Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées

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Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées
Traits verbaux dans les noms
et les formes nominalisées du verbe
Raffaele Simone* & Anna Pompei*
1. 1PRELIMINAIRES1
Dans cet article nous allons à la recherche de propriétés verbales dans les
noms et les formes nominalisées du verbe (FNV). A la base de notre analyse est
une hypothèse qui veut (a) que les verbes (V) et les noms (N) ne forment pas
deux Classes de Mots disjointes mais qu’ils sont reliés dans un continuum ayant
à un extrême les V « purs » et à l’autre les N « purs » ; et (b) qu’entre N et V il y
2
a une « mobilité » bidirectionnelle qu’on observe en plusieurs langues (Simone
2000, 2003 ; Gaeta 2003) et qui constitue un phénomène typologique important.
La première partie de l’hypothèse, qu’a proposée Ross dans ses travaux
bien connus (1973a, b), est à considérer comme presque universellement acquise
en linguistique. Quant à la deuxième, la mobilité V ↔ N se manifeste de
plusieurs manières au niveau empirique. Par ex., beaucoup de langues ont des
formes « intermédiaires » entre N et V, dont la typologie et les formes
superficielles varient d’un cas à l’autre. On a en fait des V avec des propriétés
nominales (tels les infinitifs, les participes et les gérondifs en plusieurs langues3)
de même que des N avec des propriétés verbales (comme les N déverbaux ou les
divers types de masdar dans les langues sémitiques et d’autres). (Les
« propriétés » dont on parle ici peuvent être aussi bien sémantiques que
grammaticales.) Ce phénomène est encore plus évident au niveau du discours où
le passage d’un V à un N (et vice-versa) est tout à fait fréquent et accepté. (On en
reparlera.)
Nous nous bornerons ici à examiner dans quelle mesure les traits verbaux
* Département de Linguistique - Université Roma Tre, Rome.
1 Si les deux auteurs ont établi conjointement les lignes essentielles de ce travail, la rédaction
en est entièrement due à Anna Pompei. Sur le sujet de cet article v. aussi Simone (sous presse
a).
2 Contra l’hypothèse des neurosciences, d’après qui N et V ont des localisations corticales
distinctes et séparées (par ex., Shapiro et al. 2006).
3 Cf. Simone (2005) sur les infinitifs ; Pompei (2003, 2004) sur les participes.
Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe
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affectent les N et les FNV. Nous discuterons en outre si des traits verbaux se
trouvent également dans des N sans aucune relation morphologique à un V.
Notre démarche consistera donc à (a) proposer des traits propres à la
verbalité (à l’anglaise, verbiness) par rapport à la nominalité (nouniness); (b)
déceler des traits de verbalité dans les FNV et dans les N; et finalement (c)
montrer comment les FNV et les N pourvus des propriétés verbales se situent
dans le continuum V ↔ N.
Il est utile, finalement, de signaler que en parlant génériquement de N on
fera référence à l’ensemble union des N « purs » et des N déverbaux. Quand il le
faudra, on marquera la différence par une terminologie spécifique.
2. TRAITS DE VERBALITE
2.1. V et N « purs ». Comme toile de fond pour notre analyse nous allons
rappeler quelques éléments de théorie des classes des N et des V. Là, nous
emploierons les notions basiques de la Grammaire de Catégorie et Constructions
(GCC), le modèle de « sens grammatical » à base pragmatico-discursive dont les
assises sont illustrées dans plusieurs travaux d’un des auteurs (Simone 2006a, b;
sous presse a).
Dans la GCC le « sens grammatical » se distribue en deux canaux : les
Catégories et les Constructions. Nous n’allons pas nous arrêter sur les premières,
car ici ce n’est que les catégories qui sont en cause. Il y a trois types de
catégorie :
(1) Types de catégories
a. Catégories grammaticales au sens conventionnel de la linguistique
(temps, mode, aspect, Aktionsart, etc.): leur facteur commun réside
en ceci, qu’elles codent la manière dont l’évènement est représenté
dans l’énoncé.
b. Catégories notionnelles, c’est-à-dire les ‘notions’ (Participation,
Possession, Concomitance, Proximité, etc.) que chaque langue est
censée être obligée à coder : ces catégories, codent la relation entre le
locuteur et le contexte extralinguistique.
c. Classes de Mots (ou catégories lexicales).
En particulier, la GCC a des hypothèses pour ce qui concerne les Classes de
Mots, la troisième forme des catégories. En GCC une Classe de Mots n’est pas
un magasin où sélectionner sic et simpliciter des éléments à combiner sur la
chaîne syntagmatique. Au contraire, c’est une manière particulière de coder (où,
à l’anglaise, to package) le sens sous forme de mot, en répondant ainsi à des
Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe
3
fonctions pragmatiques et discursives précises (Hopper & Thompson 1984;
Simone 2000, sous presse a). En d’autres termes, une Classe de Mots est un
format prédéfini de sens (grammatical), ou – pour le dire en d’autres termes – un
faisceau de coefficients sémantiques préformés.
Quant aux fonctions des diverses Classes de Mots, quoique la question
soit plutôt litigieuse (cf., par ex., Lyons 1977, 1966; Croft 1984), on reconnaît
que les Classes de Mots basiques (N, V, Adjectif) ont des fonctions lato sensu
sémantico-pragmatiques différenciées et répondent aux exigences essentielles du
langage. La liste n’en est pas définie, mais un accord existe quand même (aussi
chez les générativistes) sur certaines fonctions, 4 comme celles de référence,
prédication et modification, dont la distribution sur les différentes Classes de
Mots est inégale mais caractérisante.
Depuis plusieurs points de vue on admet désormais que la distinction
entre les N et les V – deux classes qui assurent deux modelages du sens
radicalement différents (Lyons 1966, 1977 ; Givón 1979 ; Hopper & Thompson
1984, 1985 ; Simone 2006b ; Lazard 2006) – est à reconduire à l’opposition
sémiotique entre référence (ou désignation) et prédication. 5 Les mots qui
désignent imposent à leur sens le format d’une entité, d’un objet qui a bien sûr la
propriété de time-stability que prétend Givón (1979) mais plus encore le fait de
pouvoir (a) opérer comme « thème » d’une prédication, (b) s’inscrire dans une
chaîne anaphorique et (c) permettre une reprise pronominale.
Les mots qui, par contre, assurent la prédication ont un format sémantique
plus complexe : ils « disent » quelque chose au sujet d’une autre chose, donc ils
établissent des relations entre des référents ou ils indiquent des propriétés et,
dans certaines de leurs sous-classes, ils imposent à leur sens le format d’un
procès.
On suppose donc que la référence est propre en premier lieu aux N
« purs », la prédication aux V « purs ».6
4 V. par ex. Seiler (1977), Lyons (1977: 429), Croft (1984, 1991: 67), Hopper & Thompson
(1984, 1985), Wierzbicka (1986); pour la position générative, Barker & Dowty (1993), Baker
(2003).
5 Cf. les remarques intéressantes de Sapir (1921 : 119) : « This distinction [scil. entre la
chose dont on parle et ce que l’on dit à son sujet] is of such fundamental importance that the
vast majority of languages have emphasized it by creating some sort of formal barrier
between the two terms of the proposition. » Voir aussi Givón (1979), Hopper & Thompson
(1984), Seiler (2000), Simone (2000).
6 Il faut prévenir que dans cette étude on va parler de N « purs » et V « purs » dans un sens
générique, c’est-à-dire en supposant fictivement qu’ils ne se présentent que sous une forme
prototypique, avec leurs propriétés spécifiques au plus haut degré. Cela est loin d’être vrai,
4
Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe
2.2. Degrés de nominalité et de verbalité. L’idée d’après laquelle quelques N
et V peuvent être « purs » entraîne qu’il soit possible situer les uns et les autres
sur une échelle affichant divers degrés de nominalité et, respectivement, de
verbalité. Il y a donc des N qui sont [+N] et, graduellement, des N qui sont de
moins en moins nominaux [-N] ; ainsi de même pour les V.
En se mouvant le long de cette échelle, les V adoptent des traits
nominaux, dont surtout la Force Référentielle (FR). De l’autre côté, au fur et à
mesure qu’ils se déplacent vers l’extrémité opposée de l’échelle, les N adoptent
des traits verbaux, dont surtout la Force Prédicative (FPr), c’est-à-dire la capacité
de faire de base à une prédication.
2.3. Propriétés de la prédication. La FPr s’associe à d’ultérieures propriétés
des V, comme les suivantes :
(2) Propriétés associées à la FPr
(a) temporalité
(b)aspectualité
(c) modalité
(d)structure argumentale
(e) diathèse
(f) modification adverbiale
7
On peut noter d’emblée (a) que ces paramètres ne se trouvent pas
forcément tous simultanément dans un N, mais ils peuvent n’y apparaître qu’en
des sélections caractéristiques, (b) et que certains traits verbaux semblent
incompatibles avec certaines classes de N (par ex., la diathèse ne semble pas
pouvoir se transférer sur les N « purs »). Une hypothèse que nous avançons
d’ores et déjà est que la hiérarchie de transfert des traits verbaux sur les FNV et
les N dépend de façon cruciale du degré de FPr de celles-ci.
2.4. Opérations discursives. A une Classe de Mots ainsi définie peuvent
d’ailleurs s’appliquer des Opérations Discursives (OD) qui en modifient
certaines propriétés. Cette manipulation peut porter des résultats soit au niveau
du système, en donnant lieu à des solutions stables, soit au niveau du discours,
comme tout le monde peut remarquer. Des considérations plus nuancées sur ces questions se
trouvent dans plusieurs travaux d’un des auteurs (Simone 2006b, 2007).
7 Nous ne pouvons les discuter tous dans cet article. Pour d’autres remarques, qu’il nous soit
permis de renvoyer à Simone (sous presse a).
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où elle donne lieu à des solutions qui ne peuvent s’employer que dans ce cas-là
mais qui sont d’autre part parfaitement viables et acceptées. (On en donnera des
exemples tout de suite.)
Une des OD les plus puissantes est le Forçage de Type (type coercion:
Pustejovsky 1995), qui transfère une entrée lexicale d’un type sémantique a un
autre, au niveau du discours aussi qu’au niveau du système. C’est par le Forçage
de Type par ex. que livre passe de (3) (où son sens est <objet physique>, donc il
est un N « pur » doué de FR élevée 8 ) à (4) (où son sens est <message,
information> et sa FR est réduite) ou que café passe de (5) à (6) :9
(3) J’ai brûlé ce livre (livre <objet physique>)
(4) J’ai lu ce livre (livre <message, information>)
(5) J’ai offert un café à ce monsieur-là (café <boisson>)
(6) Le café veut aussi un croissant (café <dénomination provisoire de la
personne qui a commandé un café ; synonyme discursif de ce monsieurlà>)
La mobilité V ↔ N a un bien-fondé discursif et est favorisée par la
disponibilité des OD, chacune desquelles a un effet spécifique. Dans le discours
le locuteur peut shifter du format « entité » au format « procès » ou vice-versa.
C’est lui qui, sur la base de ses exigences, décide (a) le choix d’un élément
nominal ou verbal, (b) la transition d’un choix nominal à un verbal, (c) le
transfert d’un trait verbal dans un N, etc.
Les OD ont parmi leurs propriétés celle de « détacher » un ou plusieurs
traits d’une catégorie (par ex. un V) sur une autre (par ex. un N). Telle est la
nominalisation (Simone, sous presse a), qui détache un coefficient de durativité
sur les N :
(7) Le dépannage a duré trois heures (> les trois heures du dépannage
m’ont fatigué)
(8) Le voyage a duré trois jours (> les trois jours de voyage nous ont
amusés)
Cette potentialité se manifeste parfois en forme forte. Par ex., un N [+N]
8 La notion de Force Référentielle, centrale en GCC, est illustrée dans Simone (2006b,
2007).
9 On remarquera que le Forçage affectant livre a lieu au niveau du système, tandis que celui
qui affecte café se manifeste au niveau du discours.
Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe
6
(donc, un N « pur », à FR élevée) peut prendre par Forçage de Type une
propriété verbale :
(9)
(10)
(11)
(12)
Ce chat a duré trois jours
Ce livre a duré trois semaines
Cette plante a duré un an
Le prof a duré deux ans
Dans (9)-(12) des N « purs » sont « forcés » à prendre des propriétés
aspectuelles (donc verbales) comme la durée. Ce paramètre n’apparaît pas dans
la matrice lexicale de ces mots, mais il opère quand même dans leur sémantique.
Certaines OD, malgré leur importance dans le système, n’ont même pas
un terme qui les désigne. C’est le cas du phénomène qui fait que le N d’agent en
10
grec ancien puisse être modifié attributivement par un adverbe (Panagl 2006) :
(13) ho orthôs kubernētēs (Plat., Rsp., 341c)
le correctement pilote
« le pilote pour de vrai »
3. TRAITS DE VERBALITE DANS LES FNV ET LES N
3.1. Typologie du codage des traits verbaux. Du point de vue typologique les
paramètres pertinents au codage des traits verbaux sur les FNV et les N semblent
être de deux types :
(14) Paramètres de codage des traits verbaux
marquage des traits verbaux
portée des traits verbaux
type A
couvert
nom
type B
ouvert
prédication
Le premier paramètre concerne la façon dont les traits verbaux sont
10 Ces cas vérifient de manière intéressante une intuition de Porzig (1942), selon laquelle
quelques classes de nomina (les nomina actionis aussi bien que les nomina agentis)
incorporent, en le « comprimant », le « sens d’une clause » entière (Satzinhalt). Une intuition
semblable est à la base d’Alinei (1974) sur la structure du lexique (v. par ex. p. 179 sqq.). Ce
fait peut aussi avoir une formulation diachronique, en supposant (d’après Panagl 2006 : 48)
que « Nomina agentis und Nomina actionis in einigen indogermanischen Sprachen noch
syntaktische Spuren […] ihrer morphologischen Herkunft aufweisen ».
Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe
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codés : ils sont « ouverts » s’ils ont une marque grammaticale, « couverts » s’ils
n’en ont pas une. Le deuxième paramètre, par contre, regarde la portée de
l’information verbale, qui peut soit affecter la prédication entière (pas forcément
celle de la principale) soit se borner au segment nominal.
Les combinaisons de paramètres les plus intéressantes se trouvent dans le
type A – exemplifié par (9)-(13) – et le type B, que l’on trouve dans des langues
comme le pitta pitta (Australie). Dans cette langue, les suffixes casuels codent
aussi l’information temporelle et présentent une forme pour le non-futur et une
pour le futur (Blake 1987, cité d’après Nordlinger & Sadler 2000) :
(15) Affixes casuels-temporels des noms en pitta pitta
Non-futur
Futur
Sujet
Ø
-ngu
Absolutif
-lu
-ngu
Objet
-nha
-ku
Instrumental
-lu
-ngu
En (16), l’information temporelle associée au cas du sujet et réitérée dans
son modificateur comme trait d’accord projette ses effets sur la clause entière :
(16) Ngamari-ngu karnta ngartu-nga kankari-marru-ngu
mère-S.FUT aller nard-BUT couteau-ayant-S.FUT
« La mère ira cueillir le nard avec son couteau »
En plus des types A et B, les langues du monde présentent aussi les autres
deux combinaisons possibles, c’est-à-dire le marquage ouvert des traits verbaux
qui n’affectent que la forme nominale (v. par ex. (21)) et la portée d’un trait
verbal couvert sur la prédication (v. par ex. (17)). Dans une même langue on peut
trouver plus d’un type de combinaison des deux paramètres.
3.2. Temporalité. Voyons maintenant des illustrations des propriétés associées
à la prédication, à partir des traits de temporalité, aspectualité et modalité
(TAM).
Pour ce qui est de la temporalité, il y a plusieurs langues où les FNV la
marquent de manière ouverte. En turc, par ex., les formes non finies du V ont
comme les formes finies des marques de temps :
(17) Hasan Fatma-nın on-u öldür-eceğ-in-i
düşün-üyor
Hasan [Fatima-GEN 3-aACC tuer-FUT-POSS3-ACC] penser-PROGR
« Hasan pense que Fatima le tuera »
L’information temporelle peut être incorporée aussi dans les N déverbaux
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sans un codage grammatical manifeste. Cela arrive, par ex., en cooccurrence
avec des adverbes de temps, comme on peut le voir dans le passage latin suivant :
(18) Discessu tum meo (Cic., Pis., 21)
départ.ABL alors de.moi.ABL
« avec mon départ qui eut lieu alors »
Le même phénomène existe dans les langues romanes modernes (surtout à
l’oral), par ex. en français et en italien :
(19) Avant son départ hier après-midi d’Asmara, la capitale érythréenne…
(20) La costruzione oggi di un grande organo a quattro tastiere per la città
di Roma …
« La construction aujourd’hui d’un grand orgue à quatre claviers pour la
ville de Rome… »11
En italien on a aussi le cas – quantitativement limité, car il n’affecte qu’un
petit nombre de N appartenant à un domaine sémantique particulier – d’une
temporalisation morphologique sur les N. Elle s’obtient par le suffixe -nddérivant du gérondif latin, dont la valeur déontique initiale a diachroniquement
glissé vers le codage du futur :
(21) laureando, dottorando, maturando, esaminando
« candidat à la licence, au doctorat, au baccalauréat, à un examen »
L’information temporelle, d’ailleurs, peut aussi affecter un N « pur »
grâce à une OD. Dans la liste suivante un adverbe en position d’épithète s’ajoute
à des N « purs » du grec ancien (22)-(23), du latin (24)-(25) et de l’italien
(25)(26) :
(22) ho nûn khrónos
le maintenant temps
« le temps présent »
(23) a. hoi pálai ánthrōpoi
les antan hommes
« les hommes du passé »
11 L’emploi de ces adverbes semble lié à des contraintes lexicales complexes et
partiellement idiosyncrasiques (son départ hier/*son départ d’hier vs *la réunion hier/la
réunion d’hier) qu’il n’est pas possible d’examiner ici.
Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe
9
b. hoi nûn ánthrōpoi
es maintenant hommes
« les hommes d’aujourd’hui »
(24) reliquis deinceps diebus (Caes., Gall., 3.29.1)
es autres depuis jours
« les jours suivants »
(25) neque ignari sumus ante malorum (Verg., En., 1.198)
ni ignorant nous.sommes des avant maux
« nous n’ignorons pas nos maux précédents »
(26) l’allora giudice
l’alors juge
« le juge d’alors > la personne qui était alors juge »
En plus des contraintes distributives, on peut avoir aussi des contraintes
sur la sélection du N modifié par l’adverbe. Ce fait ressort dans le latin quondam
« jadis », qui, antéposé à certains N « de fonction » ou « d’état », situe dans le
passé le déroulement de la fonction envisagée :
(27) Syriae
quondam praetor (Curt., 5, 13, 10)
Syrie.GEN jadis
préteur.NOM
« celui qui était une fois le préteur de Syrie »
(28) [Orsines] genus ducebat a Cyro, quondam rege Persarum (Curt.,
10.1.23)
Orsines origine tirait de Cyrus.ABL jadis roi.ABL Persans.GEN
« [Orsines] tirait son origine de Cyrus, jadis roi des Persans »
Ces cas sont évidemment très proches des combinaisons de ex- + N qu’on
trouve en français, italien et anglais. Aussi ce préfixe a des restrictions sur la
base : il s’affixe surtout aux N de fonction ou de relation non-consanguine (29),
il est moins plausible avec d’autres N (30).12
12 Plus en général, l’emploi de ex- semble propre à ces N que Coseriu (1978) appelle
nomina adjecta, qui désignent – pour ainsi dire – indirectement, car ils expriment un état
provisoire, une charge, une fonction, une relation. Un concept semblable est celui des non
rigid designators en sémantique formelle (Dowty et al. 1981 : 134). Des contraintes lexicales
de ce type peuvent être invoquées même en ce qui concerne l’emploi d’adjectifs comme futur
en français (sa future épouse vs *son futur chapeau) ou de modificateurs comme to-be en
anglais (his bride-to-be vs *his hat-to-be).
Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe
10
(29) ex-ministre ; ex-mari ; ex-pilote
(30) ?ex-chien
Dans d’autres langues des marques temporelles s’affixent à des N « purs »
sans limitation sémantique (Nordlinger & Sadler 2000 ; Sadler & Nordlinger
2001). C’est les cas des langues tupi-guarani, comme en (31), où la temporalité
codée par les affixes -kue- et -rã- n’affecte que le N (Nordlinger & Sadler 2002:
6) :
(31) a. o-va-ta
che-roga-kue-pe
3SG-se.déplacer-FUT 1SG-maison-PASS-en
« il déménagera dans mon ex-maison »
b. a-va-vaekue
hoga-rã-pe
1SG- se.déplacer-PASS 3SG.maison-FUT-en
« j’ai déménagé dans sa future maison »
3.3. Aspectualité. Quant à l’aspectualité, il est de plus en plus reconnu que ce trait
13
n’affecte pas moins les N que les V. Ce phénomène se manifeste particulièrement
dans les N désignant des procès qui ont, de la sorte, une structure événementielle
analogue à celle des V (Simone 2000). C’est la classe que la grammaire
traditionnelle appelait nomina actionis et que Lyons (1977 : 440-441) a rebaptisée
plus correctement « N du deuxième ordre ». Seiler (1977), pour sa part, a ajouté une
distinction ultérieure en envisageant deux manières différentes de dénommer par les
N, selon qu’ils aient, oui ou non, ce que nous appelons « FPr », c’est-à-dire la
possibilité de contenir une prédication : on a alors une « dénomination étiquetante »
14
(32), sans FPr, et une « dénomination descriptive » (33), pourvue de FPr :
(32) a. chat = ?« animal qui... »
13 Ce phénomène étant notablement complexe et présentant une riche phénoménologie, nous
n’entrons pas dans les détails, pour lesquels on renvoie à des travaux dédiés (Rijkhoff 1991 ;
Gross & Kiefer 1995 ; Simone 2000, 2003).
14 Cette distinction rappelle dans quelque mesure la vieille hypothèse de Bach (1968),
d’après laquelle tous les N, dans un SN, incorporent une relative sous-jacente (j’ai parlé avec
un anthropologue < j’ai parlé avec un [qui est] anthropologue). En fait, comme on le vois
sur la base des exemples cités dans le texte, ce principe ne vaut que pour la « dénomination
descriptive ». Dans l’élaboration théorique de Gaston Gross, d’ailleurs, les N peuvent être des
prédicats (cf. Gross & Günthner sous presse).
11
Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe
b. pomme = ?« fruit qui… »
(33) a. poète = « personne qui écrit des poèmes »
b. voyageur = « personne qui voyage »
c. chaise = « objet où l’on s’assoit »
Les noms processuels, eux, s’échelonnent le long d’une gradation. Simone
(2003) a reconnu trois types de N pourvus d’aspectualité à la différence des N
« purs », qui ne présentent pas cette propriété. Les traits pertinents qu’il envisage
sont la processualité [±processuel] et la télicité [±télique] : la combinaison de ces
traits donne lieu aux distinctes catégories de N processuels:15
(34)
Types de N et aspectualité (d’après Simone 2003)
Classe de
N
N de procès indéfini N de procès
(masdar)
défini
Aspect
[+processuel]
[-télique]
N d’une fois
N « pur »
(ismu al-marrati)
[+processuel] [-processuel]
[+télique]
[+télique]
[-processuel]
[-télique]
Quelques remarques. Les N de procès indéfini font référence à des procès
qui ne sont pas projetés vers un point final, vers un telos et qui sont donc [télique, +processuel]. En italien (de même qu’en espagnol, portugais, allemand,
néerlandais : Simone 2005) un représentant éminent de cette classe est l’infinitif
« nominal », qui peut être précédé de tous les spécificateurs nominaux mais qui a
une syntaxe largement verbale.16 Ce type d’infinitif est souvent employé au lieu
d’un N ayant la même racine et le même sens, précisément grâce à cette valeur
aspectuelle ; on peut le voir dans l’exemple en portugais qui suit :
(35) Aí é que era um desfilar [disponible : desfile] de anedotas, de ditos, de
perguntas, um estalar [disponible : estalo, estalido] de risadas
(Machado de Assis, Braz Cubas).
là est qu’(il) était un défiler.INF de anecdotes, de bons.mots, de
questions, un éclater.INF de coups.de.rire
15 Dans la classification de Lyons (1977) les N « purs » constituent en effet la classe des N
« de premier ordre ». Quant à la présence dans les N d’une structure événementielle cf. aussi
Rijkhoff (1991) ; Gross & Kiefer (1995) ; Pustejovsky (1995) ; Simone (2000). Pour la
classification des N reliés à des V la proposition de Vendler (1967) est classique.
16 L’anglais, l’arabe, l’hébreu et le turc présentent des homologues fonctionnels de
l’infinitif nominal.
Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe
12
« Il y avait là une cascade d’anecdotes, de bons mots, de questions, des
éclats de rire »
Ce type d’infinitif présente d’ailleurs beaucoup de propriétés nominales.
Mais aussi des N véritables répondent à cette même sémantique : poursuite,
communication, oubli, etc. Les N de procès défini codifient des procès qui se
bouclent à un certain point : lampée, promenade, balade, etc. (Il est bien clair
que certains N peuvent faire partie aussi bien des Noms de Procès Indéfini que
des Noms de Procès Défini.) La télicité caractérise aussi les « N d’une fois »,17
dont la sémantique ne contient pas du tout la processualité. Ils sont du type de
brasse, gorgée, etc.
Des OD agissent aussi dans ce domaine. Par ex., des N d’autre type
peuvent être transposés à Noms d’une Fois en entrant dans un syntagme avec un
Nom-Support comme tête.18 En français, le plus important de ces Noms-Support
est coup : coup de fil, de verre, de folie, d’audace, etc.
Les N « purs », finalement, n’ont pas en eux-mêmes de propriétés
aspectuelles, car ils désignent des entités plutôt que des procès et qu’ils sont de la
sorte doués d’une FR élevée. Ils peuvent pourtant – on vient de le voir en (9)(12) – acquérir le trait de durée par un Forçage de Type.
3.4. Modalité. Pour ce qui est de la modalité, le grec ancien suffirait tout seul à
montrer la manière dont cette propriété est codée dans les FNV et dans les
formes nominales déverbales. En grec, en fait, les FNV (infinitifs et participes)
peuvent présenter une nuance de modalité épistémique quand se présentent avec
án :19
(36) eû ísmen
mē àn
hêsson humâs
bien nous.savons NEG PARTC moins vous.ACC
lupēroùs
genoménous toîs xummákhois (Th. 1.76.1)
odieux.ACC être. AOR.ACC aux ennemis
« Nous savons bien que vous n’auriez pas été moins odieux que nous
17 Ce terme est calqué sur le ismu al-marrati de la tradition grammaticale arabe, qui a
identifié cette catégorie avec une grande lucidité.
18 La notion de Nom-Support, parallèle de toute évidence à celle de Verbe-Support, n’a pas
encore suscité d’attention malgré son importance criante. Une étude préliminaire dans Simone
& Masini (sous presse b).
19 Les participes ne présentent la possibilité de cooccurrence avec án qu’à partir du s. V av.
J.-C., tandis que án plus infinitif est déjà chez Homère.
Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe
13
aux yeux des alliés »
Dans ce cas une propriété verbale affectant la prédication entière est codée
de manière couverte, même s’il ne s’agit pas de la prédication principale.
Par contre, le suffixe dérivatif des adjectifs verbaux, dans ses diverses
formes, peut coder la modalité de façon ouverte.20 En particulier, les formations
avec le suffixe -tós peuvent avoir une valeur de realis ou de possibilité (37); les
formations en -téos une valeur de modalité déontique (38)-(39):
(37) khutós (X., Mem., 163)
« versé, répandu ; que l’on peut verser, répandre »
(38) ōphelētéa soi
hē pólis estí;
à.aider
toi.DAT la ville est?
« Dois-tu aider la ville ? »
(39) hótan parêi tò
praktéon (X., Ec., 12.14)
lorsque est.là le.NEUT à.faire.NEUT
« Lorsqu’il y a des choses à faire »
En (38) la modalité est ouverte et sa portée est la prédication entière,
tandis qu’en (39) la portée n’est que sur le N (praktéon), formé par conversion de
l’adjectif verbal. Un phénomène semblable est constitué par des formations
comme it. futuribile (fr. futurible), it. papabile (fr. papable), où le suffixe (< latin
–bilis) exprime justement la possibilité.
En yate (langue macro-jê du Brésil de la région de Pernambuco) on
trouve le cas très intéressant de N « purs » qui peuvent avoir, d’une façon assez
systématique, des marques de temps et en même temps de modalité épistémique
(Lapenda 1968 : 77) :
(40)
(a)
(b)
(c)
(d)
seti (« maison »: prés./realis)
se‘ti-sê (« ex-maison » : passé/realis)
se‘t-këa (« maison possible » : prés./possible : quelque chose
qui pourrait devenir une maison)
se‘ti-s-këa (« pas maison » : passé/irrealis ; quelque chose
qui aurait pu être ou devenir une maison).
20 La différence entre participe et adjectif verbal est très claire en grec ancien : les adjectifs
verbaux sont formés par des suffixes qui ne s’ajoutent pas au thème aspectuel du V (présent,
aoriste, parfait), mais à la racine ; en outre, leur formation est idiosyncrasique. Cela signifie
qu’ils ne font pas vraiment partie du paradigme du V, à la différence des formes participiales.
Leur processus de formation est donc dérivatif plutôt que flexionnel.
Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe
14
3.5. Structure argumentale. Plusieurs recherches 21 ont montré que certaines
sous-classes de N peuvent avoir une structure argumentale de même que les V.
Cela arrive avec les N à structure événementielle (§ 3.3), car cette structure
implique des actants.
Le latin présente une vaste typologie de phénomènes à ce sujet, que Plaute
offre avec une certaine fréquence (Panagl 2006) :
(41) Quid tibi ergo meam
me invito
tactiost? (Plaut.,
Aul., 744)
quoi à.toi donc la.mienne.ACC moi non.voulant touchement.est
« Comment as-tu pu contre ma volonté toucher à la mienne (scil. marmite) ? »
(42) Quid tibi, malum, med aut quid
ego agam curatiost? (Plaut.,
Most., 34)
Quoi à.toi mal
moi ou ce.que je fais intérêt.est
« Pourquoi t’occupes-tu – chose mauvaise – de moi ou de ce que je fais ? »
Là, des N qui sont déverbaux à part entière (tactio « touchement » < tango
« toucher », curatio « intérêt » < curo « s’occuper (de) ») gardent dans leur
sémantique la composante verbale à tel point qu’ils régissent un accusatif d’objet
direct (meam [aulam auri] « ma marmite » et, respectivement, med « moi »),
exactement comme le feraient les V ; on peut dire qu’ils ont un « régime
verbal ». Ce phénomène paraît de longue durée en latin, à en juger des
manifestations qu’on en rencontre jusqu’à l’époque tardive et sous des formes
même plus drastiques (doctor « maître » < doceo « apprendre » ; Panagl 2006) :
(43) pristinum
doctor (Tert., ad. Prax. 1)
vieux.NEUT.ACC maître
« maître de choses périmées »
Ce comportement des N déverbaux est tout à fait exceptionnel, car ces N
normalement régissent leurs arguments à travers des prépositions (on peut dire
qu’ils ont un « régime nominal »). En outre, ils n’ont des arguments que s’ils ont
une structure événementielle (44). S’ils expriment, par contre, le résultat du
procès (Grimshaw 1990 : 49-54) et ils sont, par conséquent, des nomina rei, ils
21 Cf. par ex. Grimshaw (1990), Pustejovsky (1995), Simone (2000).
Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe
15
n’ont pas d’arguments (45), excepté les arguments dits « génériques »22 (46):
(44) La construction du pont par César dura deux mois
(45) L’ancienne construction (*du pont par César) est encore là
(46) Cette construction en bois est magnifique
La structure événementielle ne se borne pas aux N déverbaux. On peut
trouver aussi des cas de rection argumentale en dépendance de N qui ne sont pas
du tout dérivés d’un V, comme en (47):23
(47) J’ai fait un voyage de Paris à Nice
Il est plus difficile d’expliquer d’autres cas de structure argumentale
caractérisant des N qui ne sont ni déverbaux ni de procès:
(48) La lettre de Marie à son ami n’a pas été envoyée
Ici lettre doit être interprétée au sens de <message envoyé ou écrit par X à
Y>. En d’autres termes, dans la sémantique du mot une opération de Forçage a
introduit une structure argumentale. 24 Il se sert donc d’un dénombrement
« prédicatif » à la Seiler.
Les FNV, elles aussi, conservent en principe la même structure
argumentale que les formes finies du V. Le plus souvent elles ont un « régime
verbal ». En grec ancien, par ex., le participe akoúsas régit l’accusatif taûta, de
même que n’importe quelle forme finie du V akoúō (« écouter ») :
(49)
Akoúsas
dè
taûta
écouter.PART.AOR PARTC cela
ho Astuágēs
le.Astiages
Mēdous
Mèdes
hōplise
pántas (Hdt., 1.127.6-7)
arma
tous
« Ayant écouté ces choses, Astiages arma tous les Mèdes »
te
PARTC
22 Sur les arguments « génériques », qui peuvent s’attacher à n’importe quel type de N, v.
Simone (2003).
23 Les N non déverbaux de procès peuvent être la base des V dénominatifs (voyage – qui
remonte au N latin via – > voyager). A vrai dire les N de procès ne peuvent pas régir tous des
arguments ; par ex. les « N d’une fois » (§ 3.3) ne régissent aucun argument (Simone 2003).
24 Dans les termes de Pustejovsky (1995 : 76-81), on dirait que le Forçage est possible par le
biais de la présence des qualia dans le sens du N ; dans ce cas ce serait le quale agentif à être
en cause.
16
Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe
Selon certaines positions théoriques, le type de régime – verbal ou
nominal – serait suffisant à établir si une FNV peut encore être considérée une
forme verbale ou si elle est devenue pleinement nominale. On peut comparer à ce
propos les deux cas suivants de l’italien :25
(50) a. il presidente la commissione = V
le président la commission
b. il presidente della commissione = N
le président de la commission
« le président de la commission »
Cette optique s’avère trop tranchante quand on considère le cas espagnol
(De Miguel 1995) où un infinitif qui serait nominal du point de vue
distributionnel régit pourtant un objet direct :
(51) el mirarle tan dulcemente la amada…
le regarder.le si doucement la aimée
« le fait que son aimée le regardait si doucement… »
3.6. Diathèse. La diathèse, étant strictement liée au nombre des arguments
d’un procès, peut se détacher d’un V aux FNV et aux N ayant une structure
d’arguments. Ce fait ressort dans beaucoup de langues. En grec ancien les FNV
(avec l’article mais accompagnées d’arguments) sont marquées différemment
selon que leur diathèse soit active (52) ou moyenne-passive (53) :
(52) autò [...] tò
apothnēiskein oudeìs
fobeîtai (Plat., Gorg., 522e)
même
le.NEUT mourir
personne craint
« Personne ne craint le fait de mourir en soi-même »
emè
tetimnêsthai hupò daimónōn (X., Apol., 14)
(53) hína [...] apistôsi tôi
pour.que
doutent le.DAT.NEUT
moi. ACC
être.honoré
par
divinités
« afin qu’ils ne croient pas que je suis honoré par les divinités »
25 D’un point de vue théorique v. Chomsky (1980), Rouveret & Vergnaud (1980) et
Vergnaud (1985), qui indiquent le régime verbal avec l’expression « assigner un Cas » ; sur
le statut catégoriel du participe en italien cf. Benincà & Cinque (1991 : 604-607) ; sur
l’insuffisance de ce paramètre pour établir la verbalité ou la nominalité des participes,
Pompei (2003, 2004).
Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe
17
En hébreu moderne, les FNV peuvent avoir une lecture réflexive ou
réciproque (Siloni & Preminger, sous presse) :
(54)
(55)
hitnaškut
bney
ha-‘esre
embrasser.RECIPR fils.PLUR les-adolescents
« le baiser réciproque des adolescents »
hitraxcut-am
laver.REFL-ils.GEN
« le fait qu’ils se lavent l’un l’autre »
Un phénomène semblable, quoique peu fréquent, est possible avec
l’infinitif nominal en italien :
(56) Il loro continuo baciarsi l’un l’altro
le leur continu embrasser.INF.se l’un l’autre
« leurs continus baisers réciproques »
Dans pas mal de cas l’interprétation active ou passive d’un N déverbal
dépend du nombre des places argumentales effectivement remplies. Par ex.,
l’interprétation est passive en (57) (où il n’y a qu’un argument), active en (58)
(où les arguments sont deux) (d’après Grimshaw 1990 : 80-88) :
(57) Jack’s assassination [= Jack a été assassiné]
(58) Jack’s assassination of John [= John a assassiné Jack]
Certaines nominalisations anglaises, par contre, n’acceptent qu’une
lecture. Tout en étant synonyme d’assassination, murder ne peut avoir qu’une
interprétation passive :
(59) Jack’s murder [= Jack a été assassiné]
(60) *John’s murder of Jack [= Jack a assassiné John]
Par contre, les formes en -ing ayant régime nominal n’admettent qu’une
interprétation active :
(61) *The city’s destroying [= The city was destroyed]
(62) The destroying of the city [= Something/someone destroyed the city]26
26 Celui-là est l’exemple qu’emploie Grimshaw (1990 : 82-83) pour montrer qu’en anglais
les gerundive nominals n’ont pas de forme passive ; il ne s’agit pas, cependant, de l’exemple
Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe
18
Dans les N à structure d’arguments la diathèse peut être signalée même
par l’adjonction d’une marque optionnelle, comme auto- dans le cas suivant de
l’italien :
(63) L’(auto)aggiornamento degli insegnanti [< aggiornarsi]
« l’auto-recyclage des instituteurs » (< les instituteurs se recyclent par
eux-mêmes>)
3.7. Modification adverbiale. La modification adverbiale est un coefficient
significatif de verbalité, car l’adverbe doit trouver une prédication pour
s’appliquer. Là, l’adverbe modifie par ex. les FNV. Le grec ancien illustre cette
cooccurrence : en (64) un participe (ágōn « conduisant ») et un infinitif
(hépesthai « suivre ») sont modifiés par kalôs (« bien ») :
(64)
empoieî
détermine
gàr
ho
kalôs ágōn
tò
kalôs
en.effet le. MASC bien conduisant le. NEUT bien
hépesthai
suivre
« Celui qui conduit bien, en effet, se fait bien suivre »
Dans quelques langues, même des N déverbaux acceptent une
modification adverbiale. Cela arrive en italien et français avec des nomina
agentis :
(65) spesso vincitore di premi letterari, lo scrittore ha appena pubblicato un
romanzo
« souvent gagneur de prix littéraires, l’écrivain vient de publier un
roman »
(66) les têtes les plus fortes, les inventeurs les plus sagaces, les connaisseurs
les plus exactement de la pensée (P. Valéry, Monsieur Teste, p. 17)
(67) volontiers voyageur, il [le peintre Robert Rauschenberg] s’inscrit à
Paris à l’Académie Julian… (Libération 20 octobre 2006, p. 33)
Ce phénomène s’explique en supposant que l’adverbe « voie » le
coefficient verbal incorporé dans le N et s’y attache. Il s’agit évidemment
le meilleur possible, car en anglais il y a aussi bien le N déverbal destruction (the destruction
of the city) que la possibilité d’utiliser la forme en –ing avec une rection verbale (destroyng
the city) et ces possibilités semblent les deux beaucoup plus plausibles. On peut trouver,
toutefois, de meilleurs exemples, comme the burning of incense ou the shooting of Dan
McGrew.
19
Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe
toujours de N à « dénomination descriptive ». En anglais, la modification avec
un adverbe de manière est propre aux N déverbaux de procès, mais non aux N de
résultat (Fu et al. 2001 : 555) : 27
(68)
(69)
(70)
(71)
His transformation into a werewolf so rapidly was unnerving
His metamorphosis into a werewolf so rapidly was unnerving
His explanation of the accident thoroughly did not help him
*His version of the accident thoroughly did not help him
?
En grec ancien il y a même des occurrences d’un adverbe avec des N
« purs » :
(72)
tinōn
sphódra
gunaikôn (Plat., Leg., 639b)
quelques.GEN.PLUR fortement
femmes.GEN.PLUR
« Des femmes qui sont vraiment telles »
Le cas de (73) est semblable au précédent, mais il montre que l’adverbe
alēthôs (« vraiment ») est bien l’équivalent de l’adjectif correspondant (alēthinós
« vrai »), une alternance employée ici comme variatio stylistique :
(73)
Ho alēthôs ouranòs kaì tò
(Plat., Phédon, 109e)
le vraiment ciel
et la
alēthinòn phôs
vraie
kaì hē hōs alēthôs
lumière et la
gê
vraiment terre
« le vrai ciel et la vraie lumière et la vraie terre »
(72) et (73) se distinguent parce que les adverbes qui se trouvent entre
l’article et le N (la position des épithètes) dans ces cas ne sont pas des
28
modificateurs prédicatifs mais ils ont plutôt une valeur « métalinguistique ». Ils
expriment le degré de prise en charge par l’énonciateur du contenu
propositionnel (dans nos cas, de la vérité de la propriété d’être femme (72) et
d’être ciel et terre (73)). Là, la modification adverbiale est donc possible grâce à
une OD.
27 Il semble donc que la FPr – c’est-à-dire un facteur sémantique – prenne le dessus sur les
facteurs grammaticaux, en permettant la violation d’une contrainte d’îlot, c’est-à-dire la
possibilité que la portée du modificateur franchisse la frontière du mot en n’affectant qu’un
morphème.
28 Dans la terminologie de Dik (1997), ils seraient des proposition satellites. Cf. Cuzzolin
(1995 : 143-149) sur ce type d’adverbes en grec ancien.
20
Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe
4. DISCUSSION
Les données présentées jusqu’ici permettent d’envisager quelques différences
dans le codage des traits verbaux à l’intérieur du continuum V ↔ N. Si l’on
considère la section du continuum qui va des FNV aux N « purs », on peut
représenter ces différences de la façon suivante :
(74) Traits verbaux dans le continuum V ↔ N
V « purs »
temporalité
aspect
modalité
structure argumentale
diathèse
modification adverbiale
N « purs »
FNV
N de procès
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
N de résultat
N « purs »
+
+
OD
+
+
OD
-
OD
En (74) le trait « temporalité » se réalise dans toute la série de formes
considérées. La temporalisation – par une marque couverte de même qu’ouverte
– semble pouvoir affecter non seulement la prédication entière mais aussi les N.
Là, on peut supposer qu’il y a une prédication sous-jacente à la dénomination.
On peut faire des considérations pareilles pour ce qui est d la modalité.
L’aspect, par contre, a moins d’espace dans le continuum, car les traits
aspectuels dans les N dépendent de la présence d’une structure événementielle ;
c’est pourquoi ces traits n’apparaissent pas dans les N déverbaux que quand
ceux-là sont des N de procès. Dans le discours, pourtant, le trait aspectuel peut
descendre le long du continuum jusqu’à affecter les N « purs » par le biais d’un
Forçage de Type.
On trouve les mêmes contraintes dans les autres traits verbaux, tous
étroitement liés à la sémantique événementielle du N. Pour ce qui est de la
structure argumentale, par ex., si l’on doit admettre qu’aussi des N qui ne sont
pas déverbaux peuvent régir des arguments, en principe ils doivent être quand
même des N de procès. Quand on trouve dans le discours des arguments régis
par d’autres types de N, cela signifie qu’une OD est intervenue.
La possibilité d’une modification adverbiale suit le même parcours : avec
les N « purs » on ne peut l’avoir qu’à travers une OD, qui étendrait la portée de
l’adverbe du niveau du N à celui de la prédication.
Comme la diathèse comporte des arguments, elle ne s’applique qu’aux N
de procès.
Traits verbaux dans les noms et les formes nominalisées du verbe
21
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