Le Monde diplomatique passé au crible

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Le Monde diplomatique passé au crible
ÉDITORIAL
par FLORENCE GRANDSENNE
Le Monde diplomatique
passé au crible
L
e Monde diplomatique tient une place à part dans la presse française : il
bénéficie d’une très large diffusion internationale, malgré un certain déclin
depuis quelques années, et reste une référence pour une partie de l’opinion
publique. Fondé en 1954 comme supplément du Monde, il est encore perçu comme
un journal bien informé et très sérieux, ce qui lui vaut de faire partie du catalogue
de toute bonne bibliothèque et de tout CDI d’établissement scolaire ; il est souvent
utilisé aussi pour illustrer un certain nombre de manuels d’histoire, de géographie et
d’économie. D’ailleurs, en 1980, il a été reconnu par les instances universitaires
officielles comme source de première main, support possible de recherches pour les
étudiants.
Mérite-t-il cependant l’image d’objectivité et de sérieux qui lui est associée ?
En 2002, Jean-Marie Colombani, alors directeur du Monde, reconnaissait que « Le
Monde diplomatique et Le Monde peuvent avoir, et ont, des divergences éditoriales.
Le Monde diplomatique est en effet un journal d’opinion – au singulier –, Le Monde
est un journal d’opinions – au pluriel ».[1]
Il n’est pas sûr que le premier présente un front si uni ; l’équipe du Md a été secouée
en plusieurs occasions par des divergences, voire par des crises. Alain Gresh n’est pas
Ignacio Ramonet et les contributions de Janette Habel jurent avec celles de Maurice
Lemoine. La « ligne générale » a connu elle-même des fluctuations, comme l’explique
Pierre Rigoulot, au gré des directions successives de François Honti, Claude Julien et
Ignacio Ramonet, les « pères fondateurs », dont Vincent Laloy nous fait le portrait. Si
objectivité il y a, elle a donc été contestée, en tout cas très discutée au sein du journal.
De toute manière, il s’agit d’une « objectivité » de combat. Le Monde diplomatique
est en effet devenu, au fil des décennies et surtout depuis les années 1970, un journal
1. Jean-Marie Colombani. «“Le Monde” et le “Diplo”», in Le Monde diplomatique, mai 2003, cité par Maxime
Szczepanski, que nous remercions ici pour son concours (in «Du diplomate au citoyen. Étude sur la politisation
du Monde diplomatique et de ses lecteurs», p. 25, thèse soutenue en décembre 2009 à l’Université de Picardie).
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militant d’inspiration révolutionnaire. Que Serge Halimi, depuis 2008, favorise une
approche plus équilibrée entre les problèmes du Sud et ceux du monde capitaliste
développé ne change rien à l’affaire : alors que peu à peu le monde intellectuel
occidental, sous l’impact de L’Archipel du goulag de Soljenitsyne, de la découverte
de la barbarie des Khmers rouges, de l’échec du « système socialiste » sur le plan
économique et social – là où il était justement censé apporter une solution aux
problèmes du capitalisme –, abandonnait son appui au socialisme réel et redécouvrait
la valeur de la démocratie et des droits de l’homme, le Md au contraire accentuait sa
posture tiers-mondiste, voire altermondialiste, et se faisait toujours plus
anticapitaliste, antilibéral et antiaméricain.
C
laude Julien, à l’origine de la mutation des années 1970, vend à vrai dire la mèche
en présentant le Md comme un journal soucieux de « satisfaire les affligés et d’affliger
les satisfaits »[2]. Mais encore ? Qui sont les « satisfaits » et les « affligés » ? La réponse
est simple et manichéenne : les « satisfaits » c’est l’Occident, avant tout les États-Unis;
les « affligés » c’est le reste du monde, y compris les Khmers rouges, les islamistes et
tous ceux qu’on pourrait condamner, si le Md ne nous démontrait pas que c’est la
politique des « satisfaits » qui les a poussés à des actes en apparence répréhensibles, et
donc que les « affligés » sont les victimes des « satisfaits ».
Ce monde d’« affligés » et de « satisfaits » rappelle évidemment celui des « prolétaires »
et des « bourgeois », la vieille soupe du Manifeste communiste reformulée pour rendre
le menu plus attrayant. Le Monde diplomatique serait-il devenu un des derniers
refuges du marxisme ? Pas officiellement en tout cas. Mais André Senik, en analysant
les prises de position de Noam Chomsky et de Jacques Derrida – dénégation de toute
référence idéologique au marxisme pour le premier, adhésion à un marxisme réformé
pour le second – montre que le discours de ces deux figures intellectuelles tutélaires
du Md fait la preuve que le fameux spectre hante toujours le monde.
Sans doute le journal compte-t-il sur les forces vives du Sud pour renouveler les
perspectives révolutionnaires. Mais le communisme n’est pas rejeté pour autant ; le
Md, à l’instar des communistes, montre une grande difficulté à faire le bilan de ce
système et laisse toujours entendre que le « socialisme réel » n’a rien à voir avec le
socialisme tout court. Cette conviction lui permet de garder espoir dans un
changement révolutionnaire de régime et de défendre un farouche anticapitalisme.
Prudent dans sa critique de l’URSS et de ses satellites, il cultive une certaine « ostalgie » :
il respire même la compassion pour les habitants de l’Est-européen dans leur
confrontation avec les méfaits du « néolibéralisme à visage inhumain » !
2. Claude Julien et Ignacio Ramonet, «Aidez-nous à réussir la filialisation du Monde diplomatique», Le Monde
diplomatique, février 1996 (cité par Maxime Szczepanski, ibid., p. 17).
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Ici gît une des clefs du modus operandi du mensuel : on n’y défend pas ouvertement
le bilan de l’URSS ni du socialisme réel. On n’applaudit pas chaque prise de position
des dirigeants castristes ni ne dépeint un portrait lumineux de la Corée du Nord. On
s’en prend systématiquement en revanche à ceux qui les combattent, et l’on pointe
du doigt leurs responsabilités dans les difficultés que connaît le camp révolutionnaire.
Principal accusé : les États-Unis, prisme au travers duquel sont interprétées toutes les
situations internationales. Le Md ne peut décemment défendre l’action passée des
Khmers rouges ou le régime actuel de la Corée du Nord. Mais si les Khmers rouges
ont pu prendre le pouvoir au Cambodge, c’est la faute des États-Unis ; si la Corée du
Nord développe un armement nucléaire et ne fait pas la paix avec la Corée du Sud,
c’est aussi, c’est d’abord la faute des États-Unis, comme le montre Pierre Rigoulot.
Même la naissance de l’islamisme doit leur être imputée, comme cela transparaît
dans les analyses du Proche et du Moyen-Orient, thème largement traité par Alain
Gresh, dont la ligne se caractérise par une dénonciation constante d’Israël et un
soutien inconditionnel aux Palestiniens. Toute explication envisageant un partage
des responsabilités dans les événements qui enflamment la région est rejetée. Quant
à l’islamisme, comme le montre Claire Brière-Blanchet, il ne résulterait en rien de
facteurs religieux, mais uniquement de déséquilibres politiques, eux-mêmes
consécutifs au rôle néfaste joué dans la région par l’Occident, en particulier par les
États-Unis – la boucle est bouclée. D’ailleurs, toute critique de l’islam, qui ne peut
être que manifestation d’islamophobie, est interdite. C'est avec beaucoup moins
d'égards que sont traitées par le journal les religions chrétiennes !
Cette position centrale des États-Unis dans les malheurs du monde n’est pas fortuite :
pour le Md, c’est par essence que les États-Unis sont un pays impérialiste. C’est
pourquoi il est absurde d’espérer, par l’élection d’un homme, en l’occurrence Barack
Obama – qui prétend vouloir mener une politique différente de celle de son
prédécesseur, George Bush –, un changement, car derrière Obama, ce sont les
militaires qui gouvernent : la politique menée ne peut qu’être la même. Théorie du
complot, mauvaise connaissance des pratiques politiques américaines : Jérôme Sernin
démonte les rouages de l’analyse manichéenne des États-Unis par le Md.
Sans doute, le Md semble sensible à la modernité : si l’exploitation brutale et la
répression violente existent encore dans le tiers-monde, ce sont par des formes plus
actuelles, des formes softs, silencieuses, comme dirait Ramonet, que le capitalisme
exerce sa domination en Occident. Les médias, par exemple, sont l’objet de
nombreuses analyses. Mais derrière cette sensibilité moderne ou post-moderne
apparente, que l’on retrouve aussi dans les illustrations du journal, on s’en tient aux
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simplismes de la vulgate marxiste : les médias sont un élément de la superstructure
idéologique, laquelle est déterminée par l’infrastructure économique, et donc organisée
au profit des requins capitalistes…
Que reste-t-il alors de positif sur la planète dans un monde aussi mauvais ?
Fidel Castro d’abord. L’enthousiasme pour Cuba révolutionnaire traverse toutes les
époques du journal. Aussi bien Claude Julien que Ignacio Ramonet ont voué une
véritable dévotion au Lider Maximo.
Si l’inquiétude monte aujourd’hui au Md, face aux difficultés que connaît l’Île, voire
aux critiques du système par Castro lui-même, comme l’analyse Eduardo Mackenzie,
il reste heureusement Chávez ! Hélas, les déceptions du Md sont grandes face aux
évolutions en cours sur le continent latino-américain et poussent le journal à
multiplier les mensonges – sur la Colombie par exemple – et les approximations, afin
de ne pas perdre espoir.
Restent
enfin les défenseurs de l’environnement, mais des défenseurs bien
particuliers, qui ne croient nullement que plus de sciences et de technique est nécessaire
pour dépasser les problèmes environnementaux suscités par l’économie mondiale à
l’étape actuelle de son développement. Les défenseurs de l’environnement adoubés
par le Md dénoncent le libéralisme, qu’il soit simple, néo ou ultra.
A
u total, la réputation de sérieux du Monde Diplomatique semble bien usurpée.
Le journal tord en effet la vérité pour la modeler sur ses espoirs, ceux de
révolutionnaires orphelins du marxisme. Des révolutionnaires dont on reconnaîtra
l’habileté. Conscients des taches sur le soleil du socialisme, ils ne prétendent pas en
faire un éloge sans nuance. En revanche, ils concentrent leur mise en cause – au nom
d’une recherche des facteurs déterminants (« en dernière instance », comme disait
l’autre) – sur les adversaires du socialisme. Comme le monde n’est pas parfait, ils
surfent sur du velours. L’auto-détestation que se vouent les Occidentaux fait le reste
et maintient le lectorat à un niveau appréciable, même s’il est en baisse.
Une telle habileté en fait un organe bien plus redoutable que ceux de la presse
ouvertement révolutionnaire. Il avance masqué et procède à des concessions de détail.
Le Md a ainsi une place centrale dans la mise en cause des démocraties libérales. Le
plus drôle, voire le plus ridicule, est que cela ne l’empêche pas de soutenir que la presse
ne peut être qu’une presse de propagande et la pensée qui y circule une pensée unique.
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