
de force au moment où une commission est mise en
place gênent le bon fonctionnement de celle-ci. Les pi171
liers de l’ancien régime sont encore intacts dans une
large mesure, ce qui permet à l’armée et à la police
d’éviter qu’un mandat fort soit conféré à la commission
ou d’y opposer une obstruction sérieuse. Dans le cas du
Salvador, des membres de la comisión de la Verdad ont
reçu des menaces de mort. Beaucoup dépend également
de l’engagement du gouvernement ou du parlement
qui a créé la commission. L’entreprise doit forcément
échouer s’il n’accorde pas de crédits, n’informe pas la
population, ne fait pas circuler le rapport et ne tient pas
compte des recommandations. Bien souvent, la politisation ne peut pas non plus être exclue. Celle-ci s’exprime
dans un mandat qui n’estime pas ‘approprié’ d’enquêter
sur les crimes du nouveau régime, ou dans une interprétation très sélective du rapport de la commission, qui
doit servir à des fins politiques.
Il n’y a pas toujours de quoi désespérer. On avait initialement pensé à propos de la commission de vérité au
Tchad (1991-1992) qu’elle avait été une mesure pour
rien. Après un certain temps, il s’est avéré que les éléments probants qui avaient été recueillis pouvaient tout
de même être utilisés pour entamer des poursuites
contre Hissène Habré, l’ancien président.
Des résultats positifs
J’ai déjà mentionné précédemment dans ce chapitre ce
que la commission sud-africaine peut présenter comme
résultats. Ce qui a été dit alors est également valable dans
une large mesure pour la plupart des autres membres de
la famille.
172
Décimer les mensonges
Les commissions de vérité ne révèlent qu’une fraction
de ce qui s’est réellement passé, mais elles limitent en revanche la quantité de mensonges qui circulent dans une
société. Elles le font en confrontant les bourreaux avec
leurs victimes lors de séances publiques. Elles taillent
dans les mensonges à l’aide des listes interminables de
crimes qu’elles transmettent au monde après les avoir
bien étayées et à l’aide des listes encore plus longues des
noms de ceux qui ont été assassinés, mutilés, exilés et
dépouillés. Des exhumations, souvent réalisées sur l’ordre
d’une commission de vérité, démentent encore plus fort
les mythes d’innocence. Clea Koff est une anthropologue qui a inspecté des charniers au Rwanda, en Bosnie
et au Kosovo. Elle a consigné ses expériences dans La
mémoire des os (2005). Elle a également travaillé à Ovcara,
le lieu où les troupes serbes ont assassiné plus de deux
cents Croates et les ont jetés dans un puits. Elle raconte
de quelle manière elle libère lentement un corps de ce
qui reste encore de vêtements. Un peu plus loin de la
fosse, une femme se tient debout et regarde, avec une
expression torturée sur le visage, écrit Koff. Celle-ci a
déclaré qu’elle avait cru pendant des années ce qui était
écrit dans son journal : que cette fosse n’existait pas.
Laissons la parole à Koff : « Les restes humains ont ceci
d’extraordinaire qu’ils parlent par eux-mêmes avant
même que l’anthropologie et la pathologie ne délivrent
leurs témoignages. Lorsqu’un Etat ou une armée nie le
meurtre de ses propres citoyens, dès que l’on trouve ne
serait ce que trois corps, et à plus forte raison quand on
en exhume plus d’une centaine, la vérité triomphe et
tous les arguments tombent aussitôt. »
173
Rompre le silence
Ce n’est pas par hasard que la formule de la commission
de vérité a été conçue en Amérique latine. Les atrocités
s’y étaient déroulées dans l’obscurité : disparitions, tortures dans des maisons anonymes, milices fantomatiques.
Le besoin de projeter un peu de lumière sur le sort des
victimes était particulièrement grand. Les survivants
ont, eux aussi, besoin de cette lumière car elle signifie finalement la reconnaissance de ce qu’ils ont subi dans
l’obscurité. Il y a quelques chapitres, j’ai évoqué le livre
de photos Speak Truth to Power. Ariel Dorfman a écrit à
partir de cet ouvrage une pièce de théâtre Voices from the
dark (des voix venant de l’obscurité) dans laquelle apparaît Man, un sinistre individu qui exprime en se raillant
les angoisses des militants des droits de l’homme. Au
beau milieu de la pièce, Man déclare que ce n’est pas la
mort qu’ils redoutent, mais le délaissement : « Ce qu’ils
craignent, ce qu’ils craignent vraiment, c’est que personne que ne se soucie, que personne n’écoute, que les
gens oublient, que les gens regardent la télévision et disent que ce n’est pas leur problème et vont ensuite dîner
et se coucher. C’est ce qu’ils craignent. C’est ce qu’ils
savent et ce qu’ils craignent. » [traduction libre]
On sait que les tortionnaires aiguisent ce sentiment
de délaissement et l’utilisent comme brise-glace : « Crie
seulement aussi fort que tu peux. Personne ne t’entend. » Laid Saidi est un Algérien qui vit en Tanzanie.
En mai 2003, il est expulsé du pays pour des motifs qu’il
ne comprend absolument pas. À la frontière avec le Malawi, des hommes masqués se saisissent de lui. Une semaine plus tard, d’autres hommes, également masqués,
viennent le chercher. Deux d’entre eux parlent anglais.
174
Ils lui mettent un bandeau sur les yeux, lui enfoncent
un bouchon dans l’anus et lui mettent une couche, lui
lient les mains et les pieds et le jettent dans un avion. Le
voyage dure longtemps. À l’arrivée, il se retrouve à nouveau dans une prison, sombre et avec une musique occidentale assourdissante. Un interprète lui traduit ensuite
ce qu’un homme lui crie en anglais : « Tu es dans un endroit situé hors du monde. Personne ne sait où tu es,
personne ne va t’aider. » Plus tard, il s’avérera qu’il était
en Afghanistan. En août 2004, après seize mois, il est libéré. Pendant tout ce temps, il a été soupçonné à tort de
terrorisme. Il ne reçoit aucune explication, aucune indemnité. Son histoire a été relatée dans le New York Times
du 7 juillet 2006. Dans l’intervalle, beaucoup d’autres
histoires de ce genre ont été publiées.
Les commissions de vérité brisent le mur du silence,
qui risque de maintenir les victimes prisonnières, même
après leur libération.
Les rituels de l’audience
En Occident, une audience d’un tribunal pénal est
pleine de rituels, a fortiori si c’est un crime particulièrement grave qui doit être jugé. Les toges des juges et des
avocats, le langage quelque peu archaïque et le décor de
la salle constituent les accessoires. L’objectif est clair :
conférer davantage de poids à l’événement. Les séances
que certaines commissions de vérité organisent, a fortiori en Afrique, sont encore plus fortement empreintes de
cette influence indirecte des auteurs et des victimes. On
peut y être affligé, pleurer, chanter, prier ou applaudir.
L’effet s’accroît encore lorsque dans le scénario de la
commission, des rituels archaïques ou des éléments reli175
gieux sont entremêlés tout à fait délibérément.
Pas mal de rapports sur la commission de vérité sudafricaine relatent un événement qui s’est produit lors de
la toute première séance. L’assemblée écoute Nomonde
Calata. Son époux a été assassiné par les bouchers du
régime de l’apartheid. Tout à coup, sa parole se transforme en une plainte prolongée. Le son a vibré longtemps
à la radio et à la télévision. Écoutons Antjie Krog dans
son reportage à la radio. « Pour moi, ces pleurs inaugurent la commission de vérité – c’est la signature, le moment décisif, le son définitif autour duquel tourne tout
ce processus. Elle portait cette robe fleurie rougeorange, elle a rejeté la tête en arrière et c’est alors qu’a
retenti ce son… il me poursuivra toujours. (…) Peut-être
est-ce ce dont la commission traite… trouver des mots
pour ce cri de Nomonde Calata. La séance ayant repris,
Tutu a commencé à chanter : Senzeni na, senzeni na …
Quel est notre crime ? Quel est notre crime ? Notre
seule faute est la couleur de notre peau. » Alex Boraine,
qui présidait la séance, écrira plus tard : « C’est ce cri de
l’âme qui a conduit les audiences d’une litanie de souffrance et de douleur à un niveau encore plus profond. »
[traduction libre]
La troisième voie
L’amnistie inconditionnelle n’est plus une véritable option. D’autre part, il existe des situations dans lesquelles
l’intervention des tribunaux est pleine de risques. Une
commission de vérité peut alors représenter la troisième
voie à laquelle la priorité est accordée à juste titre pendant une période plus ou moins longue. Simultanément,
cette approche offre la possibilité de mettre les victimes
176
au premier rang, d’associer la communauté locale au
processus d’assimilation et de rechercher les mécanismes qui ont été à l’origine d’une guerre civile ou
d’une autre grande calamité. Et, en plus, ce qu’une telle
commission réunit comme documentation peut encore
servir de preuve par la suite dans un tribunal. L’Argentine et le Chili ont démontré que cela était possible.
Le doute reste permis
La formule de la commission de vérité compte d’ardents
supporters, mais il y a également des sceptiques. Le
contexte politique ou culturel peut être de nature telle
que les témoignages publics des victimes et la confession tout aussi publique des auteurs ne constituent pas
une solution de rechange réelle.
Ouverture des affaires
Après la chute du Mur, il n’y a pas eu d’empressement
en Europe centrale et orientale pour consigner de façon
circonstanciée quarante années de répression. À l’époque
communiste, on avait magouillé à grande échelle avec
l’historiographie, une expérience qui rendait manifestement peu attrayante l’intervention d’une commission de
vérité. On a procédé autrement. La recherche d’informations ne s’est pas concentrée sur toute la période,
mais sur quelques moments-clés : la répression de l’insurrection hongroise en 1956, l’écrasement du printemps de Prague en 1968, l’offensive contre le syndicat
polonais Solidarnosc en décembre 1981. Une deuxième
opération a été axée sur les archives des services secrets,
qui dans certains cas ont été largement ouvertes aux
177
citoyens individuels. Ce n’est pas l’histoire de toute une
société qui a été écrite. Non, les gens peuvent pour ainsi
dire reconstituer leur propre histoire. Dans l’Allemagne
réunifiée, cette approche a adopté des formes spectaculaires. Un institut a été créé afin de gérer tous les documents de la Stasi. Il s’agit de près de 200 kilomètres de
dossiers et de plus de 10.000 sacs de documents coupés
en petits morceaux par le service secret. Pendant des années, il y a eu quelque 15.000 demandes par mois de personnes qui voulaient savoir ce qui avait été collecté sur
eux à l’époque du communisme, qui voulaient séparer
la vérité des soupçons et des rumeurs. Dans son livre The
File. A Personal History / Le dossier. Une histoire personnelle (1997) l’essayiste britannique Timothy Garton Ash
décrit la confrontation avec ces archives. Il montre à
quel point beaucoup de gens doutent, ne veulent pas savoir, par peur de lire qu’un membre de leur famille, un
ami, un voisin les a espionnés pendant des années et, en
même temps, ne veulent pas renoncer à cette recherche.
Une donnée culturelle ?
Desmond Tutu a déclaré que le procès pénal est un
concept occidental qui, bien souvent, ne correspond pas
à la culture du continent africain. Des réflexions similaires sont à présent formulées également en relation
avec le procédé de la commission de vérité. Tim Kelsall,
un collègue britannique, qui a travaillé en Afrique, a
écrit que le concept de la confession individuelle et de la
‘guérison’ qui y est liée trouve son origine dans la religion catholique. Cette coutume religieuse s’est ensuite
pour ainsi dire sécularisée dans la pratique de la psychanalyse et de la psychothérapie. (Il voit la version la plus
178
récente de cette tendance dans la confession d’hommes
et de femmes plus ou moins connus sur l’écran de télévision). Une commission de vérité repose en partie sur ce
fondement culturel. Mais ce fondement est-il présent
dans le monde non occidental ? Les doutes sont nourris
par les travaux d’anthropologues, qui ont montré qu’un
oubli commun constitue la pierre angulaire de la réintégration des enfants-soldats en Sierra Leone. Il est par
conséquent risqué de rappeler publiquement des souvenirs de la guerre civile. La conviction que le fait de parler explicitement d’un passé traumatique ouvre la porte
aux mauvais esprits est également répandue dans ce
pays et ailleurs en Afrique.
Ce dont il s’agit finalement
La question de savoir quelle est la voie la plus salutaire,
celle de l’oubli ou celle de la remémoration, n’a pas encore obtenu de réponse unanime. Susan Sontag, la
grande dame de la communauté intellectuelle américaine, a abordé cette question dans son tout dernier
livre (Devant la douleur des autres, 2003). Elle écrit que la remémoration de la guerre et de la violence constitue une
tâche morale, que l’oubli témoigne d’un mépris pour la
douleur d’autrui. Mais, cinq lignes plus loin, elle déclare qu’un excès de remémoration sème la rancœur et
peut constituer une bombe à retardement, car il n’est
pas rare qu’elle entretienne le besoin de vengeance.
Nulle part, cette problématique n’a été aussi fortement
saisie à bras-le-corps que dans la pièce de théâtre d’Ariel
Dorfman, que j’ai déjà évoquée. Dans La jeune fille et la
mort, Pablo Escobar, membre de la Comisión de Verdad qui
179
vient d’être créée, déclare à Paulina Salas, sa femme et
un de mes personnages : « Autant de passé nous détraque, nous étouffons d’un excès de douleur et de rancune. Les gens peuvent aussi mourir d’une dose excessive de vérité, tu sais. » [traduction libre] Dans une
postface au texte de la pièce, Dorfman a exprimé le dilemme de façon très précise : « Comment maintenonsnous le passé en vie sans être son prisonnier ? Comment
pouvons-nous l’oublier sans courir le risque qu’il se répète dans tous ses crimes ? » [idem]
déclenchement d’une guerre civile, l’installation d’une
dictature militaire ou l’organisation d’une répression
sanglante. Peut-être, écrit également Susan Sontag, y at-il un excès d’évocation et un déficit de réflexion. Le
fruit de la réflexion peut limiter le risque de retour
d’une grande calamité. Ce n’est qu’alors que la remémoration ouvre la voie à un avenir meilleur.
Cela est et reste un exercice d’équilibre archidifficile. Le
débat en cours a pourtant déjà porté ses fruits. Il existe
un consensus croissant à propos de l’idée qu’un silence
imposé par les autorités est la pire des options. Ce n’est
pas en occultant la fenêtre sur le passé que l’on empêche
l’apparition de mythes délétères, de mensonges complets ou de demi-mensonges. Ils colonisent l’espace vide
que la loi du silence a créé. Le passé continue alors de
proliférer comme un incendie de tourbière, à peine perceptible, mais pas moins nocif pour cette raison. Toutefois, lorsqu’une société ne redoute pas la confrontation
avec un passé sombre, il convient également de faire
preuve de circonspection. Les victimes doivent rester
libres de décider jusqu’où elles veulent elles-mêmes aller
dans une quête personnelle. Pour les unes, la vision de
ce qui s’est passé peut avoir un effet libérateur, pour les
autres, elle peut constituer la source d’une nouvelle
douleur. D’ailleurs, la remémoration ne possède en soi
qu’une valeur limitée. Un enrichissement est nécessaire
et cela est possible si la connaissance des faits trouve un
prolongement dans une réflexion sur ce qui a permis le
180
181
P ar tie III
L’ avenir du passé non assimilé
La confrontation avec un héritage de guerre
civile, de génocide et de répression est comme
un voyage dans le temps, d’hier à demain en
passant par aujourd’hui. Il n’existe pas de carte
routière valable. Chaque société qui se débat
avec une telle histoire doit trouver elle-même
son chemin. Certains trajets sont recherchés,
par exemple l’amnistie, les tribunaux ou une
commission de vérité. Dans les chapitres
précédents, ces pistes et leurs chemins de
traverse ont été explorés. À la fin du voyage,
j’e n’ai pas de panacée à proposer, mais bien
quelques idées sur la manière de tirer parti des
opportunités et de limiter les risques. Mais
avant, il nous faut encore faire une brève
digression sur la vitesse prodigieuse avec
laquelle ce secteur est en train d’évoluer.
183
1
Un e évolu tion spect aculaire
P
arler d’une ‘accélération de l’histoire’ est une expression populaire, un cliché. Mais dans le domaine qui
est exploré dans ce livre, elle est effectivement très
proche de la réalité. En vingt-cinq ans, la confrontation
avec un passé de guerre et de répression est passée du
monochrome au polychrome.
En 1983, l’Argentine a troqué la junte contre un président civil élu. Le pays a regardé les sombres conséquences de sept années de dictature militaire. Il pouvait
emprunter deux voies – les poursuites ou l’amnistie, car
c’étaient alors les seules stratégies disponibles. Mais
Raúl Alfonsin, le président, innova. Il mit en place une
Comisión Nacional para la Desaparición de Personas,
une commission de vérité avant la lettre. En 1988, deuxième évolution, la Cour interaméricaine des droits de
l’homme a condamné le Honduras pour un cas d’impunité. Ensuite tout va aller très vite. Le Chili insuffle une
nouvelle vie à la technique de la commission de vérité.
L’Afrique du Sud élabore un modèle de ce procédé.
L’Allemagne réunifiée expérimente avec l’ouverture au
public des archives de la Stasi, la Pologne avec l’examen
du passé de communistes de premier plan. Sa guerre civile touchant à sa fin, le Mozambique a recours à d’anciens rituels de réconciliation. À La Haye, un tribunal
pour l’ex-Yougoslavie est mis en place. La cour pénale
internationale débute ses activités en 2002. Le Rwanda
185
modernise ses tribunaux gacacas. De plus en plus de
pays traduisent en justice des violeurs étrangers des
droits de l’homme, en s’appuyant sur le principe de la
juridiction universelle Et les formes hybrides gagnent
du terrain. Au Sierra Leone, on utilise un cocktail
d’instruments : un tribunal, une commission de vérité
présentant une composition mixte et des rituels traditionnels. Le Cambodge clôture cette longue série d’innovations par un tribunal, conçu avec la participation
des Nations unies, qui est chargé de statuer sur les assassinats commis dans les ‘killing fields’.
La vitesse avec laquelle ce large éventail de stratégies
a été déployé est surprenante, d’autant plus qu’entre
1945 (Les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo) et 1983
(la comisión argentine), il n’y avait guère eu de nouvelle
évolution sur ce plan. D’où la question de savoir ce qui
a emballé le moteur du changement. Je distingue trois
causes puissantes.
1. Le fait que l’économie soit à présent globale est une
donnée connue. La politique est également sous l’emprise de l’élargissement d’échelle de façon visible et palpable. La croissance d’un ordre juridique international
attire bien moins l’attention. Cela continue d’étonner.
Pourtant, l’avènement d’un droit pénal sans frontières
est un fait. Les conséquences peuvent en être trouvées
dans les nombreuses formes qu’a adoptées la poursuite
des violations graves des droits de l’homme.
2. La deuxième cause est apparue en réaction à la progression de l’intervention des tribunaux. On attend à
présent des pays qui sont sortis d’une dictature ou
186
d’une guerre civile qu’ils traînent les criminels devant
les tribunaux. C’est ce que réclament les Nations unies
et des NGO internationales. Cela crée de gros problèmes, car le contexte local s’oppose bien souvent à un
châtiment direct. J’ai déjà évoqué les risques politiques,
les obstacles matériels et toute une ribambelle d’autres
difficultés. C’est ainsi qu’apparaît un choix entre la
peste et le choléra. D’une part, il y a la pression lourde,
mais pas injustifiée, qui émane des Nations unies et
d’organisations telles que Human Rights Watch. Le fait
de céder à cette exigence peut mal se terminer sur place.
Par ailleurs, une amnistie pure et simple n’est plus tolérable. La réalité politique se heurte donc à l’éthique.
C’est pourquoi on recherche fiévreusement des techniques se situant entre le tribunal et l’absolution totale.
Il peut s’agir d’une commission de vérité comme en
Afrique du Sud ou d’une amnistie temporaire comme
au Burundi. En Ouganda du Nord, on recherche une
partie de la solution dans les rituels existants. En Hongrie postcommuniste, dans l’épuration limitée de la police et de l’administration. Il s’agit parfois d’une politique qui se substitue complètement aux poursuites,
parfois d’un instrument qui complète l’une ou l’autre
forme de jugement. Mais la conception est toujours
axée sur ce que les conditions locales impliquent comme
risques et offrent comme chances.
3. La diversité des stratégies s’accroît encore parce que
les techniques à la mode sont de temps en temps déformées de manière insidieuse. C’est ce qui est arrivé en exYougoslavie avec la formule de la commission de vérité.
Les groupes ethniques voulaient bien du procédé, mais
187
alors avec chacun sa propre commission, avec chacun sa
vérité donc. L’Indonésie nous en fournit un deuxième
exemple. Le gouvernement était initialement très opposé à une approche pénale des actes de violence que son
armée avait commis en 1999 au Timor oriental. Sous la
pression internationale, le pays a ensuite mis en place
son propre tribunal ad hoc, mais celui-ci a essentiellement prononcé des non-lieux. Des termes clés tels que
‘victime’ et ‘crime de guerre’ ont également été détournés et altérés. En Afrique du Sud, la plupart des blancs
ont cueilli avidement les fruits de l’apartheid et pourtant, bon nombre d’entre eux se sont proclamés victimes après 1990. Car, disaient-ils, le gouvernement
nous a trompés et endoctrinés pendant des années.
C’est une étrange manière d’agir. En interprétant de façon aussi large le statut de victime, la demande visant à
établir des responsabilités et des peines se dilue. Les tribunaux serbes et croates, pour leur part, ont utilisé de
manière très créative certains termes-clé, comme ‘crime
de guerre’. Ils estiment, pour des motifs souvent douteux, qu’ils sont applicables aux inculpés de l’autre
camp. Pour les accusés de leur propre peuple, ils ont recours à des qualifications beaucoup moins catégoriques.
188
2
Plai doyer pour le réalisme
L
ors de leur libération, début 1945, la Belgique, la
France et les Pays-Bas furent confrontés à un énorme
défi. Des centaines de milliers de bâtiments étaient rasés
ou endommagés, des milliers de ponts étaient détruits.
Le réseau ferroviaire était complètement désorganisé,
plus de moitié de la flotte commerciale avait disparu.
Les usines étaient à l’arrêt ou tournaient à la moitié de
leur capacité. Le ravitaillement de la population était
compromis, le manque d’aliments et de charbon était
alarmant. Sur le plan politique, la reconstruction ne
constituait pas un défi moins important. Ce n’est que
des années plus tard que ces pays retrouveraient leur niveau de 1939 sur le plan économique.
S’il a fallu autant de temps dans ce coin du monde pour
se redresser, combien en faut-il alors au Cambodge, au
Liberia et au Soudan ? Les décombres que provoque un
génocide ou une guerre civile sont incroyablement plus
importants. L’ensemble des tâches qui incombent aux
leaders politiques et à la population est bien plus complexe : assurer la paix, rédiger une constitution, organiser des élections libres, assainir l’administration et la
magistrature, imposer le respect des droits de l’homme,
stabiliser la monnaie, faire redémarrer les entreprises,
démobiliser les rebelles, garantir un minimum de sécurité physique, aider les victimes, ménager la communauté
internationale – tout cela doit être fait. Il n’est jamais
189
possible d’accomplir toutes ces tâches simultanément.
Le temps est source de choix difficiles. Quel est le moment approprié pour aborder un point déterminé de
l’agenda ? Qu’est-ce qui vient en premier lieu ? Qu’estce qui vient en dernier lieu ? Quel timing adopter ? En
d’autres termes, quand le moment est-il mûr pour entamer la poursuite des assassins et des tortionnaires ? En
pensant aux victimes, l’enregistrement de ce qui leur est
arrivé doit-il avoir la priorité sur la mise en action de la
machine judiciaire ? À quel rythme tout cela doit-il se
dérouler ? Des questions que l’on se pose également au
sein des Nations unies et des grandes ONG, bien que
leurs réponses ne soient pas toujours celles des pays
concernés. Ils veulent surtout voir les tribunaux intervenir. Et si cela n’est pas possible, alors au moins une
commission de vérité. Sur place, on voit les choses autrement. Il y a des problèmes à l’agenda qui sont considérés comme bien plus urgents. En outre, la poursuite est
une entreprise très risquée. On se demande alors si l’intervention des tribunaux ne pourrait pas être quelque
peu différée dans un tel cas. Dans ces circonstances, on
peut répondre par l’affirmative selon moi. C’est ce que
m’a appris ma tournée dans le monde du passé non assimilé. Permettez-moi de revenir encore un peu en arrière.
1 Les enseignements de l’Argentine
D
ans cet ouvrage, nous avons déjà fait escale en Argentine et au Chili, car l’analyse de leur évolution
récente vaut plus que la peine. Ces deux pays ont opté
pour l’amnistie lorsque la démocratie y a fait son retour
190
au début des années quatre-vingts. Vers la fin du siècle,
il a été mis un terme à cette politique. Des officiers de
haut rang de l’armée et de la police comparaissent à présent en justice, ce qui rend sans doute la charge du passé un peu plus supportable pour les victimes survivantes. Ce qui se passe à présent rompt également avec
la culture de l’impunité. Il y a des raisons à cela. Au
Chili et en Argentine, la commission de vérité mise en
place dans les années quatre-vingt a joué un rôle important. Les ONG locales y ont également entretenu la
flamme. Mais il y a bien d’autres motifs, qu’un grosplan sur le cas de l’Argentine permet de faire apparaître
clairement.
L’amnistie que les militaires avaient imposée par la force
n’était pas totale. Peu de temps après leur chute déjà, en
1983, quelques généraux ont été condamnés. En outre,
aucune immunité n’était prévue pour le kidnapping
d’enfants d’opposants tués. Le rapport de la commission de vérité qui avait commencé ses travaux en 1984 a
également eu une importance vitale. Dans ce rapport,
340 prisons secrètes étaient mentionnées et 9000 opposants à la junte qui avaient disparu étaient identifiés. En
à peine un an, plus de 200.000 exemplaires du livre ont
été vendus. Une partie de la dette impayée était ainsi répertoriée et mémorisée pour un usage ultérieur.
La junte avait gouverné d’une main de fer et pourtant
elle n’est pas intervenue lorsque les ‘Madres de Plaza de
Mayo’ se sont mises publiquement à la recherche de
leurs enfants disparus en 1977. Ces mères tournaient sur
la place de Mai à Buenos Aires tous les jeudis avec les
photos de leurs fils et filles. Elles furent rejointes par les
191
‘Abuelas de Plaza de Mayo’, les grands-mères (www.
abuelas.org.ar). Celles-ci savent qu’elles ont définitivement perdu leurs enfants, mais leurs petits-enfants ont
également disparu, enlevés et offerts en cadeau aux partisans sans enfants de la junte. Selon toute probabilité,
ils vivent encore dans une famille qui n’est pas la leur.
Les grands-mères ont à présent connaissance de quelque
quatre cents petits-fils et petites-filles disparus de ce
genre.
L’organisation des Abuelas est devenue un symbole
de l’opposition contre l’impunité et a reçu en outre de
l’aide d’un côté inattendu. Depuis la fin des années
quatre-vingts, la connaissance de l’ADN permet de
mettre en concordance des données génétiques via la lignée féminine. En 1987, le gouvernement avait créé une
‘banco de datos genéticos’, une autre donnée non négligeable. Les grands-mères y ont déposé leur carte d’identité génétique. Elles ont pris contact avec une chercheuse américaine, Marie-Claire King, de l’université de
Washington, qui s’est chargée d’appliquer la technologie. Celle-ci m’a raconté qu’elle a depuis mis en évidence le lien biologique entre le petit enfant disparu et
la grand-mère qui le recherche, déjà dans près d’un
quart des cas. Les Abuelas pensent que cet instrument
permettra un jour de retrouver tous les disparus. Les bébés et les enfants en bas âge de l’époque ont un peu
plus de trente ans à présent. Ils vivront encore quarante,
cinquante ans. La mémoire de l’ADN luttera contre
l’oubli pendant au moins aussi longtemps, m’a dit
King. Dans l’intervalle, une équipe argentine a été formée afin d’examiner les fosses communes dans leur
propre pays. L’association des exhumations et de la
192
technologie ADN est un cadeau de Dieu pour celui qui
ignore toujours ce qu’il est advenu de ses proches disparus.
Localiser un enfant kidnappé est une chose, le retirer
de sa famille adoptive en est une autre. C’est là que les
juges de la famille argentines interviennent. Pendant
qu’elle était au pouvoir, la junte a peuplé la magistrature de partisans fidèles. Les tribunaux qui statuaient
sur les affaires familiales avaient échappé à cette opération, car les généraux avaient vraisemblablement pensé
qu’aucun verdict vital ne serait rendu dans ceux-ci. Il en
résulte que des juges favorablement disposés aux demandes des grands-mères étaient restés en place dans ce
domaine. Cela a joué un rôle de catalyseur. En outre, la
plupart des disparitions n’ont jamais été élucidées. Le
crime court donc toujours, aussi la prescription ne s’applique-t-elle pas. Cela signifie que les juges pénaux qui
veulent intenter des poursuites dans ces matières savent
également à quoi s’en tenir.
Tout cela ressemble à du bricolage, mais un élargissement d’échelle est bien vite intervenu. Les sites web et
les actions des mères et des grands-mères sont devenus
un pôle d’attraction, tout d’abord en Argentine, ensuite
dans de nombreux pays d’Amérique latine et finalement
également sur d’autres continents. L’équipe de médecine légale argentine a déjà procédé à des exhumations
dans plus de vingt-cinq pays.
Ce qui s’est passé en Argentine ressemble à un heureux concours de circonstances : une amnistie assortie
de restrictions, un rapport sur les tortures et les disparitions qui a été lu par de nombreuses personnes, des
ONG au-dessus de tout soupçon car gérées par des
193
femmes, des experts nationaux et étrangers dans le domaine de l’identification des opposants disparus, des
juges impartiaux, des crimes qui ne sont pas prescrits et
les bienfaits de l’internet. Il y a pourtant un enseignement à en tirer. Ce qui s’est présenté plus ou moins par
hasard dans ce pays peut être déclenché délibérément
par ailleurs. Un premier enseignement consiste en ce
que les lois d’amnistie doivent toujours comporter des
restrictions si elles sont réellement inévitables. Cela
laisse la porte ouverte aux poursuites. Il est préférable
que l’enregistrement des crimes contre l’humanité, au
sein d’une commission de vérité ou par d’autres voies,
ait lieu le plus rapidement possible. Il est tout aussi important que la société civile se voie offrir de sérieuses
chances de croissance. Il peut ainsi se créer des zones où
la demande d’informations sur les violations des droits
de l’homme et la responsabilité de celles-ci sont conservées. Et puis, il y a le rôle remarquable des femmes dans
tout ce processus de confrontation avec un passé d’actes
de cruauté. Les mères et les grands-mères de la Plaza
de Mayo ne constituent pas une exception. En Irlande
du Nord, il y a la Women’s Coalition (la coalition des
femmes), dont j’ai déjà parlé. Betty Bigombe est une
Ougandaise qui a tout d’abord été ministre au gouvernement et qui a eu accès auprès des rebelles de la Lord’s
Resistance Army. Au Burundi, il y a Marguerite Barankitse qui a aidé en tant que Tutsi des milliers d’orphelins
Hutu à se loger. Les femmes de ce genre sont nombreuses.
Ce n’est absolument pas un hasard. Les femmes préfèrent une identité dans laquelle leur position dans la famille peut constituer l’ingrédient dominant. Il leur est
ainsi plus facile d’établir des contacts avec les femmes
194
‘de l’autre camp’. La relation qu’elles entretiennent avec
le passé est également bien plus axée sur l’avenir que ce
n’est le cas chez les hommes. En tant que mères, elles
veulent qu’il y ait de la sécurité pour leur famille demain et après-demain. Les sentiments de haine qui sont
enracinés dans le passé s’y opposent, aussi les cultiventelles moins. L’exemple de l’Argentine montre d’ailleurs
que les femmes peuvent développer des activités politiques qui ne sont pas données aux hommes. Elles sont
sans doute considérées comme moins dangereuses. Il en
résulte qu’elles ont pu pour ainsi dire éviter les écrans
radars des autorités. Un important enseignement se
dégage de tous cela : il vaut la peine d’impliquer les
femmes bien plus explicitement dans la confrontation
avec l’héritage des guerres civiles et de la répression.
2 Chaque chose en son temps
L
a lutte contre l’impunité ne peut être assez dure. Il
existe pourtant des situations dans lesquelles il est
souhaitable d’attendre un peu avant de juger les responsables de grands crimes. Cette pause peut être nécessaire pour sauver la paix ou pour amener un régime répressif à céder le pouvoir. Dans d’autres cas, une société
ne peut faire autrement que d’accorder la priorité à des
besoins bien plus urgents. Peut-être y a-t-il une famine
et le pain passe alors avant la justice. Peut-être les survivants sont-ils avides de paix et diffèrent-ils l’appel au
châtiment. Des circonstances exceptionnelles demandent des mesures exceptionnelles. C’est sous cet angle
qu’il faut considérer le débat relatif au mandat d’arrêt
195
décerné contre le président soudanais Al Bashir. Les
pays africains, principalement, s’insurgent, avec le soutien de l’Union africaine, contre la décision du procureur de la Cour pénale internationale. Au printemps
2009, ils ont même menacé même d’annuler leur ratification de la Cour. Ils considèrent l’initiative de Louis
Moreno-Campo comme la énième démonstration de la
fixation des Occidentaux sur les situations intolérables
se produisant en Afrique. En même temps, ils déclarent
que la question du châtiment systématique barre la
route de la paix au Darfour.
Dans le monde entier, on considère à présent cette
problématique comme constituant souvent un dilemme :
la paix ou la justice. En fait, il est possible d’obtenir la
paix ET la justice si l’on est prêt à accepter des formes
temporaires d’amnistie conditionnelle.
Cela ne signifie toutefois pas que l’on doive oublier le
passé. Les évolutions observées en Argentine, au Chili
et en Espagne montrent que le besoin d’un règlement
pénal ne meurt jamais. La porte doit rester au moins entrebâillée. Aussi, tout ce qui peut éviter la destruction
d’éléments de preuve revêt-il une importance vitale.
Le stockage de documents et de témoignages à charge
constitue une des possibilités. De temps en temps, la
chance est du côté des victimes. Fin 2005, une découverte remarquable a été faite au Guatemala. Dans un dépôt de munitions abandonné, on a découvert les archives
d’un des services de police les plus haïs à l’époque de la
junte. Celles-ci contenaient les noms d’opposants disparus, d’enfants kidnappés et des donneurs d’ordre. Il est
toutefois trop risqué de laisser au hasard la conservation
de ce genre de matériel. Cela doit et peut se faire autre196
ment. Au Cambodge, au milieu des années quatre-vingtdix, une organisation non gouvernementale s’est chargée de collecter tout ce qui pourrait faire la lumière sur
le régime des Khmers rouges (www.decam.org). Des
centaines de milliers de documents, six mille photos,
ainsi que des informations concernant des dizaines
de prisons et près de 20.000 fosses communes ont été
réunis. Il s’agit d’activités dans lesquelles les pays donateurs, même de petite taille, peuvent jouer un grand
rôle. Ils peuvent former des archivistes, élaborer des
techniques pour le stockage des données, se charger de
la traduction de rapports dans les langues indigènes.
Parfois également, des informations cruciales se trouvent à l’étranger et peuvent être mises à disposition. Le
Salvador et le Guatemala ont montré quelle importance
cela peut avoir. Dans le premier cas, les États-Unis ont
refusé d’ouvrir leurs archives. C’est l’une des raisons
pour lesquelles la Commission de vérité n’a pu être un
véritable succès dans ce pays. Une ONG est parvenue
par la suite à forcer la communication des documents
américains à la commission de vérité guatémaltèque, ce
qui a fortement accru la valeur de son rapport.
On peut espérer que les mesures conservatoires aboutissent à une justice conservatoire. Mais dans l’attente
de procès criminels ultérieurs, il peut également être essentiel de penser spécifiquement aux victimes et aux
survivants. Leur douleur ne disparaît pas si la page est
temporairement tournée. Là où les moyens sont disponibles, la satisfaction de leurs besoins matériels est indispensable. Il est également souhaitable de fixer rapidement la mémoire de ce qui s’est passé dans toutes
sortes de signes et symboles. Des monuments, des
197
journées commémoratives et des musées ne sont que
quelques-uns des moyens qui peuvent procurer reconnaissance et satisfaction aux victimes. Le plus urgent,
c’est l’identification des fosses communes et la réinhumation de ceux qui y ont été jetés. Il existe dans toutes
les cultures, un respect pour les morts, qui prend une dimension supplémentaire sur le continent africain. Au
Matabeleland (Zimbabwe), l’Amani Trust s’est occupé
de l’exhumation de ceux qui avaient été assassinés par
l’armée du président Mugabe dans les années quatrevingts. Shari Eppel qui travaillait pour le Trust a écrit :
« Lors des réunions de communauté et de famille, on
nous a parlé des nombreuses difficultés suscitées par les
esprits des morts incorrectement inhumés, telles qu’une
mauvaise conduite des enfants, l’incapacité à se marier,
une maladie, une sécheresse, des inondations et de mauvaises récoltes. » [traduction libre] C’est pourquoi une
réinhumation et les rituels qui l’accompagnent sont si
importants. Martien Schotsmans, des journaux duquel
j’ai déjà cité des extraits, a vu à quel point même la découverte de restes de cadavres possédait déjà une signification immense : « J’ai vu au Rwanda comment une
fosse d’aisances était vidée pour en retirer les cadavres
qui y avaient été jetés dans le temps, comment il en sortait surtout de la bouillie, une bouillie dégageant une
puanteur épouvantable, pas des matières fécales mais
des cadavres, comment des vêtements y étaient également entremêlés, comment une femme que je connaissais a subitement poussé un cri, entre un intense chagrin
et une joie intense, c’était le pagne de son père, donc
c’était son crâne, elle le saisit, l’embrasse presque, des
gens fouillent comme des possédés dans la bouillie, cer198
tains avec des gants ou des sacs en plastique noirs liés
autour des mains, d’autres avec les mains nues, voilà le
bracelet que j’ai donné à ma mère à son anniversaire,
voici quelques cartes d’identité, encore bien lisibles, une
petite croix, une chaussure, des vêtements, des gens viennent regarder, d’autres s’en vont, non, ma sœur n’est
pas ici non plus, d’autres s’assoient, regardent silencieusement devant eux. Je me lève, je regarde, je prends des
photos, sur leur insistance, je reste des heures à regarder, je ne sens plus la puanteur, des gens me parlent, me
racontent comment leur mari, leur frère, leur enfant a
peut-être été assassiné ici, se trouve peut-être parmi
ceux-ci. » [traduction libre]
Les fouilles apportent en même temps la preuve que
des militaires, des policiers, des miliciens, des rebelles
ont commis des assassinats et des actes de torture. Clea
Koff raconte dans La mémoire des os son travail à Ocvara,
Vukovar. The Graves (1998), un livre de photos de Gilles
Peress et Eric Stover, y est également consacré. Les photos montrent ce qu’il reste des os, des vêtements, des
portefeuilles. En regard d’une des photos, figure une
phrase extraite d’un entretien avec Clyde Snow, l’anthropologue légiste qui a dirigé les travaux : « Bones are
often our last and best witnesses : they never lie, and
they never forget. » (Les os sont souvent notre dernier
et notre meilleur témoin : ils ne mentent jamais et ils
n’oublient jamais.) Il n’est dès lors pas étonnant que les
auteurs fassent tout pour faire disparaître également ces
témoins-là. Les auteurs de The Graves racontent comment
en 1993, des militaires serbes avaient fait obstacle à
une première tentative de fouille dans le champ fatal à
Ocvara. Un mandat explicite des Nations unies s’y était
199
heurté à des menaces à peine voilées. Le livre décrit
l’ultime entretien entre les spécialistes de médecine légale, un général serbe et le commandant local de la
force de paix de l’ONU, le colonel belge Peeters :
« Tous les regards se tournèrent vers le colonel Peeters,
qui disposait des pleins pouvoirs octroyées par d’innombrables résolutions du conseil de sécurité de l’ONU, afin
qu’il s’insurge contre l’ultimatum du général serbe, mais
il ne dit pas un mot. Imperturbable, le colonel était affalé
dans son fauteuil, se caressant le menton en fixant un
bouquet de boutons de rose dans un vase en porcelaine
blanche disposé au centre de la table. C’était comme s’il
attendait qu’ils fleurissent. » [traduction libre]
3 Pas de carte blanche
D
ifférer le châtiment n’est pas une décision aisée.
Pour bon nombre de victimes, cela peut s’avérer
une épreuve ou la cause d’une résignation désolée. En
2000, Ariel Dorfman a écrit à propos des années durant
lesquelles le général Pinochet jouissait de l’amnistie :
« Je ne pouvais malheureusement plus envisager d’autre
avenir. Et ainsi, j’ai fait ce que tant de mes compatriotes
faisaient : j’ai apaisé ma conscience afin de pouvoir supporter l’inéluctabilité de l’injustice. Je me suis habituée
à voir l’ombre du général parmi nous. » ([traduction libre]
Sur le plan politique également, cela peut représenter
un pari. Le sursis peut conduire à l’oubli. Une immunité temporaire, telle qu’elle est prévue dans l’accord
d’Arusha pour le Burundi, peut insidieusement évoluer
vers une amnistie de longue durée. Aussi vaut-il mieux
200
que la décision de l’ajournement s’accompagne de très
bons arguments. Il ne faut pas que les problèmes qui
s’opposent aux poursuites soient artificiellement exagérés. La crainte du retour, par exemple, d’une junte, repose-t-elle sur des faits contrôlables ou s’agit-il d’un prétexte facile pour laisser les militaires en paix ? Le mur
de silence que l’on veut ériger autour du passé est-il absolument nécessaire ? Il vaut mieux répondre à ces questions dans le cadre d’un débat aussi large et ouvert que
possible. L’amnistie par nécessité n’est possible que si la
démocratisation de la politique et de la société a toutes
les chances de se développer dans l’intervalle. C’est précisément ce qui s’est passé en Argentine et au Chili.
Dans le cas contraire, il y a peu de garanties que le choix
de la clémence s’avère bénéfique à moyen terme.
Il reste bien entendu la question de savoir si les responsables de graves violations des droits de l’homme
souscriront à cette stratégie s’ils savent que l’amnistie
est provisoire. Pinochet aurait-il démissionné s’il avait
su ce qu’un certain Baltasar Garzón allait déclencher
quelques années plus tard ? Le président Robert Mugabe du Zimbabwe croit-il qu’il peut céder le pouvoir
l’esprit tranquille, car on lui a tout de même promis un
sauf-conduit. L’existence de la Cour pénale internationale et le principe de la juridiction universelle sapent la
crédibilité de ce genre de promesses. Cela reste donc un
saut dans l’inconnu pour toutes les parties.
201
3
Aux gardes champêtres
de la just ice
A
mnesty International est en tant qu’organisation une
des opposantes les plus farouches à toute forme
d’amnistie pour les violations des droits de l’homme.
Dans des documents de l’organisation, la poursuite bénéficie d’une priorité absolue. Les itinéraires qui ne passent pas par la justice pénale, tels qu’une commission de
vérité ou le recours à des rituels traditionnels, sont regardés avec méfiance. Selon un document interne de
mai 2002, qui n’a pas été désavoué depuis, Amnesty International ne peut soutenir ces options que si elles
viennent en complément des poursuites et ne font pas
obstacle aux travaux des tribunaux. À cette condition
générale, le document ajoute encore huit règles restrictives. La question s’est présentée à nouveau en 2007
dans un rapport public (Vérité, Justice et Réparation. Créer
une commission vérité efficace ; référence : POL 30/009/2007)
dans lequel Amnesty International traite de manière approfondie de la formule de la commission de vérité. Le
rôle que peut jouer ce genre de commission est reconnu
à sa juste valeur, mais la primauté de la traduction en
justice réapparaît tout de même dans la conclusion :
« Les commissions vérité doivent mettre à jour et révéler
toute la vérité – ou tout ce qu’il est possible de découvrir. Elles doivent veiller à ce que les auteurs présumés
soient traduits en justice... »
203
1 Fondamentalisme juridique ?
Un paradoxe et un débat inévitable
C
Depuis déjà quelque temps, on s’intéresse en Occident à
ce qui existe au Canada et en Nouvelle-Zélande comme
solutions de rechange au châtiment direct des crimes. Il
s’agit de techniques empruntées aux premiers habitants
de ces pays. Cette formule, connue sous l’appellation
scientifique de ‘restorative justice’, est fondée sur la médiation entre l’auteur et la victime, le dialogue également
entre les deux parties et la réparation du dommage occasionné. Les peines privatives de liberté sont évitées
autant que possible. L’intérêt manifesté à cette méthode
est liée à la prise de conscience qu’une approche purement pénale manque parfois son but, qu’elle n’est profitable ni à l’auteur ni à la victime.
C’est un paradoxe. Au moment où des doutes s’élèvent dans leur propre pays quant aux bienfaits de la
justice répressive, les experts occidentaux préconisent
ailleurs l’intervention des tribunaux. Un des arguments
consiste toujours en ce que les poursuites effraient les
auteurs potentiels. Il convient toutefois de faire preuve
d’un certain réalisme sur ce point également. Ni les organisations internationales, ni les ONG ne peuvent nier
que le châtiment n’exerce pas (pour le moment ?) beaucoup d’effet dissuasif. Le tribunal pour l’ex-Yougoslavie, mis en place en 1993, n’a pu éviter les massacres à
Srebrenica, au Kosovo et à Knin. Les tueries dans l’Est
du Congo et au Darfour se sont déroulées après que
le tribunal d’Arusha avait débuté ses activités. Bon
nombre de ces événements sont également liés à la
forme lugubre que la guerre a adoptée ici et là. Les armées régulières ont été remplacées par des bandes qui
ette vision fort restrictive qui se rencontre également ailleurs au sein du mouvement de défense des
droits de l’homme, est à l’origine de frustrations dans le
tiers-monde où l’on entend des reproches tels que ‘légalisme imposé’ et ‘fondamentalisme juridique’. Quels sont
donc les arguments invoqués ?
Aveuglement
Après une guerre civile ou des années de répression, une
société se trouve le plus souvent dans un état très affaibli. Les dirigeants ont été assassinés ou inculpés. L’armée et la police sont sous tutelle ou rechignent. Les services publics et les tribunaux manquent des outils de
travail les plus élémentaires. Dans cette situation, l’organisation de procès criminels représente une tâche quasi
impossible. Sur papier, l’obligation imposée par la communauté internationale de poursuivre les crimes contre
l’humanité paraît très plausible, mais tout ce qu’exige
l’exécution de cette tâche impérative est bien trop souvent sous-estimé par le monde extérieur. Il en résulte
que des pays ont recours à des manœuvres de diversion.
Ils ont l’air accepter la tâche que la communauté internationale leur impose, mais ils la déforment bien vite.
J’ai vu cela se produire en Éthiopie et cela se répète au
Burundi. Cette manière de procéder ne sert pas la
justice, bien au contraire. Celui qui n’en prend pas
conscience souffre d’aveuglement.
204
205
opèrent dans l’ombre. Les accords conclus avec l’ONU
lient les gouvernements, mais les seigneurs de la guerre
qui, par exemple en Somalie, se terrorisent entre eux et
terrorisent la population s’en moquent complètement.
Cela a également été un problème en ex-Yougoslavie.
En janvier 1992, un armistice a été conclu entre les
Croates et les Serbes grâce à la médiation des Nations
unies. Celui-ci devait également mettre fin au siège de
Dubrovnik. Mais la ville où des dizaines de milliers
d’habitants se cachaient dans les caves depuis des mois
est restée sous le feu de l’ennemi. Je m’y suis entretenu
avec Mirko Jokic, le Croate qui était responsable pendant toute cette période de la distribution des rares aliments. Lorsque je lui ai demandé pourquoi les bombardements ne s’étaient arrêtés qu’en août, soit sept mois
après le cessez-le-feu, il m’a répondu que les milices en
provenance de Serbie et du Monténégro ne se sentaient
pas liées par l’armistice. C’est ainsi que cela se passe.
Un autre problème se présente également ici. Il
s’agit non seulement d’entamer des poursuites, mis
aussi d’adopter les normes procédurales occidentales –
comme c’est d’ailleurs déjà le cas dans les tribunaux internationaux. Nos règles offrent à juste titre une large
sécurité juridique aux personnes comparaissant en tant
qu’inculpés. Il existe en même temps un risque d’erreurs de procédure pouvant déboucher sur des verdicts
inattendus et indésirables. Nous acceptons volontiers ce
risque, car le droit à un procès équitable est sacré.
Lorsqu’il s’agit de violations particulièrement graves
des droits de l’homme, comme au Rwanda, la situation
est toutefois plus délicate. Cela a été le cas avec JeanBosco Barayagwiza, le chef d’un parti Hutu extrémiste
206
et l’actionnaire principal de la radio de la haine Mille
Collines à Kigali. Avant sa remise au tribunal d’Arusha,
il avait été emprisonné un certain temps au Cameroun.
Les juges internationaux ont estimé qu’il s’agissait
d’une détention préventive bien trop longue et de surcroît sans inculpation officielle et il a pu ainsi repartir
libre. Pour les survivants, cela a constitué une gifle et la
confiance envers le tribunal s’est retrouvée au plus bas.
Cette décision a été annulée grâce à quelques tours de
passe-passe juridiques et l’homme a tout de même été
condamné par la suite. Mais le débat sur l’universalité
de la ‘rule of law’occidentale ne s’arrêtera pas de si tôt.
Le doigt réprobateur
Le jugement après la guerre des compatriotes ayant pactisé avec l’ennemi en Belgique, en France et aux PaysBas ne s’est pas déroulé selon le scénario qui est à présent préconisé. Ce que les puissances coloniales ont
toutes fait dans leur lutte contre les mouvements de libération n’a jamais fait l’objet de procès. L’Espagne et le
Portugal n’ont pas non plus choisi la voie des poursuites
après les années de dictature. Et pourtant nous attendons de pays du tiers-monde qu’ils fassent ce que nous
n’avons pas fait. Cela me fait penser à ce qu’écrit Amos
Oz à propos de l’attitude des Européens dans le conflit
israélo-arabe : « Attendez donc un peu avant de jeter un
regard méprisant sur ces imbéciles de Juifs, sur ces imbéciles d’Arabes, sur ce peuple cruel, fanatique, extrémiste
et violent. Attendez seulement un peu avant de nous
pointer tous du doigt. Notre sanglante histoire sera plus
courte que la vôtre. » (dans Comment guérir un fanatique)
207
Il y a quelque chose d’émouvant dans les argumentations des gardiens de la justice. La cause pour laquelle
ils combattent est de la plus grande importance. Il est
bon qu’ils continuent à dénoncer sans relâche la culture
de l’impunité, mais l’excès n’est pas loin. Une bonne
dose de réalisme ne ferait pas de mal à leur argumentation. Une certaine modestie dans les plaidoyers pour
une politique rigoureuse ne serait pas déplacée non
plus. Il est d’ailleurs frappant de constater comment
certains milieux des Nations unies commencent dans de
récents documents à prendre leurs distances par rapport
à des points de vue trop rigides dans la lutte contre l’impunité. Un rapport de Kofi Annan au conseil de sécurité (3 août 2004) souligne la nécessité de mettre en
œuvre d’autres techniques que la poursuite – « pour
faire ce que les tribunaux ne font pas ou font mal ».
2 Dans quoi investir ?
L
’assimilation d’un passé tragique est au premier chef
l’affaire du pays où la douleur a été subie. Pourtant,
l’implication de la communauté internationale grandit
également. La question consiste dès lors à savoir comment il vaut mieux que les Nations unies, les pays donateurs individuels et les mouvements de défense des
droits de l’homme orientent leurs efforts. La lutte contre
l’impunité doit-elle bénéficier de la priorité absolue ?
Ou vaut-il mieux opter pour une approche diversifiée ?
208
Deux priorités
Pénétrer sur le marché de la compassion n’est guère facile. Les victimes sont souvent impliquées dans un combat impitoyable pour attirer l’attention. Mais du côté
de l’offre également, il existe une compétition. Dès
qu’un conflit prend fin, les organisations internationales, gouvernementales et non gouvernementales, entrent en scène. La lutte contre le traumatisme, la formulation d’avis concernant la création d’une commission
de vérité, l’assistance dans la mise en place de tribunaux
sont quelques-uns des services qu’elles veulent fournir.
Quelque trois cents de ces organisations exerçaient leurs
activités au Kosovo à la fin des années quatre-vingt-dix.
Au Burundi, une cinquantaine de projets, rien que dans
le domaine de la réconciliation, étaient en cours de réalisation vers cette époque. Cette abondance cause régulièrement des problèmes. Il y a des doublons et la coordination est insuffisante. En outre, bon nombre des
bienfaiteurs amènent leurs propres experts. Dans un
rapport au conseil de sécurité, le Secrétaire général Kofi
Annan écrivait : « On a trop souvent privilégié les experts, les modèles et les solutions de l’étranger – au détriment de la recherche d’améliorations durables et de
l’acquisition de capacités durables. » Annan réclamait
un double changement de cap. Il faut porter beaucoup
plus d’attention à ce que le contexte local demande en
matière de stratégies et il est préférable de consacrer la
majeure partie de l’énergie à la formation des personnes
sur place, de manière à rendre superflu dès que possible
l’envoi d’experts étrangers. L’ancrage local de la politique constitue donc une première priorité. Ce choix
209
offre la meilleure garantie contre les échecs inattendus.
Quelle que soit la voie empruntée, il est crucial d’accorder la priorité aux victimes et aux survivants, car
c’est sur eux que le passé pèse le plus lourdement. Cette
deuxième priorité a un grand nombre de conséquences :
écouter les victimes, associer leurs organisations à la
préparation et à l’exécution d’une politique, diffuser les
informations par l’intermédiaire de tous les médias, protéger ceux qui veulent témoigner, faire la lumière au
sein d’une commission de vérité sur ce que les victimes
veulent voir éclairci, prendre des dispositions qui améliorent leur accès aux soins de santé, au logement et à
l’enseignement, et mettre également ces propositions à
exécution.
Cela n’est pas facile. Seule l’Afrique du Sud est parvenue à intégrer systématiquement ces priorités dans la
planification de la politique, mais, là également, le passage à l’acte s’est avéré trop difficile. Dans des pays où
les moyens sont encore plus maigres, les obstacles à
franchir sont le plus souvent bien trop élevés. Le soutien matériel de la communauté internationale est donc
indispensable. Cela vaut d’autant plus pour les pays qui
ont une dette à apurer. Un simple « désolé » n’est pas
suffisant. Des chefs d’entreprise en Afrique du sud reconnaissent avoir soutenu l’apartheid. L’Église catholique en Espagne déplore son rôle au cours de la guerre
civile s’étant déroulée soixante-dix ans auparavant. Cela
semble parfois une manière peu coûteuse de se défaire
de sa mauvaise conscience, car la génuflexion est rarement suivie de la mise à disposition de moyens financiers. Lors d’une conférence des Nations unies où la
210
traite des esclaves et le colonialisme étaient abordés
(Durban, septembre 2001), les pays africains ont à nouveau souligné qu’il fallait aller bien plus loin. Il ne doit
exister aucun doute concernant la sincérité du geste ;
tout évitement de la question de la dette est exclu et
l’excuse doit surtout avoir des conséquences tangibles.
Flexibilité
L’unilatéralité dans la réaction internationale aux violations des droits de l’homme a été la voie choisie pendant
longtemps. On a tout d’abord regardé ailleurs lorsque
l’amnistie était accordée. Par la suite, à nouveau unilatéralement, l’obligation d’intenter des poursuites a été introduite et imposée. Mais on a commencé progressivement à manifester de la compréhension pour d’autres
formes de politique locale. Les associations d’un tribunal, d’une commission de vérité et de rituels traditionnels sont à présentes courantes. La flexibilité remplace
petit à petit la rigidité. Il y a toutefois encore beaucoup
d’hésitation à admettre qu’il existe des circonstances
dans lesquelles les poursuites peuvent avoir des conséquences désastreuses. Cette conception est erronée. Il
vaudrait bien mieux reconnaître ces risques et investir
en même temps dans des programmes qui soutiennent
un vigoureux processus de démocratisation. Cela permettrait de créer les conditions préalables qui conduiront à moyen terme à la justice, même dans le domaine
pénal. Tel est l’enseignement que nous offrent aujourd’hui des pays comme l’Argentine, le Chili et l’Espagne.
211
Mieux vaut prévenir que guérir
Aucune politique n’offre la garantie qu’un passé de
guerre civile et de répression finira par s’apaiser. Il y a
bien trop de dilemmes, trop d’inconnues. C’est sous cet
angle-là que la question de la prévention des conflits fait
son apparition. Prévenir une confrontation sanglante
entre des groupes de population, éviter l’avènement
d’une junte brutale, arrêter un début de génocide – tout
cela rend superflus des processus de cicatrisation longs
et douloureux. Bien que cela soit bien entendu, en premier lieu, l’affaire des pays où la bombe à retardement
est enclenchée, la responsabilité du monde extérieur est
tout de même énorme.
Mais comment intervenir à temps ? Bien souvent, les
communications faisant état de crimes contre l’humanité se heurtent initialement à l’incrédulité du public, des
politiques et des gens des médias. On hésite, on doute,
on estime qu’une telle atrocité n’est pas possible. Les
victimes qui parviennent à rompre le silence ne trouvent
aucune audience. À chaque fois, nous parcourons tous
un certain nombre de phases : tout d’abord le fait de ne
pas encore savoir ce qui se passe ; lorsque les informations s’amplifient, il y a initialement du scepticisme, ensuite un début de préoccupation ; finalement une reconnaissance ; un peu plus tard, des actions humanitaires ;
encore plus tard des sentiments de culpabilité, peut-être
une génuflexion devant l’un ou l’autre monument sur
place et la promesse d’agir autrement la prochaine fois.
N’est-il pas possible de raccourcir cette ‘courbe d’apprentissage’ dont parle Samantha Power dans son ouvrage ‘A Problem from Hell’ : America and the Age of Genocide, de
212
manière que le cancer ne puisse essaimer ? Cela semble
plus facile lorsqu’un conflit qui dégénère peut avoir des
conséquences géopolitiques. C’est rarement le cas en
Afrique, mais ce le fut bien en Bosnie et au Kosovo.
Dans cette région, l’ordre mondial était en reconstruction après 1989. La crédibilité de l’OTAN était en cause.
Le lien avec le terrorisme musulman inspirait de l’inquiétude. Pourtant, la tragédie de Srebrenica s’est à
nouveau produite comme une surprise. Y a-t-il quelque
chose de changé depuis le génocide au Rwanda et les
massacres en ex-Yougoslavie ? La collecte d’informations,
d’un intérêt si capital dans le processus de prise de
conscience a certes été facilitée. Les journalistes disposent de moyens techniques plus nombreux et meilleurs
qu’au milieu des années quatre-vingt-dix et il y a le téléphone mobile. Les satellites permettent de transmettre
des reportages partout, même ou le portable fait défaut.
D’autres satellites fournissent des images de la plus
petite fosse commune. L’internet donne accès à des
sources d’informations situées dans le monde entier. Les
weblogs fournissent des renseignements de première
main. En Irak, les soldats équipés d’un appareil photo
numérique pourraient évincer progressivement les photographes professionnels. Les militaires sont (et tombent) au premier rang, là où se déroule l’action. L’autocensure des professionnels leur semble étrangère, de
même que les préoccupations esthétiques. Aussi leurs
photos collent-ils souvent bien plus près à la réalité. Les
coopérants internationaux et, parfois même, les victimes
fixent sur support numérique les atrocités qui sont commises. L’internet permet de diffuser ces photos plus largement et plus rapidement. Tout cela peut contribuer à
213
actionner plus tôt les feux de détresse. Les images de la
prison d’Abu Ghraib en font la démonstration.
La question qui se pose bien entendu consiste à savoir s’il s’agit uniquement d’une affaire de technique.
Le problème n’est plus tellement lié à la détection en
temps opportun d’un début de génocide ou d’une autre
grande source de souffrance, mais c’est dans la perception de la nécessité d’une intervention que se situe l’obstacle le plus important. Est-ce aux médias qu’il incombe
de concourir à l’élimination de cet obstacle ? Aux PaysBas, des expériences antagonistes ont été accumulées à
ce sujet à propos des événements de Srebrenica. La
presse néerlandaise a porté une très grande attention à
l’aventure de ‘Dutchbat’, le contingent néerlandais des
Nations unies dans l’enclave. Cette information a été mise
en question par la suite. Un rapport de NIOD, l’institut
néerlandais de la documentation de guerre, (2002) y
voit toute une ribambelle de manquements : trop de
moralisation, trop peu de faits, trop d’opinion, trop peu
d’analyse, trop d’émotion. Le livre de Nel Ruigrok
(Journalism of attachment. Dutch newspapers during the Bosnian
war / Le journalisme engagé. Les journaux néerlandais
durant la guerre de Bosnie) a ensuite été publié début
juillet 2005. Sa conclusion est crue : il a été dérogé à
l’idéal de l’information objective. Le fait de choisir le
camp des victimes et de plaider constamment en faveur
d’une intervention militaire a eu pour effet de soumettre
La Haye à une trop grande pression politique, ce qui a
débouché à son tour sur une prise de décision maladroite. La discussion bat toujours son plein.
214
Mieux vaut prévenir que guérir ai-je écrit. Mais le lien
entre la prévention et la guérison est bidirectionnel.
Une bonne confrontation avec le passé prévient les nouveaux conflits. Si la haine réciproque ne s’apaise pas, si
les auteurs d’hier peuvent récidiver demain, si les victimes restent avec leur douleur, il y a un risque élevé
que de grands malheurs se produisent à nouveau. C’est
suite à cette prise de conscience que l’assimilation d’un
passé douloureux se voit attribuer un ordre de priorité
aussi élevé dans l’agenda des organisations gouvernementales et non gouvernementales. Encore heureux !
215
Épilogue
D
ans sa toute première apparition en tant que personnage de bande animée, encore avant la seconde
guerre mondiale, Superman déclarait dans chaque épisode qu’il menait une « never-ending battle for truth and justice » (un combat sans fin pour la vérité et la justice). La
confrontation avec l’héritage d’une guerre civile, d’un
génocide, d’une répression est aussi un combat de ce
genre, bien que dans la réalité de tous les jours. C’est
une recherche ininterrompue d’informations, de la vérité – si c’est possible – sur ce qui a été fait à un si grand
nombre de personnes. La justice est l’autre Saint Graal
auquel aspirent interminablement des individus et des
communautés. Car l’assimilation d’un tel passé ne
semble jamais terminée, même après de nombreuses décennies. En Belgique, en France et aux Pays-Bas, l’occupation allemande, la collaboration et les procès qui ont
suivi suscitent encore une certaine nervosité. Parfois,
comme en France et aux Pays-Bas, le problème fait penser à la malaria. De brefs épisodes de fièvre élevée succèdent à de longues années de calme relatif. En Belgique,
cela ressemblait jusqu’à il y a peu à une névrose sociale
qui ne voulait pas guérir. Il n’en ira pas autrement en
Afghanistan, au Burundi, au Cambodge, au Guatemala,
au Kosovo et en Afrique du Sud.
Cette double quête débute déjà avant qu’un conflit ravageur ait pris fin. La manière dont l’héritage sera abordé
demain est une problématique qui joue un rôle crucial
217
dans les négociations pouvant conduire à la paix. L’Ouganda en fait actuellement la démonstration de manière
convaincante. L’offre intérieure d’amnistie se heurte à la
demande étrangère de poursuite et, dans cette impasse,
la guerre continue de faire rage. Là où les armes finissent
par se taire et où la répression prend fin, l’assimilation
du passé est certainement aussi importante. Ne fût-ce
que parce qu’une nouvelle violence n’est pas à exclure là
où le mensonge évince la vérité et où le silence empêche
la justice. C’est précisément l’enjeu en ex-Yougoslavie.
Mon expédition dans le pays du passé si difficile à assimiler se termine ici. Les questions avec lesquelles j’avais
entamé ce voyage n’ont pas toutes reçues une réponse.
La seule chose qui soit sûre, c’est qu’il n’existe pas de
panacée universelle pouvant amener la paix dans la tête
et dans le cœur de celui qui a été confronté au malheur.
Aucune politique n’est dénuée d’imperfections et de
risques. Cette constatation est la plus manifeste dans le
cas de l’amnistie. Les tribunaux, les commissions de vérité et les rituels traditionnels présentent tout autant de
risques. Les initiatives internationales ont leurs défauts,
mais même une approche purement locale connaît des
limitations. En même temps, tous ces instruments, à
l’exception de l’amnistie pure et simple, présentent également des chances de succès. Aussi est-il positif que
l’on recherche fiévreusement depuis la fin des années
quatre-vingt-dix des combinaisons qui comblent les lacunes et limitent les risques. C’est ainsi que l’on travaille
ici et là avec un tribunal, une commission de vérité et
des techniques locales de réconciliation – en un panachage d’éléments nationaux et internationaux.
218
Le résultat de cette évolution a l’air un peu chaotique.
Parallèlement à la progression de la demande, surtout
internationale, de procès criminels, se déroulent des expériences locales avec une amnistie conditionnelle ou
une clémence temporaire. La recherche des auteurs est
intensifiée, mais les victimes sont également mises bien
plus en lumière. Alors que le rôle de la technologie juridique de pointe et des experts augmente, on observe
une mobilisation croissante de formes d’assimilation de
la douleur et de la faute, qui sont informelles, plus économiques et ‘sans experts’. L’accent plus important qui
est mis sur le rôle de l’État et de ses juges coïncide avec
un recours plus explicite aux organisations non gouvernementales, aux enseignants et aux journalistes. Des évolutions fort divergentes donc, si typiques d’une époque
où l’innovation est indispensable.
Ce qui se passe ici constitue un reflet presque parfait des
développements hybrides que l’on observe dans le
monde entier sur les plans économique, politique et
culturel : un élargissement d’échelle des institutions et
une réévaluation de ce que peut offrir l’environnement
immédiat (la ‘glocalisation’) ; le développement de gouvernements plus vigoureux et la privatisation sélective
de ses instruments ; l’accent sur la primauté de la politique et la valorisation accrue de la société civile ; l’emploi croissant des experts et la mobilisation croissante
des profanes. Dans ce sens, la quête d’un passé assimilé
a rejoint les métamorphoses que subit notre monde
dans son ensemble.
219
Signet
É
crire c’est ramasser des pièces. C’est ainsi qu’est né
cet ouvrage. Des pincées d’expérience personnelle et
des rencontres avec des gens passionnants ont constitué
les travaux de terrassement. Les livres et les sites web
ont complété les ingrédients. La littérature scientifique
est abondante et je n’en ai pas fait fi. Toutefois, j’ai voulu enrichir le texte avec ce que des gens de la pratique
ont couché sur papier. Le lecteur y est confronté ici et
là. Samantha Power, à présent conseillère du président
Obama a écrit ‘A Problem from Hell’ : America and the Age of
Genocide / Un problème d’enfer : l’Amérique et l’ère du
génocide (2003). Clea Koff a rédigé la Mémoire des os
(2005), consacré à ses activités dans les fosses collectives
au Rwanda, en Bosnie, en Croatie et au Kosovo. Antjie
Krog a donné vie à la commission de vérité sud-africaine dans son ouvrage La douleur des mots (2004). Desmond Tutu, le président de cette commission, se livre
dans Il n’y a pas d’avenir sans pardon (1999) à un plaidoyer
ardent, mais ne faisant pas l’unanimité, en faveur du
pardon et de la réconciliation. Je suis un admirateur
d’Ariël Dorfman. Un grand nombre de ces essais ont
pour thème la confrontation avec un passé oppressant.
J’ai surtout trouvé l’inspiration dans sa pièce de théâtre
La jeune fille et la mort (1992), qui est consacrée à la quête
de la vérité dans un pays d’Amérique latine qui n’est pas
précisé davantage.
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Aucun livre n’est aussi généreux que l’internet pour un
auteur ou un praticien en quête d’informations. Les
sites web de certaines cellules de réflexion et ONG représentent une mine d’or, aussi parce que leurs publications peuvent être téléchargées gratuitement et parce
qu’ils contiennent des liens particulièrement utiles.
L’International Center for Transitional Justice (Centre
International pour la Justice Transitionnelle) à New
York (www.ictj.org) est le portail d’accès à l’univers des
tribunaux, des commissions de vérité, de l’amnistie et
de bien d’autres aspects encore. Sur le site web d’International IDEA (www.idea.int), une organisation intergouvernementale ayant son siège à Stockholm, on peut
trouver des manuels pratiques sur les processus de réconciliation et sur le rôle des rituels traditionnels dans
la quête de la justice. Amnesty International (www.amnesty.org), Human Rights Watch (www.hrw.org) et
Avocats sans Frontières (www.asf.be) représentent une
riche source d’informations concernant la lutte contre
l’impunité. Le site web des Nations unies (www.un.org)
donne, lui aussi, accès à des documents intéressants relatifs à cette problématique. Le rapport de Kofi Annan
au Conseil de sécurité (3 août 2004) « Rétablissement de
l’État de droit et administration de la justice pendant la période de
transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un conflit
» en constitue un exemple. Des informations générales,
un historique et des données statistiques relatives au
fonctionnnement des tribunaux ad hoc d’Arusha et de
La Haye peuvent être trouvées sur les sites www.ictr.org
et www.icty.org et la Cour pénale internationale a également son site : www.icc-cpi.int. Le rapport officiel de la
commission de vérité sud-africaine (TRC) peut être lu
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sur le site www.info.gov.za/otherdocs/2003/trc/. Il
existe une énorme bibliographie concernant la justice
en période de transition, qui a été compilée par Andrew
G. Reiter, à l’université de Wisconsin-Madison ; celle-ci
peut être consultée sur le site http://users.polisci.wisc.
edu/tjdb/bib.htm.
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