Introduction - Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre

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Introduction - Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre
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Introduction
La traversée, le déplacement, les régions frontalières – du territoire polonais mais
également du psychisme –, la transgression et la maladie, notamment la maladie psychique
(comme métaphore, mais aussi comme motif littéraire) constituent les mots-clés de ce recueil. Le
discours contemporain de l’émancipation féminine et homosexuelle (activisme engagé, initiatives
sociales, réflexion universitaire…) s’y taille également la part du lion. C’est un discours qui aspire
à exposer la critique de la notion d’identité prise au sens étroit du mot et à l’élargir à l’histoire des
femmes et leur émancipation, l’histoire des Juifs, sans oublier celle d’autres minorités, ethniques
et sexuelles, et d’autres communautés « minoritaires ». Les textes mettent un accent particulier sur
la déconstruction/l’abolition des mythes nationaux.
Cette réflexion autour du thème des minorités au sens large (minorités littéraires et
artistiques, sexuelles, ethniques, etc.) associe différentes approches, qui puisent dans la critique
littéraire, la sociologie, l’histoire et l’art. Nous nous proposons de définir l’identité comme le
point de rencontre de plusieurs facteurs, de traditions et de cultures en constante évolution. Cette
vision nouvelle opère entre la sphère de l’officiel, du manifeste et celle des phénomènes qui
échappent à l’approche traditionnelle et qui sont analysés selon des modes alternatifs de la
réflexion.
C’est le travail du professeur Maria Janion qui a entamé la discussion critique sur le
paradigme romantique en Pologne, en disséquant et scrutant la culture de la transgression. Nous
voulons, à notre modeste mesure, faire une brèche dans la méconnaissance quasi totale des
travaux de Maria Janion en France, en publiant deux textes qui ont servi de base à ses livres.
« La Révolte Janion »
La biographie de Maria Janion, née en 19261, historienne de la littérature, des idées et de
l’imaginaire, professeur émérite à l’Institut de recherches littéraires de l’Académie polonaise des
sciences, s’articule autour de deux pôles divergents. La chercheuse reste déchirée entre le sombre
romantisme lituanien, avec son culte des morts, ses fantômes et ses superstitions, et un athéisme
héroïque, qui prend ses racines chez Camus. Elle se qualifie de Sisyphe, de bourreau (« esclave »,
dit-elle) de travail, vivant sans illusions ni consolations, sans les « liqueurs » dont a parlé Freud.
Maria Janion est l’une des plus grandes spécialistes du romantisme polonais et occidental.
Sa contribution à la réflexion sur le code patriotique polonais qui définit la culture officielle
consiste à rechercher dans la tradition polonaise des pistes alternatives de réflexion sur l’identité
aussi bien au sein du paradigme romantique qu’en dehors. Maria Janion a initié la série Transgresje
[Transgressions], publication novatrice dans le domaine des sciences humaines, dans laquelle elle a
abordé les thèmes de l’étrangeté et les phénomènes existant en marge de la culture officielle.
Maria Janion a également conçu le projet de la critique fantasmatique, qui propose une lecture des
textes suivant un modèle imaginaire non linéaire, a-chronologique (anthologie en sept volumes de
la série Transgresje, 1981-1988, Projekt krytyki fantazmatycznej [Projet pour une critique fantasmatique],
1991). Parmi ses travaux, figurent Kobiety i duch inności [Les Femmes et l’esprit de l’étrangeté] (1996), où
elle analyse les mythes et symboles féminins, ainsi que les œuvres et les biographies de quelques
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Cf. le film d’Agnieszka Arnold, Bunt Janion [La révolte de Janion], 2005, réalisé pour le 80 e anniversaire de
Maria Janion, et qui retrace la vie et les principales préoccupations de la chercheuse
(http://www.youtube.com/watch?v=E4_CvV-b73g).
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écrivaines polonaises ; Płacz generała. Eseje o wojnie [Les Sanglots du général. Essais sur la guerre] (1998)
– analyse critique de la mythologie militaire polonaise ; Do Europy tak, ale razem z naszymi umarłymi
[Rejoindre l’Europe – oui, mais seulement avec nos morts] (2000) – ouvrage consacré à la thématique juive
et à la présence de l’Holocauste dans la culture polonaise ; Żyjąc tracimy życie : niepokojące tematy
egzystencji [Nous perdons la vie tout au long de notre vie. Sujets existentiels inquiétants] (2001), dont les
héros, comme Gombrowicz, James, Poe, Grass et Auster, sont à la recherche d’une forme
adaptée à la description des déboires de leur vie intérieure. Enfin, Wampir : biografia symboliczna
[Vampire. Biographie symbolique] (2002) propose une interprétation du mythe du vampirisme dans la
culture européenne et américaine.
Ses derniers livres, Niesamowita Słowiańszczyzna: fantazmaty literatury [Cette étrange slavité : les
fantasmes de la littérature] (2009) ainsi que Bohater, spisek, śmierć. Wykłady żydowskie [Le héros, le complot,
la mort. Leçons juives] (2009), décomposent l’identité polonaise, aussi bien du point de vue de ses
racines archéo-slaves que de celui de la présence, souvent falsifiée et/ou omise, des Juifs de
Pologne et de l’importance longtemps occultée de l’Holocauste, qui s’est principalement déroulé
sur le sol polonais.
Les séminaires cultes du professeur Janion à l’Institut des recherches littéraires de
l’Académie polonaise des sciences ont joui pendant plusieurs années d’une grande popularité.
Leur propos était de « renouveler les significations » (« odnawianie znaczeń », reprise du titre d’un
de ses ouvrages les plus connus Renouvellement des significations, 1980) et de transgresser les modes
établis de réflexion et les stéréotypes de lecture de la littérature, afin d’y rechercher l’étranger,
l’autre, le dissimulé, l’inconscient, l’enfoui. Des générations de disciples, aujourd’hui devenus
chercheurs, écrivains, journalistes, éditeurs et enseignants, en appellent toujours à son charisme et
son héritage spirituel, auquel ils restent fidèles.
Maria Janion est l’une des rares femmes polonaises qui ait obtenu tous les titres
universitaires ainsi que les plus hautes distinctions. Elle reste une référence scientifique et morale,
et compte parmi les plus grandes figures intellectuelles polonaises de notre époque. Grâce à ses
remarquables ouvrages et à l’intarissable énergie qu’elle déploie dans son activité d’enseignante et
ses contacts avec ses disciples, Maria Janion exerce une influence sans pareil sur la culture et la
recherche en sciences humaines en Pologne. C’est donc en toute logique que les textes des
universitaires polonais rassemblés dans ce recueil portent souvent l’empreinte des travaux de
Maria Janion. Le poids de la tradition romantique y est utilisé comme le terreau d’autres
investigations qui cherchent à comprendre le rôle de la répétition de certains rituels nationaux
polonais immuables depuis des décennies. Cette répétition compulsive n’a qu’un but : conforter
l’individu (ou l’organisme social) dans sa pérennité et renforcer la légitimité et le bien-fondé de
ses jugements et sentiments.
Nous touchons ainsi à la problématique de l’Autre, celui qui constitue une minorité et se
détache du corps compact de la majorité. L’Autre, qui doit faire face à cette majorité, à ce polis,
lequel puise sa force dans l’ « archéologie » de l’identité masculine et se rassure en voyant son
image idéale/idéalisée et toujours la même, amoureux, tel Narcisse, de sa représentation.
Le miroir de Dionysos
Le miroir de Narcisse se caractérise par sa capacité à refléter un tout homogène où
l’altérité n’a pas sa place. Cependant, la surface de l’eau que rien ne trouble reflète aussi l’angoisse
de changements toujours possibles, de contaminations, voire de contagions, qui pourraient faire
obstacle à une identité jusqu’alors pure et transparente.
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On est devant une ambiguïté majeure : si l’on rejette la vision lisse de Narcisse, que nous
reste-t-il ? Serait-ce le miroir, pour ne pas dire le caléidoscope de Dionysos, qui mène la stratégie
de déformation des sens jusqu’à son extrême ? Grâce à ses reflets infinis, à ses courbes qui se
dissipent dans le néant, le sujet est soumis au morcellement. Il est en quelque sorte condamné à
entrer dans un réseau de significations multiples et sans cesse renouvelables. En se reflétant dans
le miroir, Dionysos se voue à la complexe multiplicité.
Il faut donc répondre à cette angoisse du chaos et de la labilité par des institutions fortes
et par d’autres forteresses sociétales. La peur, le sentiment du danger contribuent à durcir les
positions et nourrissent la hantise du retour à des répétitions rassurantes et consolantes.
On peut ainsi constater que c’est le miroir de Dionysos, et non pas celui de Narcisse, qui
construit le modèle du sujet contemporain. Il ne reproduit plus la même chose ; si répétitions il y
a, elles servent à créer la différence.
Les auteurs des textes présentés ici voient, dans la matrice romantique et ses répétitions,
la possibilité d’une grande découverte de l’altérité. Le renouvellement des significations, prôné
par Maria Janion, va dans ce sens, celui d’une répétition féconde, consciente et novatrice. Cette
démarche laisse en revanche de côté les gestes vides, les copies mécaniques de l’imaginaire
romantique, conçues dans un état d’esprit fermé, obtus, narcissique. Dans ce type de réaction, qui
apparaît souvent sous forme d’une exaltation idéologique et/ou religieuse, sorte de « bijouterie
patriotique de pacotille » / « toc patriotique », l’émotion ne se traduit pas en mouvement
intellectuel. Ce mouvement analyse le « petit romantisme » comme une réaction (que l’on peut
juger légitime) face au manque de respect, voire au mépris que la « vieille Europe » éprouve pour
« la slavitude » des sombres contrées de l’Est. La réponse à une telle démarche peut en effet
engendrer la fierté de la particularité messianique, caractéristique de ces pays lointains. Ce duel
gombrowiczien de la maturité et de l’immaturité, du haut et du bas, du meilleur et du pire, peut se
révéler néfaste pour la mentalité moderne. Gombrowicz le savait bien, lorsqu’il écrivait, en 1952
déjà, de « son » Buenos Aires :
Que vaut une nation composée d’hommes falsifiés, diminués ? D’hommes qui ne peuvent se permettre aucun
geste sincère et libre par crainte que leur nation se désagrège ?
Ce dilemme […] est familier aujourd’hui à un Polonais intelligent, de même qu’aux autres citoyens du monde
contemporain. Beaucoup de Juifs et d’Allemands, de Français, d’Italiens et de Russes (et sûrement beaucoup de
Polonais en Pologne), beaucoup de gens appartenant à des nations qui vont de catastrophe en catastrophe
commencent à comprendre qu’une nation, c’est une chose belle et sublime – mais que c’est aussi une réalité
dangereuse dont il faut se méfier… Cette pensée en rejoint une autre, plus vaste – relative à la déformation
universelle, à l’inévitable artifice de l’homme, à la nécessité de réviser aussi notre attitude vis-à-vis de la forme.2
Altérité, altérités …
« Minorités littéraires et autres » : le terme « minorités » est employé ici dans un sens très
large. Il s’agit des groupes sociaux, ethniques ou artistiques qui sont relégués aux marges des
courants officiels. Nous mentionnerons ici les trois minorités auxquelles la plupart des recherches
présentées sont consacrées.
2
Witold Gombrowicz, « Je défends les Polonais contre la Pologne », Wiadomości (Nouvelles) n° 4 (304),
Londres, 27 janvier 1952, in Jean-Pierre Salgas, Gombrowicz, un structuraliste de la rue, suivi de Witold
Gombrowicz, « La littérature émigrée et le pays natal » et autres textes, Paris, Editions de l’éclat (« Philosophie
imaginaire »), 2011, p. 116 (trad. par Christophe Jezewski et Dominique Autrand).
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Tout d’abord les femmes, cette « minorité visible », souvent dépossédées de leur langage
et « évacuées » du territoire des hommes sur les terrains « typiquement féminins », presque des
« réserves sous liberté surveillée ».
Rien d’étonnant donc que les intervenant(e)s, jeunes pour la plupart, aient fait la part belle
aux études féministes, présentant une lecture critique des tendances qui ont appauvri la culture
polonaise en en excluant la femme, la privant de parole et la réduisant au sort d’une victime
idéalisée par la mort. Ils se penchent sur ce qui échappe aux représentations traditionnelles, en
littérature, dans l’art en général et dans l’historiographie. Ils présentent ainsi les transformations
du modèle de la Mère-Polonaise3 dans la littérature de l’entre-deux-guerres, qui fut une période
très féconde de l’activité littéraire féminine, de l’art polonais ainsi que certains pans oubliés de
l’histoire, notamment les voyages d’études des Polonaises à l’étranger au XIXe siècle.
L’image de la femme polonaise a été en effet durablement déterminée par deux périodes,
pendant lesquelles elle a fait l’objet d’un discours idéologique fort. Durant tout le XIX e siècle,
alors que la Pologne n’existe pas en tant qu’Etat, le nationalisme polonais (compris ici au sens
d’identité culturelle polonaise spécifique) fait de la femme une personne recluse dans le domaine
privé, destinée (contrainte ?) à entretenir le foyer pendant que l’homme combat dans la
clandestinité et à élever les fils qu’elle sacrifiera à la patrie. Même les plus poignants et les plus
positifs des mythes polonais, comme celui de la Mère-Polonaise, diffusent le modèle féminin du
sacrifice muet qui détruit la personnalité et condamne la femme à une aliénation universelle. A
l’inverse, la période communiste (1945-1989) promeut une femme fortement émancipée dans le
travail, au point de nourrir un féroce enthousiasme pour l’assemblage des boulons ou le
moissonnage des champs. Dans les deux cas, la réalité historique du rôle des femmes dans les
évolutions politiques et sociales en Pologne est passée sous silence.
Ainsi, les jeunes chercheurs polonais analysent dans leurs travaux des nombreuses icônes
féminines du XIXe siècle, de la Vierge donnée en offrande pour assurer la victoire de la nation
polonaise (Henryk Sienkiewicz) jusqu’aux émancipatrices à la recherche de subjectivation
culturelle (Eliza Orzeszkowa). Certaines relectures et réinterprétations tentent de rétablir les
œuvres et les biographies de femmes effacées du canon culturel (Eliza Krasińska), de repenser les
personnages féminins souvent « rebelles et contaminés » présents chez les auteurs masculins
(Witold Gombrowicz, Andrzej Wajda). Tout en montrant les génies féminins qui ont tracé dans
la littérature polonaise des parcours créatifs autonomes et originaux (Gabriela Zapolska, Zofia
Nałkowska, Zofia Kuncewiczowa), les chercheurs dévoilent des chemins alternatifs de création
chez des auteurs tels que Maria Komornicka, poétesse du début du XXe siècle qui a consacré sa
vie et son œuvre au thème de sa propre transformation (symbolique ?) en Piotr Odmieniec (le
Différent) Włast (voir le texte d’Izabela Filipiak), ou chez des artistes polonais contemporains
comme Alina Szapocznikow (texte d’Agata Jakubowska) ou Katarzyna Kozyra (texte de Marek
Wasilewski). Les travaux de ces artistes, concentrés sur l’espace de la maison, sur le corps de la
femme perçu comme métaphore du territoire national, sur la femme héroïne et patriote, et enfin
sur la sexualité, révèlent le processus d’éviction des femmes de la sphère publique et la tendance
du nouvel ordre social, apparu après 1989, à leur redonner un rôle et une position traditionnels.
Dans l’univers de l’économie de marché où les hommes ont du mal à retrouver leur statut, la
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Nous gardons cette orthographe. En effet, il s’agit du nom (Polka) et non pas de l’adjectif (polska). C’est
presque un double nom propre. Cf. l’article de Kazimiera Szczuka, La Mère-Polonaise et l’avortement.
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femme continue souvent à être condamnée à une non-existence : elle ne crée pas de concepts, elle
est tout au plus la porteuse obéissante des idées des hommes. D’où la révolte.
Les Juifs polonais forment le deuxième groupe menacé d’exclusion. Longtemps écartés
du récit national, ils sont actuellement un sujet majeur dans les débats polonais. Ceux-ci se
concentrent principalement sur la responsabilité polonaise dans l’extermination des Juifs pendant
et après la guerre. « L’affaire de Jedwabne »4, pour utiliser ce terme d’une manière symbolique, a
été un coup porté aux illusions mythiques de la pureté, de l’innocence et de l’héroïsme de
l’attitude des Polonais pendant cette période tragique. Le long processus de réappropriation du
passé juif de la Pologne (et de la vie juive renaissante - texte de Konstanty Gebert), avec tout ce
que cela implique de douloureux et d’inconnu pour les Polonais, est en train de se réaliser, pour la
première fois depuis la fin de la guerre. On se trouve en effet dans une situation inédite, où le
discours antisémite stéréotypé (souvent ancré dans le XIXe siècle), bien que tenace, cède
progressivement la place à d’autres voix, qui mêlent l’histoire juive à celle de la Pologne (cette
alliance difficile est allégoriquement présentée dans le poème magistral de Zuzanna Ginczanka
dont parle Agata Araszkiewicz). Cela n’aurait pas pu avoir lieu sans les travaux des chercheurs de
la jeune génération qui se servent souvent dans leurs travaux de l’expression tirée du livre de
Thomas Merton, guilty bystander5.
Le troisième « Autre » minoritaire, c’est celui qui se sent exclu de la société du fait de son
orientation sexuelle (il est à remarquer que les textes traitant cette thématique viennent des
chercheurs habitant en dehors de la Pologne). La majorité des cultures réprouvent
l’homosexualité (et essentiellement l’homosexualité masculine) en raison du caractère stérile d’une
telle union. Dans un pays majoritairement catholique qu’est la Pologne, cette question soulève
bien entendu beaucoup de polémiques. Les mouvements « LGBT » (lesbiennes-gays-bi-trans),
malgré l’énergie courageuse de leurs militants, ont du mal à se faire accepter, ou tout simplement
à se faire respecter par la société. Il est cependant à observer que les « Parady równości »
annuelles (« Parades de l’égalité », équivalent de la « Marche des fiertés ») rassemblent plusieurs
milliers de personnes (souvent aux prises avec les groupuscules d’extrême droite) qui désirent
manifester leur engagement en faveur de la tolérance comprise au sens large du terme6.
D’autres phénomènes culturels minoritaires sont également examinés dans ce volume. Il
est question, par exemple, des analyses qui se distinguent des louanges ordinaires sur le
romantisme (texte d’Aleksandra Sekuła sur un grand poète de cette époque, Zygmunt Krasiński,
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A Jedwabne, petite ville située à 200 km au nord-est de Varsovie, la population locale, aidée de paysans des
alentours, a perpétré en juillet 1941 un pogrom particulièrement violent envers les Juifs, habitants du village.
Soixante ans plus tard, 340 corps seront exhumés, mais certaines estimations recensent jusqu'à 1 600 victimes de
cette journée de massacre commis avec la complicité certaine d'unités mobiles de SS. Cf. le livre de Jan Tomasz
Gross, Sąsiedzi. Historia zagłady żydowskiego miasteczka, 2000 (Les Voisins. 10 juillet 1941, un massacre de
Juifs en Pologne, Paris, Fayard, 2002) qui initia le débat national.
5
Cf. Thomas Merton, Conjectures of a Guilty Bystander (1966), Réflexions d'un spectateur coupable, Paris
Albin Michel, 1970. La sociologue et anthropologue Joanna Tokarska-Bakir traduit ce terme en polonais par
« współwinny widz ». Merton a formulé cette idée en 1958 dans sa lettre à Czesław Miłosz où il caractérise par
ce terme la personne à l’attitude véritablement chrétienne : bien que non coupable directement des faits survenus,
elle se considère y être impliquée d’une manière ou d’une autre.
http://www.dwutygodnik.com/artykul/2519-pol-strony--na-smierc-leppera-jeszcze-o-wspolwinnym-widzu.html
Edition polonaise de cette correspondance : Thomas Merton, Czesław Miłosz, Listy, Cracovie, Wydawnictwo
Znak, 2003, 2011, traduit par Maria Tarnowska, préface de Joanna Gromek, réd. et notes Jerzy Illg.
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Remarquons qu’aux élections législatives d’octobre 2011, le Mouvement de Palikot, un parti de gauche anticlérical qui a présenté une liste composée entre autres d’une transsexuelle, de deux Noirs et d’un homosexuel
connu pour ses actions en faveur des droits civils pour les homosexuels, a obtenu 10,1 % des voix.
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ou celui de Kazimiera Szczuka, qui déconstruit le paradigme de la Mère-Polonaise7). Il est
également question des écrivains (les textes sur Dorota Masłowska), des artistes ou des hommes
de théâtre (texte de Piotr Gruszczyński sur Krystian Lupa) qui sont considérés comme œuvrant à
la marge du main stream. Le texte d’Irena Grudzińska-Gross traite, lui, de deux écrivains majeurs –
Czesław Miłosz et Joseph Brodsky – qui, vivant en dehors de leurs pays d’origine, ont voulu
garder dans leurs écrits leur langue natale, se distinguant ainsi volontairement de leurs collègues
native speakers. Leur reconnaissance internationale (prix Nobel pour Miłosz en 1980) nous
interroge sur la façon dont « l’exceptionnel » se manifeste dans le contexte du « normal ».
Ce terme de « minorité » englobe donc des domaines et des phénomènes à spectre large et
ne s’autolimite pas à des faits préconçus.
« Cartographie(s) des minorités littéraires et autres ». Ce titre a d’abord désigné un
colloque organisé en novembre 2004 à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV) dans le cadre de
Nova Polska, une Saison polonaise en France8. Pendant trois jours, le Centre universitaire Malesherbes
retentit de voix, de cris, de débats polonais, accompagnés de représentations, de projections de
films, d’expositions de photos, et même de… « tee-shirts pour la liberté » qui décoraient le hall du
Centre. La ferveur et l’énergie des chercheurs, jeunes en grande… majorité et pour la plupart
disciples du professeur Maria Janion, étonnèrent étudiants et professeurs, plus habitués à un autre
cadre, une autre ambiance pour ce type de manifestation, somme toute scientifique…
C’est aussi le titre de ce volume, rassemblant la plupart des interventions présentées à ce
colloque, qui avait montré une « autre Pologne », une autre face de la Pologne et des recherches
qui y sont menées, face peu connue en France, voire ignorée complètement. Plusieurs exposés
vont à l’encontre de l’opinion répandue en France sur la Pologne. Notre ambition est de désigner
ce qui fait de la Pologne un pays en évolution, en constant mouvement et qui s’efforce cependant
de sauvegarder son modèle d’identité.
Les textes présentés dans ce volume ne restituent pas, loin de là, toute la richesse des
travaux scientifiques menés en Pologne depuis 1989. Ils en montrent néanmoins certaines
orientations principales, en faisant découvrir tout un pan des pôles d’intérêt des chercheurs qui,
faute d’être traduits, n’ont pas pu percer en dehors de la Pologne. C’est chose faite désormais.
Agnieszka Grudzińska
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Selon Szczuka, les femmes arborent, pendant les manifestations féministes d’aujourd’hui, la pancarte « J’en ai
marre. Mère-Polonaise ». L’abandon difficile de ce concept peut faire penser à la difficulté à traduire le titre
d’une cantate de J. S. Bach, Ich habe genug, ce qui veut dire à la fois « J’en ai assez » et « Je suis comblé »
(cantate composée à Leipzig en 1727 pour la fête de la Purification de Marie).
8
Manifestation organisée en Pologne par le Commissariat général polonais, le Ministère de la Culture, le
Ministère des Affaires étrangères et l’Institut Adam Mickiewicz et, en France, par le Commissariat général
français sous la direction de M. Guy Amsellem, le Ministère de la Culture et de la Communication et
l’Association française d’action artistique (AFAA). Le colloque a été organisé par Agata Araszkiewicz (Institut
des recherches littéraires de l’Académie polonaise des sciences de Varsovie) et Agnieszka Grudzińska
(Université Paris Sorbonne- Paris IV). Voir l’avant-propos de G. Amsellem.

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