News 20 – Mandat de gestion de fortune

Transcription

News 20 – Mandat de gestion de fortune
Genève, le 19 mai 2014
News 20/2014
Jurisprudence
Arrêts du Tribunal fédéral 4A 364/2013, 4A 394/2013 et 4A
396/2013, mandat de gestion de fortune
Mots clés
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Textes de référence
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Mandat de gestion de fortune
Définition du gérant de fortune dans le cas d’un avocat
Obligations d’information et de mise en garde d’un client inexpérimenté
Mode de calcul du dommage
Art. 398 al.2 CO
Art. 42 al.2 CO
1. Décision
B, infirmière de formation et qui travaillait comme personnel au sol pour Swissair, a hérité par testament de sa tante d’un patrimoine mobilier important et a décidé à la fin de l’année 1999 de mettre
fin à son activité professionnelle. C, avocat et qui était le conseil légal de la tante décédée, s’est occupé de la succession et de conseiller B pour le placement de sa fortune. Il lui a recommandé A, gérant de fortune indépendant, et a collaboré à la rédaction du mandat de gestion de fortune. Le montant des avoirs laissés à B par sa tante et déposés auprès de la banque E s’élevait à CHF 3'536'520 à
fin avril 2000. Le 14 juillet 2000, B fit verser sur ce compte le montant de CHF 375'000 provenant de
sa caisse de pension auprès de SR Group et s’est acquittée de l’impôt de succession s’élevant à CHF
1'282'716. Le solde du compte a été investi presque exclusivement en actions de grandes sociétés
cotées (« blue chips »), conformément aux termes du mandat de gestion conclu. Les parties n’ont
pas procédé à la définition du profil d’investissement de B mais ont convenu de deux objectifs, à
savoir que le portefeuille génère des revenus de CHF 100'000 par an pour B et que la performance
sur un horizon de temps de 10 ans s’élève à 10% par an. Le portefeuille de B a enregistré
d’importantes pertes au cours des 2 années qui ont suivi l’octroi du mandat et le 16 août 2002, B a
mis fin au mandat de gestion. Les pertes enregistrées sur le portefeuille après déduction des retraits
de B et des honoraires versés à A et à C se sont élevées à CHF 1'058'681.
Le 20 janvier 2014, B a intenté action en justice à Zurich contre A et C pour un montant de CHF
1'413'941 plus intérêts. Le Tribunal de première instance a admis très partiellement la demande à
hauteur de CHF 129'570, puis, sur recours de la demanderesse, la Cour cantonale a admis la demande à hauteur de CHF 639'982 et a également ordonné à A et à C de rembourser à B une partie
des honoraires qu’elle leur avait versés. Les 3 parties ont fait recours au Tribunal fédéral qui a réuni
les causes vu le lien étroit entre elles. Pour l’essentiel, le Tribunal fédéral a confirmé la décision de la
Cour cantonale en retenant les principes suivants :

C contestait qu’en sa qualité d’avocat, il ait été partie au mandat de gestion de fortune conclu
entre B et A et doive supporter une quelconque responsabilité pour l’activité de gestion exercée.
Le Tribunal fédéral, comme la Cour cantonale, a rejeté son argument en se fondant sur 3 éléments, à savoir :
•
C avait largement contribué à l’élaboration du mandat de gestion et à la définition de la
stratégie d’investissement ;
•
il avait joué un rôle de supervision de l’activité de gestion et en dehors de ses honoraires
pour son travail d’avocat, il avait également été rétribué sur un pourcentage des actifs gérés par A.

A et C contestaient ensuite avoir commis une violation de leurs obligations contractuelles en
ayant appliqué la stratégie d’investissement définie par écrit avec B et visant l’atteinte d’une performance moyenne de 10% par an sur un horizon de 10 ans par une politique d’investissement
axée sur les actions blue chips. Le Tribunal fédéral a maintenu la décision de la Cour cantonale
qui avait retenu une violation des obligations contractuelles par les défendeurs aux motifs suivants :
• la Cour cantonale a retenu que les défendeurs ne pouvaient pas établir qu’ils avaient procédé à l’établissement d’un profil d’investissement pour B qui a pour objectif d’établir la tolérance aux risques objective et subjective de l’investisseur. Or, pour le Tribunal fédéral,
l’existence d’un tel profil est d’une importance particulière pour s’assurer que l’investisseur a
compris les risques auxquels il s’expose, en particulier si, comme c’était le cas en l’espèce,
l’investisseur n’avait aucune formation ni expérience en matière financière.
• la Cour cantonale et le Tribunal fédéral ont considéré que la stratégie d’investissement retenue, à savoir l’investissement de la quasi-totalité du portefeuille en actions, était manifestement inappropriée pour B. Elle avait 54 ans, était infirmière de formation et n’avait jamais
disposé d’un patrimoine important ni été exposée aux investissements financiers et avait enfin besoin de sa fortune et des revenus qu’elle générait pour vivre, n’ayant plus d’activité
professionnelle ni de perspective de rente du deuxième pilier.
• les défendeurs affirmaient que B avait accepté la stratégie d’investissement en connaissance
de cause, non seulement car elle était mentionnée par écrit dans la convention, mais également dans le cadre de leurs entretiens avec elle. Ils affirmaient par ailleurs que B devait être
consciente des risques puisqu’elle avait reçu de la banque E auprès de laquelle les avoirs
étaient déposés la brochure standard sur les risques d’investissement et que finalement,
même si B n’avait pas de formation financière, il n’était pas compliqué de comprendre les caractéristiques d’investissements en actions blue chips. Le Tribunal fédéral a rejeté tous ces
arguments en considérant en substance que les demandeurs ne pouvaient établir la preuve
qu’ils avaient attiré l’attention de B sur les risques encourus, que ces risques étaient pourtant
particulièrement évidents vu la dépendance de B à sa fortune pour vivre, qu’on ne pouvait
considérer qu’une brochure générale de la banque sur les risques d’investissement était suffisante , ce d’autant que cette obligation incombait aux gestionnaires de fortune. Enfin, si des
investissements en actions blue chips n’étaient pas, en effet, spécialement compliqués, il
convenait de considérer que c’était l’impact possible de tels investissements pour B qui aurait dû faire l’objet de mises en garde particulières des défendeurs, lesquelles n’avaient pas
été établies.
• le Tribunal fédéral s’est ensuite demandé si l’investissement du portefeuille de B était nécessaire pour obtenir le rendement de CHF 100'000 par an requis par B et il a conclu qu’une
stratégie balancée comprenant 10% de placements monétaires, 45% d’obligations domestiques et étrangères et 45% d’actions permettait de répondre aux besoins en revenus de B
sans impliquer des risques excessifs. Se basant sur l’opinion d’un expert qui affirmait qu’une
règle de l’art était de n’allouer aux investissements en actions que le pourcentage correspondant à 100 moins l’âge du client, il a validé le principe qu’une politique de placement appropriée pour la demanderesse aurait précisément été composée de la stratégie balancée
précitée.

En ce qui concerne la détermination du dommage, le Tribunal fédéral a rappelé les principes de
sa jurisprudence, à savoir que le calcul doit prendre en compte les pertes et les gains manqués
éprouvés à la date de la résiliation du mandat en les comparant aux performances qui auraient
pu être obtenues par un gérant de fortune ordinaire exerçant son mandat avec soin. Dans ce
contexte, il a notamment retenu les éléments suivants :
•
la Cour cantonale n’avait pas violé le droit en comparant la performance réalisée avec celle
•
•
•

qu’aurait généré un portefeuille balancé composé de 10% de placements monétaires, 45%
de placements obligataires et 45% d’actions. La méthode de calcul retenue par la Cour cantonale (prendre la performance effectivement réalisée sur la partie actions et retenir un niveau moyen de rendement de 1% pour les placements monétaires et de 3% pour les placements obligataires) n’a pas été jugée arbitraire par le Tribunal fédéral ;
le Tribunal fédéral a rejeté l’argument des défendeurs selon lequel il aurait fallu déduire les
frais bancaires encourus sur le compte en raison du fait qu’ils n’avaient pas été établis de
manière claire en instances inférieures ;
les dates de calcul du dommage ont été fixées au début de la relation de gestion et quelques
jours après la résiliation du mandat par B. L’argument des défendeurs selon lequel la demanderesse n’aurait subi aucune perte mais réalisé un gain si elle avait conservé le portefeuille à
long terme comme prévu jusqu’à fin 2007 a été balayé par le Tribunal fédéral ;
finalement le Tribunal fédéral n’a pas retenu de faute concomitante de B comme demandé
par les défendeurs qui prétendaient que B aurait dû intervenir plus tôt si elle n’était pas satisfaite de l’activité de gestion, ceci « pendant le plus grand crash financier de l’histoire ». Il a
notamment retenu que A n’avait pas rempli ses obligations d’information et que c’est seulement au moment de la résiliation du mandat que B avait réalisé les risques pour elle et le
caractère inapproprié de la stratégie d’investissement.
Sur la question du remboursement des honoraires perçus par A et C, le Tribunal fédéral a, contrairement à la Cour cantonale, donné gain de cause aux défendeurs et considéré qu’ils pouvaient conserver les honoraires versés par B. En effet, dans la mesure où A et C doivent indemniser B pour les dommages subis du fait de leur mauvaise gestion, on doit considérer que le mandat est exécuté de manière conforme aux obligations des mandataires et les obliger à reverser
les honoraires encaissés reviendrait à enrichir indûment le mandant.
2. Commentaires
Cette jurisprudence de 26 pages constitue à n’en pas douter une décision de référence dans le domaine du mandat de gestion de fortune. Elle appelle les commentaires suivants :

en premier lieu, il convient de mettre en exergue l’importance essentielle de documenter
l’établissement du profil d’investissement du client et sa capacité à comprendre et à supporter
les risques objectifs et subjectifs débouchant sur une stratégie d’investissement. Plus encore que
l’arrêt 4A_140/2011, cette jurisprudence met en lumière le caractère essentiel de la définition
des besoins du client et de sa tolérance aux risques. On rappellera que ces points constituent
également des éléments essentiels de la révision de la Circulaire FINMA 2009/1 et des Directives
ASB sur le mandat de gestion entrées en vigueur en décembre 2013 (voir Alertes réglementaires
BRP 10/2013 et 28/2013). Dans cette perspective, le commentaire incident du Tribunal fédéral
sur la portée limitée de la brochure standard des banques sur les risques d’investissements ainsi
que l’absence de poids donné à la mention exprès des grandes caractéristiques de la stratégie
d’investissement retenue dans le contrat de gestion devrait inciter les établissements bancaires à
la prudence et à s’assurer que l’ensemble de la documentation contractuelle pour chaque client
permette d’établir l’existence du profil d’investissement et la compréhension par celui-ci des
risques effectivement encourus. Ainsi, le Tribunal fédéral semble indiquer que l’élément essentiel devant faire l’objet du devoir d’information n’est pas le risque lié à une catégorie de titres
mais bien l’impact du type de gestion sur la fortune du client. On ne peut que saluer cette vision
qui est somme toute très réaliste (à ce propos, voir News BRP 10/2012);

deuxièmement, on observera une fois de plus à quel point le résultat des décisions du Tribunal
fédéral est déterminé par les caractéristiques personnelles du client : alors que notre haute Cour
a tendance à prendre une « ligne dure » lorsque les investisseurs apparaissent comme fortunés
et/ou suffisamment expérimentés pour comprendre les risques encourus, ceci même lorsqu’une
politique de placement est inappropriée pour eux, il se montre protecteur pour les investisseurs
inexpérimentés et dépendants du placement de leur fortune (voir également à ce sujet le fameux
arrêt 4C 385/2006). Les banques et les gérants de fortune seront donc bien avisés de prêter une
attention toute particulière à l’éducation et à l’information (et à la documentation de ces faits !)
de leurs clients peu expérimentés en matière de gestion, y compris dans le cadre de successions ;

on retiendra qu’un avocat qui recommande un gérant, participe à la rédaction du contrat et
touche des honoraires (même relativement modestes) sur le patrimoine pour superviser
l’activité de gestion encourt la même responsabilité que le gérant lui-même et est considéré luimême comme un gérant. Il s’agit ici d’une évolution importante du concept même du gérant
dont les implications réglementaires devraient être prises en considération. Nous ne pouvons entièrement adhérer à la position exprimée par le TF. Le cumul des trois critères n’est à notre sens
pas suffisant pour qualifier cette activité de gestion de fortune. Le TF aurait pu fonder une responsabilité sur d’autres éléments.

nous sommes d’avis qu’il convient de ne pas accorder une importance excessive à « la règle
d’art » selon laquelle la part en actions d’un portefeuille devrait correspondre à 100% moins
l’âge du client. S’il est évident que l’âge du client est un facteur devant être pris en considération
dans une stratégie d’investissement, de nombreux autres critères entrent en ligne de compte,
comme les revenus professionnels et la fortune du client et sa capacité et sa volonté à supporter
une stratégie d’investissement sur le long terme qui, par essence, comprend un niveau de risque
(et sur le long terme de rendement) plus élevé. Il serait d’ailleurs intéressant de se demander
quelle politique de placement le Tribunal fédéral jugerait appropriée si le portefeuille de B devait
être investi aujourd’hui avec des placements monétaires et obligataires qui ne produisent pratiquement aucun rendement alors que les placements en actions génèrent des dividendes beaucoup plus élevés, mais sont évidemment exposés à d’importantes fluctuations de cours… Ceci illustre encore l’importance pour les gestionnaires de fortune de s’acquitter de manière très approfondie de leurs obligations d’informations et de mise en garde des clients.

sur la question du calcul du dommage, la présente jurisprudence rappelle les principes établis de
longue date en la matière et ne comprend pas de grandes surprises. On relèvera l’importance du
pouvoir d’appréciation qui revient aux instances inférieures chargées de la détermination de la
méthode du montant retenu. On rappellera aussi l’importance de chiffrer le dommage en se basant sur un portefeuille modèle (à ce propos, voir News BRP 9/2013).
3. Implications pratiques pour la fonction compliance
Pour toutes les banques de gestion de fortune, cet arrêt revêt une grande importance et il confirme
si besoin était l’importance pour les banques et les gérants de fortune de s’acquitter de manière
soigneuse et approfondie des obligations de documentation de la situation du client, d’établissement
d’un profil de risque et d’une stratégie d’investissement adaptée aux besoins du client et d’une mise
en garde bien documentée lorsque tel n’est pas le cas. Ces points doivent être suivis avec attention
par les services juridiques, compliance et gestion des risques des banques.
4. Implications mrr©
Cette décision sera répertoriée dans le cadre de la prochaine révision du mrr©.
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