La Frontière - La Bibliothèque

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La Frontière - La Bibliothèque
Saint-Herblain
Saint-Herblain
La Frontière
Illustration : © Henri Galeron. Le Pont. Franz Kafka. Enfantimages/Gallimard, 1981
Que se passe-t-il quand on rate les frontières sur une carte ?
Quand on rate ? Qu’est-ce que tu veux dire par « quand on rate » ?
Quand les frontières ne sont pas au bon endroit.
Tu veux dire à l’école, par exemple,lorsqu’on vous demande de faire
une carte de géographie ?
Non, sur une carte dans un livre.
Je suis sûr que c’est une très bonne question mais je ne suis pas sûr
de bien comprendre ce que tu veux dire.
Étienne Balibar
Très loin et tout près. Petite conférence sur la frontière. Bayard, 2007
Fro ntière : abécédaire
Altérité
p. 1
Barbelés
p. 2
Cartes
P. 3
Douanier
p. 5
Europe
p. 6
Frontières naturelles
p. 7
Guerre
p. 9
Hospitalité
p. 11
Ingérence
p. 12
Jeux
p. 14
Kosovo
p. 15
Limite
p. 17
Murs
p. 18
Nomadisme
p. 20
Odyssée
p. 21
Pont
p. 22
Quadrature du cercle
p. 24
Roman de la frontière
p. 25
Sans frontières
p. 28
Transgression
p. 30
Underground
p. 31
Visa
p. 32
Western
p. 33
Xénophobie
p. 35
Yougoslavie
p. 36
Zone
p. 38
A
ltérité
« Mais, lorsque au-delà du vallon, nous apercevons soudain les chênes interdits ou les
céréales étrangères, nous savons qu’il y a une menace, que leurs graines risquent de
gagner. Aussi nos hêtres ne sont pas seulement des hêtres mais des antichênes, aussi
les toits de nos villages proclament-ils perpétuellement l’éloge de la tuile contre le
chaume ou du bardeau contre l’ardoise. Dans notre conscience, l’autre est toujours là. »
Michel Butor. À la frontière. La Différence, 1996
L’Autre, c’est d’abord le barbare, le différent. Mais aussi l’étranger et le menaçant, celui
qui nous envahit, à la fois conquérant et immigré. Celui qui est de l’autre côté de la
frontière. La frontière met en cause les questions de l’identité et de l’altérité.
Dubravka Ugresic. Le Musée des redditions sans condition. Fayard, 2004
Exilée à Berlin, Dubravka Ugresic se souvient : « En Croatie, mes petites camarades,
pour me taquiner, me traitaient de Bugarica (Bugarica ! Bugarica !) lorsqu’elles
passaient dans notre rue, avec la même intonation que lorsqu’elles traitaient les petites
Tsiganes de Ciganica (Ciganica ! Ciganica !). Ces deux mots (…) avaient la même
signification : ils stigmatisaient l’Autre, celui qui n’est pas comme nous. »
L’altérité n’est pas à penser seulement sur le mode de la différence mais aussi sur le
registre de l’altération. L’autre est aussi celui qui altère, qui métisse. L’autre est fait pour
être haï, rejeté, exterminé : les Indiens dans les réserves, les Tsiganes et les Juifs dans
les camps d’extermination (voir barbelés).
Armin Greder. L’Île. La compagnie créative, 2002
L’autre, apprivoisé, peut devenir un voisin. Après s’être fait plusieurs guerres, les
Allemands et les Français sont désormais des partenaires - le couple franco-allemand.
Mais ce n’est jamais acquis. À Sarajevo (voir Yougoslavie), à Beyrouth pendant les
guerres du Liban, le voisin est redevenu l’ennemi.
Pour Baudrillard, dans tout autre, il y a autrui, qui n’est pas moi, qui est différent mais
que je peux comprendre. Et il y a aussi une altérité radicale, inassimilable,
incompréhensible.
Ainsi la question de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne : pour certains, la
Turquie est trop autre, trop asiatique, trop musulmane, pour faire partie de l’Europe.
Jean Baudrillard, Marc Guillaume. Figures de l’altérité. Descartes & cie, 1994
Alain Dalongeville. L’Image du barbare dans l’enseignement de l’histoire. Une expérience
de l’altérité. L’Harmattan, 2001
1
B
arbelés
L’invention du barbelé est relativement tardive (1874) mais déterminante dans l’histoire
de l’humanité. Si la vocation première du barbelé est agricole, son utilisation outrepasse
très vite ce champ et son emploi a des implications politiques majeures.
Dans la prairie américaine, destiné d’abord à clore les champs des fermiers, il participe
activement à l’ethnocide des Indiens. Il est employé massivement dans la guerre des
tranchées entre 1914 et 1918 et à nouveau dans les camps de concentration du monde
entier.
L’image même du barbelé signifie l’enfermement, marque symboliquement la frontière
entre la vie et la mort. « La liberté. La brèche dans les barbelés nous en donnait l’image
concrète ». Primo Levi. Si c’est un homme. Robert Laffont, 2002
Et le logo d’Amnesty international représente une flamme derrière des
barbelés.
Nombreuses sont aujourd’hui les frontières marquées par des barbelés. Au
Sahara occidental, à Chypre où les parties turques et grecques sont
séparées par 180 km de barbelés (le dernier mur d’Europe, mais un point
de passage a été ouvert début avril 2008, augurant peut-être une
réconciliation), entre les territoires palestiniens et Israël (Gaza est un
territoire entouré de barbelés).
François Maspero. Le Vol de la mésange. Seuil, 2006
Maspero décrit la frontière entre Israël et les territoires palestiniens : « Et entre cette
ligne et le pied du versant, c’était bien le désert qui s’étendait. Une plaine ocre, sans
arbres, sans cultures. Pas d’habitations, aucune vie. Parcourue de pistes et de routes qui
formaient un lacis désordonné. Coupée en son milieu par une haute clôture grillagée
dont le métal lançait de brefs miroitements et une suite ininterrompue de barbelé.
C’était du moins ce que Manuel devinait, pour l’avoir vu de près auparavant. Une
frontière hermétique. »
Olivier Razac. Histoire politique du barbelé : la Prairie, la tranchée, le camp. La Fabrique
éditions, 2000
Des barbelés sur la prairie. Dessins de Morris, scénario de Goscinny. Dupuis, 1988
(Lucky Luke, 29)
2
C
a r te s
« Tu as déjà déterminé les frontières »
in Frontières, Emmanuelle Le Cam. Le dé bleu, 1994
Tracée sur une carte ou inscrite dans le paysage (un poste frontière qui coupe soudain
la route) la frontière devient enfin tangible. Mais il suffit de fermer son Atlas des pays du
monde et d’ouvrir Voir la Terre de Priscilla Strain et Frederick Engle : photographiées
depuis un satellite les frontières, naturelles ou non, disparaissent.
La maîtrise des techniques de contrôle (dont l’art militaire, voir murs) et de la
représentation du territoire (la cartographie) ont un rôle essentiel dans la définition
et la matérialisation des frontières.
Les traceurs de frontières (cartographes), ces démiurges qui divisent la planète, posent
d’un seul geste un problème de droit et de géométrie. Leur action traverse les siècles.
La Carte de Cassini : l'extraordinaire aventure de la carte de France
Monique Pelletier. Presses de l'École nationale des ponts et chaussées, 1990
Tracer des frontières est une lourde responsabilité que l’on ne saurait normalement
confier au hasard. En 1922, pour établir la frontière définitive entre la Colombie et le
Venezuela, on fit appel à des géomètres suisses (sans doute réputés pour leur précision
et leur neutralité). En 1878, les principales puissances européennes réunies en congrès
à Berlin, décidèrent du tracé des frontières des États de la péninsule balkanique.
Mason & Dixon de Thomas Pynchon. Seuil, 2001
Dans ce roman, Pynchon relate les aventures de deux astronomes anglais, Charles
Mason et Jeremiah Dixon, qui, de 1763 à 1767, établirent la ligne qui sépare la
Pennsylvanie et le Maryland, à la latitude Nord de 39°43'19.11'' (soyons précis). Cette
ligne sépare les états du Nord non racistes et ceux du Sud, un peu moins non racistes.
Elle est devenue le symbole du clivage Nord Sud (Dixieland). Voir Underground
D’autres frontières furent tracées simplement le long des parallèles et méridiens :
historiquement, la ligne de Tordesillas, établie par traité en 1494 et située par 46°37’
ouest a servi à partager les terres encore non explorées entre l’Espagne et le Portugal ;
une partie de la frontière entre la Namibie et le Botswana suit le 20e méridien est ; la
frontière entre les États-Unis et le Canada court le long du 49e parallèle nord et la limite
nord du Tchad est le Tropique du Cancer. Ce qui a l’avantage non négligeable de
permettre de tracer les frontières à la règle.
3
La carte sert aussi à formaliser des revendications identitaires et nationales, en
particulier lorsqu’elle figure les frontières modernes, exercice toujours très périlleux tant
les États entretiennent un rapport irrationnel avec la perception de leur propre territoire.
La carte peut alors manifester le déni des peuples. Ainsi ce cartographe professionnel qui
écrit : « La représentation des frontières est pour nous un casse-tête permanent.
D’autant plus qu’on a toujours envie de les effacer, de les déplacer... Lorsque je dessine
une carte d’Afrique, par exemple, au moment où je place les frontières, j’ai le sentiment
d’agresser et de blesser les peuples. Elles apparaissent ensuite, sur la carte, comme de
vilaines cicatrices. »
Cormac McCarthy. De si jolis chevaux. Actes Sud, 1993
Deux adolescents quittent les États-Unis pour le Mexique :
« Ils atteignirent la Devil’s River dans la matinée et abreuvèrent les chevaux et
s’allongèrent à l’ombre d’un bosquet de saules noirs et regardèrent la carte. C’était une
carte routière établie par une compagnie pétrolière. Rawlins l’avait trouvée au café et il
l’examinait puis regardait au sud vers la brèche que l’on apercevait entre les collines
basses. Il y avait des routes et des cours d’eau et des villes du côté américain de la carte
jusqu’au rio Grande et au-delà tout était en blanc.»
Philippe Vasset. Un livre blanc. Fayard, 2007
Le narrateur décide d’explorer les zones blanches de la carte de Paris.
Les maîtres cartographes : http://www.vialupo.com/cartographie/index.html
4
D
ouanier
(et contrebandier)
Il existe à Godewaersvelde, en Flandre française, tout près de la frontière belge, un
musée de la vie frontalière. Ce musée retrace l’épopée de la contrebande entre la France
et la Belgique. « À Godewaersvelde, sur 1700 habitants, il y avait 45 douaniers, et le
reste, c’était des fraudeurs ».
Jean Pladys, contrôleur principal des douanes, Libération, 15 août 2005
Car la frontière est aussi l’occasion de percevoir des impôts ou des droits de passage. Et
donc, d’essayer de s’y soustraire.
http://www.gabelou.com/, site non officiel qui retrace l’histoire des douanes.
Dans Adieu à Terminus, Joëlle Kuntz raconte que dans son enfance, à la frontière entre
la France et la Suisse, le beurre étant moins cher et meilleur en France, elle en ramenait
en douce : « Les douaniers me connaissent. Ils se doutent que je triche avec les plaques
de 100g de beurre, j’en ai souvent deux au lieu d’une, mais ils ne disent rien ».
La frontière est lieu où vit, transite, échoue toute une population spécifique :
Les policiers et les migrants
Les douaniers et les contrebandiers
Les passeurs et les gardes-frontières.
Jean Rolin. La Frontière belge. L’Escampette, 2001
Sherko Fatah. En zone frontalière. Metaillié, 2004
Un trafiquant opère dans le triangle Iran-Irak-Turquie, ramenant à travers les champs
de mines, cigarettes, alcools et objets devenus introuvables en Irak.
Olivier Douzou, Natali Fortier. Les Doigts niais. Éditions du Rouergue, 2001
Dominique Roger. Sur les traces des contrebandiers. Ouest-France éditions, 2003
Jean-Hubert Gailliot. Les Contrebandiers. Édition de l’Olivier, 2000
Le film Traffic de Steven Soderbergh
5
E
u ro p e
La question des frontières est l’un des enjeux majeurs de la construction européenne.
D’une part la question des limites de l’Europe est difficile à trancher. Jusqu’où va
l’Europe ? Jusqu’à la Turquie ? Est-ce une question de géographie, d’histoire, de
politique, de culture ? Le projet européen est-il de nature politique ou identitaire ?
Faut-il d’ailleurs établir à toutes forces les limites définitives ?
En effet, qu’il s’agisse de ses frontières géographiques, de sa zone économique ou de
ses finalités politiques, l’Europe fait se superposer une multitude de dynamiques
assimilables à des limites, sans cesse redessinées par l’intégration de nouveaux pays.
La Turquie aujourd’hui : un pays européen ? Dir. Olivier Roy. Universalis, 2004
http://fr.wikipedia.org/wiki/Limites_de_l'Europe
D’autre part, depuis le Traité de Rome en 1957 (mise en place d’une union douanière
au sein de laquelle sont abolis les droits de douanes) en passant par la constitution d’un
Marché unique en 1993 (disparition des barrières douanières) jusqu’aux Accords de
Schengen en 1995 (liberté de circulation des personnes à l’intérieur de l’espace de
Schengen), les États européens abandonnent une grande partie de leur souveraineté, et
notamment le contrôle de leurs frontières.
Cette suppression des frontières intérieures entraînerait un déficit de sécurité et donc,
les États européens se sont organisés pour renforcer les mesures de contrôles aux
frontières extérieures.
En 2004, l'Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux
frontières extérieures des États membres de l'Union européenne a été créée et nommée
FRONTEX. « FRONTEX coordonne la coopération opérationnelle entre les États membres
en matière de gestion des frontières extérieures, assiste les États membres pour la
formation des gardes‑frontières nationaux, y compris dans l'établissement de normes
communes de formation, effectue des analyses de risques, suit l'évolution de la
recherche dans les domaines présentant de l'intérêt pour le contrôle et la surveillance
des frontières extérieures, assiste les États membres dans les situations qui exigent une
assistance technique et opérationnelle renforcée aux frontières extérieures et fournit aux
États membres l'appui nécessaire pour organiser des opérations de retour conjointes. »
http://europa.eu/agencies/community_agencies/frontex/index_fr.htm
Existe-t-il une Europe philosophique ? 16e Forum Le monde-Le Mans (2004)
Dir. Nicolas Weill. Presses universitaires de Rennes, 2005
L’Europe en construction : le second XXe siècle. Dir. Élisabeth Du Réau. Hachette, 2007
Bernard Stiegler. Constituer l’Europe. Galilée, 2005
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F
rontières naturelles
« Rendre à la France les frontières que la nature lui a assignées, confondre la Gaule avec
la France et partout où fut la Gaule antique, la reconstituer. »
Richelieu, Testament politique.
Même si on en trouve des allusions antérieures – « Quand Paris boira le Rhin, toute la
Gaule r’a sa fin » Jean Le Bon, Le Rhin au Roy, 1568 – c’est au 18e siècle que la notion
de frontières naturelles est inventée en France, produit parmi d’autres de l’esprit des
Lumières (cf. le droit naturel). L’idée de frontière naturelle s'appuie sur un déterminisme
naturel, un providentialisme, une prédestination géographique. Elle montre une volonté
de fixer des limites indiscutables mais elle cache une interprétation fixiste et belliqueuse
de la frontière. C’est un concept utilisé pour justifier des conquêtes et particulièrement
pendant la période révolutionnaire.
« C’est en vain qu’on veut nous faire craindre de donner trop d’étendue à la République.
Ses limites sont marquées par la nature. Nous les atteindrons toutes des quatre coins de
l’horizon, du côté du Rhin, du côté de l’Océan, du côté des Pyrénées, du côté des Alpes.
Là sont les bornes de la France ; nulle puissance humaine ne pourra nous empêcher de
les atteindre, aucun pouvoir ne pourra nous engager à les franchir » proclame Danton
dans un discours à la Convention le 31 janvier 1793. En 1793, la situation n’est pas
brillante pour la France révolutionnaire attaquée par les monarchies européennes et,
préoccupé par la défense du territoire national (au point d’attribuer des coins à
l’horizon), réalistement Danton n’imagine pas de nouvelles conquêtes.
Trois ans plus tard (en mai 1796), la situation militaire s’étant nettement améliorée,
Lazare Carnot peut affirmer « Les armées victorieuses reculent les limites jusqu’aux
barrières que la nature nous a données ». Les conquêtes napoléoniennes des années qui
suivent tendraient à démontrer que la tentation de franchir les limites naturelles de la
patrie est grande pour une armée victorieuse (en 1810 la France compte 130
départements et « déborde » largement sur les Pays-Bas, la rive gauche du Rhin, le
Piémont et la Toscane…).
7
Mais derrière son apparente simplicité, la notion de frontière naturelle est complexe : la
frontière naturelle entre la France et l’Allemagne est-elle le Rhin (option française) ou
les Vosges (option allemande) ? Une frontière naturelle se justifie-t-elle par la
topographie (par exemple le Rhin) ou par une césure ethnoculturelle (le critère
linguistique par exemple : l’Alsace est germanophone après tout).
Parler de frontières naturelles, c’est confondre frontières et barrières, car comme le dit
Elisée Reclus, « les frontières naturelles sont des constructions politiques et
intellectuelles, élaborées à partir de considérations militaires locales ». Ce que confirme
Ernest Renan (1882) dans Qu’est-ce qu’une nation ? Mille et une nuit, 1997.
http://www.bmlisieux.com/archives/nation03.htm
Et il peut y avoir confusion entre discontinuité naturelle et frontière politique : le détroit
du Bosphore, sur une carte (à petite échelle) apparaît bien comme une frontière alors
qu’il n’a jamais été une frontière politique. Quant à l’Europe de l’Atlantique à l’Oural… il
faudrait se souvenir que les Mongols ont bivouaqué à Vienne et les Amériques ne furent
longtemps que des colonies européennes.
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G
u e r re
« C’était un de ces lieux perchés aux confins du territoire et qui, comme toutes les
zones frontalières, semble perdu au bout du monde dans l’indifférence et l’oubli, - sauf
lorsque les maîtres des royaumes jouent à la guerre et les décrètent alors enjeux
sacrés ».
Sylvie Germain. Le Livre des nuits. Gallimard, 2000
Les frontières, si elles sont parfois le résultat de la volonté des dieux, des puissants ou
du hasard – selon que le Couesnon coule à droite ou à gauche du Mont Saint-Michel,
celui-ci est en Normandie ou en Bretagne - sont le plus habituellement résultat et
facteur de guerres.
À partir du 17e siècle, la nature des guerres européennes change : il s’agit désormais de
lutter pour agrandir ses frontières.
Les cartes de l’Europe en 1914, 1918, 1945 parlent d’elles-mêmes : après chaque
guerre, des frontières se sont déplacées, d’autres ont disparu, de nouvelles sont
dessinées.
L’Alsace-Lorraine en 1871 est passée à l’Allemagne, en 1918 en France, en 1940, à
l’Allemagne, en 1945, à la France : le vainqueur décide.
Et, dans toute l’ex-Yougoslavie, des dirigeants nationalistes ont tenté d’imposer leurs
frontières nationales en menant des guerres de purification ethnique.
L’article 2 de la Charte des Nations Unies stipule qu’il est désormais interdit de conquérir
un territoire par la force. En 1945, on décrète la fin de la conquête ; on passe à la
phase, qui dure encore, où il faut rendre des portions de ce que l’on a pris.
En 1990, l’Irak envahit le Koweït qui lui interdit l’accès au Golfe persique. Une coalition
de trente-quatre États, soutenue par L’Organisation des Nations Unies, déclare la guerre
à l’Irak et libère le Koweït.
Entre 1948 et 1980, Israël et les pays voisins s’affrontent au cours de trois guerres.
Vainqueur à chaque fois, Israël agrandit à chaque fois son territoire. Depuis, dominant
militairement et économiquement les Palestiniens, Israël poursuit son extension en
dehors de ses frontières en menant une politique de colonisation spatiale.
Philosophie magazine n°17 (mars 2008)
Le conflit du Cachemire est l’un des plus anciens contentieux territoriaux. Depuis la
partition des Indes en 1947, il oppose l’Inde et le Pakistan et des mouvements de
guérilla indépendantistes ou séparatistes.
http://www.museum-lyon.org/expo_temporaires/frontieres/premonde_0.php
9
On peut égrener les exemples à l’infini : faire la guerre pour protéger ou accroître son
territoire est un topos anthropologique.
Dans La Guerre des boutons, livre de Louis Pergaud puis film d’Yves Robert, une
frontière sépare Velrans et Longeverne. Les enfants des deux communes se livrent une
guerre impitoyable...
La Guerre des boutons, Yves Robert, 1962
10
H
ospitalité
« L’hospitalité, c’est la culture même et ce n’est pas une éthique parmi d’autres. »
Jacques Derrida
Hypothèse : et si l’hospitalité était constitutive du territoire ?
Et si c’était dans le fait même de recevoir que l’on faisait l’expérience sensible de son
territoire ?
Ulysse (voir Odyssée), parcourant les mers, fait à chaque aventure l’épreuve de
l’hospitalité. Il s’agit pour lui de reconnaître à quel type d’humanité appartient celui qui
l’accueille. L’homme authentique accueille Ulysse, alors que trop d’hospitalité (Calypso)
ou pas d’hospitalité (le Cyclope), signalent l’inhumanité.
L’hospitalité, c’est faire passer le seuil à l’autre, l’accepter chez soi. Au Moyen Âge, il
convient d’accueillir, de donner gîte et couvert aux pèlerins de passage.
L’hospitalité, condition originelle de la coexistence entre nomades et sédentaires,
est devenue aujourd’hui la condition d’un rapport non destructeur à l’autre.
« L’hospitalité est infinie ou elle n’est pas ; elle est accordée à l’accueil de l’idée d’infini,
donc de l’inconditionnel » selon Jacques Derrida, pour qui nous ne pouvons disposer
d’autrui, nous nous devons à lui.
Depuis 2003, recevoir chez soi un étranger exige de se soumettre à une enquête
bureaucratique et fait l’objet d’un fichage. L’hospitalité devient un délit (voir Visa). Et
donc, certains protestent et s’organisent, au nom de l’hospitalité : en 1997, des
cinéastes initient une pétition contre les lois Debré (hébergement des personnes en
situation irrégulière) ; le réseau RESF (www.educationsansfrontieres.org) ; les habitants
du Nord Pas de Calais (voir Kosovo).
Vacarme, numéro 38 (hiver 2007)
Le Livre de l’hospitalité : accueil de l’étranger dans l’histoire et les cultures.
Dir. Alain Montandon. Bayard, 2004
Totalité et infini. Emmanuel Lévinas. LGF, 1990
11
I
n g é re n c e
Ingérence versus inviolabilité
Le monde, si l’on en croit la Charte des Nations Unies, est organisé selon deux principes
supérieurs et contradictoires :
D’une part, les frontières ne peuvent pas être modifiées par la force (voir Guerre).
D’autre part, les peuples ont droit à l’autodétermination (voir Kosovo).
La notion de souveraineté est au cœur du système des Nations Unies, destinée à
protéger les États d’interventions extérieures et, ainsi, à sauvegarder la paix. En fait, le
principe de souveraineté n’a de sens que si l’on précise à qui il s’applique : les États ou
les peuples. Lorsque, en 1789, l’Assemblée nationale française proclame que la
souveraineté réside « essentiellement dans la nation », son choix est clair. Or les deux
siècles suivants ont consacré progressivement une « souveraineté des États ».
En principe, la souveraineté d’un État n’est pas conditionnée par la légitimité de son
régime. Mais avec l’arrivée à la fin du siècle dernier de la notion de devoir/droit
d’ingérence, la communauté internationale a le droit d’intervenir contre le gré d’État au
nom du bien de l’humanité. Désormais, on peut franchir les frontières et mener des
guerres justes sur le territoire de l’autre.
Serge Halimi, Dominique Vidal
« L’opinion, ça se travaille » : les médias et « les guerres justes », du Kosovo à
l’Afghanistan. Agone, 2002
Pour l’historien Immanuel Wallerstein, le droit d’ingérence est une des nouvelles formes
de l’universalisme européen, concept qui a justifié le colonialisme et qui légitime
maintenant les interventions des États et des ONG dans le monde.
Immanuel Wallerstein
L’Universalisme européen : de la colonisation au droit d’ingérence. Demopolis, 2008
12
La notion de frontière, et plus précisément l’inviolabilité de la frontière (une des missions
des forces armées est d’assurer l’inviolabilité des frontières par l’usage des moyens
militaires), est avec les principes de souveraineté nationale et de non-ingérence, un
élément fondateur du droit international. Ce n’est sans doute pas un hasard si le
théoricien du droit d’ingérence, Bernard Kouchner, est également le fondateur de
Médecins Sans Frontières.
L’inviolabilité des frontières nationales est devenue de plus en plus théorique,
notamment avec Internet et les défis écologiques. Après l’explosion du réacteur de
Tchernobyl en 1986, un nuage radioactif a survolé toute l’Europe, faisant prendre
conscience que les choix d’un pays impliquait des risques pour les voisins. Même si en
France, d’éminents scientifiques se sont alors rendus célèbres en arrêtant le nuage
sur la ligne Maginot.
Jean-Michel Jacquemin. Ce fameux nuage… Tchernobyl, la France contaminée.
Sang de la terre, 1999
13
J
eux
Créée en 1965, l’émission Jeux sans frontières fut imaginée par le Général De Gaulle et
avait pour vocation première de renforcer l’amitié entre les jeunes d’Europe. Vocation
qui est également celle du Mouvement olympique selon Pierre de Coubertin. « Le
Mouvement olympique a pour but de contribuer à bâtir un monde pacifique et meilleur
en éduquant la jeunesse par le moyen du sport pratiqué sans discrimination d'aucune
sorte et dans l'esprit olympique qui exige la compréhension mutuelle, l'esprit d'amitié,
la solidarité et le fair-play. »
http://www.olympic.org/fr/organisation/index_fr.asp
Chaque année, Feuilla, petite commune de 80 habitants dans l'Aude, fête l'ancienne
frontière occitano-catalane. En effet, de 1258 à 1659, la ligne de crête des Corbières
fera figure de frontière entre la France et l'Aragon. Cette frontière qui s'étend de l'étang
de Leucate jusqu'au pays de Sault, passe par Feuilla qui fera ainsi office de point de
repère entre les royaumes. Ce n'est que quatre siècles plus tard, lors de l'annexion du
Roussillon et d'une partie de la Cerdagne, que cette frontière franco-espagnole est
repoussée sur la chaîne des Pyrénées.
Enjeux
Pour le géographe Michel Foucher, nous assistons au grand retour de la problématique
de la frontière, et ceci en contraste apparent avec le discours – dominant ?- du sans
frontière.
Il n’y a pas que des logiques économiques ou financières à l’actuelle réorganisation du
monde, mais bien également des logiques de souveraineté, de création d’État. Pour
commercer, il est nécessaire de savoir où sont les frontières, il faut d’abord confirmer sa
souveraineté pour entrer le monde global. Ces vingt dernières années, 26 000 km de
frontières internationales ont été créés.
La frontière, un thème classique de la géographie historique et politique depuis le 19e
siècle est donc toujours d’actualité.
L’Obsession des frontières. Michel Foucher. Perrin, 2007
Mais la frontière n’est pas seulement un objet d’étude et peut être envisagée comme un
outil et constituer une grille de lecture : le concept de frontières - qu’elles soient
spatiales, géopolitiques, disciplinaires, artistiques, éthiques - permet-elle d’avancer dans
l’analyse et la compréhension du réel ?
Les Frontières de l’humain. Henri Atlan, Frans B. M. de Waal. Le Pommier, 2007
14
K
osovo
Le 17 février 2008, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le parlement
du Kosovo a unilatéralement proclamé son indépendance.
Ce qui en fait le dernier né des États de la planète. Et qui crée de nouvelles frontières
internationales.
Jusqu’alors le Kosovo avait été – dans l’ordre chronologique – :
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Une colonie grecque
Une province romaine
Le cœur du royaume serbe aux 13e et 14e siècles
Le lieu de la défaite des Serbes face aux Ottomans en 1389
Une province de l’Empire ottoman jusqu’en 1912
Une partie de la Serbie
Une partie du Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes en 1918
Une région autonome, rattachée à la Serbie, au sein de la Yougoslavie
Une partie de la Serbie en 1989 et une République indépendante clandestine en
1990
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•
Une région administrée par l’OTAN en 1999 (voir Ingérence)
Un État souverain, non reconnu par l’ONU, mais reconnu officiellement – à la date
du 21 août 2008 - par 47 états, dont les États-Unis et 21 pays membres de l’Union
européenne.
15
La Serbie, dont le Kosovo vient de se séparer officiellement, n’accepte pas la sécession.
Elle a mené la guerre au Kosovo entre 1997 et 1999 contre l’UCK (l’armée de libération
du Kosovo).
Ces dix dernières années, de nombreux habitants du Kosovo ont quitté leur pays
(guerre, situation économique très difficile, statut indéterminé). Le Kosovar est devenu
la figure générique de l’exilé, du migrant coincé aux frontières.
« Kosovars » est le nom que l’on donne à Calais aux migrants qui, après avoir traversé
un ou deux continents, cherchent à passer en Angleterre et se retrouvent coincés là,
sans endroit où s’abriter depuis la fermeture en 2002 du centre de Sangatte.
À l’abri de rien Olivier Adam. Éditions de l’Olivier, 2006
Le personnage principal, Sylvie, fragile, dépressive, exilée de l’intérieur, découvre le
monde à part des bénévoles qui tentent de soulager la misère des centaines de migrants
qui se relayent en permanence pour frapper aux portes de l’Angleterre.
Ce roman est devenu un film, Maman est folle, réalisé par Jean-Pierre Améris.
Aux frontières. Anabell Guerrero. Atlantica, 2005
Photographies des réfugiés au centre de la Croix Rouge à Sangatte en 2002.
Clandestins. Luc Baba. Zone, 2006
© Anabell Guerrero
16
L
i m i te
Le mot vient du latin limes (voir Murs) qui limitait les frontières de Rome et du reste du
monde. En deçà, l’empire, au-delà, les autres, les barbares. Un des sens possibles de
frontière est : limite qui borne le territoire d’un État.
En français, le mot frontière dérive de fronts (places fortes frontalières).
La notion et le mot supposent une souveraineté nationale et ne remontent pas au delà du
14e siècle. Auparavant l’État avait des fins, des confins, des marches.
Dès l’époque carolingienne, la marche de Bretagne, située dans la région d’Angers, Tours
et Rennes constitue une zone tampon destinée à contenir les Bretons. Charlemagne en
confie la défense à son neveu Roland (celui de Roncevaux).
La Chanson de Roland. LGF, 1997 (le mot marche apparaît 8 fois).
De nombreuses forteresses sont bâties, constituant un système de défense des marches
de Bretagne : Chateaubriant (le château de François-René de Chateaubriand dans Les
Mémoires d’Outre-Tombe) et Angers (Angers, le château : Maine-et-Loire. Inventaire
général des monuments et des richesses artistiques de la France. Inventaire général :
Association pour le développement de l'Inventaire général, 1991) en sont des exemples.
De ces marches, confiées à des marquis, ou des margraves, on trouve le souvenir dans
la toponymie.
http://correcteurs.blog.lemonde.fr/2006/11/06/en-marche/
À partir du 17e, la limite entre les États se précisant, la frontière devient le plus souvent
une ligne, au tracé bien précis.
La représentation de la frontière entre la Bordurie et la Syldavie dans L’Affaire
Tournesol : d’un côté le danger et de l’autre la sécurité. La ligne de partage est
matérialisée, avec des militaires, des postes de douane.
La notion de frontière-limite issue du rapport de force entre les puissances est une
création européenne. Les pays neufs, confrontés à d’autres contraintes, ont une autre
idée de la frontière. Voir Western.
De la limite. Éditions parenthèses, 2006
17
M
u rs
« étant donné un mur, que se passe-t-il derrière ? » Jean Tardieu
Pour marquer la frontière et protéger leurs territoires, les hommes ont bâti des murs,
barrières, palissades. L’histoire révèle comme une obsession de la ligne pour
matérialiser la frontière et empêcher les hommes de passer. À Sarajevo, en 1995, la
radio que tout le monde écoute s’appelle Zid (le mur).
Voici, par ordre chronologique, une petite revue, non exhaustive, de murs célèbres.
Le limes : édifié au premier siècle après J.C. pour contenir les Germains et autres
peuples se situant en dehors des frontières de l’Empire romain, le limes est une
fortification qui en fait pratiquement le tour. Plus qu’une ligne, c’est une zone
comprenant des ouvrages défensifs et des voies de communication, garnie de soldats.
Certaines parties sont plus connues : le Mur d’Hadrien (117 km de l’estuaire de Solway à
celui de la Tyne) et le Mur d’Antonin, au nord de l’actuelle Angleterre, destinés à
contenir les peuplades d’Écosse.
Mais il y eut aussi un limes nord-africain, à la limite des terres cultivables et du désert,
rhénan (le lieu de la bataille inaugurale dans Gladiator de Ridley Scott), danubien,
arabe.
La Grande Muraille de Chine : sa construction, en plusieurs étapes, débuta en 221 avant
notre ère pour s’achever aux 15e et 16e siècles. C’est cette partie qui est la plus connue
et représentée : des murs de 7 à 10 mètres de haut surmontés de parapets crénelés et
larges de 6 à 7 mètres.
L’objectif, quelle que soit la période ou la technique, est de se protéger des invasions
des nomades venus des steppes du nord.
La ligne Maginot : fortifications françaises à la frontière franco-allemande, construites
pendant l’entre-deux guerres mondiales dans le but d’empêcher l’invasion du territoire
par les armées ennemies (en l’occurrence allemandes), elles ont surtout permis de
stopper les nuages radioactifs venus de Tchernobyl.
La Ligne Morice : construite à partir de 1957 entre l’Algérie et la Tunisie d’une part et
l’Algérie et le Maroc d’autre part, ces deux pays ayant obtenu leur indépendance en
1956 tandis que l’Algérie, département français, était le théâtre d’une guerre pour
l’indépendance. L’objectif était de couper l’armée de libération nationale algérienne de
ses bases à l’étranger.
18
Le Mur de Berlin : symbole de la guerre froide, il est érigé à Berlin pendant la nuit du 12
au 13 août 1961, pour encercler Berlin ouest et empêcher les Allemands de l’est de
quitter la RDA. Entre 1949 et 1961, 3,6 millions de personnes avaient fui, principalement
par Berlin.
Cette ceinture autour de Berlin ouest mesure 155 km, dont 43,1 km entre Berlin ouest et
Berlin est et se révèle très difficilement franchissable. D’août 1961 au 8 mars 1989, 5079
personnes réussissent à s’évader mais 588 perdent la vie au cours de cette aventure.
Berlin, mémoires d’un mur : les graffitis du mur de Berlin. Laurent Maindon.
Ouest éditions, 1990
Il faut néanmoins remarquer qu’aucun de ces murs n’a permis d’empêcher durablement
ce pour quoi (contre quoi ?) ils furent bâtis. Ce qui laisse perplexe sur l’avenir des
projets en cours de construction :
Le « mur de sécurité » versus « mur de l’apartheid » entre Israël et les territoires
palestiniens
Un mur en Palestine René Backman. Fayard, 2006
http://www.geographie-sociale.org/Palestine-israel-frontiere.htm
Intervention divine, le film d’Elia Suleiman
Le mur entre Les États-Unis et le Mexique
http://www.geographie-sociale.org/mexique-usa-frontiere.htm
Sergio Gonzalez Rodrigues. Des os dans le désert. Éd. du Passage du Nord-ouest, 2007
Michel Foucher, géographe et diplomate, estime que les programmes annoncés de murs,
clôtures, barrières métalliques ou électroniques, s’ils étaient menés à terme, s’étireraient
sur 18 000 km.
Murs et frontières. Cités n°31
Des murs et des hommes. Dirigé par Guy Hennebelle et Myriam Tsikounas.
(Panoramiques). Éditions Corlet, Marianne, 2004
Des murs entre les hommes. Alexandra Novosseloff et Frank Neisse.
La documentation française, 2008
Le film d’Alan Parker : Pink Floyd, the wall
Le Mur, un itinéraire architectural. Évelyne Péré-Christin. Éditions alternatives, 2001
19
N
omadisme
Voir la sélection documentaire très complète réalisée sur le nomadisme.
Ici, ailleurs, le nomadisme
Muriel Souchon
La Bibliothèque, août 2008
a i l l e u r s...
Içi
Le Nomadisme
20
O
dyssée
L’Odyssée, c’est d’abord celle d’Ulysse, racontée par Homère. Ulysse est certes un
aventurier mais surtout un homme-frontière, témoignant de la différence entre
hellénisme et barbarie, faisant à chaque étape de son voyage l’expérience de
l’hospitalité.
Mais au sens commun du mot, « récit d’un voyage rempli d’aventures, voyage
particulièrement mouvementé » (Le Petit Robert, dictionnaire de la langue française),
Odyssée est bien le mot qui définit le périple de ceux qui cherchent à passer les
frontières, qui quittent l’Afrique du nord ou l’Asie en barque ou en camion frigorifique,
au gré des passeurs, truands et autres exploiteurs. Pourtant la seule finalité de ce
voyage, au-delà des aspirations personnelles, est de devenir sans-papiers en Europe :
expulsables à chaque instant.
Ariane Mnouchkine, à partir de témoignages recueillis dans des centres de réfugiés,
retrace les chemins de ces exilés. La pièce, jouée à la Cartoucherie de Vincennes et
diffusée en 2006 sur Arte s’appelle Dernier Caravansérail (Odyssées).
http://www.theatre-du-soleil.fr/index.html
Homère. L’Odyssée. Gallimard, 1985
L’Éternité et un jour, un film de Théo Angelopoulos
Loïc Barrière. Le Voyage clandestin. Seuil, 1998
In this world de Michael Winterbottom.
Ce film retrace le parcours de Pakistanais qui tentent d’émigrer en Europe.
Luc Bassong. Comment immigrer en France en 20 leçons. Max Milo, 2006
Jesus Diaz. Les Quatre Fugues de Manuel. Gallimard, 2006
Et ils peuplèrent l’Amérique : l’odyssée des émigrants. Nancy Green. Gallimard, 1994
21
P
ont
« Passer un pont, traverser un fleuve, franchir une frontière, c’est quitter l’espace intime
et familier où l’on est à sa place pour pénétrer dans un horizon différent, un espace
étranger, inconnu, où l’on risque, confronté à ce qui est autre, de se découvrir sans lieu
propre, sans identité. »
Jean-Pierre Vernant in La Traversée des frontières. Seuil, 2004
Ce passage est le début du texte de Vernant, qui avec d’autres, commandés pour le
cinquantième anniversaire du Conseil de l’Europe, est inscrit sur la borne du Pont de
l’Europe qui relie Strasbourg à Kehl. Cette initiative littéraire et artistique s’intitulait :
« Écrire les frontières, le Pont de l’Europe ».
Ivo Andric. Le Pont sur la Drina. Belfond, 1994
Le pont de Visegrad, construit en 1571 et détruit en 1913, constitue un lien et une
frontière entre la Bosnie et la Serbie, le croisement entre l’orient et l’occident et est le
personnage principal de ce roman.
Un autre pont en Bosnie-Herzégovine, celui de Mostar, construit en 1566 et détruit par
les obus croates en 1993, a symbolisé l’éclatement de la Yougoslavie. Avec lui
s’écroulaient 400 ans d’histoire et le lieu symbolique de l’échange entre les populations
de la région.
Les ponts sont des espaces poétiques, les lieux privilégiés de la rencontre, du coup de
foudre ou du désespoir : le Pont Mirabeau d’Apollinaire est celui d’où Celan se suicide.
La frontière n’est pas seulement obstacle mais lieu de passage : ponts, passerelles,
tunnels les franchissent et en sont les symboles récurrents et contradictoires. Plus
encore que la route, le pont témoigne de cette capacité humaine à concevoir à la fois
l’écart et la jonction. Nous percevons les rives comme séparées, ce qui enjoint à vouloir
les rapprocher, à jeter un pont entre elles. Le pont symbolise notre désir de l’autre.
L’expression Couper les ponts signifie interrompre toute relation et marque la rupture
définitive.
22
Michel Serres. L’Art des ponts : homo pontifes. Le Pommier, 2006
Ce livre est un hommage très personnel aux ponts de toutes natures, aussi bien
matériels qu'immatériels, qui relient les hommes les uns aux autres.
Le Pas suspendu de la cigogne. Theo Angelopoulos, 1991
Le pont signifie plutôt le douloureux franchissement des frontières. Alexandre, jeune
reporter, est envoyé en mission du côté de l’Evros, fleuve qui sépare la Grèce de la
Turquie. Parmi les réfugiés qui ont traversé la frontière clandestinement, il croit
reconnaître une personnalité politique grecque disparue quelques années auparavant.
Crossing the bridge, le film de Fatih Akin
De l’eau tiède sous un pont rouge, le film de Shohei Imamura.
23
Q
uadrature du cercle
Certaines frontières sont plus fondamentales que d'autres et la quadrature du cercle
symbolise dans le langage courant la limite de notre capacité à penser le monde.
Suivant en cela l'intuition d'Euclide, les anciens grecs pensaient que tous les nombres
pouvaient être construits uniquement à l'aide d'une règle (non graduée) et d'un compas.
De très nombreux théorèmes de géométrie peuvent être démontrés avec ces deux
instruments. Cependant, certains problèmes semblaient résister parmi lesquels la
quadrature du cercle. Il s'agit, à l'aide dune règle et d'un compas, de tracer un carré
ayant la même surface qu'un cercle donné.
Ce problème donna lieu à une abondante littérature, des centaines de mathématiciens
pensant (faussement) l'avoir résolu.
Il fallut attendre 1882 pour que le mathématicien Ferdinand von Lindermann, se basant
sur les travaux de Pierre-Laurent Wantzel, démontre qu'il est absolument impossible
avec une règle et un compas de tracer un carré ayant la même aire qu'un cercle donné.
Cette découverte fut parmi les premières à remettre en cause de manière radicale la
capacité de l'esprit humain à appréhender totalement les mathématiques, et à travers
elles, le monde.
Par la suite, d'autres frontières, bien plus fondamentales furent mises en évidence,
comme l'indécidabilité (certaines hypothèses mathématiques ne peuvent ni être
démontrées ni être réfutées) mais c'est la quadrature du cercle qui a laissé son
empreinte dans le langage quotidien pour désigner un problème impossible à résoudre.
Et Dieu créa les nombres : les plus grands textes de mathématiques
Réunis et commentés par Stephen Hawkins. Dunod, 2006
Q C
uentin
24
hevillon
R
oman de la frontière
« Toute littérature est assaut contre la frontière. »
Kafka
La frontière est un thème récurrent en littérature et accompagne le roman depuis ses
origines. Dans le Roman de chevalerie, la frontière est le lieu de l’aventure qui
commence quand le héros franchit la limite, entre dans l’inconnu par un franchissement
(l’orée de la forêt, le gué).
Au 19e, ce sont les romans de voyage et d’exploration de contrées nouvelles qui
abordent le thème (James Fenimore Cooper. Le Dernier des Mohicans. Gallimard, 1974).
Ou encore le roman d’apprentissage où les personnages franchissent les barrières des
classes sociales (Rastignac chez Balzac ou Bel-Ami de Maupassant)
À partir de la seconde partie du 20e, le roman s’empare de nouveaux enjeux ; c’en est
fini de l’exotisme. Les frontières qu’il s’agit désormais de traverser sont autant
intérieures que nationales.
Cormac MacCarthy et la Trilogie des confins (ou Trilogie de la frontière)
De si jolis chevaux — Le Grand Passage — Des villes dans la plaine
Le Désert des Tartares de Dino Buzzati et Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq.
Le point commun de ces deux romans : un personnage affecté par son administration à
un poste sur une frontière où il reste un certain temps. La structure de l’espace est
identique :
le Fort ou l’Amirauté : sur une frontière
un no man’s land : le désert ou la mer
le pays ennemi : le Pays des Tartares ou le Farghestan.
25
Dessin de Yves Lacoste
tiré de la revue Hérodote
Dessin de Raymond Laharie
Un balcon en forêt. Julien Gracq. J. Corti, 1987
L’imaginaire de la frontière. Un avant-poste (limite du territoire national, une frontière
sensible en temps de guerre et le sentiment d’être ailleurs, à d’autres avant-postes).
Mais également le sentiment d’être en marge de l’histoire : c’est la drôle de guerre et
Grange a le sentiment d’être mis à l’écart, « d’être coupé du monde ».
Formes et fantasmes du passage : paysages rêvés et paysages réels, de la veille au
sommeil.
26
Roberto Bolaño
Le voyage du narrateur de Détectives sauvages s’achève dans le désert de Sonora, à la
frontière entre le Mexique et les États-unis. Et c’est dans ce lieu désolé, à la frontière
entre deux mondes (celui des vivant et des morts, celui de la richesse et la pauvreté)
que s’ancre 2666.
Les romans sont remplis de personnages qui souhaitent passer la frontière : l'immigré, le
scientifique, l'archéologue, le cartographe, l'espion (L’Espion qui venait du froid, John
Le Carré), l'écrivain (Citoyen de la frontière, Jozef Deleu), le nomade, le berger, le
bohémien, le colon (Rudyard Kipling), le devin, le personnage qui bénéficie ou est
victime d'un pouvoir ou d'un secret, l'aventurier, le voyageur (L’Usage du monde, Nicolas
Bouvier), le juif errant, le clochard céleste (Sur la route, Jack Kerouac), le messager, le
militaire (Les Falaises de marbre, Ernst Jünger), le naufragé, le personnage qui grandit
(Alice au Pays des Merveilles, Lewis Caroll, Les Voyages de Gulliver, Jonathan Swift), le
fou... qui aident à son franchissement : les passeurs (Histoire de Tönle, Mario Rigoni
Stern), les initiateurs, les mentors, les précepteurs… ou qui gardent les frontières et
détiennent les clefs : les douaniers, les militaires, les gardiens du temple, du trésor,
des portes…
Mario Rigoni Stern. Histoire de Tönle
Or, dans ce livre, tout est affaire de cadastre, de délimitation, mais aussi de
franchissement de la ligne, de violation du tracé par l’homme – le Tönle du roman – qui
de contrebandier devient citoyen (illégal) de l’Europe autrichienne avant l’annihilation du
plateau frontalier par la guerre. Autre symbole : cette guerre moderne nie la frontière,
grâce à ses tirs de canons à longue portée et à l’avion, qui apparaît.
La figure centrale du livre, c’est la frontière. Pour nourrir les siens, Tönle ne cesse de
traverser la ligne qui sépare l’Italie de l’Empire austro-hongrois. Tour à tour
contrebandier, soldat, mineur, colporteur d’estampes, jardinier, gardien de chevaux, il
passe et repasse d’un pays à l’autre, en proie aux hasards d’une vie clandestine.
Traverser la frontière, c’est aussi franchir les seuils de la nostalgie et de la mémoire, voir
défiler son existence. C’est encore transgresser un interdit, aller au-delà de la limite
autorisée, s’inscrire en hors-la-loi. La mobilité incessante de Tönle témoigne de sa
marginalité anarchiste, et elle révèle une inquiétude.
27
S
a n s f ro n t i è re s
« Comme elles sont inutiles maintenant ces frontières si n’importe quel avion peut les
traverser ! »
Stefan Zweig à l’atterrissage de Blériot.
« Une frontière, en effet, cela n'existe pas comme un objet concret. Jamais personne n'a
vu une frontière, quelqu'un a peut-être vu un mur, un fil de fer barbelé..., une
frontière, jamais. Tout au plus a-t-il vu quelqu'un désignant le barbelé, le mur avec
cette expression : " là, c'est la frontière "... Autrement dit, une frontière, cela fait partie
de ces objets des discours qui n'existent que parce qu'on croit qu'ils existent, ce sont
des objets complètement abstraits, mais bien réels puisqu'ils produisent des effets. Il
est sans doute superflu ici d'évoquer la fluctuation des frontières définissant les pays
aux cours de l'histoire, voire les luttes pour imposer telle ou telle frontière politique.
Une frontière n'existe qu'en tant qu'un certain nombre de personnes sont d'accord pour
considérer qu'elle existe. La frontière n'est rien d'autre que le résultat de l'arbitraire
d'une définition partagée par quelques-uns et pas forcément par d'autres ».
Jean Pierre Brouat, sociologue.
L’idée de frontière peut être négative et évoquer la limite ; et le constat que les
frontières, les différences mal comprises aboutissent trop souvent à la guerre, amène à
penser que l’abolition des frontières réaliserait l’unification de l’humanité et aboutirait à
la paix. Cette utopie traverse les siècles.
Le philosophe Kant est l’un des théoriciens de cette conception de l’universalisme
politique qu’il formule en 1784 dans Idée d’une histoire universelle au point de vue
cosmopolitique.
En 1849, Auguste Comte veut supprimer les frontières idéologiques entre les hommes et
fonde l’Église universelle de la religion de l’Humanité, tentative originale d’unifier
l’humanité.
« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Le socialisme de Marx inspira lui aussi
des projets universalistes. La création de la Première Internationale en 1864 est une
proposition d’unir le prolétariat au niveau international puisqu’il est exploité à l’échelle
nationale et, surtout, parce que les intérêts de tous les prolétaires sont identiques –
l’internationalisme des travailleurs contre le patriotisme et le nationalisme des
bourgeois.
28
Les dernières décennies du 20e siècle ont vu l’apparition, au nom du devoir
d’ingérence, du « sans frontiérisme ». Les premiers furent Médecins sans frontières :
constatant que les conflits mettent de plus rarement en prise des États, que ceux-ci ont
perdu le monopole de la violence, que la politique de neutralité et de réserve de la
Croix-Rouge avait été une erreur, ils fondent en 1971 une association qui allie aide
humanitaire et actions de sensibilisation auprès des médias et des institutions politiques.
“Dunant avait choisi la neutralité, le sans frontiérisme choisit l'engagement. Plus nous
serons silencieux et plus on nous écoutera, disent les Suisses du C.I.C.R. Plus nous
ferons du bruit et plus on nous entendra, répond Kouchner” Jean-Christophe Rufin, Le
Piège humanitaire. Hachette littérature, 1993.
Depuis, les « Sans Frontières » ont fleuri dans tous les domaines, de Reporters sans
Frontières
(http://www.rsf.org/)
à
Bibliothèques
sans
frontières
(www.bibliosansfrontieres.com), en passant par Réseau Éducation Sans Frontières
(http://www.educationsansfrontieres.org/), fondé en juin 2004 et appelant à la
régularisation (voir Visa, Hospitalité) des sans papiers scolarisés.
L’Aventure humanitaire. Jean-christophe Rufin. Gallimard, 1994
French doctors : les 25 ans d'épopée des hommes et des femmes qui ont inventé la
médecine humanitaire. Olivier Weber. R. Laffont, 1995
29
T
t ra n s g re s s i o n
Étymologiquement : passer de l’autre côté.
L’acte de passer la frontière comporte une charge symbolique, marque une transgression,
qu’elle soit politique, morale ou religieuse.
Les expressions que l’on utilise pour signifier à quelqu’un qu’il a transgressé sont d’ailleurs
issues du registre frontalier : dépasser les bornes, passer la limite.
Franchir la frontière, c’est braver l’interdit.
Selon la légende, Romulus, décidant de fonder Rome, trace un sillon qui marque les
limites de la future ville. Son frère Rémus, pour le narguer, saute par dessus le sillon et
franchit ainsi la muraille symbolique. Aussitôt, Romulus le tue : « Ainsi périsse quiconque
franchira mes remparts ! »
Quand César franchit le Rubicon (petite rivière du nord de l’Italie qu’aucun général romain
n’avait l’autorisation de franchir avec son armée), le 12 janvier 49 av. J.C. il brave les lois
du sénat et fait acte de transgression politique.
La transgression s’accomplit dans le possible et révèle que le possible dépasse les limites
de l’interdit, l’interdit devenant ce qui limite la sphère du possible.
La femme de Barbe bleue veut ouvrir la seule porte du château qui lui soit défendue alors
qu’elle a accès à toutes les autres pièces, car cette interdiction est une restriction
insupportable à sa liberté.
Certaines transgressions, braver l’interdit du meurtre ou de l’inceste, paraissent faire
régresser en deçà de l’humain alors que d’autres permettent le progrès.
La transgression d’Adam chasse l’homme du jardin d’Eden et celle de Prométhée, bravant
les ordres de Zeus, donne aux hommes le feu et le progrès.
La Frontière. Pascal Quignard. Chandeigne, 2003
Le récit de La Frontière s’élabore dans le Palais de la Fronteira, chef-d’œuvre du baroque
portugais, où des azulejos racontent l’histoire de Monsieur de Jaume, assassin de
Monsieur d’Oeiras dont il convoite la femme, et de la vengeance de celle-ci. Le livre
raconte deux fois l’histoire, par le texte et par l’image puisqu’il s’accompagne d’une
reproduction des azulejos toujours visibles dans le Palais et transgresse doublement
l’interdit fixé par le Roi à la fin du récit au futur marquis de Fronteira, ami de Monsieur de
Jaume, interdit selon lequel le marquis ne doit pas dire un mot de l’histoire.
L’Histoire de Romulus et Rémus. Folio Benjamin, 1999
Friedrich Nietzsche. Par delà bien et mal. Gallimard, 1987
Les Frontières de l’humain. Henri Atlan, Frans B. M. de Waal. Le Pommier, 2007
30
U
n d e r g ro u n d
« Passée la première frontière entre la vie et la mort, il reste le plus souvent des
barrages à franchir, des ponts à traverser, des comptes à rendre à des gardiens de
portes qui mènent à la félicité, à la damnation ou dans quelque salle d’attente (…). Tous
ces lieux, Paradis et Enfers, sont représentés sur des cartes. »
Joëlle Kuntz. L’Adieu à Terminus. Hachette Littérature, 2004
Chez les Grecs et les Romains, les Enfers sont traditionnellement situés à une extrême
profondeur sous la Grèce et l’Italie, s'étendant jusqu'aux extrêmes confins du monde.
Pour les Grecs, le séjour des morts est délimité par deux fleuves. Les bons sont envoyés
aux Champs Élysées et les mauvais dans une prison aux murs infranchissables, le
Tartare. La distance du Tartare jusqu'à la surface est égale à celle qui sépare les cieux
de la surface.
La géhenne de la tradition rabbinique est également située sous la terre. L’Enfer des
musulmans compte sept fosses, de plus en plus brûlantes selon la profondeur. Dans La
Divine Comédie, Dante situe l’Enfer au fond de gouffres.
Arno Schmidt. Tina ou De l’immortalité. Tristram, 2001
Mais être sous terre, c’est aussi parfois échapper aux lois des frontières terrestres. C’est
le cas du capitaine Nemo de Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne, coupé de
tout lien avec la terre, et qui depuis les profondeurs des océans ignore les obstacles et
limites de la surface.
Underground Railroad : le Canada a longtemps été un lieu de refuge pour les esclaves
noirs américains échappés des plantations du sud des États-Unis. En effet, quoique les
États esclavagistes aient été nettement définis comme étant au sud de la ligne MasonDixon, qui séparait la Pennsylvanie du Maryland et se prolongeait à l'ouest, dès 1793 la
loi contre les esclaves en fuite autorisait les propriétaires d'esclaves fugitifs à venir
récupérer leur « propriété » dans les États du Nord. Ces derniers n'étaient donc pas un
refuge sûr pour les rescapés. Au début du 19e siècle, des relais bénévoles se sont établis
pour assister les esclaves en fuite, les guider, les héberger, les faire passer au Canada.
Ce réseau secret, l'Underground Railroad, très efficace et bien organisé à partir de 1820,
fonctionna jusqu'à la guerre de Sécession (1861). On estime que plus de 100 000
esclaves l'ont utilisé.
John Parker. La Rivière de la liberté. R. Laffont, 1998
Le film d’Emir Kusturica Underground
Underground ou un héros de notre temps. Vladimir Makanine, Gallimard 2002
Underground. Shimako Okamura. La Joie de lire, 2007
31
V
isa
« Un visa est un document délivré par les autorités compétentes d'un pays qu'un
étranger doit présenter lors de l'entrée sur le territoire d'un État dont il n'est pas le
ressortissant. C'est une condition nécessaire pour entrer et séjourner pendant une
certaine durée sur ce territoire. Mais ce n'est pas une condition suffisante car les
autorités chargées du contrôle des frontières de certains pays peuvent refuser
l'admission sur leur territoire de tout étranger, même titulaire d'un visa valide. »
Wikipedia
Pourtant, l’utopie ou l’illusion d’un monde sans frontières où les hommes circuleraient
librement n’est pas neuve. Les frontières, constructions humaines, peuvent bouger voire
disparaître.
« De nos jours, et sauf pour les rares pays qui ont conservé le passeport, ce passage est
libre dans les régions civilisées. La frontière, ligne idéale tracée entre des bornes ou des
poteaux, n’est visibles que sur les cartes, exagérément » déclare en 1910 Van Gennep,
ethnologue allemand.
Pourtant, si les frontières s’effacent pour certains (voir Europe), pour d’autres, sans
papiers, elles ressurgissent partout. « L'Europe abolit les frontières mais se protège de
l'extérieur par le mur des visas... »" François Maspero
Dubravka Ugresic. Ceci n’est pas un livre. Fayard, 2005
« C’est la raison pour laquelle, entre autres, un des aspects importants
de l’exil, la quête bureaucratique, est toujours dans l’ombre. Personne,
ni même l’exilé, ne veut entendre parler de permis de séjour ni de
démêlés avec la préfecture. Personne ne songe à se demander si Walter
Benjamin ne s’était pas suicidé pour la seule raison qu’il n’avait pas
obtenu de "papiers". »
Bruno Arpaia. Dernière frontière. L. Levi, 2002
Raconte la rencontre en 1940, à Port-Bou, à la frontière entre la France occupée et
l’Espagne, d'un combattant républicain espagnol et d'un penseur solitaire inapte à
affronter la vie, Walter Benjamin.
Daikha Dridi. Circuler librement derrière les vitres (blindées) du consulat
www.babelmed.net/Pais/Méditerranée/circuler_librement.php?c=3591&m=34&l=fr
Anna Seghers. Transit. Alinea, 1990
Kebir Ammi. Le Partage du monde. Gallimard, 1999
Hamid Skif. La Géographie du danger. Naïve, 2005
32
W
e s te r n
La notion américaine de « frontier » telle que définie par Turner en 1893, est cette
frange mouvante où se forgeait une nouvelle société, un front où l’on n’affronte pas son
voisin mais l’inconnu.
La frontière ici n’est pas une ligne de séparation mais une aire en cours de peuplement,
une zone intermédiaire entre les régions occupées de l’Est et les terres libres à l’état
sauvage de l’Ouest, zone qui s’est déplacée de l’Atlantique au Pacifique au cours de
l’histoire des États-Unis jusqu’en 1890. À cette date, le Bureau fédéral du recensement
constate la fermeture de la frontière : tous les territoires sont occupés. L'expansion sans
la guerre (mais avec un génocide) devient alors un rêve.
L’Ouest est le creuset de la nation américaine, c’est l’environnement de la frontière qui a
modelé le caractère américain. Dans cet espace épique qu’est l’Ouest, le pionnier incarne
l’archétype des valeurs fondatrices de la culture américaine : « Cette perpétuelle
résurrection, cette expansion vers l'ouest avec les possibilités nouvelles qu'elle offre,
ainsi que le contact permanent avec une société primitive, ont forgé le caractère
américain. »
Cette thèse a considérablement influencé la pensée américaine et le concept de Frontière
(au sens de mouvement vers l’ouest) est central dans l’évolution idéologique des ÉtatsUnis. Des terres libres et immenses, des ressources perçues comme illimitées. C’est ce
qui fonde les valeurs et attitudes des américains : individualisme (se débrouiller seul) et
initiative mais aussi gaspillage.
Dès la fin du 19e siècle, cette vision de l’histoire américaine se trouve dans la littérature
et la peinture (Jack London, Franck Norris, Walt Whitman avec Feuilles d’herbe qui
célèbre les pionniers). Mais c’est surtout le cinéma, avec le western, qui va fonder le
mythe américain de l’Ouest : depuis le premier western en 1903, les années 50 et
l’apothéose du western littéraire et hollywoodien (vision politique de John Ford d’une
nation en train de se constituer, mythologie du héros solitaire chez Hawks…), jusqu’aux
années 90 (Dances with wolves de Costner, Unforgiven de Eastwood).
Cette frontière perçue comme l’horizon de la liberté pour l’Amérique, ne saurait se
réduire à l’espace finalement conquis entre l’Atlantique et le Pacifique.
Lorsque à l’aube des années 60, Kennedy demande à ses concitoyens d’être « les
pionniers d’une nouvelle frontière » il reprend le rêve de liberté que la frontière avait
suscité depuis 1890, en opérant un glissement de la frontière spatiale depuis longtemps
évanouie aux frontières morales qui restent toujours à parcourir : il ne s'agit plus de
territoires à conquérir par les plus audacieux mais d'une espérance à réaliser pour tous
et par tous.
Il évoque alors l’abolition des frontières que sont les inégalités sociales ou raciales.
33
Et après la conquête de l’Ouest, l’Amérique se lance dans la conquête spatiale ;
quand Clint Eastwood fait un film pour évoquer ce moment de l’histoire américaine, il
choisit pour titre Space Cowboys !
Le Mythe de l'Ouest. Dir. Philippe Jacquin, Daniel Royot. Autrement, 1993
Le Western. Gabriele Lucci. Hazan, 2006
Go west ! Philippe Jacquin, Daniel Royot. Flammarion, 2002
Histoire des États-Unis depuis 1865. Pierre Mélandri. Nathan, 2000
La Philosophie américaine. Gérard Deledalle. De Boeck Université, 1998
Histoire des idées aux U.S.A. Jean Béranger, ... et Robert Rougé,... PUF, 1981
Le Far West. texte original de Tim Wood ; adaptation française d'Emmanuelle Pingault.
Gründ, 1996
Honkytonk man réalisé par Clint Eastwood
Le grand père face au champ de poussière se souvient d’avoir obtenu des terres en
courant vers l’Ouest.
La Chevauchée fantastique, film de John Ford
À l’arrivée à Lordsburg, Ringo Kid et Dallas, qui se sont distingués par leurs actions
héroïques, passent la frontière, avec l’accord du shérif, pour commencer une nouvelle
vie.
Les Affameurs d’ Anthony Mann
Le voyage vers de nouveaux territoires de l’ouest est parfois une occasion de rachat
pour des aventuriers ou hors-la-loi. Les épreuves que ces hommes doivent surmonter
leur permettent d’expier leurs fautes passées pour recommencer une vie normale dans
des territoires nouveaux.
« La ligne est plus frontière de son côté droit que de son côté gauche, et ceci
naturellement quelle que soit la position géographique réelle des peuples qui peuvent
servir d’application concrète à notre méditation. (…) Aux États-Unis ou en Argentine, la
figure s’applique avec toute sa force sans aucune transposition : c’est bien la droite ou
l’Est organisé, centralisateur et plus ou moins centralisé, qui dévore peu à peu un Ouest
de plus en plus lointain, ce qui est de l’autre côté de cette frontière mouvante
particulièrement vive et enrichissante, étant considéré justement comme ce qui n’avait
pas de frontières, le pays de l’errance et même de la licence, le lieu de la respiration loin
des codes usés... ».
Michel Butor in À la frontière
34
X
énophobie
« Et s’ils ont peur de leur ombre
c’est qu’ils se doutent un peu
que haïr l’étranger
c’est avoir peur de soi »
Jean-Pierre Siméon
In Sans frontières fixes. Cheyne, 2001
Dessin : Philippe Geluck
Le mot xénophobie – hostile aux étrangers – apparaît en 1903. Il aurait été forgé par
Anatole France au moment de l’affaire Dreyfus, c’est-à-dire à un moment d’exacerbation
de l’identité nationale et de paroxysme du rejet de l’autre.
« À l’étranger la question. À l’homme en place, la réponse. »
In Le Livre des ressemblances. Edmond Jabès. Gallimard, 1991
La France hostile : socio-histoire de la xénophobie (1870-1914). Laurent Dornel.
Hachette Littératures, 2004
Olivier Le Cour Grandmaison, enseignant en sciences politiques, estime que nous
assistons en France et plus généralement en Europe, à l’avènement d’une xénophobie
d’État : nombre de personnes placées en centres de rétention, expulsions, stigmatisation
des étrangers perçus comme dangereux, lutte contre les clandestins pensée comme un
élément essentiel de la préservation de la sécurité des nationaux et de l’unité nationale,
tout cela incarné par un ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité
nationale et du développement solidaire.
http://lmsi.net/spip.php?article735
Olivier Le Cour Grandmaison. Haine(s). Philosophie et politique. PUF, 2002
La Xénophobie en France. In Futuribles, n°319 (mai 2006)
La situation paraît suffisamment préoccupante pour que se mette en place en mai 2007,
à l’initiative de chercheurs en sciences humaines et sociales, l’Observatoire de
l’institutionnalisation de la xénophobie (Observ.i.x).
http://observix.lautre.net/
35
Y
ougoslavie
En Europe, la Yougoslavie est le lieu où l’histoire et la géographie se défient. Une faille
traverse ce territoire : c’est le carrefour entre l’Orient et l’Occident, le lieu du passage de
la frontière entre les empires romains d’Occident et d’Orient, la ligne de partage entre la
catholicité latine et l’orthodoxie byzantine, entre la chrétienté et l’islam.
Depuis le congrès de Berlin, qui en 1878 décida des frontières dans la péninsule
balkanique (voir cartes), à la déclaration d’indépendance du Kosovo le 17 février 2008, les
frontières ont beaucoup bougé. Les atlas de la région ne sont pas valables longtemps.
En 1815, le Monténégro
devient
une
principauté
indépendante. Les autres
régions
sont
sous
la
domination
des
empires
austro-hongrois et ottoman.
Les guerres balkaniques de
1912 et 1913 achèvent le
démantèlement de l’Europe
ottomane.
Le démembrement de l’Empire
austro-hongrois entraîne la
créatio n,
en
1918,
de
nouveaux États, dont le
royaume des Serbes, des
Slovènes et des Croates
(Yougoslavie), qui comprend
les deux royaumes de Serbie
et du Monténégro, ainsi que
des possessions de l’ex-Empire
(Croatie, Bosnie-Herzégovine,
Slovénie et Dalmatie).
L’État fédéral yougoslave, créé
en 1945, lui, dure jusqu’en
1991.
« La Yougoslavie a six Républiques, cinq nations, quatre langues, trois religions, deux
alphabets et un seul parti ».
Tito
36
Guerres de 1991 à 1995, nettoyages
ethniques et éclatement du pays.
Sécession de la Slovénie et de la Croatie,
suivies des déclarations d’indépendance
de la Macédoine et de la BosnieHerzégovine. La Serbie et le Monténégro
ont
alors
proclamé
la
République
fédérative
yougoslave,
la
troisième
Yougoslavie.
2008 : Le Monténégro et le Kosovo se
sont déclarés indépendants.
Ivo Andric. Un pont sur la Drina. Belfond, 1994
En 1913, de vieux messieurs prennent connaissance du nouveau partage de la péninsule
balkanique et la commentent.
« … et il sentait bien que l’on tirait sournoisement le sol sous ses pieds, comme un tapis,
et que les frontières qui auraient dû être stables et solides devenaient fluides et
changeantes, se déplaçaient, s’éloignaient et disparaissaient, comme les ruisseaux
capricieux du printemps. »
David Albahari. Homme de neige. Gallimard, 2004
Le narrateur, écrivain invité en résidence dans une université américaine, a le sentiment
que son existence se disloque en même temps que l’histoire de son ex-pays ; un matin,
cherchant du bout des doigts la raie dans ses cheveux, il constate : « Elle avait disparu
comme toute ligne de démarcation, et comme, surtout, les frontières de mon pays, me
suis-je dit ».
37
Z
one
La zone, c’est le lieu indéfini et un peu inquiétant, à la fois dedans et dehors, à la fois
domestique et sauvage.
À Paris, jusqu’à la construction du boulevard périphérique, il y avait « la zone »,
quartiers qui se trouvaient hors de Paris au voisinage immédiat des anciennes
fortifications. Même s’il était interdit d’y construire jusqu’après la première guerre
mondiale, toute une population miséreuse s’y installait dans des bidonvilles.
Éric Hazan. L’Invention de Paris. Il n’y a pas de pas perdus. Seuil, 2002
La Chanson des fortifs. Fréhel
Jean Rolin. La Clôture. POL, 2002
Rolin explore le boulevard du maréchal Ney et relate ses rencontres avec les hommes et
femmes qui hantent cette zone.
Par référence à ce lieu, on appelle zonards les habitants de ces territoires et relève de la
zone ce qui est pauvre, sale, misérable, dégradé.
Renaud, dans ses premières chansons, évoque le personnage du zonard.
Philippe Vasset. Un livre blanc. Fayard 2007
Exploration des zones blanches des cartes ign de la région parisienne, voyages et
description de ces no man’s lands urbains, abandonnés par l’urbanisation mais peuplés
d’une étrange humanité, les SANS, sans domiciles fixes, sans papiers, et territoires des
commerces et activités illicites.
On trouve dans les aéroports, ports et gares internationaux des zones d’attente (98 en
France métropolitaine) et de transit. Ces zones s’apparentent à de nouvelles formes de
frontières d’État. Il ne s’agit plus de frontières linéaires mais de points de contrôle des
personnes et des marchandises sur les principaux nœuds de transports et de
communication. Dans ces zones, pourtant situées à l’intérieur d’un pays, on peut se
retrouver bloqué à la frontière : Mehran Karimi, Iranien sans papiers d’identité a vécu 18
ans dans le hall de Roissy.
Dans le labyrinthe des centres de rétention. Vacarme n°37
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Cette sélection documentaire est une publication de La Bibliothèque, Ville de Saint-Herblain.
Rédaction : Pascale Le Corre
© La Bibliothèque, février 2009