Jean GIRAUDOUX, Électre, II, 8, 1937 « Oui, je le haïssais »

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Jean GIRAUDOUX, Électre, II, 8, 1937 « Oui, je le haïssais »
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Jean GIRAUDOUX, Électre, II, 8, 1937
« Oui, je le haïssais »
La pièce en deux actes de Giraudoux, Électre, est l’histoire d’une vengeance et d’un parricide.
Clytemnestre est devenue la maîtresse d’Égisthe qui a assassiné son mari, Agamemnon. Depuis, Électre,
sa fille, n’éprouve que haine pour sa mère adultère et l’amant de celle-ci. Le retour de son frère, Oreste,
lui offre les moyens de se venger. Alors Égisthe vient annoncer qu’il va se marier avec Clytemnestre pour
offrir un roi à Argos. Électre défie sa mère de dire haut et fort pourquoi elle haïssait Agamemnon.
Giraudoux reprend ici un mythe antique en le modernisant à travers la tirade de Clytemnestre : le portrait
qu’elle fait d’Agamemnon contraste en effet avec celui traditionnellement fait des héros de guerre.
CLYTEMNESTRE
Oui, je le haïssais. Oui, tu vas savoir enfin ce qu'il était, ce père admirable ! Oui, après vingt ans,
je vais m'offrir la joie que s'est offerte Agathe !... Une femme est à tout le monde. Il y a tout juste
au monde un homme auquel elle ne soit pas. Le seul homme auquel je n'étais pas, c'était le roi des
rois, le père des pères, c'était lui ! Du jour où il est venu m'arracher à ma maison, avec sa barbe
bouclée, de cette main dont il relevait toujours le petit doigt, je l'ai haï. Il le relevait pour boire, il
le relevait pour conduire, le cheval s'emballât-il, et quand il tenait son sceptre, et quand il me
tenait moi-même, je ne sentais sur mon dos que la pression de quatre doigts : j'en étais folle, et
quand dans l'aube il livra à la mort ta sœur Iphigénie, horreur, je voyais aux deux mains le petit
doigt se détacher sur le soleil ! Le roi des rois, quelle dérision ! Il était pompeux, indécis, niais.
C'était le fat des fats, le crédule des crédules. Le roi des rois n'a jamais été que ce petit doigt et
cette barbe que rien ne rendait lisse. Inutile, l'eau du bain, sous laquelle je plongeais sa tête,
inutile la nuit de faux amour, où je la tirais et l'emmêlais, inutile cet orage de Delphes sous lequel
les cheveux des danseuses n'étaient plus que des crins ; de l'eau, du lit, de l'averse, du temps, elle
ressortait en or, avec ses annelages. Et il me faisait signe d'approcher, de cette main à petit doigt,
et je venais en souriant. Pourquoi ?... Et il me disait de baiser cette bouche au milieu de cette
toison, et j'accourais pour la baiser. Et je la baisais. Pourquoi ? (…) Maintenant tu sais tout. Tu
voulais un hymne à la vérité : voilà le plus beau !
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Michel#LEIRIS,#l’Âge&d’homme,#1939#
«#Je#me#trouve#à#chaque#fois#d’une#laideur#humiliante#»#
En relation avec une cure psychanalytique, M. Leiris donne, dans L’Âge d’homme, le récit des 34
premières années de sa vie, de manière linéaire. Cette autobiographie sans masque ni détours débute par
un autoportrait.
Je viens d'avoir trente-quatre ans, la moitié de la vie. Au physique, je suis de taille moyenne,
plutôt petit. J'ai des cheveux châtains coupés court afin d'éviter qu'ils ondulent, par crainte aussi
que ne se développe une calvitie menaçante. Autant que je puisse en juger, les traits
caractéristiques de ma physionomie sont: une nuque très droite, tombant verticalement comme
une muraille ou une falaise (...); un front développé, plutôt bossué, aux veines temporales
exagérément noueuses et saillantes (...). Mes yeux sont bruns, avec le bord des paupières
habituellement enflammé; mon teint est coloré; j'ai honte d'une fâcheuse tendance aux rougeurs et
à la peau luisante. Mes mains sont maigres, assez velues, avec des veines très dessinées; mes
deux majeurs, incurvés vers le bout, doivent dénoter quelque chose d'assez faible ou d'assez
fuyant dans mon caractère. Ma tête est plutôt grosse pour mon corps; j'ai les jambes un peu
courtes par rapport à mon torse, les épaules trop étroites relativement aux hanches. Je marche le
haut du corps incliné en avant; j'ai tendance, lorsque je suis assis, à me tenir le dos voûté; ma
poitrine n'est pas très large et je n'ai guère de muscles. J'aime à me vêtir avec le maximum
d'élégance; pourtant, à cause des défauts que je viens de relever dans ma structure et de mes
moyens qui, sans que je puisse me dire pauvre, sont plutôt limités, je me juge d'ordinaire
profondément inélégant; j'ai horreur de me voir à l'improviste dans une glace car, faute de m'y
être préparé, je me trouve à chaque fois d'une laideur humiliante.
Francis Ponge, Le Parti pris des choses, 1942
« L’HUÎTRE »
Le Parti pris des choses est un recueil de poèmes en prose qui paraît en 1942.
Francis Ponge y décrit des objets banals, quotidiens afin de faire parler un
« monde muet ». Il refuse le lyrisme et l'utilisation d'un langage artificiel. La
poésie doit venir de l'objet lui-même.
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L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse,
d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrement
clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au creux d'un torchon, se
servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les
doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier. Les
coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de
halos.
A l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un
firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent sur
les cieux d'en dessous, pour ne plus former qu'une mare, un sachet visqueux et
verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur
les bords. Le parti pris des choses le parti pris des choses le parti pris des choses
Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve
aussitôt à s'orner.
« Au pied des tours de Notre-Dame » (Francis Carco, Nostalgie de Paris) 1942
François Carcopino-Tusoli, dit Francis Carco, est un écrivain, poète, journaliste et auteur de
chansons. Français d'origine corse, né le 3 juillet 1886 à Nouméa (Nouvelle-Calédonie) et
décédé le 26 mai 1958 à Paris. Il était également connu sous le pseudonyme de Jean
d'Aiguières.
Au pied des tours de Notre-Dame,
La Seine coule entre les quais.
Ah ! le gai, muguet coquet !
Qui n’a pas son petit bouquet ?
Allons, fleurissez-vous, mesdames !
Mais c’était toi que j’évoquais
Sur le parvis de Notre-Dame ;
N’y reviendras-tu donc jamais ?
Voici le joli moi de mai…
Je me souviens du bel été,
Des bateaux-mouches sur le fleuve
Et de nos nuits de la Cité.
Hélas ! qu’il vente, grêle ou pleuve,
Ma peine est toujours toute neuve :
Elle chemine à mon côté…
De ma chambre du Quai aux Fleurs,
Je vois s’en aller, sous leurs bâches,
Les chalands aux vives couleurs
Tandis qu’un petit remorqueur
Halète, tire, peine et crache
En remontant, à contre cœur,
L’eau saumâtre de ma douleur…
« La rue de Buci maintenant… » 1943, Jacques Prévert, Paroles, 1946
Paroles est un recueil de poèmes de Jacques Prévert (1900-1977) publié pour la première fois en 1946. Paroles
comporte 95 textes non ponctués de forme et de longueur très variées. Les aspects dominants de l'art de Jacques
Prévert, que souligne d'ailleurs le titre Paroles, sont la spontanéité et l'oralité.
Où est-il parti
le petit monde fou du dimanche matin
Qui donc a baissé cet épouvantable rideau de poussière et de fer sur cette rue
cette rue autrefois si heureuse et si fière d’être rue
comme une fille heureuse et fière d’être nue.
Pauvre rue
te voilà maintenant abandonnée dans le quartier
abandonné lui-même dans la ville dépeuplée. Pauvre rue
morne corridor menant d’un point mort à un autre point mort
tes chiens maigres et seuls et ton gros mutilé de guerre
qui a tellement maigri lui aussi
et qui passe dans sa petite voiture mécanique […]
et la rue est vide et triste
abandonnée comme une vieille boîte au lait
et elle se tait.
Pauvre rue qui ne veut plus qui ne peut plus rien dire
pauvre rue dépareillée et sous-alimentée
on t’a retiré le pain de la bouche
on t’a arraché les ovaires
on t’a coupé l’herbe sous le pied
on t’a rentré tes chansons dans la gorge
on t’a enlevé ta gaîté
et le diamant de ton rire s’est brisé les dents
sur le rideau de fer de la connerie et de la haine
et les gosses du quartier ne sortent plus de chez le boulanger souriants en mangeant la pesée
au Cours des Halles les sanguines
les petits soleils de Valence
ne roulent plus dans les balances
dans les filets des ménagères
abandonnant sur le trottoir
leurs jolies robes de papier
avec des toréadors et de belles cigarières
imprimées de toutes les couleurs
et puis des noms de villes étrangères
pour faire rêver les étrangers.
Et toi citron jaune
toi qui trônais comme un seigneur au milieu de tes Portugaises vertes
tu étais l’astre de la misère
la lumière du repas de midi et demi.
Où es-tu maintenant
citron jaune qui venais des autres pays
et toi vieille cloche qui vendais des crayons
et qui trouvais dans le vin rouge et dans tes rêves sous les ponts
d’extraordinaires balivernes des histoires d’un autre monde
de prodigieuses choses sans nom
où es-tu
où sont tes crayons…
Et vous marchandes à la sauvette
où sont vos lacets vos oignons
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où est le bleu de la lessive
où sont les aiguilles et le fil et les épingles de sûreté.
Et vous filles des quatre saisons
vous êtes là encore bien sûr
mais le cœur n’y est plus
le cœur de ce quartier
le cœur de ces artères
le cœur de cette rue
et vous vendez de mauvaises herbes
et vous avez beaucoup changé.
Vos cris n’ont plus la même musique
dans votre voix quelque chose est brisé…
Et toi jolie fille
qui te promenais
et qui vivais
autour et alentour de la rue de Buci
toi qui grandissais dans ce paysage
toi qui te promenais tous les matins
avec ton chien
avec ton pain
et puis qui es partie
maintenant tu es revenue
et toi non plus tu ne reconnais plus ta rue.
La rue où tu marchais le dimanche matin
avec ton chien
et puis ton pain
tu venais à peine de te réveiller
tes yeux étaient grands ouverts
et brillaient
et tu paraissais nue sous ta robe légère
et tu souriais
heureuse qu’on te regarde
et d’être regardée
devinée désirée
caressée du regard par ta rue tout entière
par ta rue de Buci
qui fronçait le sourcil
qui haussait les épaules
qui faisait celle qui est en colère
et te montrait du doigt
et te traitait de tous les noms
Si ce n’est pas une honte
à son âge
avez-vous déjà vu ça…
et parlait d’en parler à ton père
ta rue de Buci
qui faisait l’indignée
celle qui était en colère
mais dans le fond
heureuse et fière
de ta beauté éblouissante
de ta provocante jeunesse
de ta merveilleuse pauvreté
de ta merveilleuse liberté.
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Jean Anouilh, Antigone, 1944
« Savoir dire non »
Créon, roi de Thèbes, va devoir mettre à mort sa nièce Antigone parce qu'elle veut enfreindre la loi en
enterrant son frère Polynice, traître à l'État. Créon, après avoir tenté de la dissuader, lui justifie sa
décision par les contraintes du métier de roi.
CRÉON – Un matin, je me suis réveillé roi de Thèbes.! Et dieu sait si j’aimais autre chose dans la
vie que d’être puissant…!
ANTIGONE – Il fallait dire non, alors !
!CRÉON – Je le pouvais, seulement, je me suis senti !tout d’un coup comme un ouvrier qui refusait
!un ouvrage. Cela ne m’a pas paru honnête.! J’ai dit oui.!
ANTIGONE – Et bien, tant pis pour vous. Moi, je n’ai pas !dit « oui » ! Qu’est-ce que vous
voulez que cela! me fasse, à moi, votre politique, votre nécessité,! vos pauvres histoires ? Moi, je
peux dire!« non » encore à tout ce que je n’aime pas et je !suis seul juge. Et vous, avec votre
couronne, !avec vos gardes, avec votre attirail, vous !pouvez seulement me faire mourir parce que!
vous avez dit « oui ».!
CRÉON – Ecoute-moi.!
ANTIGONE – !Si je veux, moi, je peux ne pas vous écouter.! Vous avez dit « oui ». Je n’ai plus
rien à apprendre !De vous. Pas vous. Vous êtes là à boire mes !Paroles. Et si vous n’appelez pas
vos gardes, !C’est pour m’écouter jusqu’au bout.!
CRÉON – Tu m’amuses !
!ANTIGONE – ! Non. Je vous fais peur. C’est pour cela que! vous essayez de ma sauver. Ce serait
tout de! même plus commode de garder une petite !Antigone vivante et muette dans ce palais.!
Vous êtes trop sensible pour faire un bon! tyran, voilà tout. Mais vous allez tout de !Même me
faire mourir tout à l’heure, vous le! savez, et c’est pour cela que vous avez peur.
CRÉON, sourdement. – Eh bien, oui, j'ai peur d'être obligé de te faire tuer si tu t'obstines. Et je ne
le voudrais pas.!
ANTIGONE – Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voudrais pas! Vous n'auriez pas
voulu non plus, peut-être, refuser une tombe à mon frère ? Dites-le donc, que vous ne l'auriez pas
voulu ?!
CRÉON - Je te lai dit.!
ANTIGONE - Et vous lavez fait tout de même. Et maintenant, vous allez me faire tuer sans le
vouloir. Et c'est cela, être roi !!
CRÉON - Oui, c'est cela !!
ANTIGONE - Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les bleus que tes
gardes m'ont fait aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine.!
CRÉON - Alors, aie pitié de moi, vis. Le cadavre de ton frère qui pourrit sous mes fenêtres, c'est
assez payé pour que l'ordre règne dans Thèbes. Mon fils t'aime. Ne m'oblige pas à payer avec toi
encore. J'ai assez payé.!
ANTIGONE - Non. Vous avez dit « oui ». Vous ne vous arrêterez jamais de payer maintenant !!
CRÉON, la secoue soudain, hors de lui. - Mais, bon Dieu ! Essaie de comprendre une minute, toi
!
aussi, petite idiote ! J'ai bien essayé de te comprendre, moi. Il faut pourtant qu'il y en ait qui
disent oui. Il faut pourtant qu'il y en ait qui mènent la barque. Cela prend l'eau de toutes parts,
c'est plein de crimes, de bêtise, de misère… Et le gouvernail est là qui ballotte. L'équipage ne
veut plus rien faire, il ne pense qu'à piller la cale et les officiers sont déjà en train de se construire
un petit radeau confortable, rien que pour eux, avec toute la provision d'eau douce, pour tirer au
moins leurs os de là. Et le mât craque, et le vent siffle, et les voiles vont se déchirer, et toutes ces
brutes vont crever toutes ensemble, parce quelles ne pensent qu'à leur peau, à leur précieuse peau
et à leurs petites affaires. Crois-tu, alors, qu'on a le temps de faire le raffiné, de savoir s'il faut
dire « oui » ou « non », de se demander s'il ne faudra pas payer trop cher un jour, et si on pourra
encore être un homme après ? On prend le bout de bois, on redresse devant la montagne d'eau, on
gueule un ordre et on tire dans le tas, sur le premier qui s'avance. Dans le tas ! Cela n'a pas de
nom. C'est comme la vague qui vient de s'abattre sur le pont devant vous; le vent qui vous gifle,
et la chose qui tombe devant le groupe n'a pas de nom. C'était peut-être celui qui t'avait donné du
feu en souriant la veille. Il n'a plus de nom. Et toi non plus tu n'as plus de nom, cramponné à la
barre. Il n'y a plus que le bateau qui ait un nom et la tempête. Est-ce que tu le comprends, cela ?
ANTIGONE, secoue la tête. – Je ne veux pas comprendre. C’est bon pou vous. Moi je suis là
pour autre chose que pour comprendre. Je suis là pour dire non et pour mourir.
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Léopold Sédar SENGHOR, Chants d'ombre, « Prière aux masques », 1945
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«#Masques!#Ô#Masques!#»#
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A Paris, au début du XXè siècle, des artistes d’avant-garde créent la mode de l’art nègre (du latin niger,
« noir »), sans connotation péjorative. La négritude, terme créé par l’écrivain Aimé Césaire en 1935,
désigne le mouvement littéraire et politique animé par des écrivains francophones d’origine africaine et
antillaise (dont Léopold Sédar Senghor). Ce mouvement a pour but de revendiquer une identité et une
culture noires.
!!!!!
!!!!Masques!!Ô!Masques!!
!!!!Masques!noirs!masques!rouges,!vous!masques!blancPetPnoir!
!!!!Masques!aux!quatre!points!d’où!souffle!l’Esprit!
!!!!Je!vous!salue!dans!le!silence!!
!!!!Et!pas!toi!le!dernier,!Ancêtre!à!tête!de!lion.!
!!!!Vous!gardez!ce!lieu!forclos!à!tout!rire!de!femme,!à!tout!sourire!qui!se!fane!
!!!!Vous!distillez!cet!air!d’éternité!où!je!respire!l’air!de!mes!Pères.!
!!!!Masques!aux!visages!sans!masque,!dépouillés!de!toute!fossette!comme!de!toute!ride!
!!!!Qui!avez!composé!ce!portrait,!ce!visage!mien!penché!sur!l’autel!de!papier!blanc!
!!!!A!votre!image,!écoutezPmoi!!
!!!!Voici!que!meurt!l’Afrique!des!empires!–!c’est!l’agonie!d’une!princesse!pitoyable!
!!!!Et!aussi!l’Europe!à!qui!nous!sommes!liés!par!le!nombril.!
!!!!Fixez!vos!yeux!immuables!sur!vos!enfants!que!l’on!commande!
!!!!Qui!donnent!leur!vie!comme!le!pauvre!son!dernier!vêtement.!
!!!!Que!nous!répondions!présents!à!la!renaissance!du!Monde!
!!!!Ainsi!le!levain!qui!est!nécessaire!à!la!farine!blanche.!
!!!!Car!qui!apprendrait!le!rythme!au!monde!défunt!des!machines!et!des!canons?!
!!!!Qui!pousserait!le!cri!de!joie!pour!réveiller!morts!et!orphelins!à!l’aurore?!
!!!!Dites,!qui!rendrait!la!mémoire!de!vie!à!l’homme!aux!espoirs!éventrés?!
!!!!Ils!nous!disent!les!hommes!du!coton!du!café!de!l’huile!
!!!!Ils!nous!disent!les!hommes!de!la!mort.!
!!!!Nous!sommes!les!hommes!de!la!danse,!dont!les!pieds!
!!!!Reprennent!vigueur!en!frappant!le!sol!dur.!
George Orwell, La Ferme des Animaux, 1945
« Aveux publics »
Les animaux de la ferme du Manoir se sont révoltés contre les humains et ont chassé
M. Jones, le propriétaire des lieux. Ils ont ensuite instauré une nouvelle organisation fondée
sur l’égalité entre tous les animaux. Mais progressivement, les cochons, qui ont pris la
direction des opérations, s’arrogent des privilèges. Deux d’entre eux, Napoléon et Boule de
Neige cherchent même à prendre le pouvoir. Pour ce faire, Napoléon lance ses chiens sur son
adversaire qui est contraint à la fuite.
Napoléon a alors le champ libre pour diriger la ferme à sa guise. Un jour, il convoque les
animaux dans la cour.
Napoléon jeta sur l’assistance un regard dur, puis émit un cri suraigu. Immédiatement
les chiens bondirent en avant, saisissant quatre cochons par l’oreille et les traînant, glapissants
et terrorisés, aux pieds de Napoléon. Les oreilles des cochons saignaient. Et, quelques
instants, les molosses, ivres de sang, parurent saisis d’une rage démente. […]
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Napoléon les invita à confesser leurs crimes. C’étaient là les cochons qui avaient
protesté quand Napoléon avait aboli l’assemblée du dimanche. Sans autre forme de procès, ils
avouèrent. Oui, ils avaient entretenu des relations secrètes avec Boule de Neige depuis son
expulsion. Oui, ils avaient collaboré avec lui à l’effondrement du moulin à vent. Et, oui, ils
avaient été de connivence pour livrer la Ferme des Animaux à Mr. Frederick. Ils firent encore
état de confidences du traître - depuis des années, il était bien l’agent secret de Jones. Leur
confession achevée, les chiens, sur-le-champ, les égorgèrent. Alors, d’une voix terrifiante,
Napoléon demanda si nul autre animal n’avait à faire des aveux.
Les trois poulets qui avaient mené la sédition dans l’affaire des œufs s’avancèrent,
disant que Boule de Neige leur était apparu en rêve. Il les avait incités à désobéir aux ordres
de Napoléon. Eux aussi furent massacrés. Puis une oie se présenta : elle avait dérobé six épis
de blé à la moisson de l’année précédente et les avait mangés de nuit. Un mouton avait, lui,
uriné dans l’abreuvoir – sur les instances de Boule de Neige –, et deux autres moutons
avouèrent le meurtre d’un vieux bélier, particulièrement dévoué à Napoléon : alors qu’il avait
un rhume de cerveau, ils l’avaient pris en chasse autour d’un feu de bois. Tous furent mis à
mort sur-le-champ. Et de cette façon, aveux et exécutions se poursuivirent : à la fin ce fut, aux
pieds de Napoléon, un amoncellement de cadavres, et l’air était lourd d’une odeur de sang
inconnue depuis le bannissement de Jones.
!
Anne#FRANK,#Journal,&1947
« Chère Kitty »
Anne Frank se cache avec sa famille et une autre famille juive, les Van Daan, sans l’annexe d’un
immeuble d’Amsterdam, de l’été 1942 à l’été 1944. Elle se réfugie dans son journal qui doit « personnifier
l’Amie ».
Mercredi 13 janvier 1943
Chère Kitty,
Ce matin, on n'a pas arrêté de me déranger et je n'ai pu terminer ce que j'avais commencé.
Nous avons une nouvelle occupation, remplir des sachets de jus de viande (en poudre). Ce jus est
fabriqué par Gies & Co; M. Kugler ne trouve pas de remplisseurs et si nous nous en chargeons,
cela revient beaucoup moins cher. C'est un travail comme on en fait dans les prisons, c'est d'un
rare ennui et cela vous donne le tournis et le fou rire. Dehors, il se passe des choses affreuses, ces
pauvres gens sont emmenés de force jour et nuit, sans autre bagage qu'un sac à dos et un peu
d'argent. En plus, ces affaires leur sont enlevées en cours de route. Les familles sont écartelées,
hommes, femmes et enfants sont séparés. Des enfants qui rentrent de l'école ne trouvent plus
leurs parents. Des femmes qui sont allées faire des courses trouvent à leur retour leur maison sous
scellés, leur famille disparue. Les chrétiens néerlandais vivent dans l'angoisse eux aussi, leurs fils
sont envoyés en Allemagne, tout le monde a peur. Et chaque nuit, des centaines d'avions
survolent les Pays-Bas, en route vers les villes allemandes, où ils labourent la terre de leurs
bombes et, à chaque heure qui passe, des centaines, voire des milliers de gens, tombent en Russie
et en Afrique. Personne ne peut rester en dehors, c'est toute la planète qui est en guerre, et même
si les choses vont mieux pour les alliés, la fin n'est pas encore en vue.
Et nous, nous nous en tirons bien, mieux même que des millions d'autres gens, nous
sommes encore en sécurité, nous vivons tranquilles et nous mangeons nos économies, comme on
dit. Nous sommes si égoïstes que nous parlons d'« après la guerre », que nous rêvons à de
nouveaux habits et de nouvelles chaussures, alors que nous devrions mettre chaque sou de côté
pour aider les autres gens après la guerre, pour sauver ce qui peut l'être.
Les enfants ici se promènent avec pour tout vêtement une blouse légère et des sabots aux
pieds, sans manteau, sans bonnet, sans chaussettes, sans personne pour les aider. Ils n'ont rien
dans le ventre, mais mâchonnent une carotte, quittent une maison froide pour traverser les rues
froides et arriver à l'école dans une classe encore plus froide. Oui, la Hollande est tombée si bas
qu'une foule d'enfants arrêtent les passants dans la rue pour leur demander un morceau de pain.
Je pourrais te parler pendant des heures de la misère causée par la guerre, mais cela ne
réussit qu'à me déprimer encore davantage. Il ne nous reste plus qu'à attendre le plus calmement
possible la fin de ces malheurs. Les juifs, aussi bien que les chrétiens et la terre entière, attendent,
et beaucoup n'attendent que la mort.
Bien à toi,
Anne
!
Eugène#IONESCO,#Rhinocéros,#extrait#de#l’acte#III,#1959#
«#Je#ne#capitule#pas#»#
Cette pièce traite du totalitarisme et de l’endoctrinement qui agissent souvent comme une véritable
épidémie. Pour illustrer ce phénomène, Ionesco met en scène un cas de rhinocérite : les petits
fonctionnaires d’une ville imaginaire se métamorphosent les uns après les autres en rhinocéros. Protégés
par leur carapace et armés de leur corne, ils détruisent systématiquement tout ce qui ne leur ressemble
pas. Seul un marginal, Bérenger, fait figure de isolée qui résiste à cette contamination. Aux yeux du
dramaturge, il représente la " conscience universelle " dans son isolement et sa douleur.
BERENGER
C’est moi, c’est moi. (Lorsqu’il accroche les tableaux, on s’aperçoit que ceux-ci représentent un
vieillard, une grosse femme, un autre homme. La laideur de ces portraits contraste avec les têtes
des rhinocéros qui sont devenues très belles. Bérenger s’écarte pour contempler les tableaux. )
Je ne suis pas beau, je ne suis pas beau. (Il décroche les tableaux, les jette par terre avec fureur,
il va vers la glace.) Ce sont eux qui sont beaux. J’ai eu tort ! Oh ! Comme je voudrais être comme
eux. Je n’ai pas de corne, hélas ! Que c’est laid, un front plat. Il m’en faudrait une ou deux, pour
rehausser mes traits tombants. Ça viendra peut-être, et je n’aurai plus honte, je pourrai aller tous
les retrouver. Mais ça ne pousse pas ! (Il regarde les paumes de ses mains.) Mes mains sont
moites. Deviendront-elles rugueuses ? (Il enlève son veston, défait sa chemise, contemple sa
poitrine dans la glace.) J’ai la peau flasque. Ah, ce corps trop blanc, et poilu ! Comme je
voudrais avoir une peau dure et cette magnifique couleur d’un vert sombre, d’une nudité décente,
sans poils, comme la leur ! (Il écoute les barrissements.) Leurs chants ont du charme, un peu
âpre, mais un charme certain ! Si je pouvais faire comme eux. (Il essaye de les imiter.) Ahh, ahh,
brr ! Non, ça n’est pas ça ! Essayons encore, plus fort ! Ahh, ahh, brr ! Non, non, ce n’est pas ça,
que c’est faible, comme cela manque de vigueur ! Je n’arrive pas à barrir. Je hurle seulement.
Ahh, ahh, brr ! Les hurlements ne sont pas des barrissements ! Comme j’ai mauvaise conscience,
j’aurais dû les suivre à temps. Trop tard maintenant ! Hélas, je suis un monstre, je suis un
monstre. Hélas, jamais je ne deviendrai un rhinocéros, jamais, jamais ! Je ne peux plus changer,
je voudrais bien, je voudrais tellement, mais je ne peux pas. Je ne peux plus me voir. J’ai trop
honte ! (Il tourne le dos à la glace.) Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son
originalité !
(Il a un brusque sursaut.) Eh bien, tant pis ! Je me défendrai contre tout le monde ! Ma carabine,
ma carabine ! (Il se retourne face au mur du fond où sont fixées les têtes des rhinocéros, tout en
criant : ) Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au
bout ! Je ne capitule pas !
RIDEAU
« Cauchemar en rouge » (Fredric Brown, Fantômes et Farfafouilles) 1961
Fantômes et Farfafouilles, publié en 1961, est un recueil de quarante-deux nouvelles
policières, fantastiques et de science-fiction écrites par Fredric Brown. La tonalité de ces
nouvelles est humoristique.
Il s'éveilla sans savoir ce qui l'avait éveillé quand une deuxième secousse, venant une
minute après la première, vint secouer légèrement son lit et faire tintinnabuler divers petits
objets sur la commode. Il resta allongé, attendant une troisième secousse qui ne vint pas.
Il n'en comprit pas moins qu'il était désormais bien éveillé et qu'il lui serait sans doute
impossible de se rendormir. Il regarda le cadran lumineux de sa montre-bracelet et constata
qu'il était tout juste trois heures, le plein milieu de la nuit. Il sortit du lit et s'approcha, en
pyjama, de la fenêtre. La fenêtre était ouverte et laissait entrer une brise fraîche ; les petites
lumières scintillaient dans le ciel noir et il entendait tous les bruits de la nuit. Quelque part,
des cloches. Pourquoi faire sonner des cloches à une heure pareille? Les légères secousses de
chez lui avaient-elles correspondu à des tremblements de terre préjudiciables ailleurs, dans le
voisinage? Ou un vrai tremblement de terre était-il imminent et les cloches constituaient-elles
un avertissement, un avertissement appelant les habitants à quitter leurs maisons et à sortir en
plein air pour survivre?
Et soudain, mû non par la peur mais par un étrange besoin qu'il n'avait absolument pas
envie d'analyser, il éprouva le besoin d'être là dehors et non ici dedans. Il fallait qu'il coure, il
le fallait.
Et déjà il courait, franchissant le hall d'entrée, courant sans bruit sur ses pieds nus le
long de l'allée toute droite menant à la grille. Et il franchissait la grille qui se refermait toute
seule derrière lui, et il courait dans le champ... Le champ? Était-il normal, qu'il y eût un
champ là, juste devant sa grille? Surtout un champ parsemé de poteaux, de poteaux massifs,
semblables à des poteaux télégraphiques tronqués, pas plus hauts que lui? Mais avant qu'il ait
eu le temps de mettre de l'ordre dans ses idées, de prendre les choses à zéro et de se rappeler
où était « là » et qui « il » était et ce qu'il était venu faire là, il y eut une nouvelle secousse.
Plus forte, cette fois ; une secousse qui le fit vaciller en pleine course et heurter à toute volée
un des mystérieux poteaux ; un coup qui lui fit mal à l'épaule et dévia sa course sans la
ralentir mais en lui faisant perdre pied. Qu'était donc cet étrange et irrésistible besoin qui le
faisait courir, et vers où?
C'est alors que vint le vrai tremblement de terre ; la terre parut se soulever sous lui et
s'ébrouer ; quand ce fut fini, il se retrouva étendu sur le dos, les yeux braqués sur le ciel
monstrueux dans lequel apparut alors soudainement, en lettres de feu rouge hautes d'allez
savoir combien de kilomètres, un mot. Le mot était TILT. Et pendant qu'il était fasciné par ce
mot, toutes les autres lumières éblouissantes disparurent, les cloches cessèrent de sonner et ce
fut la fin de tout.
Dino Buzzati, Les Nuits difficiles, 1972
« Les journées perdues »
Dino Buzzati est un écrivain italien surtout connu pour son roman Le Désert des Tartares.
Dans sa dernière œuvre, Les nuits difficiles, il compose 26 nouvelles à travers lesquelles il
tente une véritable « traversée des apparences », une quête de l’essence des êtres et des
choses.
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Quelques jours après avoir pris possession de sa somptueuse villa, Ernst Kazira,
rentrant chez lui, aperçut de loin un homme qui sortait, une caisse sur le dos, d’une porte
secondaire du mur d’enceinte, et chargeait la caisse sur un camion. Les journées perdues les j
Il n’eut pas le temps de le rattraper avant son départ. Alors, il le suivit en auto. Et le
camion roula longtemps, jusqu’à l’extrême périphérie de la ville, et s’arrêta au bord d’un
vallon.
Kazira descendit de voiture et alla voir. L’inconnu déchargea la caisse et, après
quelques pas, la lança dans le ravin, qui était plein de milliers et de milliers d’autres caisses
identiques.
Il s’approcha de l’homme et lui demanda : « Je t’ai vu sortir cette caisse de mon parc.
Qu’est-ce qu’il y avait dedans ? Et que sont toutes ces caisses ? » Les journées perdues les j
L’autre le regarda et sourit : « J’en ai encore d’autres sur le camion, à jeter. Tu ne sais
pas ? Ce sont les journées. Les journées perdues les journées perdues les journées les journées
- Quelles journées ? Les journées perdues les journées perdues les journées les journées
- Tes journées. Les journées perdues les journées perdues les journées les journées perdues
- Mes journées ? Les journées perdues les journées perdues les journées les journées perdues
- Tes journées perdues. Les journées que tu as perdues. Tu attendais, n’est-ce pas ? Elles sont
venues. Qu’en as-tu fait ? Regarde-les, intactes, encore pleines. Et maintenant... » Les jours
Kazira regarda. Elles formaient un tas énorme. Il descendit la pente et en ouvrit une.
A l’intérieur, il y avait une route d’automne, et au fond Graziella, sa fiancée, qui s’en allait
pour toujours. Et il ne la rappelait même pas. Les journées perdues les jours perdus
Il en ouvrit une autre. C’était une chambre d’hôpital, et sur le lit son frère Josué,
malade, qui l’attendait. Mais lui était en voyage d’affaires. Les journées perdues les jours
Il en ouvrit une troisième. A la grille de la vieille maison misérable se tenait Duck, son
mâtin fidèle qui l’attendait depuis deux ans, réduit à la peau et aux os. Et il ne songeait pas à
revenir.
Il se sentit prendre par quelque chose qui le serrait à l’entrée de l’estomac. Le
manutentionnaire était debout au bord du vallon, immobile comme un justicier.
« Monsieur ! cria Kazira. Écoutez-moi. Laissez-moi emporter au moins ces trois
journées. Je vous en supplie. Au moins ces trois. Je suis riche. Je vous donnerai tout ce que
vous voulez. » Les journées perdues les journées perdues les journées les journées perdues
Le manutentionnaire eut un geste de la main droite, comme pour indiquer un point
inaccessible, comme pour dire qu’il était trop tard et qu’il n’y avait plus rien à faire. Puis il
s’évanouit dans l’air, et au même instant disparut aussi le gigantesque amas de caisses
mystérieuses. Et l’ombre de la nuit descendait.
« Lucien »
Le narrateur prend plaisir à jouer avec le lecteur en l’emmenant sur une fausse piste… La fin n’en est que plus
déconcertante ! Laissez-vous surprendre…
Lucien était douillettement recroquevillé sur lui-même. C’était sa position favorite. Il ne
s’était jamais senti aussi détendu, heureux de vivre. Son corps était au repos, léger, presque
aérien. Il se sentait flotter. Pourtant il n’avait absorbé aucune drogue pour accéder à cette sorte de
béatitude. Lucien était calme et serein naturellement ; bien dans sa peau, comme on dit. Un
bonheur égoïste, somme toute.
La nuit même, le malheureux fut réveillé par des douleurs épouvantables. Il était pris dans
un étau, broyé par les mâchoires féroces de quelque fléau. Quel était ce mal qui lui fondait dessus
? Et pourquoi sur lui plutôt que sur un autre ? Quelle punition lui était donc infligée ? « C’est la
fin », se dit-il.
Il s’abandonna à la souffrance en fermant les yeux, incapable de résister à ce flot qui le
submergeait, l’entraînant loin des rivages familiers. Il n’avait plus la force de bouger. Un carcan
l’emprisonnait de la tête aux pieds. Il se sentait emporté vers un territoire inconnu qui l’effrayait
déjà. Il crut entendre une musique abyssale. Sa résistance faiblissait. Le néant l’attirait.
Un sentiment de solitude l’envahit. Il était seul dans son épreuve. Personne pour l’aider. Il
devrait franchir le passage en solitaire. Pas moyen de faire autrement.
« C’est la fin », se répéta-t-il.
La douleur finit par être si forte qu’il faillit perdre la raison. Et puis, soudain, ce fut
comme si les mains de Dieu l’écartelaient. Une lumière intense l’aveugla. Ses poumons
s’embrasèrent. Il poussa un cri.
En le tirant par les pieds, la sage-femme s’exclama, d’une voix tonitruante : « C’est un
garçon ! ». Lucien était né.
Claude BOURGEYX, « Lucien », Les Petits Outrages, 1984, Le Castor Astral, 2004
!
!
Jorge SEMPRUN, L’Écriture ou la vie, 1994
« Le regard »
Dans L’Ecriture ou la Vie, l’auteur rapporte son expérience personnelle. Membre d’un réseau de
résistance communiste, il a été déporté au camp de Buchenwald, puis libéré par les troupes
alliées, britanniques et américaines, en 1945.
Ils!sont!en!face!de!moi,!l'œil!rond,!et!je!me!vois!soudain!dans!ce!regard!d'effroi!:!leur!
épouvante.!
Depuis! deux! ans,! je! vivais! sans! visage.! Nul! miroir,! à! Buchenwald.! Je! voyais! mon!
corps,!sa!maigreur!croissante,!une!fois!par!semaine,!aux!douches.!Pas!de!visage,!sur!ce!corps!
dérisoire.!De!la!main,!parfois,!je!frôlais!une!arcade!sourcilière,!des!pommettes!saillantes,!le!
creux!d'une!joue.!J'aurais!pu!me!procurer!un!miroir,!sans!doute.!On!trouvait!n'importe!quoi!
au!marché!noir!du!camp,!en!échange!de!pain,!de!tabac,!de!margarine.!Même!de!la!tendresse,!
à!l'occasion.!
Mais!je!ne!m'intéressais!pas!à!ces!détails.!
Je! voyais! mon! corps,! de! plus! en! plus! flou,! sous! la! douche! hebdomadaire.! Amaigri!
mais!vivant!:!le!sang!circulait!encore,!rien!à!craindre.!Ca!suffirait,!ce!corps!amenuisé!mais!
disponible,!apte!à!une!survie!rêvée,!bien!que!peu!probable.!
La!preuve!d’ailleurs,!je!suis!là.!
!
Ils!me!regardent,!l’œil!affolé,!rempli!d’horreur.![…]!Ca!peut!surprendre,!intriguer,!ces!
détails:!mes!cheveux!ras,!mes!hardes!disparates.!Mais!ils!ne!sont!pas!surpris,!ni!intrigués.!
C'est!de!l'épouvante!que!je!lis!dans!leurs!yeux.![…]!C'est!l'horreur!de!mon!regard!que!révèle!
le!leur,!horrifié.!Si!leurs!yeux!sont!un!miroir,!enfin,!je!dois!avoir!un!regard!de!fou,!dévasté.!
!
Ils!sont!sortis!de!la!voiture!à!l’instant,!il!y!a!un!instant.!Ont!fait!quelques!pas!au!soleil,!
dégourdissant!les!jambes.!M’ont!aperçu!alors,!se!sont!avancés.!
!
Trois!officiers,!en!uniforme!britannique.!
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Un! quatrième! militaire,! le! chauffeur,! est! resté! près! de! l’automobile,! une! grosse!
Mercedes!grise!qui!porte!encore!des!plaques!d’immatriculation!allemandes.!
Ils!se!sont!avancés!vers!moi.![…]!
Je!me!suis!vu!dans!leur!œil!horrifié!pour!la!première!fois!depuis!deux!ans.!Ils!m'ont!
gâché! cette! première! matinée,! ces! trois! zigues.! Je! croyais! m’en! être! sorti,! vivant.! Revenu!
dans!la!vie,!du!moins.!Ce!n'est!pas!évident.!A!deviner!mon!regard!dans!le!miroir!du!leur,!il!
ne!semble!pas!que!je!sois!auPdelà!de!tant!de!mort.[…]!
J'ai! compris! soudain! qu'ils! avaient! raison! de! s'effrayer,! ces! militaires,! d'éviter! mon!
regard.!Car!je!n'avais!pas!vraiment!survécu!à!la!mort,!je!ne!l'avais!pas!évitée.!Je!n'y!avais!pas!
échappé.! Je! l'avais! parcourue,! plutôt,! d'un! bout! à! l'autre.! J'en! avais! parcouru! les! chemins,!
m'y!étais!perdu!et!retrouvé,!contrée!immense!où!ruisselle!l'absence.!J'étais!un!revenant,!en!
somme.!
Cela!fait!toujours!peur,!les!revenants.!
!
Emile&Sautour&–&Paroles&de&Poilus&–&
&
Lettres&et&carnets&du&front&–&1914819188&
!
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«&C’est&le&bagne,&l’esclavage&»&
!
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Emile!Sautour,!soldat!du!131 !régiment!d’Infanterie,!tué!sur!le!front!le!10!octobre!1916.!
!
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!
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!31!mars!1916!
!
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
!Mes!bons!chers!parents,!ma!bonne!petite!sœur!
!
!!!!!!!
!!!!Il! me! devient! de! plus! en! plus! difficile! de! vous! écrire.! Il! ne! me! reste! pas! un! moment! de!
libre.!Nuit!et!jour!il!faut!être!au!travail!ou!au!créneau.!De!repos!jamais.!Le!temps!de!manger!
aux! heures! de! la! soupe! et! le! repos! terminé! il! faut! reprendre! son! ouvrage! ou! sa! garde.!
Songez! que! sur! vingtHquatre! heures! je! dors! trois! heures,! et! encore! elles! ne! se! suivent! pas!
toujours.!Au!lieu!d’être!trois!heures!consécutives,!il!arrive!souvent!qu’elles!sont!coupées!de!
sorte! que! je! dors! une! heure! puis! une! deuxième! fois! deux! heures.! Tous! mes! camarades!
éprouvent!les!mêmes!souffrances.!Le!sommeil!pèse!sur!nos!paupières!lorsqu’il!faut!rester!
six!heures!debout!au!créneau!avant!d’être!relevé.!Il!n’y!a!pas!assez!d’hommes!mais!ceux!des!
dépôts!peuvent!être!appelés!et!venir!remplacer!les!évacués!ou!les!disparus.!Un!renfort!de!
vingt!hommes!par!bataillon!arrive,!trente!sont!évacués.!
!
!!!!Il!n’y!a!pas!de!discipline!militaire,!c’est!le!bagne,!l’esclavage!!…Les!officiers!ne!sont!point!
familiers,!ce!ne!sont!point!ceux!du!début.!Jeunes,!ils!veulent!un!grade!toujours!de!plus!en!
plus! élevé.! Ils! faut! qu’ils! se! fassent! remarquer! par! un! acte! de! courage! ou! de! la! façon!
d’organiser! défensivement! un! secteur,! qui! paie! cela! le! soldat.! La! plupart! n’ont! aucune!
initiative.!Ils!commandent!sans!se!rendre!compte!des!difficultés!de!la!tâche,!ou!de!la!corvée!
à!remplir.!En!ce!moment!nous!faisons!un!effort!surhumain.!Il!nous!sera!impossible!de!tenir!
longtemps!;! le! souffle! se! perd.! Je! ne! veux! pas! m’étendre! trop! sur! des! faits! que! vous! ne!
voudriez! pas! croire! tout! en! étant! bien! véridiques,! mais! je! vous! dirai! que! c’est! honteux! de!
mener!des!hommes!de!la!sorte,!de!les!considérer!comme!des!bêtes.!
!
Moindre faute, moindre défaillance, faute contre la discipline, 8 jours de prison par le
commandant de la compagnie, porté par le Colonel. Le soldat les fait. Au repos, il est exempt de
vin et de viande. Nous sommes mal nourris, seul le pain est bon. Sans colis, que deviendrionsnous ? La nuit que j’ai regagné le secteur actuel, nos officiers nous ont perdus. Nous avons
marché trois heures sous bois pour gagner le point de départ. La pluie et la neige tombaient. Il a
fallu regagner le temps perdu et par la route nous avons monté en ligne. Mais le danger est grand
!
pour faire passer un bataillon sur une route si bien repérée. Nous avons été marmités mais pas de
pertes. Nous avons parcouru quatorze kilomètres en deux pauses. En ce moment c’est beaucoup
trop pour des hommes vannés et par un temps abominable.
!!!!J’ai!voulu!vous!montrer!que!ceux!qui!vous!diront!que!le!soldat!n’est!pas!malheureux!au!
front,!qu’un!tel!a!de!la!chance!d’être!valide!encore,!mériteraient!qu’on!ne!les!fréquente!plus.!
Qu’ils!viennent!donc!entendre!seulement!le!canon!auHdessus!de!leurs!têtes,!je!suis!persuadé!
qu’ils!regagnent!leur!chezHsoi!au!plus!vite.!Nos!misères!empirent!chaque!jour,!je!les!vaincrai!
jusqu’au!bout.!A!bientôt!la!victoire,!à!bientôt!le!baiser!du!retour.!
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
!
Emile!
Marc Dugain, La Chambre des Officiers, 1998
« Ceux qui vont me rejoindre… »
En 1914, Adrien, jeune ingénieur officier part à la guerre. Lors d’une mission de reconnaissance
sur les bords de la Meuse, un éclat d’obus le défigure. En un instant, il est devenu un monstre,
une « gueule cassée ». Il est ensuite transféré à l’hôpital du Val-de-Grâce pour être soigné. Dans
cet extrait, il découvre les lieux.
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Ceux qui vont me rejoindre auront des souvenirs de combat, de corps à corps, de grandes
offensives, alors que j’ai été abattu sans avoir jamais croisé le feu, ni même le regard de l’ennemi
et que je ne pourrai jamais raconter à mes enfants à quoi ressemble un Allemand. Je devrai
inventer les grosses moustaches et le casque à pointe.
En ces premiers jours de septembre, mes blessures au visage me causent moins de
souffrance que cette défaite sans combat, que l’absurdité de mon sort que je n’ai ni construit, ni
défendu.
Ma tête est entourée de bandelettes qui ne laissent à découvert que ma bouche et mes
yeux. Probablement est-ce assez pour donner à mon visage une expression.
Parce que nous sommes seuls, lui et moi, dans ce hall de gare, l’ouvrier qui s’affaire audessus de chaque lit m’adresse la parole. C’est un homme trop âgé pour faire la guerre et trop
jeune pour ne rien faire.
-C’est reparti comme en 70. On recule. On dit qu’avant dix jours y seront sur Paris. Si c’est pas
malheureux, cette affaire. Moi, je dis : y a pas. Y faut l’feu sacré, sinon c’est la débâcle. En
attendant, dites-moi, y vous ont bien arrangé, les Boches. Et où c’est qu’y vous ont mis ça ? Dans
les Ardennes ? Vous pouvez pas parler ? Une sacrée charpie, pour qu’y vous aient ramené
jusqu’ici ! Même si vous pouvez pas parler, vous pouvez écouter, pas vrai ? Hier, j’discutais avec
la surveillante d’étage. Pas la petite sèche qu’a du poil au menton – elle, c’est pas une chef – mais
la grosse boulotte qui parle bien avec les autres. Elle disait qu’y s’attendaient à recevoir de sacrés
colis ici et, d’après ce qu’elle disait, dans votre salle, y vont mettre que des esquintés de la trogne,
quoi. Que des officiers défigurés, qu’elle a dit. Y z’ont fait la même chose pour le simple soldat à
l’étage au-dessous, et ça se remplit déjà. Pour les officiers, vous êtes le premier. Une sacrée
veine, comme ça vous choisissez votre plumard. C’est rapport à cette clientèle qu’y m’ont
demandé d’ôter tous les miroirs. Vous comprenez, y aurait des mauvaises surprises. Pour les
barreaux aux fenêtres, c’est pas moi, y z’y étaient déjà. […] Voilà, j’vous quitte […]. A la
revoyure, m’sieur l’officier.
Les miroirs disparus ont laissé de grosses ombres rectangulaires au-dessus de chaque lit.
L’infirmière entre la première, tête baissée, regard décidé. Puis vient le médecin, grand
type un peu voûté, une quarantaine d’années, la démarche volontaire. En trois enjambées, il est
devant mon lit.
-Bonjour lieutenant, Votre solitude ne vous pèse pas ? Je crains que d’autres camarades ne soient
déjà en chemin. Ce soir, peut-être, ou demain au plus tard. Vous ne souffrez pas trop ?
Et sans attendre la réponse, que je ne peux pas lui donner :
-N’êtes pas le genre à vous plaindre, n’est-ce pas ? Bon ! Le programme est le suivant. On va
vous alimenter. Vous devez vous refaire du sang et de l’os. Vous verrez, ici, on est à la pointe du
progrès. Dans deux ou trois jours, on va vous opérer. Remettre un peu d’ordre. Ensuite, du repos,
toujours du repos, et on passera aux choses sérieuses. Tout ça va prendre du temps, bien sûr, mais
du temps vous en aurez. Pas pressé de retourner au front, je présume ? […]
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Puis sur le ton de la confidence :
-Vous savez, vous avez de la chance. La face, c’est impressionnant, mais c’est sans complication.
Très bonne capillarité vasculaire. Pas de gangrène, contrairement à ce que croyait la vieille école.
Ne vous préoccupez que de deux choses : bien respirer et bien manger. Le reste, c’est mon
affaire. […] A bientôt, lieutenant.
!
Le FIGARO, « Les marques deviennent des maîtres
à penser », 30 novembre-1er décembre 2002 n° 18137
« Be yourself »
!
Muriel#BARBERY,#L’élégance&du&hérisson,#«#Petite#vessie#»,#2006
« Il me faut confesser que j’ai une petite vessie »
Renée, âgée de cinquante-quatre ans, est la concierge d’un immeuble situé dans un quartier chic de Paris.
Elle se fait volontairement passer pour une inculte pour éviter que les gens se posent des questions à son
sujet : une concierge ne peut évidemment pas être cultivée ! Elle lit donc en secret des auteurs comme
Proust ou Tolstoï, elle appelle son chat Léon en référence à ce dernier, elle emprunte des livres de
philosophie à la bibliothèque. Mais sa vie prend un autre tournant quand emménage Kakuro Ozu, un
Japonais raffiné et féru de culture : alors qu’il l’invite à un dîner exotique, qu’ils parlent de sashimis et de
nouilles au soja, le « drame du quotidien » se produit…
Au préalable, il me faut confesser que j’ai une petite vessie. Comment expliquer sinon que la
moindre tasse de thé m’envoie sans délai au petit coin et qu’une théière me fasse réitérer la chose
à la mesure de sa contenance ? Manuela est un vrai chameau : elle retient ce qu’elle boit des
heures durant et grignote ses mendiants sans bouger de sa chaise tandis que j’effectue maints et
pathétiques allers et retours aux waters. Mais je suis alors chez moi et, dans mes soixante mètres
carrés, les cabinets, qui ne sont jamais très loin, se tiennent à une place depuis longtemps bien
connue.
Or, il se trouve que, présentement, ma petite vessie vient de se manifester à moi et, dans la
pleine conscience des litres de thé absorbés l’après-midi même, je dois entendre son message :
autonomie réduite.
Comment demande-t-on ceci dans le monde ?
— Où sont les gogues ? ne me paraît curieusement pas idoine.
À l’inverse :
—Voudriez-vous m’indiquer l’endroit ? bien que délicat dans l’effort fait de ne pas nommer
la chose, court le risque de l’incompréhension et, partant, d’un embarras décuplé.
— J’ai envie de faire pipi, sobre et informationnel, ne se dit pas à table non plus qu’à un
inconnu.
— Où sont les toilettes ? me pose problème. C’est une requête froide, qui sent son restaurant
de province.
J’aime assez celui-ci :
— Où sont les cabinets ? parce qu’il y a dans cette dénomination, les cabinets, un pluriel qui
exhale l’enfance et la cabane au fond du jardin. Mais il y a aussi une connotation ineffable qui
!
convoque la mauvaise odeur.
C’est alors qu’un éclair de génie me transperce.
— Les ramen sont une préparation à base de nouilles et de bouillon d’origine chinoise, mais
que les Japonais mangent couramment le midi, est en train de dire M. Ozu en élevant dans les airs
une quantité impressionnante de pâtes qu’il vient de tremper dans l’eau froide.
— Où sont les commodités, je vous prie ? est la seule réponse que je trouve à lui faire.
C’est, je vous le concède, légèrement abrupt.
— Oh, je suis désolé, je ne vous les ai pas indiquées, dit M. Ozu avec un parfait naturel. La
porte derrière vous, puis deuxième à droite dans le couloir.
Tout pourrait-il toujours être si simple ?
Il faut croire que non.
Mikaël Ollivier, La Maison verte, Nouvelles re-vertes, 2008
Mikaël Ollivier est né en 1968 à Versailles. Dans sa nouvelle à chute « La Maison verte » il
dénonce avec ironie une famille modèle d’écologistes et néanmoins contaminée par les
déchets radioactifs d’une centrale nucléaire toute proche, dont le père entretient le bon
fonctionnement en y travaillant.
Voilà, tout est fait, je crois. Papa va être content quand il va rentrer du travail. Reste
plus qu’à vérifier la liste.
Porter le verre au conteneur. OK.
Arroser le potager avec l’eau des bacs de récupération. OK.
Retourner le compost. Ok.
Il y a deux ans, nos parents ont décidé d’obtenir le label Maison verte qui, selon la
nouvelle directive gouvernementale, leur octroierait 50% de réduction sur leurs impôts locaux
et jusqu’à 65% sur la taxe d’habitation. Nos voisins d’à côté, les Giraud, l’ont obtenu l’an
passé, comme les Ledoux en face. Notre village est « à la pointe », dit toujours papa quand on
a des invités, l’un des premiers à avoir été classé VFD, pour Village de France Durable.
Il était temps que l’on s’y mette aussi.
Vider le bac à sciure des toilettes. Fait.
Ramasser le bois mort du jardin. OK.
Papa et maman ont beaucoup investi ces deux dernières années : une chaudière à
granulés de bois, des panneaux solaires sur le toit du garage, un système de récupération des
eaux qui permet non seulement d’arroser le potager bio mais aussi d’alimenter la salle de
bains et le lavabo de la cuisine, une douche à débit limité, du double vitrage à toutes les
fenêtres et une isolation complète des combles en laine de chanvre.
Chaque matin, sur une ardoise de la cuisine, nos parents inscrivent la liste des tâches
que ma sœur et moi devons effectuer en rentrant de l’école. Au collège, la prof d’écocivisme
ne cesse de nous répéter que c’est avec des gestes simples et quotidiens que l’on peut
préserver la planète. Depuis cette année, l’écocivisme est coefficient 3 au bac. Autant que
l’anglais et la physique nucléaire.
Changer l’ampoule fluocompacte du salon. Fait.
Nourrir les poules. Fait.
Tuer un lapin pour dimanche. OK.
Faire vos devoirs. OK.
Avec les économies qu’ils feront sur les impôts quand on aura le label Maison verte,
mes parents comptent acheter une voiture électrique, ce qui nous éviterait de prendre le car
pour aller à la gare TGV quand on part en vacances. Par contre, papa continuera d’aller au
travail en tandem avec M. Giraud. Il faut dire que, comme tout le monde dans le quartier, il
travaille à la centrale nucléaire qui n’est qu’à deux kilomètres de la maison. De toute façon, il
aura quarante-cinq ans dans deux ans et sera à la retraite.
Charger le four à bois. OK.
Cueillir une tomate pour le dîner (portez-la à deux pour ne pas vous faire mal au dos).
FAIT.
Prendre vos cachets d’iode. OK.
Tout est fait.
Le soir tombe, c’est l’heure que je préfère de la journée. Les oiseaux s’appellent dans
le jardin, les derniers rayons de soleil étirent les ombres et embrasent le panache de la tour de
refroidissement de la centrale.
J’entends le porche qui grince. Papa revient du travail. J’aime, chaque soir, quand il
traverse la cour et qu’il scintille dans la pénombre.
!
«#La#Fourmi#et#la#Cigale#»
Ces deux fables – l’une de Sagan, l’autre de Chédid – se proposent de revisiter la fable bien connue de La
Fontaine « La Cigale et la Fourmi » en lui donnant une suite…La Cigale n’a pas dit son dernier mot !
Alors que Sagan pointe du doigt une bourgeoisie riche et étriquée, Chédid préfère sortir des clichés et
laisser son lecteur réfléchir sur sa propre orientation. Outre les notions de travail et de solidarité,
d’autres notions sont également abordées : la consommation excessive, la vengeance, le mode de vie
bourgeois, le « carpe diem »…et le libre arbitre. Bref, une fable qui n’a pas pris une ride !
La fourmi ayant stocké
Tout l'hiver
Se trouva fort encombrée
Quand le soleil fut venu :
Qui lui prendrait ses morceaux
De mouches ou de vermisseaux ?
Elle tenta de démarcher
Chez la cigale, sa voisine,
La poussant à s'acheter
Quelques grains pour subsister
Jusqu'à la saison prochaine.
« Vous me paierez, lui dit-elle,
Après l'oût, foi d'animal,
Intérêt et principal. »
La cigale n'est pas gourmande :
C'est là son moindre défaut.
Que faisiez-vous au temps froid ?
Dit-elle à cette amasseuse.
- Nuit et jour à tout venant
Je stockais, ne vous déplaise.
- Vous stockiez ? j’en suis fort
aise ;
Et bien ! soldez maintenant. »
Françoise Sagan, La Fourmi et la
Cigale, Stock 2010
- Nuit et jour à tout venant
Je stockais, ne vous déplaise.
"Fini, fini !" Dit la fourmi.
"Au diable la parcimonie ! Dès
aujourd’hui
Je convie
Toutes cigales affranchies
A me chanter leurs mélodies,
Et nous fêterons, en compagnie,
La vie qui bouge,
La vie qui fuit !"
"Holà, holà !"
Fit la cigale
Poussant un cri très vertical.
"Pour moi, adieu le carnaval !
L’hiver, l’hiver m’a tant appris,
Et le souci tant rétrécie,
Que j’ai rangé toutes mes rêveries
Pour m’établir
En Bourgeoisie !"
Andrée Chédid, Fêtes et Lubie, Flammarion
1972