r. monet hollywood chewing gum
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r. monet hollywood chewing gum
R. MONET HOLLYWOOD CHEWING GUM "Buvez frais, buvez TANG !" disait la pub. TANG était une poudre vendue en sachets, qui permettait d'obtenir par dissolution instantanée dans l'eau une boisson qui ressemblait à s'y méprendre à du jus d'orange. Cet "instant orange juice" était la grande invention de General Foods. La formule était secrète. Il s'agissait de sucre, d'un mélange d'essences d'orange, d'acide citrique, dont la solution dans l'eau donnait l'impression de jus d'orange. Mais cette solution de base n'aurait pas été "vendeuse", et pour donner l'impression d'un jus pur fruit on ajoutait un épaississant, sorte de brouillard colloïdal opaque, qui donnait effectivement l'impression au public d'en avoir pour son argent. J'étais depuis deux ans le Directeur de l'Engineering Central de General Foods France. J'avais eu à construire l'atelier de fabrication de ce produit miracle, dont la firme avait le plus grand besoin. G.F.F., comme nous l'appelions, était la filiale française du groupe américain éponyme, et vivait de l'exploitation de 4 superbes "franchises" comme on disait en interne pour désigner les marques. Ces vaches à lait selon la terminologie du Boston Consulting Group avaient pour nom : le chewing gum Hollywood, les bonbons Kréma, le café LEGAL, le café soluble MAXWELL. Le TANG devait venir s'ajouter à cette liste et dans cette perspective j'avais dû créer en grande hâte un atelier de fabrication où l'on mélangeait des poudres (ah le génie chimique du mélange des poudres !) mélange qui était ensuite dosé dans des pochettes de film imprimé. Les pochettes scellées étaient ensuite groupées dans des caisses carton et palettisées. J'avais réussi à intercaler correctement cet atelier dans le tissu de l'usine, réalisée par mes prédécesseurs, un engineering mercenaire, conformément au cahier des charges du moment, mais sans égard bien entendu aux extensions futures de l'usine. L'atelier était très bien positionné sur trois niveaux, propre comme une salle blanche de l'aérospatiale. La Direction de la filiale attendait beaucoup de ce nouveau produit. En effet, l'année précédente avait connu un cataclysme pour les cafés LEGAL. Il y avait eu de fortes gelées au Brésil, ce qui avait détruit toute la production des caféiers d'altitude brésiliens. Le prix des fèves de café avait en conséquence augmenté, d'abord de façon rampante, puis à une vitesse vertigineuse. Pour un torréfacteur industriel comme LEGAL, qui achète les fèves en sac cash au Havre, et livre des grossistes et des hypermarchés qui paient à 120 jours, l'augmentation du besoin en fonds de roulement avait été très important, et les frais financiers absolument catastrophiques. Pire, quand le prix du café vert était progressivement redevenu normal, l'industriel, avec un cycle de trois mois entre la fabrication et les livraisons, livrait du café beaucoup plus cher que les torréfacteurs de quartier qui torréfiaient le jour même le café vert acheté le matin, et pouvaient ajuster avec précision leurs prix de vente sur le prix de leurs achats. Tandis que G.F.F. devait vendre au prix du jour le café torréfié par ses soins acheté beaucoup plus cher trois mois auparavant. Au total la perte pour la société avait été de 60 millions de francs pour l'année. 1 Aussi tous les cerveaux du Marketing étaient ils mobilisés pour la diffusion du TANG. Aucun réseau de distribution ne devait échapper à la mise en place des précieux sachets. Aucune épicerie de la plus lointaine province ne devait attendre sa livraison. Toutes les trompettes de la publicité étaient entonnées pour parvenir au résultat. La mise en place dura quatre mois. Juste le temps qu'il fallut à un concurrent, qui vendait, lui, de vrais jus de fruit, pour s'apercevoir qu'un zeste d'orange, gentiment enroulé sur lui-même, ponctuait le graphisme élégant des sachets. Or ce zeste n'avait strictement aucun droit de concourir à la promotion sur le lieu de vente d'une boisson totalement chimique. La répression des fraudes fut appelée à la rescousse, un référé intenté. Maladresse des avocats de G.F.F., patriotisme économique, influences politiques occultes, toujours est-il que le référé fut perdu. Trois mois furent donnés à la société pour faire disparaître tout sachet portant le zeste d'orange fatal, avec une forte astreinte quotidienne à la clé. En outre, le P.D.G. put craindre un moment son incarcération. La République ne badine pas avec la protection des consommateurs. Les gens du Marketing se mirent en route avec le même zèle qu'à l'aller, avec la peur au ventre d'oublier une petite épicerie de quartier ou un bureau de tabac incorrectement répertorié. Les retours, des monceaux de cartons, envahirent l'usine, la plupart entamés. Un essaim de dames en blouse de Nylon fut mobilisé pour vider les sachets incriminés dans des conteneurs. Et l'atelier fut mobilisé en trois équipes pour remplir des nouveaux sachets, imprimés cette fois conformément au Droit, achetés à grand prix dans un délai très court. L'affaire coûta derechef plusieurs dizaines de millions de francs à la société. Pire : elle perdit la confiance de la maison mère, et les courriers venus de White Plains (NY), localité du siège de la General Foods Corporation prirent un ton déplaisant. Le C.E.O. de celle-ci prit sa plus belle plume pour envoyer un courrier personnel à chacun des cadres de l'ensemble du Groupe, siège et filiales dans le monde entier. Dans ce courrier, il était demandé à tous les responsables de prendre l'engagement personnel de ne faire dans l'exercice de son activité professionnelle aucun acte susceptible d'être en contravention avec la législation des Etats-Unis et avec la législation et la réglementation du pays où s'exerçait l'activité du Groupe. Cet engagement se matérialisait par la rédaction d'une lettre manuscrite du personnel d'encadrement, que chacun devait remettre contre émargement au P.D.G. de la filiale à laquelle il appartenait. Plus "ethical" que moi, tu meurs. Nous fûmes donc convoqués dans un cinéma de Rueil Malmaison à proximité du siège social de G.F.F pour remettre nos manuscrits, comme des potaches remettant leur rédaction au prof. Certains, goguenards, prenaient l'air entendu. Pour ma part, je n'étais pas très à l'aise. Je bataillais depuis deux ans avec la DATAR, qui avait entrepris de nous déloger de l'usine KREMA de Montreuil, vétuste il faut dire, pour nous envoyer dans une lointaine région de province où elle soutenait pour des raisons politiques des zones à revigorer sur le plan industriel. Ces Messieurs, installés confortablement dans le 7ème arrondissement parisien, ne souffraient pas que l'Ile de France pût encore abriter des usines. Dans ce bras de fer, je devais jouer sur des "installations provisoires", sur des "refontes sur place" et sur des "extensions tout à fait mineures" des capacités existantes. Bref, nous étions avec un pied dans le brodequin. Une ou deux semaines passèrent, lorsque mon patron Gabriel, le Directeur des Opérations, vint me surprendre dans mon bureau. "Comment vas-tu ? - Ça va. 2 - Tu as beaucoup de travail en ce moment ? - La routine. - Voilà, dit-il en se tortillant sur son fauteuil, j'ai un petit travail à te faire faire. - Un atelier à étudier et pour lequel au final il n'y aura pas l'argent ? - Non, non, se récria-t'il, il s'agit du chewing gum" - Il y a du nouveau avec le chewing gum ? demandai-je, fort surpris Il détourna la conversation. Le procédé de fabrication est très simple sur le plan théorique : il consiste à incorporer autant de sucre glace que possible dans de la gomme. Comme le sucre est un produit très bon marché, qui coûte dix fois moins cher que la gomme, plus la proportion de sucre est élevée, plus le produit génère de profits. La mise en œuvre du procédé est toutefois rendue délicate par quelques problèmes pratiques. En premier lieu, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le sucre glace est un explosif puissant. Tout un chacun peut procéder lui-même à la petite expérience suivante : secouer au-dessus de la flamme d'une bougie un mouchoir sur lequel on aura au préalable saupoudré une petite quantité de sucre glace. Vous serez étonné de la force de l'explosion. Je vous mets en garde sur le fait que la quantité de sucre glace à déposer sur le mouchoir de papier doit des plus mesurées ! L'atelier de fabrication doit par conséquent être équipé "antidéflagrant" comme une raffinerie, et les modes opératoires doivent être soigneusement mis au point. Un autre problème dans la fabrication du chewing gum tient au fait que la gomme, produit naturel, ne conserve pas sa stabilité dimensionnelle au cours des opérations d'élaboration. Ceci produit des bourrages dans la machine qui enveloppe les tablettes dans un complexe papier/feuille d'aluminium et qui suremballe onze tablettes dans le célèbre Hollywood Chewing Gum. - Tu connais bien le procédé du chewing gum ? me demanda-t'il - Je connais l'essentiel - Est-ce que tu pourrais faire une dizaine de rapports sur une dizaine de problèmes de fabrication ? - Tu ne peux pas demander ça plutôt aux gens de la fabrication ? - Ils ne sont pas assez bons en anglais - Ah, parce que ces rapports doivent être rédigés en anglais ? - Ils seraient supposés venir du Siège à White Plains Je commençais à entrevoir où il venait en venir. Mentalement, je passais en revue la tâche demandée, son volume, ses contraintes, et le week end approchant qui me verrait penché sur la machine Wang (le seul traitement de texte existant à l'époque, que j'avais eu la chance de faire acheter pour la rédaction des spécifications techniques, entre deux catastrophes financières à la suite desquelles les achats étaient suspendus !) - Remarque, poursuivit Gabriel, les demandes issues d'ici n'ont pas besoin d'être très longues. - Gabriel, c'est quoi tout ce "beans" ?" Plus ou moins soulagé que je le prenne de cette façon, il lâcha le morceau. Lorsque les G.I. envahirent l'Europe en 1944, ils apportèrent avec eux, outre les cigarettes blondes et le beurre de cacahuètes, un produit qui allait déformer la mâchoire de nos bambins, favoriser l'obésité de nos ados, et maculer nos trottoirs : la gomme à mâcher. Un officier avisé de l'U.S. Army remarqua que cette confiserie n'était pas 3 fabriquée en France. La paix signée, il importa une machine à emballer et négocia un coin de l'usine Kréma de Montreuil pour lancer sa fabrication. Tandis que la vente des bonbons en sachets s'érodait, le chewing gum partait à la conquête de tous les bureaux de tabac et de toutes les épiceries de France, sans oublier les éventaires de caisse des hypermarchés. Dans les années soixante les deux fabrications se partageaient l'usine chacun moitié moitié. G.F.F. dans sa marche conquérante, avala Kréma et Hollywood. Situation paradoxale, le filiale française de la multinationale était la seule dans tout l'empire de G.F. Corporation à fabriquer du chewing gum ! Mais cette vérité resta soigneusement tue. En effet, dans leur gestion optimale des finances du groupe, les administrateurs en charge de G.F.F. s'avisèrent de faire payer par la filiale française, chaque année, une royalty supposée rémunérer le savoir-faire des américains. De cette façon cinq pour cent du chiffre d'affaires du chewing gum, retranchés de l'assiette de la taxe sur les bénéfices des sociétés, échappaient chaque année depuis 1965 à la voracité du fisc français. Or un contrôle fiscal était annoncé. "Je compte sur toi" dit Gabriel en quittant la pièce. 4