Gérard Bouchard, professeur L`AMÉRIQUE, TERRE D`UTOPIE?

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Gérard Bouchard, professeur L`AMÉRIQUE, TERRE D`UTOPIE?
Gérard Bouchard, professeur
Département des Sciences humaines
Université du Québec à Chicoutimi
CANADA
L’AMÉRIQUE, TERRE D’UTOPIE?
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Conférence d’ouverture du Colloque interaméricain (Brésil-Canada) des sciences de la
communication
Salvador de Bahia (Brésil), septembre 2002.
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(418)545-5518
1
Il est évident que nous vivons présentement, en Amérique comme ailleurs, dans un monde en
transition. Mais cette transition est d’un type particulier. D’abord, elle bouleverse l’ensemble de
l’économie mondiale; d’autre part, elle remet en question de vieux équilibres culturels qui
fondaient depuis plus de deux siècles l’intégration des sociétés occidentales –pour ne parler que
de celles-là. Selon Immanuel Wallerstein, ce qui caractérise l’époque présente, ce n’est pas le fait
d’un immense système qui serait en train de se réaménager ou de se restructurer, mais plutôt le
passage d’un système mondial à un autre système. Et ce qui ajouterait à l’incertitude, à l’angoisse
de notre temps, c’est que, toujours selon Wallerstein, nous ne savons pas quel est ce système qui
serait en train de s’implanter2.
Sur cette toile de fond, j’aimerais explorer brièvement l’aspect culturel du vaste
remaniement qui entraîne présentement rien de moins que l’institution de nouveaux rapports au
monde. En me référant plus particulièrement aux collectivités neuves des Amériques, je me
propose de soumettre quelques réflexions sur la situation des imaginaires collectifs et les
1
Je remercie Zilà Bernd qui a bien voulu lire une version antérieure de ce texte et formuler d’utiles
remarques critiques.
perspectives qui semblent s’ouvrir au sein ou au-delà du désarroi que met souvent en forme le
discours postmoderne. Je tenterai ainsi d’apporter quelques éléments de clarification, sinon de
réponse, à l’interrogation principale de ce colloque : dans quelle mesure et à quelles conditions
peut-on affirmer que l’Amérique ou, devrais-je dire, les Amériques demeurent une terre d’utopie?
I
L’ÉCHEC DES GRANDS MYTHES FONDATEURS
Une première constatation s’impose : les grands mythes fondateurs des Amériques n’ont
pas atteint leurs buts. On pourrait donner ici l’exemple du Mexique où, après cinq cents ans de
coexistence, le fondement symbolique de la nation est interpellé plus durement que jamais par
l’indianité. On pourrait prendre à témoin le Brésil où l’on constate l’usure du mythe de la
démocratie raciale, cette grande configuration symbolique qui devait rallier et fondre toutes les
composantes ethniques de la nation. On pourrait évoquer l’Argentine et quelques autres nations
qu’on dirait par moment confrontées au chaos. Je rappellerai l’échec des tentatives pour créer en
Amérique latine une nouvelle race (une race « cosmique »), une civilisation qui aurait été égale
sinon supérieure à toutes les autres, ou bien un immense territoire unifié suivant le voeu de
Bolivar et de José Marti. On connaît aussi le grand rêve de Francisco Bilbao, de José Enrique
Rodo et d’autres qui voulaient fusionner la spiritualité latino-américaine avec l’utilitarisme
2
I. WALLERSTEIN (1997, 2000).
étatsunien. Plus au nord, le Québec a vu, au cours du dernier siècle, l’effondrement de la plupart
de ses vieux rêves fondateurs, qu’il s’agisse de l’évangélisation et de l’intégration des Indiens, du
messianisme nord-américain, de la re-création de la France en Amérique, de l’intégration
binationale pan-canadienne ou d’un modèle de république à l’américaine. Plus loin encore, du
côté de l’Australasie, les Néo-Zélandais éprouvent du remords d’avoir trahi leur utopie
écologique qui devait faire de leur pays une sorte d’Éden dans le Pacifique. De même, les
Australiens ont dû renoncer à reconstituer en Asie une britishness idéale –on pourrait en dire
autant du Canada anglais, séduit par le Nord. Allant plus loin, est-ce que nous ne sommes pas
tentés de parler d’échec également à propos des États-Unis, ce pays qui se voulait officiellement
fondé sur la poursuite du bonheur dans l’égalité et dans le respect des droits entre races et
ethnies? On découvre aussi que le melting pot n’a pas été le creuset, le moule que l’on croyait, si
bien que les vieux credo de la culture fondatrice (WASP) sont présentement menacés de
fragmentation. Et qu’est-il donc advenu, toujours aux USA, de cette myriade de petites
communautés idéales érigées depuis le 18e siècle avec l’intention de reproduire le modèle de la
Bible?
J’irai plus loin. Je dirais que, dans plusieurs collectivités neuves, le rapport culturel aux
anciennes métropoles européennes est encore en souffrance. D’une certaine manière, les ruptures
qui ont été pratiquées un peu partout ont laissé ici et là de profondes séquelles. Par exemple, dans
des nations comme le Québec, le Canada anglais, la Nouvelle-Zélande et l’Australie, le rapport à
l’ancienne mère patrie est vécu encore aujourd’hui comme ambivalence et comme problème; on
ne sait toujours pas très bien ce qu’on doit préserver ou récuser dans ce qui reste de l’héritage
culturel métropolitain. Au Québec, cette relation d’incertitude demeure un lieu de controverses
qui affectent tout particulièrement la norme de la langue parlée, mais aussi les grandes références
de la culture savante. Dans d’autres cas, en Amérique latine par exemple, la rupture a été bel et
bien consommée et, cependant, l’héritage européen continue de faire problème, au moins
indirectement : plusieurs intellectuels nourrissent en effet le sentiment que la rupture avec
l’héritage colonial est complétée mais que ce dernier n’a pas été vraiment remplacé, que les
projets de rechange ont échoué : en somme, le décrochage européen aurait été davantage réussi
que l’atterrissage américain. Dans les Antilles, la plus grande partie de l’intelligentsia entretient
avec la métropole française un rapport compliqué d’allégeance qui s’accompagne d’un vif
attachement aux racines locales et d’un reniement des origines africaines. Partout enfin, y
compris aux États-Unis, le rapport général à la tradition est le lieu de vives interrogations, de
profondes remises en question. On pourrait parler à ce propos du malaise de l’héritier –ou mieux
encore : du déshéritier.
En fait, de vieux équilibres symboliques sont touchés dans leurs
fondements même; on en vient à penser que c’est tout un rapport au monde qui est en souffrance
dans ces nations et cultures des Amériques3.
À une plus grande échelle, un survol comparatif entre les Amériques et le monde ancien
européen confirme le constat d’échec des grandes utopies fondatrices. Ainsi, il est manifeste que
le nouveau continent n’a pas fait mieux que l’ancien du point de vue des rapports sociaux
(exploitation, inégalités), du rapport État-citoyen (violation des droits, dictatures), du rapport à
l’environnement (pollution, destructions), du rapport homme-femme (violence, discrimination),
etc.
J’ajoute que la conjoncture actuelle ne semble guère se prêter à une relance des utopies
américaines. Le passé de ce continent est parsemé de déceptions, de déchirements, de violences.
3
Voir à ce sujet G. BOUCHARD (2000, pp. 203-205).
En conséquence, les Amériques ont beaucoup perdu de leur candeur, de leur fraîcheur
symbolique, de leur capacité de recommencement. En plus, cet immense territoire est devenu
tellement hétérogène dans l’ordre de la richesse et de la pauvreté, dans l’ordre aussi des cultures
et des structures de pouvoir, qu’on ne voit guère le moyen de le plier à un même horizon, de le
faire rêver à l’unisson. Enfin, est-il seulement utile, est-il même raisonnable de penser à de
nouvelles utopies de recommencement à une époque où la plupart des individus et des sociétés
sont de moins en moins convaincus de maîtriser leur destin, de pouvoir faire ou refaire leur
histoire?
Dans ces circonstances, il semble indiqué de se livrer à ce que j’appellerais des tâches
préalables, par exemple de réfléchir sur l’état, la structure et le fonctionnement des imaginaires
collectifs, pour en prendre le pouls, pour tenter de reconnaître les grandes tendances, les grandes
figures en cours d’émergence dans les arts, la littérature, la philosophie, les sciences sociales –
mais aussi pour apprendre à les renouveler, à les relancer, et un jour peut-être, faire renaître
l’utopie. Ce genre d’exercice permettrait d’éclairer quelques questions de fond : Est-ce que ces
figures et tendances évoluent localement, à l’échelle des régions et des nations, ou est-ce qu’elles
traversent l’ensemble du continent? Est-ce qu’elles consacrent en les accentuant certains traits de
la postmodernité –notamment l’éclatement des anciens systèmes symboliques, le procès des
idéologies, la perte du sens, le repli sur l’individu – ou y décèle-t-on des éléments de reprise du
discours collectif? Qui sont les groupes ou classes porteuses de renouvellement et quels sont les
vecteurs du nouvel imaginaire? Et qu’en est-il du rapport avec la tradition, qu’en est-il de l’avenir
de la mémoire? En somme, voit-on se mettre en place certaines configurations symboliques qui
pourraient éventuellement entrer dans de nouvelles visions du monde, servir de matériau à de
nouveaux récits? Seules de grandes enquêtes comparées qui quadrilleraient l’espace culturel panaméricain permettraient de répondre à ces questions.
II
UNE FIGURE EN ÉMERGENCE : LE BÂTARD
Sur cet arrière-plan et à titre d’illustration, j’aimerais évoquer brièvement ce qui me paraît
justement être l’esquisse d’un nouveau rapport au monde en voie d’émerger ici et là dans les
Amériques, et dont les signes très divers affleurent dans divers domaines de l’imaginaire
collectif, aussi bien le discours publicitaire, les arts et la littérature que les sciences sociales et la
philosophie. L’expression « rapport au monde » doit être entendue dans son sens le plus littéral, à
savoir une façon pour un individu ou une collectivité de s’approprier symboliquement son
environnement, de se poser dans l’univers des significations : celles qui sont portées par la
tradition et la mémoire et qui situent le sujet dans le temps long, mais aussi toutes les
significations qui procèdent de la territorialité, qui commandent la représentation de l’autre ou
qui relèvent de l’utopie, des exercices d’anticipation en général. Ce nouveau rapport au monde
qui semble se constituer au croisement du désarroi postmoderne et de la déshérence européenne,
c’est ce que j’appelle la position du bâtard. Je précise tout de suite que ce rapport n’est
évidemment pas exclusif; il n’est qu’une figure en train de prendre forme parmi d’autres, dans le
foisonnement actuel des cultures. Mais il ne s’agit pas d’une figure quelconque dans la mesure où
elle prend la stature d’une sorte de paradigme, d’un principe producteur et organisateur de
perceptions, de connaissances et d’attitudes.
J’en propose une définition, qui sera du reste essentiellement descriptive, avant d’en offrir
quelques illustrations puisées dans diverses cultures. Je dirais que la position –ou la feinte– du
bâtard s’institue en trois temps qui dessinent une sorte de parcours. Dans un premier temps, qui
est celui de la déconstruction, de l’abolition, le sujet s’affranchit; il nie et renie, il répudie les
mères-patries, les traditions, les modèles, les allégeances, les filiations, les fidélités, les tabous.
Ici, le bâtard s’affiche comme l’être de toutes les arrogances, l’iconoclaste qui, par un coup de
force symbolique, fait table rase des continuités. Il se désaliène, il pratique l’arrachement, le
déracinement tous azimuts. Il s’apparente plutôt au barbare qui saccage tout et fait scandale. Il est
un défroqué, il fait place nette, il prend congé du passé et de ses héritages, il renverse les autels, il
n’a ni Dieu ni maître. À ce stade initial, son humeur est imprévisible : il instaure aussi bien la
liberté que le vide, aussi bien la sérénité que le mutisme. C’est la désaffiliation intégrale. Le
bâtard voudrait retrouver le point zéro de l’enracinement et de la culture, réintégrer l’état de
nature, re-devenir sauvage, le terme de cette opération étant soit un état de pureté, d’innocence,
soit un état de privation, de pauvreté radicale. Tel est le premier temps du bâtard, celui qui en fait
au sens propre un inculte. Le statut ainsi créé diffère de l’orphelin, lequel se définit par rapport à
une absence, par rapport à un manque, donc à une dépendance permanente –tout ce dont il s’agit
précisément de se libérer. Cela dit, l’orphelin préfigure le bâtard.
Cet état, déconcertant à maints égards, introduit au deuxième temps du bâtard.
Ambivalent lui aussi, il peut acquérir une permanence et être vécu sur un mode positif,
triomphaliste même, comme un achèvement, une célébration de la liberté absolue, ou au contraire
comme un désenchantement, un naufrage dans le vide, le néant, la solitude. La permanence se
nourrit donc soit d’un refus, soit d’une incapacité de reconstruire. Mais cet état peut aussi être
vécu comme provisoire, comme un détour, un passage indispensable, la condition d’une
métamorphose. Il ouvre alors sur un autre horizon qui est le troisième temps du bâtard, celui de la
réaffiliation, de l’auto-engendrement. Considérant l’ensemble des patrimoines symboliques, des
traditions, modèles, normes, significations, représentations qui s’offrent à lui comme autant de
biens qu’il pourrait assimiler, comme autant de traits qu’il pourrait s’approprier, le bâtard, qui a
tout congédié, va s’employer désormais à trier, s’arroger à sa guise, prendre son bien où il le
trouve, se composer à sa façon une personnalité, une culture, dans l’insouciance des continuités et
des ruptures. À partir d’un état originel qui est l’instant fondateur de l’imaginaire, il se refera une
identité en additionnant celles qu’il aura volées; il tirera son originalité de la fusion de toutes les
ressemblances usurpées; il se construira une assurance, et même une insolence, à partir de toutes
ses anciennes dépendances. Et lorsqu’il en aura terminé, lorsqu’il aura accumulé les piratages, les
vols et les emprunts, il se reconnaîtra des dettes mais ne voudra porter aucune chaîne et ne
s’adonnera à aucun culte. Il accédera à la liberté et à la responsabilité en choisissant ses
croyances, ses traditions, ses fidélités, ses contraintes. Il se donnera une mémoire en adoptant ses
ancêtres, en élisant ses héros, en fondant sa propre histoire. Il se représentera des continuités à
partir de son état de rupture; mais il se préoccupera moins de ses ascendants que de ses
successeurs, qu’il voudra aussi libres, aussi autonomes que lui. Il s’édifiera une communauté en
contractant ses alliances, ses amitiés, en instaurant des altérités; il s’arrogera des racines et
délimitera son territoire. Et ainsi, il reprogrammera son imaginaire. Sachant que sa richesse, ses
acquis sont révocables, il restera toujours conscient de sa pauvreté, comme un rappel de ses
origines, mais conscient aussi de sa candeur et de sa liberté qui lui font croire en sa capacité de
défaire puis de refaire le monde. En ce sens, il continuera à se re-créer tous les jours et c’est dans
la succession de ces réitérations, dans l’enchaînement de ses adhésions provisoires que se
tisseront à la fois sa tradition et son destin.
Tel m’apparaît le modèle, le parcours général du bâtard, avec ses trois temps et leurs
traits, leurs actes correspondants. À première vue, on pourrait dire que rien ne semble distinguer
l’héritier du bâtard, chacun en venant à nourrir un ensemble de référents territoriaux, mémoriels,
identitaires, communautaires. Tout un monde pourtant les sépare : celui de la conscience ou de la
distance critique, celui d’une liberté presque anarchique. L’hériter est essentiellement un fidèle, il
adhère à la tradition par filiation, comme par inertie. Le bâtard, quant à lui, est un rebelle autodiscipliné, il adhère par affiliation; il se réserve en tout temps le pouvoir d’abolir, de substituer,
de réinventer.
Évitons un malentendu. Je n’œuvre pas ici à la défense d’un programme; je ne me fais pas
le promoteur du bâtard comme idéal, comme philosophie ou vision du monde; je ne le présente
pas comme un modèle culturel que chacun devrait s’efforcer de reproduire. À l’inverse, il serait
erroné d’y voir une projection essentiellement pessimiste, catastrophiste. Je cherche simplement à
caractériser une réalité sociologique originale en émergence dans diverses sociétés, en train de
pénétrer et peut-être de structurer les imaginaires. Comme on le voit, le bâtard incarne un mode
particulier –parmi d’autres– d’organisation symbolique de l’univers ou, si l’on veut, un autre
mode d’insertion (ou de réinsertion) dans le monde –et dont certaines expressions s’apparentent
du reste à un refus de s’y insérer. En outre, le modèle peut se présenter sous des formes mitigées
–par exemple lorsque les choses en demeurent au temps intermédiaire, celui de la désaffiliation.
Il peut également, je le répète, être vécu tantôt comme une déchéance, tantôt comme une
reconquête, une espérance. C’est dire que le bâtard peut se manifester à travers un très large
éventail de traits ou de positions; son parcours offre divers itinéraires.
III
LES ORIGINES DU BÂTARD
On y accède aussi par des voies très diverses. La postmodernité en est une. En faisant le
procès des traditions, des racines, en consacrant l’échec des grands systèmes de pensée, le déclin
des mythologies nationales et la fin des grands récits, le discours postmoderne a parfois créé un
sentiment de vide, une sorte de vertige devant le passé et l’avenir. Il a ainsi directement contribué
à dresser le lit du bâtard. La culture instantanée (ou : culture clip), appuyée sur les nouvelles
technologies de communication et sur les industries culturelles mondialisées, représente une
deuxième voie. Parmi les traits qui la caractérisent, deux ressortent particulièrement. C’est
d’abord l’affranchissement des anciens ancrages spatiaux, aussi bien à l’échelle communautaire
que nationale. À micro-échelle, on a pu montrer que la rue, par exemple, se départit peu à peu de
ses fonctions socialisatrices d’échanges, de relations informelles, de matrice identitaire, pour se
replier sur sa fonction strictement utilitaire : c’est le lieu où l’on passe et où l’on s’attarde de
moins en moins4. À l’échelle nationale, les référents territoriaux circonscrits par les frontières
politiques s’effritent au profit d’une territorialité virtuelle. Parallèlement, on observe l’essor d’un
autre type d’affranchissement, cette fois par rapport au passé. La non-mémoire –en particulier la
non-mémoire nationale– se pose progressivement comme un signe des temps dont l’héritage est
pour l’instant inconnu.
Ces nouvelles figures de l’imaginaire participent d’une dynamique identitaire de plus en
plus individualisée. La critique des systèmes symboliques, appréhendés comme des faits
4
Voir à ce sujet J. CHESNEAUX (1989, pp. 13 et suiv.).
sociopolitiques, a fait ressortir leur historicité et leur relativité. Elle a ainsi contribué à la
fragmentation des appartenances, au décentrement identitaire. Le poids des traditions, tout
comme l’inertie des grands systèmes symboliques collectifs, fait place désormais à l’individu
conscient qui se construit et s’émancipe en effectuant ses choix, ou qui s’égare et s’aliène, par
exemple dans la culture ludique. Ces données existaient déjà en partie, alimentées notamment par
le brassage migratoire et par le cosmopolitisme. L’ « errance », le « non-lieu », la « migrance »,
l’ « entre-deux », toutes ces expressions associées à la littérature du déracinement en sont des
figures bien connues. Ajoutons-y la réalité des identités multiples, que chacun instaure et
redéfinit à son gré, de même que la nouvelle conception de la nation, vidée de ses ancrages
essentialistes (« ethnicistes ») au profit d’un contrat de citoyenneté entre l’individu et l’État. La
nation également, mise en procès au nom du pluralisme, apparaît désormais comme un construit,
un objet de négociation. Enfin, l’individualisme néolibéral, triomphant depuis quinze ou vingt
ans, offre à la fois un fondement et une justification théoriques à tous ces remaniements.
À sa façon en effet, le nouvel individualisme dresse lui aussi le lit du bâtard. Ennemi de
tout ce qui peut brimer sa liberté, l’individu est amené à rejeter les modèles, les arrangements
symboliques ou idéologiques qui lui préexistent et semblent contraindre sa pensée, façonner à son
insu sa personnalité, l’induire malgré lui à certains choix. Il s’emploie donc à faire table rase de
ces déterminations afin de préserver son libre arbitre. Il choisira lui-même ses repères, élaborera
sa propre vision du monde, ne se nourrira que de ce qu’il invente : lui aussi, à sa manière, il se réengendre. Encore une fois, toutes les données qui précèdent sont rappelées sur un mode
strictement descriptif ou factuel, sans interférence normative. Leur portée et leurs répercussions
sont tout simplement trop imprévisibles.
J’aimerais insister sur un dernier facteur, propre à l’histoire du Nouveau Monde, qui a
préfiguré le paradigme du bâtard. Toutes les cultures des Amériques ont été amenées tôt ou tard à
renégocier le lien qui les rattachait à leur mère-patrie européenne. D’abord défini en termes de
fidélité quasi inconditionnelle et d’imitation généralisée, ce lien a ensuite été vécu comme une
dépendance appauvrissante, comme une aliénation. Une dynamique de rupture s’est alors mise en
place, en vertu de laquelle les cultures fondatrices ont tourné le dos aux traditions et modèles
européens pour s’inventer un imaginaire original, suivant une rhétorique de l’authenticité5. On
aura reconnu dans cette démarche d’affranchissement et de re-fondation le premier et le troisième
5
Je résume ici des analyses présentées dans G. BOUCHARD (2000).
temps du bâtard : celui de la désaffiliation et celui de la réaffiliation. Or, si le premier a perdu de
son actualité (parce que la rupture est partout irréversible), l’autre demeure toujours en
négociation dans plusieurs cultures. Il existe même, comme nous le verrons, un sentiment très
répandu voulant qu’une fois la désaffiliation complétée, la réaffiliation piétine, inspire un
sentiment d’entre-deux, de déchirement, sinon d’échec. Ainsi la question de la métropole, de la
mère patrie, se trouve constamment remise à l’ordre du jour, d’une façon ou d’une autre6. Je crois
que la plupart des pratiques discursives mises en œuvre dans ce contexte peuvent également être
comprises à travers la matrice du bâtard.
Ce sont là quelques exemples d’itinéraires qui engagent sur le parcours du bâtard. Il en est
d’autres sans doute, qu’il serait trop long de commenter ici –par exemple, tout ce qui relève de la
décolonisation comme arrachement et re-commencement culturels.
IV
QUELQUES FIGURES QUÉBÉCOISES DU BÂTARD
Il faudrait procéder ici à un long survol comparatif que, malheureusement, ni le cadre de
cette réflexion ni l’état actuel de mes travaux ne permettent. Je vais donc, à partir d’un seul
exemple, celui de la culture québécoise des trois ou quatre dernières décennies, montrer
quelques-unes des manifestations du paradigme du bâtard. Je crois qu’il s’est exprimé pour la
première fois dans le roman, au début des années 1960, soit l’époque de ce que nous appelons au
Québec la Révolution tranquille. Comme dans plusieurs sociétés d’Occident, cette décennie fut
6
Dans plusieurs collectivités neuves, au Canada anglais par exemple, de nombreux témoignages
une période de grands bouleversements collectifs, en particulier sur le plan culturel. Dans le cas
du Québec, l’un des plus importants changements opérés a consisté dans une redéfinition du
rapport culturel avec la mère patrie française. Ce qui avait été jusque-là un rapport hiérarchique
de filiation et de dépendance a été de plus en plus vécu comme une source d’aliénation et
d’inhibition, d’où la volonté d’affirmer une authenticité nourrie de références locales ou
continentales, dites « américaines ». C’est à cette époque et sur cette lancée que les Canadiens
français du Québec sont devenus des Québécois. Le nouveau discours identitaire élaboré dans la
littérature et dans les sciences sociales reproduisait ainsi le parcours du bâtard : d’abord le rejet
de la mère patrie nourricière, de ses traditions, normes et modèles, puis l’institution de nouvelles
références issues d’une ré-appropriation symbolique du passé, du territoire, de la langue, de soi et
de l’autre.
On en trouve une autre manifestation dans le déclin de la mémoire longue française. Le
Canada français, comme la plupart des autres nations, avait éprouvé le besoin de se donner des
origines très anciennes pour mieux asseoir ses fondements symboliques. Étant une collectivité
neuve, donc privée d’une vieille ascendance, il avait surmonté cette difficulté en empruntant
l’historicité deux fois millénaire de la France. Avec la rupture des années 1960, cette vision s’est
effritée. Dans l’ensemble, les Québécois d’aujourd’hui se contentent d’une mémoire nationale
courte, qui ne va pas au-delà de quelques siècles. La crise des mythes fondateurs est une autre
figure de désaffiliation étroitement liée à la précédente; les anciens mythes, qui mettaient en
scène les premiers immigrants français dans la vallée du Saint-Laurent et qui incarnaient les
grands rêves européens en terre américaine, sont tombés en désaffection. Dans la foulée, des
romanciers et poètes ont revendiqué le droit de révoquer même l’histoire et la tradition. D’autres
expriment ce malaise. Le dossier est cependant trop considérable pour trouver place ici.
ont répudié les ancêtres, soit directement, soit à travers une symbolique du meurtre du père et de
la mère.
On a assisté aussi, parmi les littéraires et les créateurs surtout, à une quête d’autonomie et
de liberté qui les a conduits à s’affranchir des modèles à imiter et à décréter l’absence de maîtres
et de patriarches. Autre expression de la même démarche : le rejet des identités transmises ou
imposées, réputées inviolables, qui tiraient leur autorité du passé. À tout cela, la nouvelle culture
dite « migrante » ajoutait sa thématique de la non-intégration. Cette culture est couramment
associée à la littérature des immigrants récents (des Néo-Québécois) mais, en réalité, elle touche
également plusieurs jeunes intellectuels québécois de vieille ascendance qui remettent en
question l’enracinement traditionnel et s’installent en quelque sorte dans l’ « errance », dans un
« non-lieu » qui est un « entre-deux » des cultures : la marge devient ainsi un espace privilégié
d’appropriation et d’expression. Ces figures et celles qui précèdent relèvent, comme on le voit, du
premier temps du bâtard, celui de la désaffiliation.
Quant au deuxième temps, il a souvent pris la forme d’un discours de l’indigence, de la
pauvreté culturelle : c’est le constat désabusé qu’inspirait chez plusieurs intellectuels la rupture
avec la culture métropolitaine et ses grands classiques dont on ne pouvait plus désormais se
réclamer. D’autres thèmes ont servi à exprimer cet état, ceux notamment de l’ « exiguïté » et de
l’ « intranquilité », ou encore celui des littératures mineures emprunté à Kafka et Deleuze. Mais,
par des voies diverses, il en ressortait toujours l’espérance de fonder dans cette indigence même
un projet, un pari de re-fondation, de re-commencement –c’est le troisième temps du bâtard. Dans
cette direction, on annonçait une volonté de se réapproprier la langue nationale ou même d’en
inventer une nouvelle de toutes pièces, de choisir ses racines, ses ancêtres, de repenser ses
origines, de se refaire un passé, une tradition, une identité. L’aspiration à l’auto-engendrement (à
être son propre père ou sa propre mère, à ne se nourrir que de ce que l’on crée) a été proclamée
haut et fort. Ces élans se sont souvent traduits par un éloge de l’insolence, de la transgression, de
l’ensauvagement. Il en a découlé un important travail d’emprunt, de piratage et de bricolage,
résultant dans une culture hybride qui se nourrit de l’éclectique. Tous les traits qui viennent d’être
évoqués s’appuient sur des références éparses à de nombreux intellectuels. Quelques auteurs y
sont cependant plus étroitement associés parce qu’ils ont formulé quasi intégralement dans leurs
œuvres le paradigme du bâtard; je pense à trois littéraires (Jacques Brault, Réjean Ducharme,
Jacques Ferron) et au philosophe Michel Morin.
Je crois qu’une enquête élargie à d’autres nations du Nouveau Monde permettrait de
retrouver bien des traces de la même matrice, du même rapport au monde. Au Canada anglais,
par exemple, c’est le journaliste Richard Gwyn, du quotidien The Toronto Star, qui en 1999
invitait ses compatriotes à se considérer comme une nation de bâtards (« mutts »), entièrement
constituée et autonome dès le moment de sa naissance. Ce serait, assurait-il, le moyen de
surmonter tous les tiraillements et controverses entourant les mythes fondateurs de la nation et la
construction d’une mémoire longue véritablement canadienne. N’est-ce pas un peu la stratégie
adoptée par le Brésil qui a choisi de situer son origine au 16e siècle dans la fusion des trois
segments raciaux constitutifs que furent les Portugais, les Indiens et les Africains? Cette
représentation fondatrice ne dispense-t-elle pas les Brésiliens de se chercher une mémoire longue
qui remonterait l’une de ces trois filiations ethniques aux dépens des deux autres? Au Brésil
toujours, la trajectoire du peintre-sculpteur Francisco Brennand reproduit quasi intégralement le
modèle du bâtard. Né et éduqué à Recife, il vécut à Paris au début des années 1950 où il apprit
surtout à se méfier des traditions, des styles, des écoles, et même des avant-garde. Il s’y adonna
principalement à une expérience de rupture et de liberté, se souciant avant tout de préserver –ou
mieux : de découvrir– sa fraîcheur, sa créativité. De retour à Recife, il se lança dans un
programme ambitieux, profondément original, qui fondait les emprunts, les traces les plus
diverses : hindoues, aztèques et mayas, africaines, européennes, gréco-romaines, judéochrétiennes. Il arrivait ainsi à mettre en forme une nouvelle vision du monde7. Le bâtard, c’est
aussi Raoul Ruiz, le cinéaste chilien qui, de passage au Québec au mois d’août de l’an 2000,
déclarait : « Les Sud-Américains saccagent toutes les cultures et s’en nourrissent. (…) Combien
d’écrivains ont trouvé leur langage ailleurs qu’en leur sol? Notre création est une création
d’emprunts et d’errances ». Pensons encore au « monde incréé » d’Édouard Glissant, un monde
qui ne s’est pas donné de mythes fondateurs et ne souhaite pas vraiment le faire, qui ne procède
pas d’une « théologie de la souche », qui se construit dans l’ouverture, dans « une infinité de
possibles » : le monde incréé, c’est-à-dire « le monde composite » qui a la faculté de se refaire
constamment.
L’univers intellectuel d’Octavio Paz offre un autre exemple, parmi de nombreux autres
sans doute. Une relecture du Labyrinthe de la solitude fait d’abord ressortir le rejet de la mémoire
mexicaine : « …nous n’avons pas de passé ou si nous en avons eu un, nous avons craché sur ses
restes ». L’auteur demande alors : « Qui sommes-nous? Que sommes-nous et comment ? ». C’est
ensuite le thème de l’orphelin –en qui nous avons vu les premiers pas du bâtard– qui émerge : à
cause de toutes les ruptures opérées, « [n]ous vivons (…) une conjoncture décisive et mortelle, en
orphelins du passé, et avec un avenir à inventer ». Il rattache à cela toute une autre série de
notions que nous avons déjà croisées sur le chemin du bâtard : blessure, exil, nihilisme, nudité,
expulsion du sein maternel, plongée dans l’angoisse et dans la solitude –le labyrinthe de la
7
Communication personnelle de l’artiste, septembre 2002.
solitude. L’analyse qu’il propose ensuite du pachuco, ce jeune mexicain itinérant vivant dans les
villes du sud aux États-Unis, recoupe la même thématique : le pachuco est orphelin, il a perdu
son héritage et en a pris son parti, il a choisi d’être délinquant plutôt que victime.
Cela dit, je rappelle que la figure du bâtard prend place dans des paysages culturels très
diversifiés, aux côtés de bien d’autres figures; il n’y a pas ici contradiction mais juxtaposition,
accumulation, enrichissement, et peut-être interpénétration –c’est à voir. Le bâtard se présente en
outre sous une grande variété de traits, selon différents itinéraires au sein d’un parcours ouvert.
On ne s’attendra donc pas à le retrouver partout sous la même forme et il y a sans doute des
cultures où il ne se manifeste pas. Seule une ample recherche comparée pourrait en dessiner les
profils, le rayonnement et la cartographie exacte.
Quelques remarques encore à propos du bâtard. Comme on l’a vu, il est possible d’en
rester au deuxième temps, celui de la désaffiliation, qui peut être vécu soit comme une expérience
d’incertitude, de désarroi, de nihilisme, soit comme une expérience de liberté, d’autonomie et de
désaliénation. Mais il est possible aussi d’aller au-delà et de revendiquer une continuité, une mère
patrie, de se réapproprier une tradition selon son choix, en se préservant de toute dépendance
jugée stérilisante. Ainsi le bâtard peut s’inscrire librement dans un héritage national ou dans la
mouvance d’une grande civilisation. Il peut aussi pratiquer l’éclectisme, le bricolage : il use alors
des héritages ou des fragments d’héritages en faisant fi des testaments. L’essentiel, pour lui, est
d’affirmer sa liberté et sa responsabilité, en sorte qu’il n’est redevable qu’à lui de ses infortunes
et de ses succès. En somme, dans un premier temps, il est iconoclaste, il tutoie les cultures et les
traditions; dans le deuxième temps, il les ignore; dans le troisième temps, il apprend, il réapprend à les vouvoyer.
Cette incursion sur le terrain du bâtard illustre une démarche de recherche que je suis en
train de mettre en œuvre au Québec, dans le cadre de divers projets. Dans l’ensemble, ces travaux
visent à déceler des mouvements, des déplacements dans la culture, dans l’imaginaire collectif en
train de se faire ou de se refaire. L’un de ces projets, par exemple, porte sur le jeune roman
québécois, comme indicateur ou comme témoin de l’imaginaire au temps présent. À partir des
thèmes que le roman met en œuvre, il s’agit de repérer dans leurs expressions les plus actuelles, à
peine ébauchées même, ce que j’appelle des figures et métafigures en train de prendre forme. Le
concept de figure désigne toute représentation ou tout système de représentations élaboré par un
énonciateur (en l’occurrence, le romancier) et qui est susceptible de se diffuser, de prendre place
dans l’imaginaire et de s’y ancrer. Quant à la métafigure, elle est une représentation matricielle
qui structure l’ensemble de l’imaginaire. Si l’on veut, c’est une figure qui comprend, qui
subsume toutes les autres. Elle crée la tension fondatrice du roman et en fournit la clé. On
pourrait dire en ce sens que le bâtard se présente comme l’une des métafigures possibles des
cultures du Nouveau Monde.
Je tiens cependant à rappeler que ce genre de recherche ne pourra trouver son plein intérêt
que dans une perspective comparée –en l’occurrence, avec d’autres collectivités neuves des
Amériques. C’est donc un appel à la collaboration transculturelle que je voudrais lancer.
V
DES PRATIQUES DISCURSIVES :
RUSES ET SUBTERFUGES DE LA RAISON ET DU MYTHE
Je termine cet exposé en attirant l’attention sur les pratiques discursives mises en œuvre
pour construire, reproduire ou renouveler les imaginaires collectifs. Nous soupçonnons bien que
ces discours ne sont jamais innocents, l’une de leurs fonctions étant de masquer des intérêts de
classe, des stratégies de pouvoir, des contradictions. Or, il s’avère que les pratiques discursives
identitaires ou nationales obéissent à des règles –je dirais même à une sorte de grammaire qui
commande les ruses et les subterfuges autant de la raison que du mythe. Au profit de la
conscience critique, il est utile de reconnaître ces procédés qui sous-tendent l’architecture des
imaginaires. Dans un livre récent (2000), je me suis employé à mettre au jour quelques-uns des
recours utilisés par les élites du Nouveau Monde dans la construction des identités et des cultures
nationales. Le contexte s’y prêtait. Presque partout, la rupture culturelle avec les sociétés mères
entre le 18e et le 20e siècle a pris la forme d’une mise à mort et elle s’est accompagnée d’un
arsenal de procédés et de stratégies symboliques qui avaient pour effet principal de perpétrer
efficacement l’acte brutal de répudiation et de rupture, mais aussi d’aménager des compensations
ou encore de déculpabiliser leurs auteurs en donnant à cet acte une légitimité, en le banalisant et
parfois en le travestissant. Les mythologies qui l’ont entouré n’ont pas d’autres justifications.
Parmi les procédés symboliques les plus significatifs ayant servi à fonder les nouvelles nations,
nous connaissons bien le mythe indigéniste, largement répandu en Amérique latine. Nous savons
qu’il a consisté, essentiellement, à substituer l’héritage indien à l’héritage européen. C’est ainsi
que, assez tôt durant la période coloniale, les Créoles mexicains sont subitement devenus
descendants non plus des Espagnols mais des Aztèques, dont ils se sont dès lors appropriés le
capital culturel. Un deuxième procédé, qui est apparu en premier lieu au Brésil, a emprunté la
métaphore anthropophage : les descendants d’Européens transplantés dévoraient en quelque sorte
la culture métropolitaine et ainsi, en ingérant l’Autre, ils se l’appropriaient, se nourrissaient de ses
vertus pour les retourner contre lui et affirmer leur indépendance. Un troisième subterfuge
consistait à parodier ou à profaner la culture de la mère patrie en prenant pour cibles ses plus
grands chef-d’œuvre, ce qui aidait à surmonter le sentiment d’infériorité qu’ils inspiraient. Une
autre parade résidait dans l’avilissement, en vertu duquel on transgressait les normes
métropolitaines du beau et du vrai; là encore, le but visé était de neutraliser leur pouvoir
d’intimidation et, en les destituant, de les disqualifier comme modèles à imiter. D’autres
stratégies symboliques, comme le piratage et l’hybridation, s’apparentent aux précédents. J’arrête
l’énumération sur une dernière stratégie, celle de la réappropriation, par laquelle l’intellectuel du
Nouveau Monde abolissait l’héritage de la mère patrie (la langue, la religion, les institutions)
pour ensuite l’adopter, mais cette fois en le faisant sien. Ainsi, lorsqu’ils parlent le portugais et
pratiquent la religion catholique, les Brésiliens n’ont pas le sentiment de sacrifier au magistère du
Portugal mais de vivre leur propre culture. Le même phénomène s’est reproduit dans plusieurs
collectivités neuves. Au terme de ce trop bref survol, on aperçoit que tous ces procédés, à leur
façon, reproduisent en partie ou en totalité le parcours du bâtard.
Toujours au titre de la grammaire des imaginaires, j’ai pu faire ressortir d’autres grands
procédés symboliques qui avaient pour fonction, cette fois, de masquer les contradictions du
discours national à l’aide d’un arsenal de mythes dont la récurrence parmi les collectivités neuves
est surprenante. La plupart de ces mythes visaient à réconcilier le postulat d’homogénéité et de
solidarité de l’idée nationale avec la diversité ethnique et les profonds clivages des collectivités
du Nouveau Monde. D’autres stratégies discursives étaient aussi mises en œuvre pour surmonter
les contradictions relatives au choix d’une langue nationale, à la construction d’une mémoire
longue ou à la conquête violente du sol.
Ce ne sont là que des illustrations suggérant des pistes dans lesquelles il paraît utile
d’engager des efforts de recherche comparée, et ce pour diverses raisons, notamment : pour
mieux connaître la façon dont les imaginaires collectifs se forment et se transforment; pour
alerter la conscience critique aux ruses et aux subterfuges de la raison et du mythe; pour se
prémunir contre les distorsions de toutes sortes qui guettent nos analyses lorsqu’elles s’enferment
trop étroitement dans le cadre régional ou national; pour inscrire les cultures nationales dans des
dynamiques et des solidarités supra-nationales; et finalement, pour rechercher ensemble les
conditions d’une relance de l’imagination utopique dans les Amériques.
RENVOIS BIBLIOGRAPHIQUES
BOUCHARD Gérard (2000). Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde. Essai d’histoire
comparée. Montréal, Boréal, 503 pages.
CHESNEAUX Jean (1989). Modernité-monde. Paris, La Découverte, 232 pages.
MICHAUD Ginette (dir.) (1995). L’autre Ferron. Montréal, Fides, 466 pages.
NARDOUT-LAFARGE Élisabeth (2001). Réjean Ducharme : une poétique du débris. Montréal,
Fides, 308 pages.
PAZ Octavio (1972). Le labyrinthe de la solitude (suivi de) Critique de la pyramide. Paris,
Gallimard, 254 pages.
WALLERSTEIN Immanuel (1997). «The End of Certainties in the Social Sciences», Site internet
du Fernand Braudel Center, State University of New York at Binghamton.
WALLERSTEIN Immanuel (2000). «Cultures in Conflict? Who are We? Who are the
Others?», Site internet du Fernand Braudel Center, State University of New York at
Binghamton.

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