LE DOUBLE SENS DES MOTS

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LE DOUBLE SENS DES MOTS
« Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme » — Victor Hugo.
LE DOUBLE SENS DES MOTS
Il existe donc deux façons de tourner un mot dans sa bouche pour
en saisir le sens :
1 – La définition pour une meilleure fermeture (sens commun).
2 – L’arborescence pour une plus grande ouverture (sens profond).
Être ouvert ou fermé à l’inconnu, telle est la vraie question.
• LA DÉFINITION DU MOT « HOMME »
HOMME : n. m. Mammifère, famille des hominidés, seul représentant de son espèce (homo
sapiens). L’homme est un animal très proche
des grands singes. Principaux caractères spécifiques à l’homme : station verticale, différenciation fonctionnelle des mains et des pieds,
masse plus importante du cerveau, langue
articulée, intelligence développée, en particulier, faculté d’abstraction et de généralisation.
D
E
F
CO I NCÉ
N
A L PHABE T I QUE
Dans l’alignement alphabétique strict des définitions du dictionnaire,
les mots ressemblent à des enclos fermés par le mur des généralités.
Ils prennent un petit air pincé, contrit. Des gardiens de square très
savants, très sérieux, les ont patiemment conditionnés, emballés sous
vide, mis sous blister, estampillés, normalisés.
Le jardin étymologique veille à sortir du cadre celui qui le consulte
en lui mâchant tout autrement les mots. Il l’extrait des définitions
conventionnelles et standardisées et l’invite à musarder au fil des rencontres, des racines et des embranchements.
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• L’ARBORESCENCE DU MOT « HOMME »
Où as-tu mis ton humour ?
À chaque arbre
est posée
une question
on
Les branches
mettent en valeur
les liaisons
humeur
humoral
humour
humoriste
humoristique
humus
humble
humilité
humilier
humide
humidifier
humidification
hommage
humain
humanité
humaniser
inhumer
exhumer
autochtone
Homme
Le tronc commun
Les trois
racines
s’enfoncent
à l’origine
du sens
Latin :
Grec :
khamai :
la terre
Sanskrit :
humus - humilis :
terre - humble
homo - hominis :
homme
ksam :
la terre
• LES RACINES
D’un seul coup d’œil, grâce aux 3 racines, on peut remonter aux
sources de notre langue maternelle par la famille des mots qui la composent et les invisibles liens qui se trament inconsciemment.
La compréhension de visu de ces correspondances oubliées facilite
l’usage de la parole et de la pensée.
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• En sanskrit : ksam : la terre.
• En grec : khamai : à terre.
• En latin (suite à la disparition du « kh ») : humus, humilis, homo.
Homo sapiens. Homo : le terrestre, sapiens : saveur, savoir. D’où : « le
terrestre au savoureux savoir ».
• En français : humus, humble, humilité, inhumer, exhumer, humeur,
humour, homme, on, hommage, humain, humanité, humaniser.
L’homme, vu sous ce grand-angle, est donc plein d’humus (fumier
humain) et d’humilité, d’humeur et de bon humour. Son rôle : rendre
« hommage » !
Les racines de la vigne s’enfoncent dans toutes les directions, à des
dizaines de mètres sous terre, loin de la souche initiale. De même, la
langue évolue à partir d’une souche proliférante, par suite d’essais
plus ou moins réussis. La langue vivante d’aujourd’hui, dans ses tournures de phrases et dans sa prononciation, n’est qu’un enchaînement
d’adaptations, de déformations des langues mortes d’hier : latine,
grecque et sanskrite. Les langues évoluent en errant. L’errance est
humaine: « errare humanum est ». Les langues que l’on croyait défuntes
vivent dans la salle de séjour de notre palais où nous parlons du latin
et du grec de cuisine, et du sanskrit d’arrière-cuisine.
On le voit, lorsqu’il s’agit de s’exprimer à nouveau, les mots sont
vivants. Une fois piqués sur le vif, ils surprennent. Les tiens, les miens,
les siens, les nôtres et les leurs, sont autant de petits jardins qui donnent sur d’autres jardins. Ils reprennent une jolie fraîcheur d’âme, du
rouge aux joues, un ton de goguenardise, une certaine gouaille et parfois une telle élégance, un tel émerveillement que l’on n’en revient
pas. Ainsi redécouverts, ils quittent les chemins tout tracés des idées
toutes faites. Ils s’aventurent librement dans les allées buissonnières et
buissonnantes, en bordure du sens commun, et s’en viennent explorer les bosquets frémissants du vocabulaire « autrement qu’ainsi ».
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• LE TRONC COMMUN
Il est toujours possible de s’arrêter sur lui, de le regarder comme une
chose et de le croire parfaitement cernable et discernable, tout en
déclarant : « Je sais. Je connais ce mot. »
Mais les racines d’un côté et les feuillages de l’autre offrent de nouveaux aperçus et développent des aspects imprévus au programme.
• LES EMBRANCHEMENTS ET LES FEUILLAGES
Les branches soulignent certaines liaisons non évidentes au premier
coup d’œil. Les feuillages parfois denses, pleins de ramures, de
ramées et de ramifications, s’emplissent de convergences et de divergences. Puisque les mots sont des fragments découpés d’un ensemble
qui leur est antérieur, pénétrer à la découverte de cet ensemble, c’est
déployer un éventail d’implications ignorées et créer de nouvelles
incidences et des coïncidences dans la pensée.
Réfléchir à travers les mots plutôt que sur eux produit des fléchissements inédits, de nouvelles courbures à bon escient, des ploiements
qui les déploient de leur emploi usuel, des explications qui les sortent
de leurs plis. Celui qui utilise les mots sans les prendre au pied de la
lettre retrouve l’indispensable souplesse d’esprit. Une autre façon de
se mouvoir, de s’émouvoir et de se motiver oblige ainsi à faire plus
ample connaissance avec soi-même, les autres, le monde.
• LE SILENCE
Entre les mots, entre les branches, il y a des latences. Des mots manquants. Une quantité infinie de termes qui restent à inventer. Ces arbres
en creux aux branches indicibles et aux feuillages ineffables activent
des significations potentielles et des compréhensions en puissance.
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Lorsqu’on prend l’habitude de présumer des issues favorables grâce
à la vision silencieuse en arborescence, on pense beaucoup moins en
linéaire ou en logique binaire. On retrouve la musicalité dans l’âme.
« S’il avait pris soin de son langage,
il n’aurait pas l’air d’un pauvre arriéré. » — Balzac.
• LES ARBRES À MOTS SONT MÉDICINAUX
REMÈDE : n. m. Du sanskrit mâdhya : qui est au milieu. Du grec mêdos : penser avec
soin. Du latin medicinus : médical. D’où remédier : re (à nouveau) médier (penser à
soigner).
L’esprit libre n’est ni collé aux mots ni aux habitudes de pensée. En
renouvelant sa langue, on vide ses conceptions croupies après usage.
L’étude des arbres à mots aère les méninges et dépollue le mental
contaminé par des langages secs, formels, savants, codés, chiffrés,
trop spécialisés, coutumiers ou routiniers.
Les secrets étymologiques, qu’ils soient petits ou grands, sont autant
de remèdes aptes à extirper le vocabulaire de ses ornières afin d’aider
à cultiver, en tant qu’être humain, l’étonnant jardin commun du langage fleurissant.
• Remèdes aux nombreuses incompréhensions personnelles qu’on a
avec soi-même (relations intrapersonnelles).
• Remèdes aux difficultés de communication ainsi qu’aux prétendues
incompatibilités d’humeur qu’on a avec les autres (relations interpersonnelles).
• Remèdes aux guerres intestines qu’on déclenche, quand bien même
on croyait parler la même langue (relations internationales et autres).
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« Tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours.
De poésie, jamais » — Charles Beaudelaire.
Chaque fois que quelqu’un entre en relation et communique avec
soin, non seulement ses lignes de pensée et de conduite évoluent,
mais l’ensemble de ses contemporains profite à la ronde de ses dires.
Et le monde respire un peu mieux. Quelle aubaine !
• DES REMÈDES POUR CEUX QUI PRENNENT SOIN D’ EUX-MÊMES
Le but de cet ouvrage est donc, d’abord, de préserver, de promulguer, de faire prospérer notre belle langue française en encourageant
une forme d’hygiène mentale. On se lave bien les dents tous les jours :
pourquoi faudrait-il oublier de se curer la langue ?
Pour cela, l’exploration d’un arbre étymologique permet de revitaliser des pans entiers de compréhension négligée.
• L’exemple du mot « moment » :
Je me dis : « c’est le moment » et je me mets en mouvement. Je
me mobilise.
À moins que je ne me dise : « ce n’est pas le moment » et je me
démotive. Je m’immobilise…
Attention ! Le mot « moment » (movi + mentus en latin) signifie
« mouvement mental ! ». Dire que ce n’est pas le moment équivaut à se figer, à se placer soi-même en état d’arrestation.
Le mental est en perpétuel mouvement. Les ondes de l’électroencéphalogramme dansent sans discontinuer.
Que je le veuille ou non, je ne puis m’empêcher de penser. C’est
le moment ou jamais. Le moment est venu de me brancher sur
de meilleures longueurs d’onde. C’est toujours le moment !
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• DES REMÈDES POUR CEUX QUI PRENNENT SOIN DES AUTRES
❑ Prendre soin de l’enfant, de l’élève : les parents, les pédagogues,
les éducateurs, les enseignants.
❑ Prendre soin de la personne en difficulté : les thérapeutes, les
médecins, le personnel de santé.
❑ Prendre soin de la société : les écrivains, les chercheurs, les formateurs, les intervenants, les conseils, les responsables, les politiques.
❑ Prendre soin d’une clientèle : les commerçants et commerciaux.
Les gens de la communication et des relations humaines.
❑ Prendre soin d’un public : les artistes, les médias, les communicateurs, les religieux…
• L’exemple du mot latin « ticus » :
Le suffixe latin ticus qui signifie « relatif à, qui a la vertu de,
capable de, prendre soin de… » donne en français : « tique ». On
retrouve ce suffixe dans beaucoup de mots comme :
Linguistique : prendre soin de la langue. – Sémantique : prendre
soin du sens du langage. – Didactique : prendre soin de bien
expliquer. – Poétique : prendre soin de la poésie. – Humoristique : prendre soin de l’humour. – Artistique : prendre soin de
l’art. – Politique : prendre soin de la vie de la cité. – Démocratique : prendre soin de la population. – Authentique : prendre
soin de l’authenticité.
À moins que l’on ne préfère :
Dramatique : prendre soin de dramatiser.
Dogmatique, fanatique, traumatique, chaotique, apocalyptique, etc.
Parler, c’est prendre soin.
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« Que ne cessent jamais les ondes de questionnement » — Albert Einstein.
• LES QUESTIONS CACHÉES DANS LES ARBRES
Jour après jour des questions pleuvent. En proie à toutes sortes d’intempéries mentales, les uns et les autres, nous essuyons sans toujours
nous en rendre bien compte d’abondantes précipitations, des déferlements d’interrogations, des trombes de questions. Ces averses qui ne
sont pas nées de la dernière pluie nous poussent à sortir de nos torpeurs. Aucune de ces questions n’est anodine. Chacune d’elles a sa
façon de nous déniaiser. Le but de toutes ces interrogations est de
nous réveiller en sursaut.
En sanskrit, la racine du mot « question » est ka. Dans cette langue,
ka possède de multiples significations :
• La mort (ka, le cri qui tue ; Kali, la déesse de la mort).
• L’interrogation sur la vie (ka?: qui? Le cri qui demande « qui vit là? »).
• Le désir (kama : ka, suivi de ma, la pensée).
• Le temps (kala : ka, suivi de la, la dissolution de l’être).
• Le crâne (kapala : ka, suivi de pala, le gardien).
• La fleur de lotus (kamala : ka, suivi de mala, chapelet, guirlande).
Même si nous l’ignorons, c’est la décomposition du quotidien qui
nous met en question, c’est la peur de l’inconnu qui nous assaille et
la glu du connu qui nous enlise. La fleur de lotus qui naît dans la boue
s’épanouit dans la pureté. Chaque interrogation est une tentative de
rébellion face à la sombre échéance. C’est la mort, le désir, le temps
qui passe, qui nous obligent à penser. Tant que nous ne serons pas
immortels, nous nous inquiéterons toujours quelque peu. Notre vie
entière est une danse du cygne devant la grande inconnue.
En français, la racine sanskrite ka a engendré les mots : « qui », « que »,
« quoi », « quand » ; ainsi que les mots « quête », « enquête », « conquête »,
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« qualité », « qualifier », « quantité », « quantifier », sans oublier le mot
« question ». Chaque question est une quête, une enquête, une
conquête incessante du sens de la qualité et de la quantité de la vie.
exquis
(en dehors de
la question)
questionner
coter
questionnaire
côté - cotiser
quérir
quote-part
quêter
quotidien
enquêter
(question de chaque jour)
requête
requérir
perquisition
inquisition
réquisition
réquisitoire
conquérir
conquête
acquis
acquérir
qui ?
que ?
quoi ?
dont
qualité
qualificatif
qualifier
qualification
disqualifier
disqualification
jusque
neutre
(ni l'un, ni l'autre)
neutralité
chacun
car
aucun
Question
où ?
quel ?
comme
comment ?
quantifier
quantité - quand
quant-à-soi
quiconque - quelconque
quelque
La racine grecque :
tis : quelqu'un ? qui ?
poteros : qui des deux ?
pote : quand ?
pou, poi, pother : d'où ?
posos : combien ?
La racine sanscrite :
ka : qui ? - ko : que ?
kim : quoi ? - katham : comment ?
ka : seigneur de la mort
kamla : lotus
Les racines latines :
quaerere : chercher
quaesitum : demander quam : que ? - quantus : combien ?
qoti-die : quotidien - quando : quand ?
quaestio : enquête
qualis : quel ? - qualitas : qualité
ac-quirere : acquérir
conquirere : rechercher Le “qu” devient “u” : quis : quelqu'un, qui ?
quid : quoi ?
exquirere : rechercher uter : qui des deux ?
quicumque :
exquisitus : raffiné neuter : ni l'un ni l'autre
quiconque
inquisitio : enquête ubi : où ? - unde : d'où ?
unquam : un jour
perquirere : chercher
quidam : un certain
requirere : rechercher ut : que - usue : jusque
quod : parce que
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« Mais, où qu’on va, comme ça ?
– Par là-bas !
– C’est vague…
– Oui, mais c’est le but… »
— Raymond Queneau.
répondre
responsabilité
irresponsabilité
épouser
époux
épouse
épouseur
épousailles
correspondre
correspondant
correspondance
Réponse
La racine latine :
La racine grecque :
spendô : faire une
oblation, une libation,
consacrer un repas
spondê : traité réalisé au
cours d'un repas
spondeios : rites en usage
dans les libations
spondere, sponsum :
prendre un engagement pour
un mariage au cours d'un repas
sponsus : le fiancé
sponsa : la fiancée
sponsare : se fiancer
respondere : répondre
La racine sanscrite :
panca : part formelle
de l'oblation en 5 offrandes
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« Rien accueille Tout » — Devise de Saint Jean de la Croix.
• LES RÉPONSES DANS LES FEUILLAGES
Chaque point d’interrogation secoue l’arbre cérébral de l’homme dans
le but de faire tomber, en guise de surprise, une réponse ou une autre.
Comme pour le mot « question », étudions les racines étymologiques
du mot « réponse ». On y retrouve une ascendance sanskrite : panca
(l’offrande rituelle en cinq parts… penta, d’un fiancé à sa fiancée pour
la demande en mariage). En grec, la racine devient spendô : consacrer
un repas. En latin, spondere signifie prendre un engagement pour un
mariage au cours d’un repas. Sponsare : se fiancer. Re-sponsare, terme
de la langue religieuse à l’origine : prendre un engagement solennel.
D’où, en français, l’alliance secrète entre les mots « épouser » et
« répondre ».
Une réponse se présente, dans le meilleur des cas, comme une façon
plus ou moins heureuse d’épouser la situation. Chaque réponse
engage, aucune ne peut être donnée à la légère. D’anciennes données
sont bousculées afin de faire place à de nouveaux éclaircissements, à
de nouvelles possibilités, à d’autres éveils.
• LA PRATIQUE DE L’ÉCHAPPÉE BELLE
La pensée ordinaire nous tient sous sa chape. L’esprit de chapelle
nous coince. Comment échapper aux mêmes péroraisons qui prennent voix au chapitre ? Comment ne pas porter le même chapeau ?
D’ailleurs les mots « chape », « chapeau », « chapelle », « chapeau »,
« chapitre » viennent de « chef » : personne qui se croit à la tête et qui
s’empare de la direction en prenant les commandes (cf. page 43).
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