Le baiser dans l`œuvre poétique de Pablo Neruda

Transcription

Le baiser dans l`œuvre poétique de Pablo Neruda
Le baiser dans l’œuvre poétique de Pablo Neruda
Dominique Casimiro
CRICCAL
Q
u’est-ce qu’un baiser ? Un jeu musculaire de lèvres ou une adorable
caresse fantasmée, comme dans les écrits de jeunesse de celui qui ne
se nomme pas encore Pablo Neruda mais Neftalí Reyes Basoalto ; une
adorable caresse dans Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée (Pablo
Neruda, 1924) ; un mouvement précis et entraîné dans Résidence sur la terre
(Pablo Neruda, 1925-1935) ; une ivresse sublime d’une bouche sucrine dans La
centaine d’amour (Pablo Neruda, 1959). Le baiser nérudien est érotisme et poésie,
et poésie parce qu’érotisme. Mais n’est-il pas étonnant et merveilleux à la fois
qu’un simple contact labial traduise avec une réalité si intense les secrets mouvements de notre âme, nos sensations les plus fugitives, nos sentiments d’une
variabilité infinie ? N’est-il pas étonnant que le baiser soit, en définitive, la porte
d’accès vers un univers, fantasmée et hautement érotique ? Sensibilité physique
d’abord, le contact de deux épidermes a le don de faire exister ce que l’œil du sujet
lyrique ne peut encore voir : il est paradoxe parce que ce contact matériel peut
évoquer un immatériel toucher. Le baiser nérudien est érotisme.
Au cours de cette réflexion, nous aurons l’occasion d’aller au-delà de cette
première typologie du baiser, et nous démontrerons que le baiser nérudien, conçu
comme don destiné à peindre ce que le corps du sujet lyrique et/ou du lecteur
refuse de voir, est précisément l’acte par lequel la création poétique et acoustique est rendue possible. Baiser donné ou volé, consenti ou réclamé à la « bouche
qui me brûle » (Neruda, [1924] 1998a : 13, trad. Claude Couffon et Christian
Rinderknecht) 1, écrit fiévreusement ou soufflé de la main, nous découvrirons que
1 « tu boca abrasadora ». Pour les citations des poèmes de Pablo Neruda, la date entre crochets est celle
de la première édition en espagnol, elle est suivie de la date de l’édition consultée, en français.
America45.indd 47
09/10/14 08:59
48
Dominique Casimiro
le baiser nérudien, mouvement du corps à la recherche du souffle de l’Autre qu’il
ne voit pas mais ressent, mouvement du corps du poème à la recherche de sa voix
poématique, est bien cette « danse laryngo-buccale » évoquée par André Spire,
mystique et érotique, sans laquelle le sujet lyrique n’existerait absolument pas.
Il est vibration continue et entêtée, bruissement de la langue porteur de paroles
actives et de silences sonores. Il est poésie. En définitive, ce qui se joue dans le
baiser, n’est-ce pas cette épiphanie de la présence qui fait qu’aujourd’hui la voix
poématique nérudienne résonne, encore et toujours ? L’hypothèse risquée ici est
que le baiser, s’il est bien un moteur de l’érotisme nérudien, n’en demeure pas
moins un élan du poème et de la création poétique.
L’œuvre de Pablo Neruda est marquée par de grands changements au fil des
décennies. Or, ses pièces érotiques attestent ces évolutions, et apparaissent
comme un lieu privilégié pour en comprendre les enjeux. Vingt poèmes d’amour
et une chanson désespérée rendit immédiatement célèbre Pablo Neruda lors de sa
parution en 1924. L’érotisme y est alors expression d’un ardent désir, d’un désir
douloureux et inassouvi, mais aussi et surtout des incertitudes et des errances
du sujet lyrique. En effet, le début de son œuvre est habité par un sentiment très
fort d’isolement, enfermé qu’il est dans une subjectivité par trop imperméable.
Pourtant, à bien y voir, le sujet embrasse énormément l’Autre féminin. Et lorsque
le premier baiser ouvre l’abîme de ses vertiges et ivresses érotiques, c’est un autre
langage qui est alors parlé ; il nous faut avouer que ce premier érotisme frôle une
certaine vulgarité poétique dans les vers 1 à 4 et 13 à 16 du poème liminaire de
ce recueil : « Corps de femme, blanches collines, cuisses blanches, / tu ressembles
au monde dans ton attitude d’abandon. / Mon corps de laboureur sauvage te
creuse / et fait jaillir le fils du fond de la terre 2. » ou « Corps de peau, de mousse,
de lait avide et ferme. / Ah les vases de la poitrine ! Ah les yeux de l’absence !
/ Ah les roses du pubis ! Ah ta voix lente et triste 3 » (Neruda, [1924] 1998a :
9-11, trad. Claude Couffon et Christian Rinderknecht). La figure de l’Autre féminin
semble ainsi pure projection du désir, elle est la brune qui donne le baiser dans
Crépusculaire (1919) ; elle se désigne comme une construction, oscillant entre
des pôles contradictoires, entre une bouche offerte et une autre récalcitrante. Le
sujet la supplie en ces termes dans les derniers vers de « Morena la Besadora » :
« Embrasse-moi, maintenant / embrasse-moi, Donneuse de baisers, / maintenant
et à l’heure de notre mort 4 » (notre traduction).
2 « Cuerpo de mujer, blancas colinas, muslos blancos, / te pareces al mundo en tu actitud de entrega. /
Mi cuerpo de labriego salvaje te socava / y hace saltar el hijo del fondo de la tierra ».
3 « Cuerpo de piel, de musgo, de leche ávida y firme. / Ah los vasos del pecho! Ah los ojos de ausencia! /
Ah las rosas del pubis! Ah tu voz lenta y triste! ».
4 « Bésame, por eso, ahora / bésame, Besadora, / ahora y en la hora de nuestra muerte ».
America45.indd 48
09/10/14 08:59
Le baiser dans l’œuvre poétique de Pablo Neruda
49
La voix poématique se met alors en scène dans un très prosaïque mouvement
labial et musculaire, précis mais peu entraîné, afin de devenir caresse adorable
et « sublime ivresse d’une bouche sucrine », pour reprendre la douce expression
de Paul Verlaine. Mais que d’embûches sur le chemin des premiers baisers et des
premiers recueils de poésie ! Le baiser, plus souvent volé que donné, réclamé que
consenti, commente fiévreusement l’échec à atteindre cette Autre modelée selon
ses propres attentes ; le sujet nérudien devient alors voyeur du plaisir des autres :
relisons « Eau sexuelle » de la deuxième Résidence sur la terre :
Et alors il y a ce son :
un bruit rouge d’os,
un accouplement de chair,
et de jambes jaunes s’unissant comme des épis.
J’écoute entre l’éclat des baisers,
j’écoute, secoué de respirations et de sanglots.
Je suis en train de regarder, écoutant,
[…]
C’est comme un ouragan de gélatine,
comme une cataracte de spermes et de méduses 5.
(Neruda, [1925-1935] 1969 : 106)
Vingt ans plus tard, Les vers du capitaine propose une poésie érotique sensiblement différente. Entre ces deux recueils, Pablo Neruda a fait l’expérience de
la place du poète dans la société et dans l’histoire, s’est extrait du solipsisme
élégiaque et a assumé un engagement politique total qui se traduit dans les
poèmes de la guerre d’Espagne de Troisième résidence (1935-1945), comme un
vaste baiser envoyé au monde. Dans Chant général (1950), le baiser devient lors
du chant vi de « Alturas de Macchu Picchu » mouvement du corps à la recherche
du souffle de l’Autre : « Monte avec moi, amour américain. / Embrasse avec moi les
pierres secrètes 6 » (Neruda, [1950] 1951 : 85, trad. Roger Caillois).
Peu après ce baiser continental, Pablo Neruda revient à une forme plus intime
et renoue avec la poésie érotique. Celle-ci a pourtant bien changé dans les Vers
du capitaine : le baiser n’est plus lancé vers les multiples figures d’une Autre imaginaire, mais bien dirigée vers une unique bouche, choisie entre toutes : celle de
Matilde Urrutia. La dédicataire du recueil n’apparaît pourtant pas explicitement.
Pablo Neruda était alors encore marié à Delia del Carril, et ne voulait pas la froisser
en publiant une poésie ouvertement dédiée à Matilde. La centaine d’amour appa5 « Y entonces hay este sonido: / un ruido rojo de huesos, / un pegarse de carne, / y piernas amarillas
como espigas juntándose. / Yo escucho entre el disparo de los besos, / escucho, sacudido entre respiraciones y sollozos. // Estoy mirando, oyendo, / […] / Es como un huracán de gelatina, / como una catarata
de espermas y medusas ».
6 « Sube conmigo, amor americano. / Besa conmigo las piedras secretas ».
America45.indd 49
09/10/14 08:59
50
Dominique Casimiro
raît alors comme la réécriture assumée des Vers du capitaine : la même idée de
l’amour se développe dans des poèmes cette fois clairement adressés ; l’imaginaire
érotique est alors dépassé puisque le désir n’est plus clandestin. L’isolement s’est
mué en ouverture à l’altérité : les titres des sections de La centaine d’amour signalent tous une augmentation dans l’arithmétique lyrique, à l’image d’un accroissement de l’imaginaire érotique, d’un agrandissement de l’être dans la relation
joueuse et érotique. Or, La centaine d’amour n’est pas seulement une chambre
d’échos à l’œuvre antérieure du poète : il y a là très clairement la volonté d’inscrire
l’amour clandestin avec Matilde dans une tradition littéraire et d’utiliser ce carcan
métrique pour y suggérer et susciter le désir. Corneille n’écrivait-il pas lui-même
dans Polyeucte (acte i, scène 1) que « le désir s’accroît quand l’effet se recule » ? Il
ne s’agit pourtant pas de se plier aux codes lyriques, mais de les utiliser de façon
très personnelle, de les détourner et les subvertir même. Et le baiser va jouer un
rôle indéniable dans cette nouvelle écriture érotique.
Au rebours de la tradition courtoise, la distance entre le poète et la dame
s’abolit grâce au baiser. L’exemple le plus frappant de cette apologie du baiser, de
la présence et de la jouissance amoureuse est fourni par le sonnet xlvii – réécriture du mythe de Daphné –, qui est depuis Les métamorphoses d’Ovide le grand
mythe en poésie de l’amour inassouvi, de la coïncidence du désir et de l’absence,
désir exacerbé par la force d’Éros. Pétrarque joue à plusieurs reprises sur ce mythe,
comme dans la chanson xxii, souhaitant que Laure ne se transforme pas en forêt
entre ses bras. Garcilaso de la Vega, le premier à pratiquer le sonnet en langue
espagnole, a repris ce mythe dans une déploration célèbre. Le sonnet xlvii de Pablo
Neruda est le miroir inversé du sonnet xiii de Garcilaso. Les quatrains montrent
chez les deux poètes la transformation en arbre, saisie sur le vif de la souffrance
chez l’Espagnol. Au lieu de cette constatation impuissante de la métamorphose de
Daphné, le sonnet de Pablo Neruda propose une adresse au vocatif et au présent,
qui affirme le pouvoir poétique de l’érotisme de modeler le réel :
Je me retourne et veux te voir, dans la ramée.
Voici que peu à peu tu es devenue fruit.
Il ne t’a rien coûté de surgir des racines
tu n’as eu qu’à chanter tes syllabes de sève.
Te voici tout d’abord une fleur odorante
qu’un seul baiser suffit à changer en statue,
jusqu’à ce que soleil et terre, sang et ciel
te reconnaissent le délice et la douceur 7.
(Neruda, [1959] 1998b : 106-107)
7 « Detrás de mí en la rama quiero verte. / Poco a poco te convertiste en fruto. / No te costó subir de las
raíces / cantando con tu sílaba de savia. // Y aquí estarás primero en flor fragante, / en la estatua de un
beso convertida, / hasta que el sol y tierra, sangre y cielo, / te otorguen la delicia y la dulzura. »
America45.indd 50
09/10/14 08:59
Le baiser dans l’œuvre poétique de Pablo Neruda
51
Alors que Garcilaso cherche à créer un instantané qui capte la violence de la
métamorphose, Pablo Neruda entend décrire un processus lent, qui s’étire dans le
plaisir de la plasticité : la métamorphose végétale se prolonge puisque Matilde
devient, grâce au baiser, feuille, puis fleur, puis fruit. La transformation est passive
pour Daphné, objet du processus, impuissante devant la croissance organique de
son propre corps qui la déborde ; elle est au contraire décidée par le poète amant
et par Matilde, qui se déploie dans un verbe pronominal dans la version espagnole
– « te convertiste ». Elle est douloureuse pour Daphné, mais gracieuse et sans
effort pour Matilde. La syntaxe de Garcilaso est torturée, mimant les convulsions
de la métamorphose : les sujets sont systématiquement inversés, certaines fausses
symétries sont à la limite de l’anacoluthe. Les rejets et contre-rejets accentuent
cette impression de dislocation du corps et de la langue. Au contraire, la syntaxe
de Pablo Neruda est très fluide, et l’harmonie sonore de l’ensemble contribue à
exprimer la continuité heureuse de cette métamorphose : les allitérations binaires
– le même son répété dans deux termes contigus –, qui sont caractéristiques du
recueil, comme une petite musique du couple, sont ici particulièrement nombreuses. Enfin, alors que la transformation est pour Daphné un enfoncement dans
le sol, un enracinement à proprement parler, il s’agit pour Matilde d’une ascension, d’un trajet par la sève des racines à la cime de l’arbre : son apparition en fleur
est une épiphanie triomphante produite par le baiser.
La fin du poème de Garcilaso souligne le paradoxe de l’imaginaire érotique, qui,
à mesure qu’il s’intensifie, augmente aussi la distance entre Apollon et Daphné : la
croissance végétale est accélérée par les larmes. Tout au contraire, la fin du sonnet
de Neruda dit la satisfaction heureuse du désir :
Sur la branche je pourrai voir ta chevelure,
dans le feuillage c’est ton signe qui mûrit,
ce sont ses feuilles qui s’approchent de ma soif ;
et ta substance alors remplira ma bouche,
ce sera le baiser qui montait de la terre
apporté par ton sang de fruit gonflé d’amour 8.
(Neruda, [1959] 1998b : 106-107)
Le souhait initial est donc exaucé dans le futur « sur la branche je pourrai voir
ta chevelure » : la répétition ne signifie pas ici la stérilité, mais bien la coïncidence
parfaite du désir et du réel. Les sonorités liquides sont les mêmes que dans le
sonnet de Garcilaso, mais « pleurer » fait place à « remplir », comme verbe matriciel. Au lieu des larmes, c’est un « sang de fruit », une sève sucrée, qui irrigue les
vers du tercet. Autre inversion, ce ne sont pas les larmes du poète qui arrosent
8 « En la rama veré tu cabellera, / tu signo madurando en el follaje, / acercando las hojas a mi sed, // y
llenará mi boca tu sustancia, / el beso que subió desde la tierra / con tu sangre de fruta enamorada. »
America45.indd 51
09/10/14 08:59
52
Dominique Casimiro
l’arbre, mais la « substance » de la femme aimée qui étanche la soif du poète, par
le baiser. Les deux tercets ne sont pas dans un rapport de variation tonale sur une
même idée, dans une lamentation refermée sur une boucle, mais enchaînés par
une progression narrative : l’étirement de la phrase sur deux strophes souligne ici
la progression du plaisir suscité par le baiser. Le baiser se révèle donc bien moteur
de création poétique.
La question qui se pose alors ici est celle du baiser comme élan du poème.
S’il est vrai que la parole poétique est l’étalon du désir, qu’elle doit se nourrir
d’une forme de distance de l’objet pour se déployer vers lui, est-ce à dire qu’une
poésie de l’érotisme se condamne à la tautologie, à l’expression répétitive d’une
coïncidence ? L’enjeu de l’imaginaire érotique de Pablo Neruda est, au contraire,
de faire vivre le désir dans la satisfaction, de maintenir une tension narrative dans
l’expression de la joie amoureuse.
La Centaine d’amour n’est pas un recueil fondé sur le ressassement et la structure du sonnet ne sert pas la répétition obsessionnelle. L’ensemble est divisé en
quatre parties, qui sont les moments d’une journée et autant d’étapes sur le chemin
d’un amour serein. La partie « Matin » propose ainsi beaucoup de retours en arrière
pour prendre la mesure du trajet accompli jusqu’à la rencontre des amants. Dès le
deuxième sonnet, la suspension temporelle créée par l’émerveillement du nom fait
place au récit d’un cheminement douloureux : « Mon amour, combien de chemins
parcourus avant d’arriver à un baiser 9 » (Neruda, [1959] 1998b : 98, trad. Jean
Marcenac et André Bonhomme). La section « Midi » raconte la construction d’un
désir qui renouvelle la rencontre de deux lèvres dans la quotidienneté. Enfin, la
partie « Nuit » évoque les difficultés d’un amour qui n’est pas imperméable aux
tourments de l’histoire ; la magie de l’érotisme semble alors s’estomper. Il faudra
tous les sortilèges de la « Nuit » pour rétablir une sérénité qui est toujours présentée comme précaire.
Le désir n’est jamais une stase du sentiment, le désir est mouvement et se
nourrit de sa négation pour exister : comme les sonnettistes pétrarquisants, Pablo
Neruda fait de l’oxymore la figure clef de son érotisme. Les images du froid et
du chaud, du gel et du feu, sont topiques depuis Pétrarque et ont connu des
variations étincelantes chez Louise Labbé, Maurice Scève, aussi bien que chez
Shakespeare ou encore les Espagnols Luis de Góngora et Francisco de Quevedo.
Elles sont également omniprésentes dans La centaine d’amour. Mais au lieu de
décrire les contradictions du désir, les oscillations brutales du sujet ballotté entre
espoir et désespoir, l’oxymore est dynamique chez Pablo Neruda, comme le baiser,
souvenez-vous : il est figure du mouvement et de la perpétuation du désir et de
la joie. Le sonnet xii jette sur la femme désirée une obscure clarté, et affirme la
9 « Amor, cuántos caminos hasta llegar a un beso. »
America45.indd 52
09/10/14 08:59
Le baiser dans l’œuvre poétique de Pablo Neruda
53
nature belligérante de l’amour, même consommé. L’oxymore instille un principe
narratif dans la poésie de la satisfaction, rend possible le défi d’une écriture de
l’érotisme qui ne soit pas pure tautologie.
Surtout, le baiser n’est pas la fin du parcours, il est bien plutôt la possibilité
de toute ouverture, le début de rencontres toujours renouvelées avec le monde.
Dès le premier sonnet, le poète célèbre le nom de Matilde parce qu’il communique
avec le parfum cosmique. Pour Alain Sicard, la poésie lyrique de Pablo Neruda à
partir des Vers du capitaine montre l’« amour comme connaissance, expérience
nocturne, des ténèbres, de la contradiction et intuition fulgurante de son dépassement dans l’infini du monde matériel » (Sicard, 1977 : 556). Or, là encore, la poésie
érotique de Pablo Neruda retrouve la tradition des sonnets de Dante, Pétrarque ou
Shakespeare : du baiser naîtra l’amour érotisé, et l’amour, même associé à la jouissance charnelle, ne signifiera guère la fin ultime de l’expérience érotique : bien
au contraire, il ouvre un monde imaginaire à l’amant. Mais là encore, la poésie de
Pablo Neruda subvertit l’héritage des sonnets : alors que la révélation est d’ordre
religieux pour Dante et Pétrarque, de nature platonicienne pour Shakespeare, elle
est ici toute matérielle. Pablo Neruda récupère en particulier un système métaphorique hérité de la tradition italienne, qui assimile l’aimée à l’étoile, à l’astre
rayonnant :
J’aime ce morceau de terre que tu es,
moi qui, parmi toutes les prairies planétaires,
ne possède pas d’autre étoile. L’univers
c’est toi qui le répètes et le multiplies.
En tes larges yeux il y a la lumière
qui des constellations vaincues vient jusqu’à moi,
ce sont les chemins qui palpitent sur ta peau
parcourus par le météore dans la pluie.
Tes hanches furent toute la lune pour moi,
le soleil, les plaisirs de ta bouche profonde,
et l’ardente lumière et tout le miel dans l’ombre
ce fut ton cœur brûlé par de longs rayons rouges :
je parcours de baisers la forme de ton feu,
petite et planétaire, colombe et géographie 10.
(Neruda, [1959] 1998b : 42-43)
10« Amo el trozo de tierra que tú eres, / porque de las praderas planetarias / otra estrella no tengo. Tú
repites la multiplicación del universo. // Tus anchos ojos son la luz que tengo / de las constelaciones
derrotadas, / tu piel palpita como los caminos / que recorre en la lluvia el meteoro. // De tanta luna
fueron para mí tus caderas, / de todo el sol tu boca profunda y su delicia, / de tanta luz ardiente como
miel en la sombra / tu corazón quemado por largos rayos rojos, // y así recorro el fuego de tu forma
besándote, / pequeña y planetaria, paloma y geografía. »
America45.indd 53
09/10/14 08:59
54
Dominique Casimiro
Matilde est une étoile venue sur terre, lumière conjuguée de la lune et du
soleil. Mais c’est d’un ciel tout matériel, du cosmos des physiciens, qu’elle est
sortie. Matilde rejoue à elle seule « la multiplication de l’univers », étonnante
image du big bang fait baiser.
Le corps de l’aimée permet ainsi au poète de déployer son imaginaire érotique
de prédilection sur la genèse matérielle, sur le moment d’instabilité du monde
où toutes les permutations, les unions des contraires sont possibles. La section
« Le grand océan » de Chant général raconte la genèse maritime du monde dans
un tissu métaphorique éblouissant. Tout se passe comme si le sonnet rejouait en
miniature cette genèse, comme si le baiser était la porte d’accès à un corps-cosmos contenant le mouvement de l’univers. Et si Matilde est une étoile, elle est
aussi morceau de terre, lumière, pluie et feu à la fois. Le poème détaille les parties
du corps pour les assimiler aux composants du cosmos. Or, pour ce qui est une
écriture du blason, Pablo Neruda n’utilise jamais la comparaison, mais préfère systématiquement la métaphore. En effet, la comparaison conserverait l’intégrité des
termes et une distance entre eux, alors que la métaphore permet de fondre plus
intimement comparé et comparant, pour exprimer avec beaucoup plus d’efficacité
les transmutations de la matière provoquées par le baiser. La métaphore exprime
en outre le mouvement même, cette « palpitation » de la peau (vers 7). Les très
belles lignes que Saúl Yurkievich consacre à la prévalence de la métaphore dans
la poésie matérielle de Neruda pourraient tout aussi bien s’appliquer à sa poésie
érotique :
Les mutations réciproques, l’humain qui s’animalise, se végétalise ou se minéralise, la personnification des règnes naturels, l’échange constant et unanime de leurs états et de leurs
propriétés, révèlent l’utilisation littéraire de la métaphore non comme un dire indirect, un
sens figuré, un simple recours expressif, mais comme l’exécutrice d’une vision organique,
d’une conception globale, comme un agent de la vision mythologique (Yurkievich, 1988 :
157).
Il faut encore souligner que, si ce poème exprime une fascination pour l’énergie primordiale, le chaos même de la matière en train de se constituer, il est
par ailleurs extrêmement construit, disposant les métaphores dans des structures
rythmiques et sonores très serrées. La « multiplication » de l’univers est en même
temps maîtrisée par une forme très travaillée. Les allitérations du premier tercet
proposent le redoublement d’une consonne matrice dans presque chaque vers.
Cette structure sonore crée un rythme binaire qui contient et harmonise le débordement de la matière : le baiser est un rapport serein à l’énergie du monde. Le
dernier vers résume ce travail de conjugaison des contraires dans l’harmonie de la
symétrie du baiser consenti : les adjectifs « petite et planétaire » s’opposent par
le sens, mais ils sont réunis par l’allitération. Les noms « colombe et géographie »
appartiennent à des catégories sémantiques hétérogènes, mais le rythme comble
America45.indd 54
09/10/14 08:59
Le baiser dans l’œuvre poétique de Pablo Neruda
55
l’écart : les deux hémistiches se répondent dans une structure parfaitement symétrique dans la version espagnole, 3/1/4 // 3/1/4, soulignée par la répétition de
« y », terme conjonctif par excellence, coordination indispensable de la grammaire
amoureuse. Le baiser donne accès à l’immensité à partir du détail, propose le rassemblement des contraires dans l’harmonie du rythme binaire.
Le baiser à Matilde donne accès à un monde au-delà d’elle-même, elle est une
figure de l’intercession, mais c’est l’infini de la matière qu’elle révèle. Le mouvement de la représentation topique est inversé : ce n’est pas la lumière céleste
qui vient frapper la femme, mais une lumière presque tangible, épaisse, qui vient
du sol pour envelopper tout le corps. Il ne s’agit pas de sertir une créature angélique dans un écrin précieux de nacre ou d’argent, mais de célébrer en Matilde la
matière humble et nourrissante. Le sujet lyrique célèbre le pouvoir nourricier du
baiser de Matilde en ces termes :
Oh le pain de front, le pain de tes jambes, le pain de ta bouche,
le pain que je dévore et qui renaît avec la lumière de chaque matin,
ma bien-aimée, bannière des boulangeries 11.
(Neruda, [1959] 1998b : 36)
L’association presque systématique du pain, de la lumière et du baiser doit
encore attirer l’attention sur un autre aspect de l’amour pour Pablo Neruda : ce
n’est pas seulement d’ouverture au monde matériel qu’il s’agit, mais d’ouverture
collective, à une communauté au-delà du couple. Il s’agit dans un premier temps
de montrer, par le baiser, la porosité des personnes, la possibilité pour le sujet et
l’objet du désir d’investir leurs êtres réciproques : le baiser est découverte de la
femme et de l’Altérité – c’est là le grand changement survenu entre Vingt poèmes
d’amour et Les vers du capitaine, que La centaine d’amour approfondit et répète.
L’adresse n’est plus diffractée dans les multiples figures d’un autre imaginaire,
mais bien dirigée vers un être unique, choisi entre tous.
Or, et c’est là le paradoxe de la poésie érotique de Pablo Neruda, c’est précisément dans cet amour exclusif, dans ce processus de sélection d’une personne
singulière, que réside la possibilité de donner une dimension collective au lyrisme.
L’amour pour un être concret, évoqué dans la précision de son existence, est en
effet une réelle ouverture à l’Altérité ; il va de pair avec un amour élargi et pose une
continuité entre l’intimité du couple et l’engagement collectif. Lorsque le poète
dit que la peau de Matilde est « la république fondée par [ses] baisers », il faut bien
entendre le terme dans toute son extension sémantique : le corps de la femme
n’est pas seulement un espace intime et érotisé, il propose un rapport à l’Autre
qui est aussi celui de l’engagement social. La continuité entre l’amour érotique et
11 « Oh, pan tu frente, pan tus piernas, pan tu boca, / pan que devoro y nace con luz cada mañana, /
bienamada, bandera de las panaderías. »
America45.indd 55
09/10/14 08:59
56
Dominique Casimiro
l’amour politique est donc explicite, et est notifié par la prégnance du motif de la
coupe dans la trajectoire poétique de Pablo Neruda. Alors que Stéphane Mallarmé
lève une coupe vide dans le « Toast funèbre », texte du deuil de la commu­nau­té
autour du poète, Pablo Neruda lève bien haut la coupe d’une nouvelle vie, remplie
de la parole des peuples américains dans « Hauteurs de Macchu », dans Chant
général. Mais arrêtons-nous ici, pour ne pas sortir du cadre thématique de notre
rencontre. J’ajouterai néanmoins qu’éros et agapè sont en somme deux versants
indissociables de l’érotisme et de l’amour pour Pablo Neruda. Et que c’est dans
l’éternité d’un baiser – le baiser de la mort – que se réalise la magie de la création
poétique qui unit l’homme et la femme :
Je mourrai en baisant ta folle et froide bouche,
en embrassant la grappe égarée de ton corps,
en demandant à tes yeux fermés la lumière.
Et quand la terre ainsi recevra notre étreinte
Nous irons confondus en une seule mort
Et vivant à jamais un éternel baiser 12.
(Neruda, [1959] 1998b : 202-203)
Bibliographie
Neruda, Pablo, 1924, Veinte poemas de amor y una canción desesperada, Santiago, Nascimento.
—, 1935, Residencia en la tierra 1925-1935, Madrid, Cruz y raya (2 vol.)
—, 1950, Canto General, México, Océano.
—, 1953, Los versos del capitán, Buenos Aires Losada.
—, 1959, Cien sonetos de amor, Buenos Aires, Losada.
En français :
—, [1950] 1998a, Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée, suivi de Les vers du capitaine,
trad. Claude Couffon et Christian Rinderknecht, édition bilingue, Paris, Gallimard, NRF poésie.
—, 1951, Hauteurs de Macchu Picchu, trad. Roger Caillois, Paris, Seghers.
—, [1965] 1998b, La Centaine d’amour, trad. Jean Marcenac et André Bonhomme, édition
­bilingue, Paris, Gallimard, poésie.
—, 1969, Résidence sur la terre 1925-1935, trad. Guy Suarès, édition bilingue, Paris, Poésie /
Gallimard.
Sicard, Alain, 1977, La pensée poétique de Pablo Neruda, Lille, Université de Lille.
Yurkievich, Saúl, 1988, « L’imagination mythologique de Pablo Neruda », in Littérature latino-­
américaine : traces et trajets, traduit de l’espagnol par F. Campo-Timal, Paris, Gallimard.
12« Me moriré besando tu loca boca fría, / abrazando el racimo perdido de tu cuerpo / y buscando la luz
de tus ojos cerrados. // Y así cuando la tierra reciba nuestro abrazo / iremos confundidos en una sola
muerte / a vivir para siempre la eternidad de un beso. »
America45.indd 56
09/10/14 08:59

Documents pareils