Qu`est-ce que la métaphysique
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Qu`est-ce que la métaphysique
La mét aphysique A propos de Qu’est-ce que la métaphysique ? de Martin Heidegger Jean Roullier Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. Was ist Metaphysik ? Nous avons affaire à un composé insolite : un premier texte, la Vorlesung de 1929, que l’auteur a voulu encadrer par deux “ajouts” très nettement postérieurs : un Nachwort publié en 1943 et une Einleitung de 1949. Comment s’y prendre avec cet ensemble - à supposer qu’il s’agisse bien d’un ensemble - ? Quels rapports entretiennent ces trois textes ? Comment les deux “textes-cadres”, la Postface et l’Introduction, regardent-ils vers le texte premier, la Conférence ou le Cours inaugural ? Les deux constituent manifestement des relectures du premier. Ont-ils pour but de fixer la perspective interprétative adéquate, selon l’auteur, pour entendre convenablement le propos de la conférence (en dénonçant les mésinterprétations effectives ou possibles) ? En partie, peut-être, mais pas seulement et pas même exactement. Veulent-ils infléchir la lecture de la conférence dans un sens déterminé ? Ce serait supposer une initiale indétermination ou une équivoque, d’abord, dans son propos. Quelle indétermination, alors, quelle équivoque, et pourquoi ? Ou bien Heidegger revient-il sur ce texte premier pour rétrospectivement en dégager l’implicite ? Massivement : les deux textes-cadres, en faisant retour sur le propos initial, continuent-ils sur la lancée du texte premier ou bien la pensée, avec eux, se démarque-t-elle de son élan premier et exprime-t-elle une rupture ? On peut hésiter : le détail du propos invite à adopter non seulement tour à tour, mais même simultanément, ces deux hypothèses. Mais comment comprendre que le rapport entre ces textes puisse être à la fois continuation fidèle et rupture ? Ou bien on répondra en tranchant et ce sera alors soit au profit de la continuité et la fidélité à l’élan initial (on s’efforcera de voir la pensée développée dans l’Introduction de 1949 d’ores et déjà présente et agissante dès la Conférence de 1929) ; soit au profit de la rupture (on Skepsis La métaphysique Jean Roullier.doc © Delagrave Édition, 2002 1 insistera sur “le tournant” qu’au jugement de Heidegger lui-même, sa pensée a effectuée à partir de 1930). Ou bien on s’abstiendra de trancher pour éviter la question ou parce qu’on jugera être parvenu à une compréhension qui dépasse l’alternative entre fidélité et rupture. La réponse qu’on donnera à la question du rapport entre le texte premier et ses deux textes-cadres va dépendre, plus globalement, de la compréhension à laquelle on se sera arrêté de cette reprise que Heidegger n’a finalement pas cessé de faire de ses premiers textes décisifs : Was ist Metaphysik ? mais aussi, mais surtout Sein und Zeit - reprises dont témoignent, outre les deux textes-cadres dont le rapport au texte initial fait ici question, les nombreuses Randbemerkungen, “remarques marginales” ou “apostilles”, que l’auteur a notées sur les Handexemplaren de ses ouvrages. Car, pour la plupart, ces “remarques” condensent le résultat d’une relecture des textes initiaux, tout comme le font, de manière discursive et développée, la Postface et l’Introduction à Qu’estce que la Métaphysique ? Et, comme de telles apostilles accompagnent aussi ces deux derniers textes, nous avons au total, pour l’ensemble qui nous occupe ici, trois “états” ou “niveaux” d’interprétation de la pensée initiale : 1/ le texte premier 2/ les deux textes-cadres et 3/ les “remarques marginales”. C’est dire que la pensée de Heidegger se situe au coeur de ce mouvement de relecture, qu’elle a lieu dans la “nécessité” à laquelle obéit ce besoin de relire - que son “chemin de pensée”, envisagé dans sa globalité, est cette relecture. Par suite, de la compréhension de cette reprise (relecture, réinterprétation) va résulter la traduction qu’on se proposera de ces textes. Ici, traduire fait intimement partie de “la chose à penser”, de la façon dont “la chose” est ou n’est pas pensée, puisque, dans la manière de traduire va s’exprimer la façon dont l’esprit rapporte les relectures au texte initial et s’en représente la nécessité - donc : la façon dont l’esprit du lecteur entre dans l’intelligence de la méditation de Heidegger. Ne devons-nous pas même juger que la relecture que Heidegger effectue de sa pensée depuis son “état” initial constitue déjà une traduction : l’esprit du penseur “transposant” dans la formulation adéquate la “chose” qui d’abord fut interrogée et méditée dans un langage inapproprié ? On se convaincra alors qu’ici traduire et comprendre sont à ce point enchevêtrés et interdépendants, et déjà dans le texte original et sa langue, que les deux reviennent au même. De la Vorlesung prononcée par Heidegger le 24 juillet 1929 lors de sa nomination comme successeur de Husserl à Fribourg, il existe deux traductions françaises disponibles : la “vieille” traduction d’Henry Corbin publiée chez Gallimard en 1938 et la traduction plus récente de Roger Munier, publiée d’abord dans le n°14 du Nouveau Commerce en 1969, republiée ensuite avec des modifications en 1983, dans le Cahier de l’Herne consacré à Heidegger. Des deux textes-cadres, Nachwort et Einleitung, nous ne disposons que de la traduction de Roger Munier (publiée en 1968 chez Gallimard dans le recueil Questions I). Il y a, en langue française, au n°7 de la collection “les Intégrales de Philo”, 1981, édition Nathan, une présentation scolaire attentive, riche en perspectives thématiques et en détails, utile donc, du texte de la Conférence inaugurale (dans la traduction de Corbin), due à Marc Froment-Meurice. Skepsis La métaphysique Jean Roullier.doc © Delagrave Édition, 2002 2 Cette étude, toutefois, ne concerne que le propos de la Conférence ; les deux textes-cadres n’y sont évidemment pas ignorés, mais leur rapport au texte premier n’est pas interrogé et, globalement, le commentaire a tendance à placer la pensée questionnante de 1929 dans la perspective d’un “heideggerianisme” postérieur, d’apparence plus dogmatique - le va-et-vient fécond de la pensée entre interrogation et affirmation est déséquilibré au profit de l’affirmation - et il n’évite pas tout à fait un danger dont M. Froment-Meurice a pleinement conscience puisqu’il rappelle lui-même les “dangers de toute interprétation, spécialement quand on se propose de lire le passé (...) à la lumière du présent”1. Le commentateur s’appuie sur la “vieille” traduction de Corbin, mais il commente plutôt selon la perspective exposée dans la Postface et l’Introduction - fidèle en cela à la relecture du Heidegger des années 40 2. L’écart entre la pensée dans son premier “état” et sa ou ses relectures, c’est-à-dire la question que constitue cet écart, n’est pas expressément considérée. Dans la mesure où une traduction est déjà essentiellement une lecture, nous pouvons remarquer que le choix éditorial des éditions Gallimard (dans le recueil Questions I) qui a été de conserver, pour la Conférence, la traduction Corbin en l’encadrant des traductions plus récentes de Munier pour les deux textes accompagnateurs, n’escamote, lui, pas du tout cette question. Par ce procédé, le contraste est nettement marqué ; se trouve ainsi particulièrement accusée la différence entre deux “stades” dans l’évolution de la traduction française de Heidegger (et sans doute de la traduction française tout court : évoluant vers plus d’exactitude, de scrupule de littéralité, de prudence, essayant de serrer le texte d’origine et sa langue au plus près, renonçant partiellement à privilégier l’aisance dans la langue française)3. Ce choix éditorial, cependant, ne laisse pas seulement “se créer”, 1 Heidegger Qu’est-ce que la métaphysique ? Les Intégrales de Philo p.25 Dans les notes et commentaires dont il entoure la traduction de Corbin, M. Froment-Meurice, à de nombreuses reprises, commente, transforme, rectifie, la traduction. Celle-ci est ainsi enserrée dans ce qui est au moins une ébauche de retraduction. 3 Comment juger aujourd’hui la traduction de Corbin ? Posons la question carrément : est-elle utilisable ? D’abord, elle ne répond pas à ce souci de précision, de quasi-littéralité, qui maintenant dirige nos entreprises de traduction. Elle manifeste, par rapport à la lettre du texte original, une certaine liberté dont nous avons (peut-être malheureusement) perdu le sens et qui nous la fait juger trop approximative. Approximation liée à une “audace” dans la transposition qui n’aide pas toujours le lecteur à comprendre. Les traductions “réalité-humaine” pour Dasein et “l’existant” pour das Seiende sont devenues inacceptables, maintenant que nous ne pouvons pas ignorer combien Heidegger veut insister sur le rapport entre “da” et “sein” dans Dasein, et que das Seiende rendant le grec to on, le rapport du terme avec eïnaï, sein, être - et non pas exister - importe. Et que dire de la traduction du passage suivant : die Metaphysik ist das Grundgeschehen im Dasein. Sir ist das Dasein selbst (S.122) en : “(la métaphysique) est l’historial qui, fondement de la réalité-humaine, s’historialise comme réalité-humaine” (Qu.I, p.71) ? Ici, l’interprétation (avec le risque, le courage de penser soi-même qu’elle implique) 2 Skepsis La métaphysique Jean Roullier.doc © Delagrave Édition, 2002 3 pour le lecteur français, “intentionnellement” “une certaine disparité de style”, comme le notent les éditeurs4, il présente pour nous l’inconvénient de ne pas permettre au lecteur d’au moins constater que, si la méditation de Heidegger s’est modifiée ou infléchie, cet infléchissement s’est fait sous, avec et même au sujet des mêmes mots (Dasein, bien sûr, mais aussi das Seiende, die Stimmung). Cette “disparité” dans le “style” des traductions donne plutôt presque le sentiment de deux “états” de la pensée si distants et disjoints qu’on semble ne même pas, pas tout à fait, y parler la même langue. S’agit-il vraiment de changement de langage entre la pensée de 1929 et celle de 1943/49 ? Quand même nous le supposerions d’abord, la disparité des outrepasse le soin plus modeste de traduire. Et qu’est-il possible d’entendre avec “s’historialiser” ? Le principal est que la traduction de Corbin insiste du côté de “l’historialité”. Pour rendre l’allemand Da-sein heisst.... (S.115), par exemple, Corbin met : “Réaliser une réalité-humaine signifie”...(Questions I, p.62). Il accentue donc le verbal dans Dasein. C’est que sein, être, est entendu comme avoir lieu, advenir, geschehen ou ereignen. Dans son Avant-propos (Qu.I, p.15), le traducteur va bien dans ce sens quand il écrit qu’ “au sens le plus “actif” du verbe être”, la réalité-humaine (= le Dasein) “est sa présence”, ajoutant pour rendre tout à fait intelligible son interprétation : “la réalité-humaine réalise, effectue une présence réelle (Das Dasein ist sein Da)”. A partir de là, il est tentant de “comprendre” que le Da-sein, qui “est” son Là, effectue ce “Là” qu’il est. Par suite, il peut paraître légitime de localiser l’avoir-lieu de l’être, l’ereignen du Sein, dans l’avoir-lieu “en propre” du Dasein : dans son être-personnel et son être-libre, dans son se-réaliser librement en tant que soi-même, s’effectuer en tant que son propre “Là”. Or la conférence enseigne que l’accès à l’être a lieu via l’épreuve du néant. Aussi, quand nous lisons (traduction Corbin p.69) que “c’est dans le néant de la réalité-humaine que l’existant dans son ensemble arrive seulement à soi-même”, sommes-nous au comble de l’équivoque : le Da, le “là” de l’être serait-il l’advenir du Dasein à lui-même ? Et cet advenir-à-soi (librement) du Dasein serait-il le néantir du néant (das Nichten des Nichts) ? Le Dasein : est-ce donc lui qui “néantit” ? (Sartre n’est pas loin). Mais non! Car p.62 : “Sans la manifestation originelle du Néant, il n’y aurait ni être personnel ni liberté”. Plus encore p.66 : “Le finitif de cette finitude” (la nôtre) “creuse et ouvre un tel abîme dans la réalité-humaine que la finitude la plus profonde, celle qui nous est absolument propre, se refuse à notre liberté”. Plus profonde que la liberté finie de l’homme, s’agirait-il finalement de la finitude de l’être ? En ce sens, il y a bien peutêtre l’affirmation de la page 115 du texte allemand : Das Nichts (..) gehört ursprünglich zum Wesen selbst. Mais de quoi s’agit-il avec ce Wesen selbst ? Ce “déploiement d’essence” est-il affaire du Dasein ou de l’être lui-même ? C’est seulement en marge du texte de la cinquième édition, 1949, que Heidegger précise : Wesen = verbal; Wesen des Seins. Nous sommes cette fois-ci clairement invités à comprendre que l’être est un avoir-lieu, un ereignen , essentiellement limité. Il n’est donc pas sûr que l’équivoque que comporte, au moins un temps, la traduction de Corbin - une hésitation à engager la compréhension vers ce qui deviendra la position de Sartre dans l’Etre et le Néant (la liberté comme subjectivité néantissante) ou vers la thèse, que Heidegger n’a clairement déclarée qu’ultérieurement, de l’identité de l’être et du néant comme “rien d’étant” - soit due seulement à la traduction. Il se peut qu’elle ait été inévitablement provoquée par la formulation dans laquelle Heidegger lui-même tente, en allemand, de penser originalement le néant. 4 Questions I et II (collection “Tel” Gallimard, 1990), p.7 Skepsis La métaphysique Jean Roullier.doc © Delagrave Édition, 2002 4 traductions et même de l’esprit dans lequel elles ont été faites - ce qui, évidemment, ne met nullement en cause ni la compétence ni le discernement des traducteurs - est ici telle que, dans le fragile équilibre entre continuité et rupture, la rupture prend à ce point le dessus que la modification de la pensée de son premier “état” à son “état” postérieur n’est tout simplement plus lisible. Comment suivre le pas qui conduit du premier au second “état” si les maîtres-mots sont rendus ici par “l’existant”, là par “l’étant”, ici par “la réalité-humaine”, là (laissé non traduit) par Dasein, ici par “tonalitéaffective”, là par “disposition” ? Si le “tournant” d’un “premier” Heidegger à un Heidegger “n° 2" n’est pas rendu lisible par ce contraste des deux “générations” de traducteurs, ce défaut disparaît évidemment quand on lit l’ensemble des trois textes en remplaçant la traduction Corbin de la conférence inaugurale par la re-traduction Munier : l’esprit de la traduction demeure alors partout le même (un souci constant d’être au service du texte allemand exact, de le rendre avec une fidélité presque littérale, une sobriété dans la traduction en correspondance avec la simplicité concentrée des formulations allemandes). Mais ne bute-t-on pas sur un inconvénient inverse : croire que l’infléchissement ultérieur de la pensée de Heidegger était tout naturellement inscrit dans le premier état de sa méditation et presque déjà dans sa formulation textuelle ? Munier n’a-t-il pas tendance à infléchir précisément la traduction dans ce sens, à anticiper par conséquent sur le “tournant” qui conduit au “second” Heidegger, en faisant certains choix de traduction ? Ainsi pour la phrase-clé de la Vorlesung : Da-sein heisst : Hineingehaltenheit in das Nichts (S. 115 5), il rend Hineingehaltenheit par “instance” ; ce faisant, au lieu de mettre en valeur le halten dont le ton et les modulations (Haltung, verhalten, Halt), qui donnent à entendre le “comportement”, la “tenue”, “l’attitude”, traversent pourtant tout le texte de la conférence, il accentue le propos en direction d’un “sistere” proche de l’allemand stehen qui est peu présent dans la Vorlesung, mais qui devient déterminant dans la relecture de l’Einleitung, avec la Inständigkeit et le Innestehen de la S. 374, termes qui sont à cette page destinés à caractériser le Dasein comme existence au regard de “l’ouverture de l’être”. Pourquoi cette accentuation vers le rapport Dasein - existence, alors que la Conférence parlait d’un comportement à l’égard du néant ? Parce que, sous “l’instance dans le rien”, Munier lit déjà (ou veut déjà lire) “l’insistance” (comme il traduit die Inständigkeit) du Dasein existant, son “in-stance” (ainsi rend-il das Innestehen) dans l’ouverture de l’être ; donc, parce que, sous “le rien” de la conférence, il veut déjà lire “l’être” - suivant en cela le Heidegger de la Postface et de l’Introduction6. Mais le Heidegger de la conférence ? Que dit 5 Les trois textes allemands sont lus et cités dans dans la Gesamtausgabe , Band 9, Wegmarken, durchgesehene Auflage 1996, Vittorio Klostermann. 6 Reconnaissons que R. Munier justifie tout autrement sa traduction de Hineingehaltenheit : le terme, écrit-il, “désigne le fait de se tenir dans le rien, mais en étant déjà comme détenu par lui”. De là la traduction de Hineingehaltenheit par Skepsis La métaphysique Jean Roullier.doc © Delagrave Édition, 2002 5 textuellement la conférence au sujet du rapport entre être et rien ou néant ? S.115 : Das Nichts (...) gehört ursprünglich zum Wesen selbst, “l’essence de l’être-même comporte dès l’origine le Néant” (traduisait Corbin), “le rien (...) appartient originellement à l’essence elle-même”, rend plus fidèlement Munier. Qu’est-ce à dire ? Que dieses Nichts west als das Sein (Nachwort S.306), que “ce rien déploie son essence en tant que l’être” ? Autrement dit, que “le néantir du néant ‘est’ l’être” (Séminaire du Thor de 1969, protocole de la séance du 9 septembre, dans Questions IV, p.296) ? Ou bien que ce rien marque la finitude de l’être lui-même, que l’épreuve du néant est expérience de cette finitude de l’être (et non pas seulement de “l’homme”) ? A lire la conférence seule, n’est-on pas tenté de souscrire plutôt à la seconde interprétation ? La traduction de Munier insiste un peu - à peine - en direction de la première7, donc en direction d’une identification du néant qu’envisage thématiquement la conférence avec l’être, ce que ne fait pas Heidegger dans le texte de 1929. Allons même jusqu’à dire qu’il n’a pas alors cette identité précisément en vue - sinon on comprendrait mal que la conférence se conclue en affirmant que l’épreuve du néant nous libère pour la Grundfrage der Metaphysik, c’est-à-dire qu’elle nous “affranchit des idoles” auprès desquelles chacun cherche d’ordinaire à “se dérober”, refuge ou dérobade qui empêche que se déploie notre disposition fondamentale à interroger l’étant als solches, “en tant que tel”, et im Ganzen, “en totalité”. Autrement dit, de l’épreuve du néant et seulement en passant par elle et en la refaisant, “remonte” avec “constance” l’interrogation métaphysique fondamentale. En résumé, entre le texte premier et les textes-cadres il y a indiscutablement infléchissement de la pensée. Nous devons juger que la possibilité de cet infléchissement est contenue dans le texte premier, qu’elle est “portée” par lui - mais elle n’y est pas textuellement inscrite. Entre 1929 et les années 40, les mêmes “mots-clés”, mais leur entente s’est modifiée. Conférence de 1929 : Da-sein signifie : Hineingehaltenheit in das Nichts. Introduction ajoutée en 1949 : l’essence du Dasein, le mot qui convient le “instance” “à prendre à la fois au sens de in-stare et dans une acception proche de celle qu’il a dans la locution adverbiale [sic] “en instance de...” “ (l’Herne Martin Heidegger 1983 p.57). Mais quel rapport entre cette “instance” (même doublement comprise) et se tenir dans- en étant déjà comme détenu par- ? 7 En infléchissant la traduction vers la première interprétation - “la thèse : Etre : Rien : Même”, selon la formulation ramassée qu’on en trouve dans un des “protocoles” du Séminaire du Thor de 1969 (Questions IV, p.298) - , Munier est conduit à laisser entendre que, “dans le Rien”, le Dasein existant trouve une insolite assise ou stabilité (ek-sistence, stance, stabilité). Ainsi, là où la Vorlesung dit (S. 112) : die Angst lässt uns schweben, Munier rend par “l’angoisse nous tient en suspens” . Autre exemple : das Sichloslassen in das Nichts (S. 122), littéralement : le se-laisser-échapper, le se-lâcher dans le néant, est rendu par “se laisser gagner au rien” (Corbin, ici, traduisait plus fidèlement : “lâcher prise soi-même dans le Néant”). C’est précisément ce “lâcher prise” qui est un peu passé sous silence (au profit d’une assise “gagnée” dans l’ouverture de l’être par l’épreuve du “rien”). Mais ce ne sont là sans doute que d’infimes nuances... Skepsis La métaphysique Jean Roullier.doc © Delagrave Édition, 2002 6 mieux pour la nommer pourrait bien être : Inständigkeit. Un même mot, deux ententes, deux “traductions”, distinguées par un infléchissement de la pensée. L’association en un même recueil des traductions Corbin et Munier garde cet infléchissement non lisible - la seule traduction Munier veut un peu trop inscrire cet infléchissement dans le texte même de la conférence initiale. On l’aura compris : l’entreprise de traduire adéquatement (et de comprendre) “l’ensemble” que forment les trois textes doit passer par la réponse à ces questions : vers quelle modification dans le rapport aux mots la méditation de Heidegger s’est-elle infléchie après les années 30 (avec “le tournant”) ? Dans quelle langue doit se dire cette modification du rapport aux mêmes mots, cette re-pensée du même ? Est-il même une langue, un langage, pour la dire, c’est-à-dire la traduire ? A ces questions on ne saura répondre qu’une fois qu’on aura saisi pourquoi cette modification a été nécessaire. Heidegger écrit en avril 1962 au père Richardson qui était en train d’achever un ouvrage sur le penseur : “La distinction que vous faites entre Heidegger I et Heidegger II est justifiée à la seule condition que l’on prenne garde à ceci : ce n’est qu’à partir de ce qui est pensé en I qu’est seulement accessible ce qui est à penser en II, mais le I ne devient possible que s’il est contenu en II”8. Formulation du “tournant”, dont nous pouvons noter la complexité ! A quoi donne accès “ce qui est pensé en I”, par un accès qui, toutefois, n’est reconnaissable et viable qu’à partir de ce à quoi il donne issue, donc rétrospectivement ? Qu’y a-t-il dans “ce qui est pensé en I” qui, à la fois, donne déjà issue et empêche encore que ce donner-issue se découvre et se réalise ? Pourquoi donc continuité et rupture ? En quoi, par conséquent, la pensée qu’expose la conférence de 1929 rend-elle possibles et bloque-t-elle les relectures que formulent vingt ans plus tard la postface et l’introduction à cette conférence ? L’aperçu qui suit voudrait proposer une réponse (qui prédispose à la tâche, forcément personnelle, singulière, de traduire ces textes). Une réponse ne peut être dégagée que d’un examen (qui sera ici évidemment sommaire) de la logique qui dirige le propos de la conférence. La validité de cette réponse doit ensuite être vérifiée : ce dont sera chargé un examen (tout aussi sommaire) de ce sur quoi, globalement, l’accent modificateur est mis avec la postface, puis l’introduction. I. Le texte premier : la Conférence de 1929 La méditation de Heidegger, la pensée de la Seinsfrage, était-elle en attente d’elle-même “depuis toujours” ou bien ne pouvait-elle faire irruption qu’en un temps déterminé ? Je crois commode et j’espère éclairant d’envisager la chose de la façon suivante. Le temps de la philosophie comme métaphysique est le temps du principe, le temps où le tout de la réalité “intra-mondaine” est “vécu” et 8 traduction française dans Questions IV, p.188. Skepsis La métaphysique Jean Roullier.doc © Delagrave Édition, 2002 7 représenté, conçu, interprété, connu, comme subordonné au règne d’un principe unique qui est aussi commencement fondamental (en grec : archè) ce pourquoi le savoir fondamental de la réalité, savoir architectonique, est structurellement métaphysique, la métaphysique étant premièrement théologie, théologie spéculative, et secondement physique (cf Aristote). L’écroulement de la primauté de la théologie spéculative (Kant) va de pair avec l’effondrement du gouvernement métaphysique du savoir. Quand Heidegger écrit dans sa conférence de 1929 que “l’enracinement des sciences dans leur fondement essentiel est bien mort”9, il ne veut pas dire que la métaphysique est morte, mais qu’elle a définitivement perdu son statut de pensée-qui-commande, que, par elle-même, elle ne gouverne plus et n’est plus capable de gouverner essentiellement l’entreprise de savoir. Mais la primauté de l’archè ne peut avoir lieu (prendre l’initiative et réaliser son commandement) que sur la “base” de conditions qui en précèdent l’instauration, de telle manière cependant que son instauration, en les “dépassant” et prenant par rapport à elles un “nouveau départ”, les “ignore” ou les “oublie” nécessairement. Quand le commandement initiateur et architectonique de la métaphysique s’effondre, ces “précédents” que, dans son instauration (à partir de Platon et d’Aristote), l’initiative philosophique a ignorés, reviennent en force et ils exigent désormais , après qu’a vécu le temps du gouvernement métaphysique du savoir, d’être eux aussi, et à titre de précédents, pris en considération, de devenir thèmes de la pensée et objets du savoir10. Il semble légitime de juger que l’étude de ces “précédents” caractérise cet ensemble de savoirs dont il est malaisé de saisir l’unité interne et que, faute de mieux, nous appelons “les sciences humaines”. Heidegger n’est donc ni le seul ni le premier à avoir éprouvé à vif cette situation où la direction métaphysique du savoir venant à faire défaut, ce qui en a précédé l’établissement et n’a pas cessé d’en conditionner secrètement la possibilité revient et occupe “l’ordre du jour” ; il n’est ni le seul ni le premier à avoir entrepris une méditation qui vise “l’en-deçà” de la métaphysique. Mais le génie de Heidegger est d’avoir d’emblée dit et pensé cette situation dans la langue de la métaphysique, c’est-à-dire la langue de l’être - alors que les “sciences humaines” considèrent avec méfiance cette “langue”, ne lui accordant aucune validité a priori. Il a ainsi porté, transporté, cette situation jusqu’à l’évidence - évidence pour ceux dont l’intelligence a été formée à (se) parler dans la langue de l’être - lui donnant l’évidence d’une question philosophique : précisément, la “question de 9 Dagegen ist die Verwurzelung der Wissenschaften in ihrem Wesen abgestorben WiM ? S. 104 - cité ici dans la traduction Munier, l’Herne p. 48. 10 Comme précédents qui en conditionnent la possibilité et qui se “font oublier” dans et par l’instauration-même dont ils conditionnent la possibilité : pour la philosophie comme platonisme, la pensée pré-socratique et globalement la Grèce pré-classique. Pour le primat de la conscience, l’inconscient et le “pré-conscient”. Pour la raison et la logique, le mythe, etc. Skepsis La métaphysique Jean Roullier.doc © Delagrave Édition, 2002 8 l’être”, c’est-à-dire la question que constitue “l’oubli de l’être”11. En visant à une re-compréhension essentielle de la métaphysique (savoir de l’être) depuis la saisie des précédents “pré-ontologiques” qui en conditionnent radicalement la possibilité - c’est l’entreprise entamée par Etre et temps, de saisir “le sens de l’être” à travers une “ontologie fondamentale” du Dasein en “radicalisant” une “tendance qui appartient par essence au Dasein luimême, l’entente pré-ontologique de l’être”12-, Heidegger n’a pas ramené cette situation problématique dans le cadre, les représentations, les jugements et principes d’une métaphysique “dépassée” parce que devenue impuissante, il a donné à la métaphysique, globalement, une autre impulsion, un élan renouvelé, il a oeuvré à lui donner un “autre commencement”. Ce par quoi il a pour ainsi dire “sauvé” la métaphysique dans le tout de son développement historique, von Anaximander bis zu Nietzsche13. Est-il néanmoins exact de dire que “l’abandon de la pensée en son mode philosophique ne conduit nullement Heidegger au dépassement de la métaphysique, mais bien plutôt à son appropriation”, comme l’écrit Françoise Dastur dans son Heidegger et la question du temps (collection “Philosophies”, PUF, troisième édition, 1999) ? C’est en réalité un peu plus complexe. Parce qu’il a formulé son interrogation dans la langue de l’être, la méditation de Heidegger était dès le départ vouée à l’équivoque : car, si la langue de l’être est la langue de la métaphysique, il disait métaphysiquement un autre “commencement” pour la métaphysique. En même temps qu’il pouvait penser “renouveler” la métaphysique, la “restaurer” - la ré-instaurer - sur un fondement autre et plus radicalement pensé (que “le divin” de la théologie spéculative), voire la “révolutionner” et par là réaliser son appropriation, il devait aussi juger que son interrogation radicalisée conduisait à un dépassement de cette même métaphysique. Certes, l’intention première de Heidegger n’est pas de “dépasser la métaphysique”, si par cette expression on veut entendre la déposer là (comme on dépose un puissant qui a perdu son pouvoir) et passer à quelque chose de plus relevé (à une forme plus puissante encore de gouvernement, à un “super-principe”) ; son intention est de l’établir sur un autre fondement, sur une compréhension autre, renouvelée, radicalisée et enrichie, du “fondement”, afin que la philosophie (qui, pour Heidegger, coïncide exactement avec la métaphysique) redevienne - autrement, du “fond” d’une plus radicale ancienneté - l’instance rectrice pour l’entreprise de savoir. Mais pour cette ré-instauration justement, l’interrogation en direction du “fondement” doit être radicalisée : la pensée questionnante doit par conséquent porter (ou, au moins, viser) d’emblée au-delà de l’interrogation strictement métaphysique. Comme, selon Heidegger, la métaphysique interroge et vise “l’être de l’étant”, son “être” étant représenté comme 11 Première phrase du premier § de Etre et temps : “La question de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli”. 12 Etre et temps, § 4, p.39 (Sein und Zeit S.15) 13 Einleitung zu “Was ist Metaphysik ?”, S.369. Skepsis La métaphysique Jean Roullier.doc © Delagrave Édition, 2002 9 “fondement” (Grund, archè, principe), le questionnement de Heidegger vise, dans “l’être”, et l’être de l’étant et le “précédent” qui, “oublié” de la métaphysique, rend cependant possible la visée de l’être de l’étant. Et, dans le “fondement”, il vise l’être et comme Grund et comme ce “précédent” qui rend possible la conception de l’être comme fond ou . Précédant l’être comme être de l’étant, de quoi peut-il être question sinon de ce qui, envisagé depuis l’étant, n’est rien, rien d’étant et cependant est ? Précédant l’être comme Grund, quoi ? - sinon, envisagé depuis la principialité du principe, l’absence de Grund, le “sans pourquoi” du “néant”-de-principe qui cependant fonde ? Le néant ainsi envisagé, comme nichts vom Seienden 14, est le thème de Was ist Metaphysik ? L’“inessence du principe”, que Heidegger pense découvrir d’abord dans la liberté comme Ab-grund des Daseins 15, comme “abîme du Dasein”, est le thème du traité Vom Wesen des Grundes, conçu la même année que Was ist Metaphysik ?16. Comment - selon quelle logique - la conférence fait-elle apparaître ce “rien” qui cependant est, comment en démontre-t-elle la réalité (ou présence) originaire ? Qu’en résulte-t-il pour l’équivoque inscrite initialement dans l’entreprise de Heidegger ? Heidegger y revient plusieurs fois : une des méprises fréquentes à propos de sa conférence a été d’y lire une “philosophie du sentiment” : l’affirmation, en d’autres termes, d’une priorité de “l’affectif” sur le “logique”. Ce serait donc une erreur de croire que la rigueur de la pensée qu’il expose et développe soit d’ordre psychologique, même si elle en appelle - et décisivement - à des Stimmungen et même si l’auteur écrit que 14 précision donnée par l’apostille b à la Seite 306 du Nachwort zu “Was ist Metaphysik ?” 15 vom Wesen des Grundes S. 174. “L’inessence du principe” rend das Unwesen des Grundes. 16 Heidegger a lui-même dit la proximité entre les deux ouvrages dans un bref Vorwort (non encore traduit en français) qu’il a ajouté à la troisième édition (1949) de Vom Wesen des Grundes (Wegmarken S. 123). Traduction approximative de ce Vorwort : “Le traité De l’Essence du fondement prit forme l’année 1928, en même temps que la conférence Qu’est-ce que la Métaphysique ? Celle-ci pense le néant, celui-là nomme la différence ontologique. Le néant est le ne...pas de l’étant et ainsi il est l’être expérimenté depuis l’étant. La différence ontologique est le ne...pas entre étant et être. Mais l’être en tant que le ne...pas pour l’étant n’est pas un néant au sens du nihil negativum, pas plus que la différence comme ne...pas entre étant et être ne se réduit au produit d’une distinction de l’intellect (ens rationis). Le ne..pas néantissant du néant, d’un côté, et le ne...pas néantissant de la différence, de l’autre, ne sont certes pas une seule et même chose; ils sont pourtant le même au sens de ce qui s’apparie dans le déploiement de présence de l’être de l’étant. Ce même est la chose à penser, que les deux écrits, rédigés dans des intentions différentes, s’efforcent de porter à la connaissance sans en être capables. Et si, à cette même chose qui attend depuis deux décennies, les gens qui méditent entreprenaient de répondre enfin par la pensée ?” Skepsis La métaphysique Jean Roullier.doc © Delagrave Édition, 2002 10 par sa mise en question radicale “l’idée même de la “logique” se dissout dans le tourbillon d’une interrogation plus originelle”17. Comme pensée rigoureuse, elle obéit bien à une logique, mais qui, ne se réduisant pas à la seule logique “de l’entendement”, ne cherche cependant pas refuge dans la “profondeur” des affects et des sentiments. Essayons de faire ressortir cette rigueur plus radicale, selon Heidegger, que ce qu’on se représente d’ordinaire comme “logique”. Explicitement, Heidegger veut montrer que, si l’affaire des sciences est “l’étant lui-même” - “et rien d’autre” -, ce “rien” dans la formulation ne représente pas une insistance rhétorique superflue, mais, tout au contraire, cette “chose” première par rapport à laquelle il devient d’abord possible de se rapporter à l’étant “comme tel”. S. 114 : Dieses von uns in der Rede dazugesagte “und nicht Nichts” ist aber keine nachgetragene Erklärung, sondern die vorgängige Ermöglichung18 der Offenbarkeit von Seiendem überhaupt - “Ce “et non pas rien” ajouté par nous dans le propos n’est cependant pas une explication additionnelle, c’est au contraire la possibilisation préalable pour que se manifeste de l’étant en général”. Cela, il veut le montrer, le démontrer. Comment ? Par un effort interrogatif, analytique et phénoménologique pour faire retour de “s’occuper de l’étant lui-même”, qui est présenté comme l’affaire du wissenschaftlichen Daseins, de “l’existence vouée à la science”, à ce qui “possibilise” au préalable un tel affairement et un Dasein ainsi déterminé. Suivons les étapes de cette “remontée” jusqu’à la “condition première de possibilité”19 17 Qu’est-ce que la métaphysique ? traduction Munier, l’Herne p.54 Dans cette voraängige Ermöglichung, Heidegger lit (après 1949) Sein. Cf l’apostille c de la Seite 114 : “d.h. Sein”. Relecture! 19 Dans une conférence devenue article, intitulée “ L’angoisse et l’ennui. Pour interpréter “Was ist Metaphysik” ”, Archives de philosophie, tome 43, Paris, 1980, en première partie, Jean-Luc Marion propose comme lecture cursive de la conférence de 1929 une re-formulation précise du mouvement de pensée qui s’y accomplit. Cette re-formulation recoupe en grande partie ce qui va en être dit ici. Le mouvement est résumé ainsi : “pour passer d’une scientificité strictement régionale et ontiquement assurée à l’être de l’étant, l’itinéraire passe par l’affrontement au Rien/ Néant” (p.123). M. Marion dit bien la rigueur de ce mouvement de pensée. Deux “détails”, toutefois, éloignent la présentation que fait M. Marion de la nôtre : 1/ “Scientificité strictement régionale”, affirme Marion. Oui, mais il “oublie” l’affirmation d’une non-préséance de telles sciences sur telles autres, donc d’une certaine équivalence entre elles , par où leur “régionalité” n’apparaît plus si absolue - ce qui nous paraît décisif. 2/ Dans l’économie du propos de Heidegger, M. Marion accorde à l’ennui, “l’ennui profond”, une importance qui peut légitimement passer pour exagérée. La Stimmung de l’ennui authentique n’est pas présentée par Heidegger ici plus que comme un exemple. Autre exemple : la joie. Certes, M. Marion insiste sur l’ennui pour préparer les esprits à la suite (interrogative) de son développement personnel : si l’expérience de l’être via le Rien de l’angoisse répond à une Anspruch, à une “revendication”, de l’être lui-même, l’ennui ne peut-il pas être pensé comme cette Stimmung qui ne répond pas à cette “revendication” ou qui lui répond, paradoxalement, par l’indifférence ? Peut-être - mais nous nous écartons alors de la logique du propos de Heidegger. Et, de cette “revendication de l’être”, il 18 Skepsis La métaphysique Jean Roullier.doc © Delagrave Édition, 2002 11 Heidegger envisage d’emblée “la science” dans une perspective ontologique et “existentiale” : plutôt que comme représentation (exacte, opérante, théorique, etc) de la réalité, elle est comprise avant tout comme comportement - la science déterminant le Dasein20, lequel est alors wissenschaftliche Dasein - : ce qui caractérise l’attitude (Haltung) scientifique déterminée, c’est qu’elle se comporte en se rapportant (sich verhält) à l’étant, à l’étant lui-même et pour lui-même (pour son “être”)21 . Mais l’étant lui-même, c’est et l’étant en tant que tel étant déterminé (ceci, cela, la nature, l’histoire) et l’étant en tant qu’étant (sans qu’on prenne en compte particulièrement s’il s’agit de ceci ou de cela), l’étant “en général” ou “globalement” (überhaupt). Si l’existence scientifique se rapporte à l’étant en tant que déterminé (tel étant), il en découle que “la scientificité” est “strictement régionale”22, qu’il y a donc en fait des sciences et que “la manière dont chacune traite son objet est profondément différente”23. Mais, parce que l’existence scientifique se rapporte à l’étant lui-même, cette visée plurielle d’étants déterminés doit s’accompagner d’un rapport à l’étant “en général”, quel qu’il soit, pourvu qu’il soit lui-même : und doch - in allen Wissenschaften verhalten wir uns (...) zum Seienden selbst24. D’où une seconde caractérisation des sciences : “précisément du point de vue des sciences, il n’est pas un domaine qui ait de préséance sur l’autre”25. Parce que l’existence scientifique est comportement déterminé à l’égard de l’étant lui-même, ce comportement implique une part d’indétermination (son rapport à l’étant “en général”), qui se réduit ici à une équivalence indifférente entre les domaines des sciences (pas de sciences plus scientifiques, plus essentielles, que d’autres - pas de hiérarchie “métaphysique” entre les sciences). Il en résulte implicitement ceci : pour être et pouvoir être ce sur quoi le comportement scientifique prend sa direction et trouve ses directives, l’étant, c’est-à-dire l’étant lui-même, doit être l’objet d’un comportement qui se rapporte à lui à la fois comme déterminé, donc “régionalement”, et überhaupt, donc comme un ensemble où les déterminations particulières sont indifférentes. Mais, si “l’enracinement des sciences dans leur fondement essentiel est bien mort”, est explicitement question dans la postface de 1943 (cf Nachwort S.309), pas encore dans la conférence. 20 Unser Dasein (...) ist durch die Wissenschaft bestimmt (WiM ? S.103) 21 D’où : la science “donne le premier et le dernier mot à la chose même. En une telle soumission (...) s’accomplit un assujettissement, spécifiquement délimité, à l’étant lui-même, selon lequel c’est à celui-ci qu’il revient de se manifester” (traduction Munier p.48 de WiM ? S.104) 22 comme l’écrit J-L Marion dans son article l’Angoisse et l’ennui (cité dans la note précédente). 23 Die Behandlung ihrer Gegenstände ist grundverschieden (WiM ? S.104) 24 WiM ? S.104 : “et pourtant - dans toutes les sciences nous nous rapportons (...) à l’étant lui-même”. 25 Gerade von den Wissenschaften aus gesehen hat kein Gebiet vor dem Anderen einen Vorrang (WiM ? S.104). Skepsis La métaphysique Jean Roullier.doc © Delagrave Édition, 2002 12 en d’autres termes si l’architecture métaphysique du savoir n’a plus cours, le rapport du comportement scientifique à l’étant en général échappe aux sciences. (Sous-entendu : pas de recours scientifiquement valide à un dieu comme principe unique qui commanderait à l’étant dans son ensemble). Un rapport à l’étant “en général” (überhaupt), affranchi de toute détermination particulière ; c’est-à-dire à l’étant “dans son tout” ou plutôt “en tout” (im Ganzen)26, à son tour, pré-suppose un rapport à une indétermination absolue par contraste “répulsif” avec laquelle, seule, l’étant peut être “éprouvé” im Ganzen. Par rapport à l’étant “en son tout”, cette indétermination absolue doit être le néant entendu littéralement comme “rien du tout” - die vollständige Verneinung der Allheit des Seienden (S.109), “la négation complète de la totalité de l’étant”. Ce que pré-suppose, pour être possible, le comportement scientifique, échappe toutefois à son rapport caractéristique à l’étant (sinon sous la forme dérivée et négative de l’équivalence indifférente entre les domaines des sciences). Par conséquent, la condition de possibilité préalable du “Dasein scientifique” n’est pas de l’ordre de la détermination scientifique, elle caractérise un rapport à l’étant plus global et plus radical (ou “profond”). Les sciences ne sont les sciences déterminées qu’elles sont qu’à la condition de ce “précédent” qui leur échappe, mieux : dont “l’échappée” assure leur détermination, donc leur scientificité. C’est pourquoi il faut rigoureusement affirmer : die Wissenschaft will vom Nichts nichts wissen (S.106). De l’indétermination absolue, “la” science ne veut rien savoir, cette volonté-de-n’en-rien-savoir l’assurant comme science. En fonction de ce raisonnement, l’affaire de Heidegger est de montrer l’existence effective, et même constante, de ce rapport plus “profond”. Le “problème” étant posé dans les termes d’une tension entre détermination et indétermination, la “solution” est trouvée dans ces Stimmungen qui nous font éprouver une indifférence (Gleichgültigkeit) “confondant” toutes choses, affranchissant ainsi de la détermination (par exemple, l’ennui précisément “profond”27 ou la joie) - et, au plus “profond” de ces Stimmungen, dans la Grundstimmung der Angst par laquelle nous faisons l’épreuve du néant - entendons (conformément à ce qui précède) : l’épreuve de ce “rien-du-tout” qui repousse de “soi” le tout de l’étant et ainsi, répulsivement, en “dévoile” le tout dans l’expérience de “l’étant qui s’engloutit en son tout”, “en bloc”. 26 à comprendre par opposition à “régionalement”, et non pas, bien sûr, comme résultat d’une totalisation. Corbin rendait das Seiende im Ganzen par “l’ensemble de l’existant” - Munier dit : “l’étant dans son ensemble”. Faute de mieux, nous dirons “en son tout”. 27 c’est-à-dire celui qui est plus “profond” ou radical et global que tout ennui “déterminé”, lequel a un objet plus ou moins déterminé (tel livre, tel spectacle, etc). De la même façon et selon la même logique, l’angoisse (die Angst) est ensuite rigoureusement distinguée de la crainte (die Furcht) - Angst ist grundverschieden von Furcht (S.111) - parce que la crainte a un ou des objets déterminés alors qu’avec l’angoisse est éprouvée “l’essentielle impossibilité de la détermination”. Skepsis La métaphysique Jean Roullier.doc © Delagrave Édition, 2002 13 Au mouvement de pensée ainsi présenté correspondent des “séquences” décisives de mots et de sens : face au registre du comportement déterminé (Haltung, Halt, sich verhalten), la tension entre détermination et indétermination déploie tout son vocabulaire (Bestimmung, bestimmen, Gestimmtheit - Unbestimmtheit, Fehlen der Bestimmtheit, Unmöglichkeit der Bestimmbarkeit), avec, au coeur du propos, le registre de la Stimmung (Stimmung et Grundstimmung). Comment la Haltung du “Dasein scientifique” peut-elle tenir entre Bestimmung (reconnue et voulue) et Unbestimmtheit (dont “la science ne veut rien savoir”) ? Quant aux mots, la réponse de Heidegger repose sur la parenté lexicale (ou le “jeu” de mots) entre le radical -stimm et le phénomène de la Stimmung, grâce à quoi la Grundstimmung de l’angoisse vient rendre compte de cette tension, constitutive de “la science”, et constitutive par le fait que la science l’“ignore”. Car, comme la Stimmung de l’ennui profond, et plus radicalement encore que celle-ci, la Grundstimmung de l’angoisse “se détermine par son indétermination même”28. Le phénomène de la Stimmung réalise une insolite synthèse de détermination et d’indétermination, “résolvant” par sa seule réalité la tension discordante entre les deux. L’angoisse est ce “ton fondamental” (Grundstimmung) - ton pour ainsi dire “neutre” - sur lequel tout Dasein est a priori “accordé” (gestimmt), ce qui laisse à l’existence humaine la double possibilité de cette tonalité déterminée qu’est le comportement (Haltung) scientifique et du ton “globalisant” et “indifférenciant” des dispositions affectives (Stimmungen) tels l’ennui et la joie. Le point de convergence entre ces séquences lexicales peut se trouver dans le mot que Heidegger forge pour définir Da-sein, à savoir : Hineingehaltenheit in das Nichts29 (où nous retrouvons la séquence Halt). Etre humain, c’est être ce “là” où l’angoisse ouvre au néant (hinein...in das Nichts) et où cet “abîme” dans le néant nous laisse tenus et tenant (Gehaltenheit), face à l’étant dans son tout - et non pas effondrés. Car das Nichts begegnet in der Angst in eins mit dem Seienden im Ganzen30. Le “là” du Da-sein est le “lieu” où, à la fois, formant un seul et même phénomène originaire, in eins mit, le néant est rencontré et l’étant est en son tout éprouvé. C’est bien pourquoi l’existence scientifique, en tant que rapport de connaissance déterminé à tels et tels étants, donc présupposant un comportement à l’égard de l’étant “en général” et en son tout, n’est possible qu’à la condition de cette Hineingehaltenheit in das Nichts31. Nous sommes par là reconduits à l’équivoque inscrite dans l’interrogation de Heidegger : le “là” du Da-sein est-il en effet le lieu du 28 comme l’écrit J-L Marion dans son article déjà cité, p.127. WiM ? S. 115 30 WiM ? S.113. “Dans l’angoisse le néant est rencontré d’un seul tenant avec l’étant en son tout”. 31 “ Désormais il nous devient manifeste (...) que ce Dasein scientifique, que cette existence déterminée par la science, n’est possible que s’il im vorhinein in das Nichts hineinhält ” (S.121). 29 Skepsis La métaphysique Jean Roullier.doc © Delagrave Édition, 2002 14 néant (qui “néantit”) ? Ou bien celui de l’étant im Ganzen, c’est-à-dire du déploiement de présence de l’étant en son tout ? A l’époque de la conférence, il semble assez clairement que le “là” du Dasein soit pensé surtout comme le “là” de l’étant en totalité : le Dasein est, c’est-à-dire il advient à son propre “là” - c’est même le Grundgeschehen unseres Daseins 32 - quand nous faisons l’épreuve, mieux : quand nous sommes l’épreuve de l’étant en son tout. Da-sein : être à même la présence de l’étant comme tel et en son tout, exister, se comporter, comme épreuve de cette présence. Dasein il y a quand advient cette épreuve “existentielle” de l’étant. Mais cette épreuve a lieu sur “fond” d’expérience du néant puisqu’il est de “l’essence du néant” de “porter avant tout le Da-sein devant l’étant comme tel”33. Le “là” du Dasein serait-il alors l’entre-deux, entre néant et étant en son tout ? Parallèlement, l’être qui implicitement est ici sans cesse en vue, est-il le néant comme vorgängige Ermöglichung de la manifestation de l’étant “en général” ? Ou bien est-il la manifestation-même de l’étant comme tel et en son tout ? Ou bien les deux à la fois, tout comme, dans l’angoisse, le néant est rencontré in eins mit l’étant en son tout ? Et, s’il est les deux à la fois l’être comme rien dont la “néantisation” rend d’abord possible la manifestation de l’étant “en général” et l’être comme être de l’étant, c’est-àdire comme présence et manifestation de l’étant lui-même dans son tout -, est-il plutôt l’un que l’autre ? Là-dessus, la conférence ne dit rien d’explicite. On peut cependant entendre que l’être y est pensé comme l’ensemble, le “seul tenant” (avec sa tension interne), du néant répulsif et de l’étant en son tout : l’être de l’étant, donc, mais “enrichi” ou plutôt “creusé” du “néantissement” répulsif de l’indétermination absolue34. Ici l’être a lieu dans “l’oscillation” entre le néant et, répulsivement, la présence de l’étant comme tel et en totalité. Cette “oscillation” caractérise foncièrement le rapport de l’homme à l’étant, ce rapport qui advient comme Dasein. Ce pourquoi l’enquête se conclut sur l’interrogation radicale, la Grundfrage, de la métaphysique : “pourquoi y a-t-il de l’étant überhaupt, globalement, et non pas plutôt rien ?” : cette question-de-fond est l’expression-même du Dasein en tant qu’il est, qu’il advient comme, son propre “là” : tenu et tenant entre néant répulsif (- “et non pas plutôt rien” -) et présence de l’étant (- il y a de l’étant überhaupt -)35, expression méta-physique. On peut aussi bien dire que 32 WiM ? S.100 WiM ? S.114, traduction Munier p.53. 34 ceci répondant à l’expérience d’un “vacillement” de l’étant en son tout que mentionne encore Heidegger dans son Introduction à la métaphysique de 1935, p.40 de la traduction française de Gilbert Kahn (Gallimard, édition de 1967) : “L’étant n’est plus maintenant un simple subsistant, il se met à vaciller”. Vacillement corrélatif de notre interrogation à son sujet : “Désormais l’étant comme tel vacille, en tant que nous le mettons en question”. 35 La différence d’entente de la question de fond, de Heidegger par rapport à Leibniz (qui l’a formulée le premier dans le §7 de ses Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, 1714 : Cur aliquid potius existat quam nihil), se signale par la substitution à aliquid, qui donnerait en allemand etwas, de “Seiendes” et par l’ajout de “ überhaupt”. 33 Skepsis La métaphysique Jean Roullier.doc © Delagrave Édition, 2002 15 cet état de “suspension” interrogative36 (entre le néant et tel ou tel étant déterminé) sur quoi se conclut la conférence, consonne avec l’équivoque ou faut-il dire l’hésitation de la pensée ? - que contient implicitement mais forcément le propos, entre deux ententes de l’être : comme condition préalable de possibilité pour qu’il y ait de l’étant et/ou comme présence de l’étant en son tout. II. Les textes-cadres : Postface de1943 et Introduction de 1949 Les “textes-cadres” sont des relectures. Pourquoi relire, c’est-à-dire soumettre à interprétation renouvelée, le texte premier ? Dans la conférence, la pensée est avant tout interrogation : son propos consiste en le traitement (position, élaboration, réponse) d’une question ; la réponse fait déboucher sur la “question-de-fond”. L’interrogation est donc mise en oeuvre comme le geste fondamental de la pensée. Interrogation radicale. Et, quand la pensée va interrogativement jusqu’à la “racine”, elle débouche sur sa question-de-fond. L’interrogation radicale s’enquiert de ce qui rend avant tout possible que se propose à elle l’objet de son investigation ; qu’elle puisse être interrogative fait partie de son interrogation. Si celui qui questionne est ainsi pris, lui aussi, et mis en question, comme Dasein interrogatif, par son interrogation, l’exercice “heideggerien” de la pensée est nécessairement personnel : c’est ou ce doit être à chaque fois une expérience faite singulièrement. Le résultat de la méditation ne peut donc être pris en considération que pour autant que le comportement interrogatif qui y conduit a lieu de nouveau. Lire le texte de la conférence, c’est donc refaire soi-même l’effort d’interrogation radicale jusqu’à la question-de-fond, celle qui se tient en suspens au “fond” du Dasein interrogatif (méta-physique). Ceci explique déjà la relecture comme re-commencement de l’entreprise d’interroger radicalement 37, mais non que cette relecture conduise à un infléchissement de la pensée (au “tournant”). 36 Cf. Introduction à la métaphysique, p.41 (trad. Munier) : “Du fait que l’étant perd son équilibre par son inclusion dans le champ de l’alternative la plus vaste qui soit, et en même temps la plus dure, - ou bien l’étant, ou bien le néant -, le questionner lui-même perd toute base. Notre être-Là questionnant lui aussi fait de même, et se maintient en quelque sorte de lui-même en cet état de suspension”. 37 Heidegger y insiste très souvent : ses textes ne sont pas à prendre comme un corps de propositions, mais comme un cheminement que le lecteur est invité à refaire luimême. Par exemple, à la fin du Prologue de Temps et être (Questions IV, p13) : “il s’agit, non de prêter l’oreille à une série de propositions et à ce qu’elles énoncent mais de suivre, d’accompagner le pas de la démarche qui montre”. Même la traduction en français de WiM ? est considérée par Heidegger comme occasion pour en relire (et d’abord lui-même) le mouvement interrogatif et “devenir plus clairvoyant” (“prologue de l’auteur” dans Questions I, p.10). Dans une lettre-préface à R. Munier pour sa re-traduction de la conférence (1969), on peut lire : “Votre Skepsis La métaphysique Jean Roullier.doc © Delagrave Édition, 2002 16 Le résultat de l’interrogation radicale est que “l’être” comme être de l’étant se donne par l’épreuve radicale et “néantissante” du néant. La donation de l’être, la présence, est donc radicalement limitée (elle “se retient” d’être infinie ou absolue). Heidegger l’écrit dans sa lettre-préface de 1969 à R. Munier : le texte de la conférence, par la question-même sur laquelle il prend fin, “atteste la finitude de la pensée. A moins qu’il ne faille dire : la finitude de l’être” 38. Si l’être se donne (à la pensée interrogeante) limitativement, sa donation, comportant une retenue a priori, doit consister essentiellement en un “s’être déjà donné”39. Mais alors, dans le comportement qui se rapporte interrogativement à l’être (de l’étant), pourvu que ce comportement soit “authentique”, qu’il soit en accord avec sa propre interrogation et qu’il se dise, nous devons juger que, d’ores et déjà, cette donation de l’être a lieu, a eu lieu, et qu’elle s’est dite. Le texte de la conférence prend alors une tout autre dimension : il ne s’agit plus seulement de la rédaction d’un effort authentique et clairvoyant pour aller en quête de l’être ; le texte devient un document dans lequel le “s’être-déjà-donné” ou “l’être-advenu” de l’être doit être écrit, un document de l’“histoire de l’être”. La relecture consiste dès lors à faire effort pour lire cet être-advenu en retrait dans le texte même, comme ce “dit” plus secret et d’abord implicite qui a d’abord rendu possible l’interrogation et son résultat40. Ce “d’abord” - si l’on ose ainsi parler - est “plus préalable” encore que la révélation du néant comme préalable pour que se distingue l’étant dans son être. Mais il est une priorité autre que logique, quand bien même la logique serait “pré-ontologique” ou “transcendantale”. Dès lors, relire devient infléchir la méditation en fonction de cet “autre” et vers lui, réinterpréter l’accomplissement du geste interrogatif radical non seulement en direction de ce préalable autre, mais aussi et d’abord depuis lui. Le cadre étroitement limité de cet article interdit de suivre dans son progrès et la richesse de son détail cet infléchissement que disent la postface et l’introduction à Qu’est-ce que la métaphysique ? Le décisif peut en être résumé ainsi : dans ce qui avait d’abord été pris pour “suspension” et “oscillation” du Dasein, Heidegger voit de plus en plus clairement une équivoque, et une équivoque inévitablement contenue dans l’intention-même d’interroger radicalement en vue du “fondement” de la métaphysique - ce qui vérifie notre interprétation de la conférence. Cela résulte d’un changement dans “le penser” lui-même : la méditation en vue de “l’autre traduction (...) oblige nos amis français, et m’oblige d’abord moi-même, à reprendre à nouveau par la pensée ce dont traite la conférence” (l’Herne, p.58). 38 l’Herne p.58 39 Dans la conférence, l’être comme être de l’étant, présence de l’étant en son tout, advient au Dasein interrogeant via le néant; la limite de cet avoir-lieu, limite a priori, réside dans le fait que le néant, comme condition préalable de possibilité, non pas “se donne”, mais s’est (d’ores et déjà) donné : dann muss es zuvor gegeben sein (S. 108), “il faut qu’il soit d’abord donné”. 40 Ainsi commencent à s’éclairer les rapports complexes entre “Heidegger I” et “Heidegger II”, que disait la lettre à Richardson citée au-dessus. Skepsis La métaphysique Jean Roullier.doc © Delagrave Édition, 2002 17 commencement” se découvre et mûrit comme un penser-autrement, par quoi cette méditation, en distinguant et opposant das rechnende Denken et das wesentliche Denken (Nachwort S.309), s’écarte tout à fait de “la science” (de laquelle l’interrogation initiale était manifestement solidaire). L’équivoque est d’abord (dans la Postface) expliquée par le fait que l’interrogation vise un “dépassement” de la métaphysique : sa visée s’ajuste donc sur la métaphysique en vue de son fondement, mais en même temps elle tente de s’ajuster sur ce fondement-même pour “remonter” à la métaphysique. L’interrogation “doit penser métaphysiquement et, en même temps, (...) ne plus penser métaphysiquement”. L’équivoque est donc d’abord située dans le questionnement et sa visée : “un tel questionnement reste, en un sens essentiel, ambigu” (Qu.I , p.74). Visant métaphysiquement, il a en vue “la vérité de l’étant” ; mais il interroge en ayant pour intention “le fondement” de la métaphysique et ce fond est “la vérité de l’être”. Ce questionnement radical se tient ainsi comme écartelé entre “vérité de l’étant” et “vérité de l’être”. Mais “le tournant” est accompli lorsque, dans l’Introduction cette fois-ci, l’équivoque est interprétée comme confusion entre “l’étant” et “l’être”, et comme confusion inhérente à la métaphysique. La métaphysique meint das Seiende im Ganzen und spricht vom Sein. Sie nennt das Sein und meint das Seiende als das Seiende (S.370) : il y a une discordance inévitable entre la visée (Meinung) et la langue (Sprache) de la métaphysique. Et, parce que la métaphysique, visée de l’étant, est et ne peut être que “représentation de l’étant en tant qu’étant”, elle est “exclue de l’épreuve de l’être” (Qu.I, p.40). Peut-on dire plus clairement qu’au langage métaphysique de la conférence de 1929 la vérité de l’être ne se propose qu’en se refusant ? Finalement ce n’est pas d’abord parce qu’il est un questionnement radical que le propos de la conférence produit une équivoque essentielle et ne découvre pas purement l’être en sa vérité ; c’est parce que ce questionnement s’est dit “dans la langue de la métaphysique”. Faut-il donc questionner autrement ? Mais, si la pensée de la conférence est fondamentalement un questionner, ne serait-ce pas justement parce que la pensée y parle “la langue de la métaphysique”, c’est-à-dire la langue de la visée de l’étant ? Le questionnement n’est-il pas le geste fondamental de la pensée qui ne vise l’étant que parce que d’abord il vise ? Geste fondamental du Dasein intentionnel, pour reprendre le terme dans son emploi husserlien. Mais il fallait en passer par cette “langue”, cette pensée intentionnelle, donc interrogative, et déboucher sur cette équivoque, pour que le besoin du “penser-autrement” se découvre et mûrisse. Aussi ne s’agit-il pas de “rompre” avec la métaphysique, mais bien de cultiver une autre pensée qui, si l’on veut, “dépasse” la métaphysique Heidegger garde la formule -, à condition d’entendre que, précédant son équivoque et affranchie de celle-ci, elle en comprend la possibilité et même la nécessité. Cette pensée autre, c’est-à-dire avant tout autre que visante (et, par suite, autre que fondamentalement questionnante), pourtant, accomplit le Skepsis La métaphysique Jean Roullier.doc © Delagrave Édition, 2002 18 geste interrogatif initial. Elle ne l’accomplit pas par l’instauration d’un “archi-fondement” ni par une reprise de la philosophie critique kantienne ; elle est un pas de plus dans la radicalisation, mais un pas qui “reconduit” la pensée dans une dimension où la “possibilisation” se donne à comprendre tout autrement que comme “fondement” et antérieurement à l’emprise nécessitante de l’archè41, donc comme un pas en retour. Cette radicalisation si “profondément” modificatrice se comprend en regard de la décision, qu’a prise entre temps Heidegger, de trancher dans l’équivoque contenue dans le propos de la conférence et de ne lire l’être ainsi que sa “vérité” ni dans l’étant im Ganzen ni dans l’entre-deux entre étant et néant, mais exclusivement “sous” le néant révélé par l’angoisse. L’être, c’est en effet das Andere zu allem Seienden, das Andere des Seienden (Nachwort, respectivement S. 306 et 309), ce tout autre que l’étant que la conférence avait nommé das Nichts. Ceci est décisif, mais s’agit-il, à vrai dire, d’une décision ? Pour comprendre, nous devons revenir encore une fois au registre du stimmen, tel qu’il se déploie cette fois-ci dans le Nachwort. Comment l’auteur en vient-il à entendre l’être “sous” le néant ? Le néant est révélé par la Grundstimmung de l’angoisse. A l’époque de la conférence, dans cette Grundstimmung, il était entendu que le Dasein “visant” s’éprouvait dessaisi de tout objet (- “l’étant vacille” -) et qu’il faisait ainsi l’expérience d’une indétermination absolue (- le néant comme “rien d’étant” -). Si, maintenant, Heidegger peut identifier ce néant à l’être, c’est que, dans l’épreuve de l’angoisse, il entend désormais “la voix (Stimme) silencieuse qui nous dispose (stimmt) à l’effroi de l’abîme (Qu.I, trad. Munier, p.77). L’angoisse n’est pas cette “voix”, elle est “disposition par cette voix disposée” (traduction Munier Qu.I, p.77), die von jener Stimme gestimmte Stimmung (S.307) : la Stimmung de l’angoisse “répond” à une Stimme qui, plus “originelle” (anfänglicher, comme dit maintenant Heidegger, de préférence à ursprünglicher) qu’elle, la “dispose”, l’“accorde” - disons qu’elle lui donne le ton. Dans le registre du stimmen (encore une fois décisif), parce que désormais la pensée n’est plus fondamentalement visante42, la perspective de la détermination est délaissée ; elle a cédé la place, plutôt, dépassée par une entente plus “originelle” de la Bestimmung comme ce qui d’abord “donne le ton”. (Sous-entendu : pour que le Dasein soit comportement-rapport à l’étant 41 Cf. le Nachwort S.309 : Dieses Denken antwortet dem Anspruch des Seins, indem der Mensch sein geschichtliches Wesen den Einfachen der einzigen Notwendigkeit überantwortet, die nicht nötigt, indem sie zwingt, sondern die Not schafft, die sich in der Freiheit des Opfers erfüllt. 42 De là, le changement de “définition” du Dasein de la conférence de 1929 à son Introduction de 1949. Conférence : Da-sein signifie Hineingehaltenheit in das Nichts; c’est-à-dire : toute visée du Dasein s’abîme in das Nichts et, en cet effondrement, le Dasein tient, garde contenance - le Dasein radicalement “en suspens”. Introduction de 1949 : le mot qui nomme peut-être le mieux le Dasein, c’est Inständigkeit; c’est-à-dire : l’ “ex” de l’existence, plus radicalement que toute sortie hors de “l’immanence” de la conscience (conscience intentionnelle), est un”in”, le Innestehen (du Dasein) in der Offenheit des Seins. Cf Einleitung S.374. Skepsis La métaphysique Jean Roullier.doc © Delagrave Édition, 2002 19 et qu’il soit “ouvert” à “l’autre de tout étant”, de sorte que, face à l’étant en son tout, il éprouve la vérité de l’être, il faut bien qu’au préalable il soit accordé par l’être sur sa vérité). Par là, la pensée, avant d’être questionnement, se découvre “écoute” et “entente” de cet “accord”, de ce “ton” déjà donné. S.311 : Das Denken, gehorsam der Stimme des Seins... Cette Gehorsamkeit est l’essence plus “originelle” du Denken qui, “tonalisé” par le “ton” de l’être, ne vise pas dès l’abord l’étant mais pense an die Wahrheit des Seins (Einleitung, S.367) ; ce “penser” consiste en : Andenken an das Sein selbst (S.368). La “langue de la métaphysique” n’est pas, comme nous l’avions d’abord supposé, la langue de l’être ; elle est la langue qui exprime l’“intentionnalité” du Dasein visant l’étant. Il ne s’agit pourtant pas de changer de langue. Parce que “la pensée essentielle” se découvre Gehorsamkeit, non la langue, mais le rapport à la langue se modifie43 : l’infléchissement caractéristique de la méditation de Heidegger, depuis sa radicalité inaugurale, se réalise en tant que ce rapport autre - où il s’agit désormais d’être à l’écoute du mot dans lequel se dit, s’est déjà dit, le “ton” de l’être. En ce “déjà dit” rétracté dans “la langue de la métaphysique” s’abrite la “vérité” - die Lichtung, la “clairière” limitée - de l’être. Ce “déjà dit” parle en retrait dans les mots, les mêmes mots, qui, écoutés dans le “ton” de l’être, sonnent et se répondent autrement. C’est alors une question de savoir s’il faut, pour traduire Heidegger, arracher la langue à sa familiarité pour forcer l’écoute ou s’il vaut mieux laisser à chacun le loisir d’infléchir son entente de la parole familière vers cette lautlose Stimme de l’être. Jean Roullier 43 “...cette pensée multiforme ne requiert pas tant une nouvelle langue qu’une mutation de notre rapport à l’ancienne” (lettre à Richardson, Qu.IV, p.188). Skepsis La métaphysique Jean Roullier.doc © Delagrave Édition, 2002 20