L`énigme Linda Naeff - Ferme de la Chapelle
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L`énigme Linda Naeff - Ferme de la Chapelle
L’énigme Linda Naeff Du 11 janvier au 9 février 2914 DOSSIER DIDACTIQUE Introduction Par sa diversité de formes, de formats, de supports et de techniques, l'œuvre de Linda Naeff est tentaculaire, mais elle reste également difficile à appréhender dans sa totalité par le fait que les travaux sont entreposés dans son appartement qu'ils ont envahi littéralement, ne laissant que peu d'espace pour s'y mouvoir. La raison du titre de cette exposition, «L'énigme Linda Naeff» est justement due à cette difficulté de l'étudier dans son ensemble. Ayant été peu exposées, la majorité de ces œuvres restent encore secrètes aux yeux du public. Avec cette exposition, qui présente quelque 160 peintures, dessins et sculptures, nous avons voulu montrer des bribes de cette diversité foisonnante dont l'unité est donnée par un style reconnaissable et la répétition de plusieurs éléments iconographiques de manière presque obsessionnelle. Artiste de l'Art brut? Au premier regard, les œuvres de Linda Naeff montrent d’abord le chatoiement des couleurs franches et très vives. Cette première impression est rapidement oubliée dès que l'on essaie de déchiffrer les dessins qui révèlent souvent beaucoup de souffrance. Scènes de mort, diables ricanant, monstres, visages d'une grande tristesse ou hurlant silencieusement, le tout dessiné de manière très simplifiée, au trait noir délimitant des surfaces que l'artiste remplit d'aplats de couleurs vives. Proche du dessin d'enfant, ou naïf, ces œuvres invitent le spectateur à entrer au cœur même d'une foule d'émotions très fortes, exprimées sans ambages, sortant des tripes. Le traitement simplifié des formes et des couleurs, l'énergie brutale qui se dégage des peintures et sculptures, l'absence évidente d'une référence académique, la non représentation de la perspective ou des ombres portées, la répétition de certaines formes, l'utilisation de matériaux de récupération, sont autant d'éléments qui rapprochent Linda Naeff des artistes de l'Art brut. Mais contrairement à ces créateurs particuliers, elle n'est pas atteinte de troubles psychiques et est en contact avec la culture et le monde extérieur. Et pourtant, si l'on se réfère à la biographie écrite par Douna Loup, «Les Lignes de ta Paume» (éd. Mercure de France), sa vie traversée par de nombreux drames et traumatismes aurait pu la porter à sombrer dans la folie. Grâce à une force de vivre incroyable et à une puissante résilience, Linda Naeff a pu traverser son existence en restant une personne d'une grande générosité, qui continue à combattre jour après jour contre l'adversité avec, comme armes, son humour décapant, ses peintures sans complaisance et un sens du contact humain inépuisable. On ne peut pas la caractériser d'artiste de l'Art brut à proprement parler, mais plutôt d'une catégorie proche de cette grande famille d'artistes hors normes intitulée «Neuve Invention», où l'on trouve des artistes comme Louis Soutter, François Burland, Christine Sefolosha ou Gaston Chaïssac. Plusieurs de ses œuvres sont d’ailleurs entrées récemment dans cette partie de la collection de l'Art Brut à Lausanne. Qu'est-ce que l'Art brut? C'est en 1945 que le terme d'Art Brut apparaît pour la première fois dans les écrits de Jean Dubuffet, dans un texte intitulé justement «Art brut préféré aux arts culturels». Cette appellation s'applique aux œuvres d'artistes en marge des mouvements culturels, vivant reclus chez eux ou dans des hôpitaux psychiatriques ou encore en prison. Jean Dubuffet, artiste français de renom, commence à s'intéresser à cette forme de création dans l'après-guerre, quand il vient en Suisse, pays qui avait été épargné par la guerre. Il avait consulté l'ouvrage de référence en la matière écrit par l'historien de l'art et psychiatre Hans Prinzhorn, «Bildnerei der Geisteskranken», paru en 1922 en allemand. En découvrant en Suisse, dès 1945, l'art des malades en psychiatrie, Jean Dubuffet s'enthousiasme et commence à en collectionner les œuvres. Il fonde la Compagnie de l'Art Brut et publie régulièrement de nombreux fascicules. Ne trouvant pas à Paris un espace pour accueillir l'immense collection, il en fait don à la Ville de Lausanne en 1971, qui met à disposition le Château de Beaulieu aujourd'hui encore le siège de la Collection de l'Art brut. Michel Thévoz, ami de Dubuffet, en sera le directeur et conservateur depuis 1976 (jusqu'en 2001) et créera aussi en 1982 la section de la Neuve Invention qui accueille les artistes qui ne sont pas complètement coupés du monde et de la culture, bien qu'en porte à faux avec l'art institutionnel. Les éléments qui rapprochent Linda Naeff des Outsiders L’obsession et la nécessité de créer La notion de nécessité de la création est un élément fondamental chez les artistes outsiders. Elle se manifeste comme un flux vital ininterrompu qui pousse la personne à créer souvent de manière compulsive, rapide et obsessionnelle quant notamment à la répétition de certaines formes. Dans le cas de Linda Naeff, on observe en effet cela: des formes semblables ainsi que des images se répètent d'œuvres en œuvres, de même que l'on devine, dans sa manière de dessiner, une certaine urgence à faire sortir ces images de son imaginaire. La figure humaine Le thème de la figure humaine est particulièrement répandu dans la production de l'art brut en général, le corps étant le premier modèle à disposition de l'artiste. Chez Linda Naeff aussi, la figure humaine est au centre de ses œuvres. Du portrait grimaçant à l'autoportrait, les personnages sont souvent des femmes, mais aussi des diables ou des monstres. Puisant dans sa biographie ponctuée d’événements tragiques dès sa plus petite enfance, Linda Naeff se représente dans ses œuvres sous forme de petite fille le plus souvent. Commencer tardivement à créer Une autre tendance qui se remarque chez les artistes outsiders est le fait d'avoir commencé à créer ä un âge déjà avancé. Linda Naeff débute sa carrière d'artiste à l'âge de 60 ans, et depuis près de trente ans, elle poursuit son œuvre quotidiennement. Objets de récupération Chez la plupart des artistes dans les collections de l'Art brut, le matériau utilisé est souvent de récupération. L'artiste se plie aux exigences formelles du support, adaptant la forme de ses dessins à celle de la feuille, du carton ou de tout autre objet utilisé. Chez Linda Naeff, on observe cela également, avec une élongation des figures lorsque le support n'est qu'une latte de lit très mince. Tout matériau est utilisable, de la boîte de biscuit ou de cigare à la barquette de poulet fondue au four, en passant par les toiles cirées, les bouts de cartons, les planches, etc. Un art non académique Libre des enseignements académiques, l'artiste outsider dessine sans se préoccuper de la perspective, des proportions ou des volumes. Le plus souvent linéaire, son dessin trace des contours qui délimitent des surfaces remplies ensuite de couleurs ou non. La recherche de l'esthétique n'est pas une préoccupation majeure non plus: il va créer directement ce qu'il ressent, ou se souvenirs, ou alors des visions qui occupent son imaginaire. Remplir l'espace vital La rapidité souvent avec laquelle un artiste de l'Art brut est capable de créer, le temps qu'il y consacre et l'assiduité qui le caractérise font que la production artistique de ces créateurs est souvent immense et envahissante de leur espace vital. Cela en général ne l'ennuie pas, car ce qu'il crée est perçu comme une extension de lui-même. Cette caractéristique peut s'appliquer également à Linda Naeff qui, lorsqu'une œuvre est vendue, va en recréer une à l'identique. La quantité de peintures et de dessins exécutés depuis qu'elle a commencé à créer a atteint plusieurs milliers aujourd'hui et a envahi son petit appartement de telle sorte qu'il est très difficile d'avoir une idée d'ensemble de son travail sauf en imaginant de déménager le tout et de l'exposer dans un immense lieu. L’usage de l’écriture Il n’est pas rare de trouver l’écriture comme élément graphique s’intégrant au dessin proprement dit dans les œuvres d’art brut. Chez Linda Naeff, l’écriture a une autre fonction. Elle sert à souligner le propos dessiné, telle une didascalie ou un commentaire. L’écrit peut aussi prendre la forme d’un aphorisme accompagnant un dessin. L'art comme thérapie? On pressent dans les thématiques proposées par Linda Naeff une sorte d'exutoire bénéfique permettant de canaliser une énergie tout en apprivoisant peurs, angoisses, coup de gueule, émotions diverses. C'est une manière d'objectiver des événements douloureux et de réussir à les regarder en face pour les affronter et les dépasser. Dans le livre qui lui est consacré par Douna Loup, l’artiste parle de colère inexorable et sans fin, si forte qu’elle pourrait faire s’envoler la Terre comme une mongolfière. Art autobiographique La plupart des dessins et peintures de Linda Naeff puisent leur source dans son propre parcours, mettant en scène différents épisodes tragiques de son enfance et de sa vie d'adulte. Il existe d'autres artistes, comme par exemple la Mexicaine Frida Kahlo qui font de leur art une sorte de miroir de leur existence et ici en particulier de leur souffrance. Nombreux sont les œuvres de Frida Khalo qui montrent la douleur de sa colonne vertébrale endommagée et de ses fausses couches, aussi dues à l'accident de jeunesse qui l'a laissée handicapée à vie. Le cas d'Aloïse Corbaz Figure centrale de la Collection de l'Art brut à Lausanne, Aloïse Corbaz (dite Aloïse) est née à Lausanne en 1886. Placée comme gouvernante à la cour de Guillaume II empereur de Prusse, elle en tombe follement amoureuse. Revenue en Suisse à cause de la guerre, elle commence à avoir des sentiments religieux exaltés qui la font interner d'abord à l'asile de Céry-surLausanne puis à celui de la Rosière à Gimel. Elle commence alors à dessiner sur des cahiers et toutes sortes de papiers jusqu'à ce que le médecin généraliste, Jaqueline Porret-Forel fait sa connaissance et réussit à gagner sa confiance. Elle peut alors voir les dessins d'Aloïse qu'elle montre ensuite à Jean Dubuffet. Ce dernier lui organise une exposition à Paris. Il suivra pendant plus de 20 ans l'évolution de son travail qui constituera le noyau le plus important de la collection de Lausanne. Toute la production d'Aloïse est marquée par l'amour contrarié pour Guillaume II et elle traduira cette frustration en dessinant sans relâche des scènes de princes, de princesses, d'amoureux, avec un vocabulaire iconographique unique qu'aujourd'hui encore il est difficile de décrypter complètement quant au sens profond. Primitivisme vs art brut Au début du XXe siècle, on a observé de la part de peintres comme Picasso une volonté de revenir aux sources de la création, de se libérer de l'enseignement académique en quête de plus d'authenticité. On connaît la célèbre phrase de Picasso: «Quand j'étais enfant, je dessinais comme Michel Ange Il m'a fallu des années pour apprendre à dessiner comme un enfant.» C'est dans cette même volonté de retrouver une émotion originelle de la création que Jean Dubuffet part à la recherche des artistes de l'art brut. Mais ces deux mouvements restent à l'opposé, car les artistes issus de l'académie doivent utiliser la volonté, le concept pour désapprendre ce qu'on leur a enseigné, tandis qu'un outsider possède la faculté de sortir du plus profond de lui se émotions à l'état brut, sans aucun médiation extérieure. S'ils sont parfois suivis par des enseignants, c'est pour leur apprendre à mieux utiliser les outils, mais en aucun cas pour intervenir sur leur imagination. «Ma mémoire est ma patrie» Cette phrase de l'artiste Sarkis résume sa démarche conceptuelle et intellectuelle, elle fait référence au fait que son œuvre est à la fois nulle part, puisqu'en perpétuelle évolution, et en même temps dans des endroits précis, les galeries qui l'exposent dans un statut appelé à se retransformer lors de l'exposition suivante. La référence à la mémoire est moins liée à son propre vécu qu'à l'histoire humaine, dans ses manifestations culturelles (art, musique, théâtre) et socio-politiques également. Le travail de Linda Naeff n'est pas conceptuel dans ce sens, mais est centré sur la mémoire de l'artiste, son vécu, son rapport au monde et à l'actualité. Par le rendu direct et immédiat du message, présenté d'une manière presque schématique et simplifiée, l'artiste nous fait participer à sa vie, mais nous renvoie aussi à nos propres souffrances et devient ainsi une vision universelle de la condition humaine où chacun peut percevoir une bribe de son propre vécu.