Sélection de poèmes de Victor Hugo LES RAYONS ET LES

Transcription

Sélection de poèmes de Victor Hugo LES RAYONS ET LES
Sélection de poèmes de Victor Hugo
LES RAYONS
ET LES OMBRES
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I
FONCTION DU POËTE.
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I
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Pourquoi tʼexiler, ô poëte,
Dans la foule où nous te voyons ?
Que sont pour ton âme inquiète
Les partis, chaos sans rayons ?
Dans leur atmosphère souillée
Meurt ta poésie effeuillée ;
Leur souffle égare ton encens ;
Ton cœur, dans leurs luttes serviles,
Est comme ces gazons des villes
Rongés par les pieds des passants.
Dans les brumeuses capitales
Nʼentends-tu pas avec effroi,
Comme deux puissances fatales,
Se heurter le peuple et le roi ?
De ces haines que tout réveille
À quoi bon remplir ton oreille,
Ô poëte, ô maître, ô semeur ?
Tout entier au Dieu que tu nommes,
Ne te mêle pas à ces hommes
Qui vivent dans une rumeur !
Va résonner, âme épurée,
Dans le pacifique concert !
Va tʼépanouir, fleur sacrée,
Sous les larges cieux du désert !
Ô rêveur, cherche les retraites,
Les abris, les grottes discrètes,
Et lʼoubli pour trouver lʼamour,
Et le silence afin dʼentendre
La voix dʼen haut, sévère et tendre,
Et lʼombre afin de voir le jour !
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Va dans les bois ! va sur les plages !
Compose tes chants inspirés
Avec la chanson des feuillages
Et lʼhymne des flots apurés !
Dieu tʼattend dans les solitudes ;
Dieu nʼest pas dans les multitudes ;
Lʼhomme est petit, ingrat et vain.
Dans les champs tout vibre et soupire.
La nature est la grande lyre,
Le poëte est lʼarchet divin !
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Peuples ! écoutez le poëte !
Écoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé.
Des temps futurs perçant les ombres,
Lui seul distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui nʼest pas éclos.
Homme, il est doux comme une femme.
Dieu parle à voix basse à son âme
Comme aux forêts et comme aux flots.
Cʼest lui qui, malgré les épines,
Lʼenvie et la dérision,
Marche, courbé dans vos ruines,
Ramassant la tradition.
De la tradition féconde
Sort tout ce qui couvre le monde,
Tout ce que le ciel peut bénir.
Toute idée, humaine ou divine,
Qui prend le passé pour racine
A pour feuillage lʼavenir.
Il rayonne ! il jette sa flamme
Sur lʼéternelle vérité !
Il la fait resplendir pour lʼâme
Dʼune merveilleuse clarté.
Il inonde de sa lumière
Ville et désert, Louvre et chaumière,
Et les plaines et les hauteurs ;
À tous dʼen haut il la dévoile ;
Car la poésie est lʼétoile
Qui mène à Dieu rois et pasteurs !
23 mars-1er avril 1839.
LES CONTEMPLATIONS
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« Le poëte sʼen va dans les champs… »
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Le poëte sʼen va dans les champs ; il admire,
Il adore ; il écoute en lui-même une lyre ;
Et le voyant venir, les fleurs, toutes les fleurs,
Celles qui des rubis font pâlir les couleurs,
Celles qui des paons même éclipseraient les queues,
Les petites fleurs dʼor, les petites fleurs bleues,
Prennent, pour lʼaccueillir agitant leurs bouquets,
De petits airs penchés ou de grands airs coquets,
Et, familièrement, car cela sied aux belles :
— Tiens ! cʼest notre amoureux qui passe ! disent-elles.
Et, pleins de jour et dʼombre et de confuses voix,
Les grands arbres profonds qui vivent dans les bois,
Tous ces vieillards, les ifs, les tilleuls, les érables,
Les saules tout ridés, les chênes vénérables,
Lʼorme au branchage noir, de mousse appesanti,
Comme les ulémas quand paraît le muphti,
Lui font de grands saluts et courbent jusquʼà terre
Leurs têtes de feuillée et leurs barbes de lierre,
Contemplent de son front la sereine lueur,
Et murmurent tout bas : Cʼest lui ! cʼest le rêveur !
Les Roches, juin 1831.
« Il faut que le poëte… »
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Il faut que le poëte, épris dʼombre et dʼazur,
Esprit doux et splendide, au rayonnement pur,
Qui marche devant tous, éclairant ceux qui doutent,
Chanteur mystérieux quʼen tressaillant écoutent
Les femmes, les songeurs, les sages, les amants,
Devienne formidable à de certains moments.
Parfois, lorsquʼon se met à rêver sur son livre,
Où tout berce, éblouit, calme, caresse, enivre,
Où lʼâme, à chaque pas, trouve à faire son miel,
Où les coins les plus noirs ont des lueurs du ciel,
Au milieu de cette humble et haute poésie,
Dans cette paix sacrée où croît la fleur choisie,
Où lʼon entend couler les sources et les pleurs,
Où les strophes, oiseaux peints de mille couleurs,
Volent chantant lʼamour, lʼespérance et la joie,
Il faut que, par instants, on frissonne, et quʼon voie
Tout à coup, sombre, grave et terrible au passant,
Un vers fauve sortir de lʼombre en rugissant !
Il faut que le poëte aux semences fécondes
Soit comme ces forêts vertes, fraîches, profondes,
Pleines de chants, amour du vent et du rayon,
Charmantes, où soudain, lʼon rencontre un lion.
Paris, mai 1842.
«Réponse à un acte d'accusation»
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Donc, c'est moi qui suis l'ogre et le bouc émissaire.
Dans ce chaos du siècle où votre cœur se serre,
J'ai foulé le bon goût et l'ancien vers françois
Sous mes pieds, et, hideux, j'ai dit à l'ombre : "Sois !"
Et l'ombre fut. – Voilà votre réquisitoire.
Langue, tragédie, art, dogmes, conservatoire,
Toute cette clarté s'est éteinte, et je suis
Le responsable, et j'ai vidé l'urne des nuits.
De la chute de tout je suis la pioche inepte
C'est votre point de vue. Eh bien, soit, je l'accepte ;
C'est moi que votre prose en colère a choisi ;
Vous me criez : Racca ; moi, je vous dis : Merci !
Cette marche du temps, qui ne sort d'une église
Que pour entrer dans l'autre, et qui se civilise ;
Ces grandes questions d'art et de liberté,
Voyons-les, j'y consens, par le moindre côté,
Et par le petit bout de la lorgnette. En somme,
J'en conviens, oui, je suis cet abominable homme ;
Et, quoique, en vérité, je pense avoir commis
D'autres crimes encor que vous avez omis,
Avoir un peu touché les questions obscures,
Avoir sondé les maux, avoir cherché les cures,
De la vieille ânerie insulté les vieux bâts,
Secoué le passé du haut jusques en bas,
Et saccagé le fond tout autant que la forme,
Je me borne à ceci : je suis ce monstre énorme
Je suis le démagogue horrible et débordé,
Et le dévastateur du vieil A B C D ;
(...)
Paris, janvier 1834.
Les contemplations, Livre premier VII
«Ce que dit la bouche dʼombre...»
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Lʼhomme en songeant descend au gouffre universel.
Jʼerrais près du dolmen qui domine Rozel,
À lʼendroit où le cap se prolonge en presquʼîle.
Le spectre mʼattendait ; lʼêtre sombre et tranquille
Me prit par les cheveux dans sa main qui grandit,
Mʼemporta sur le haut du rocher, et me dit :
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Sache que tout connaît sa loi, son but, sa route ;
Que, de lʼastre au ciron, lʼimmensité sʼécoute ;
Que tout a conscience en la création ;
Et lʼoreille pourrait avoir sa vision,
Car les choses et lʼêtre ont un grand dialogue.
Tout parle, lʼair qui passe et lʼalcyon qui vogue,
Le brin dʼherbe, la fleur, le germe, lʼélément.
Tʼimaginais-tu donc lʼunivers autrement ?
Crois-tu que Dieu, par qui la forme sort du nombre,
Aurait fait à jamais sonner la forêt sombre,
Lʼorage, le torrent roulant de noirs limons,
Le rocher dans les flots, la bête dans les monts,
La mouche, le buisson, la ronce où croît la mûre,
Et quʼil nʼaurait rien mis dans lʼéternel murmure ?
Crois-tu que lʼeau du fleuve et les arbres des bois,
Sʼils nʼavaient rien à dire, élèveraient la voix ?
Prends-tu le vent des mers pour un joueur de flûte ?
Crois-tu que lʼocéan, qui se gonfle et qui lutte,
Serait content dʼouvrir sa gueule jour et nuit
Pour souffler dans le vide une vapeur de bruit,
Et quʼil voudrait rugir, sous lʼouragan qui vole,
Si son rugissement nʼétait une parole ?
Crois-tu que le tombeau, dʼherbe et de nuit vêtu,
Ne soit rien quʼun silence ? et te figures-tu
Que la création profonde, qui compose
Sa rumeur des frissons du lys et de la rose,
De la foudre, des flots, des souffles du ciel bleu,
Ne sait ce quʼelle dit quand elle parle à Dieu ?
Crois-tu quʼelle ne soit quʼune langue épaissie ?
Crois-tu que la nature énorme balbutie,
Et que Dieu se serait, dans son immensité,
Donné pour tout plaisir, pendant lʼéternité,
Dʼentendre bégayer une sourde-muette ?
Non, lʼabîme est un prêtre et lʼombre est un poëte ;
Non, tout est une voix et tout est un parfum ;
Tout dit dans lʼinfini quelque chose à quelquʼun ;
Une pensée emplit le tumulte superbe.
Dieu nʼa pas fait un bruit sans y mêler le verbe.
Tout, comme toi, gémit ou chante comme moi ;
Tout parle. Et maintenant, homme, sais-tu pourquoi
Tout parle ? Écoute bien. Cʼest que vents, ondes, flammes
Arbres, roseaux, rochers, tout vit !
Arbres, roseaux, rochers, tout vit !Tout est plein dʼâmes.
LES CHÂTIMENTS
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«Ultima verba»
La conscience humaine est morte ; dans lʼorgie,
Sur elle il sʼaccroupit ; ce cadavre lui plaît ;
Par moments, gai, vainqueur, la prunelle rougie,
Il se retourne et donne à la morte un soufflet.
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La prostitution du juge est la ressource.
Les prêtres font frémir lʼhonnête homme éperdu ;
Dans le champ du potier ils déterrent la bourse ;
Sibour revend le Dieu que Judas a vendu.
Ils disent : — César règne, et le Dieu des armées
Lʼa fait son élu. Peuple, obéis, tu le dois ! —
Pendant quʼils vont chantant, tenant leurs mains fermées,
On voit le sequin dʼor qui passe entre leurs doigts.
Oh ! tant quʼon le verra trôner, ce gueux, ce prince,
Par le pape béni, monarque malandrin,
Dans une main le sceptre et dans lʼautre la pince,
Charlemagne taillé par Satan dans Mandrin ;
Tant quʼil se vautrera, broyant dans ses mâchoires
Le serment, la vertu, lʼhonneur religieux,
Ivre, affreux, vomissant sa honte sur nos gloires ;
Tant quʼon verra cela sous le soleil des cieux ;
Quand même grandirait lʼabjection publique
À ce point dʼadorer lʼexécrable trompeur ;
Quand même lʼAngleterre et même lʼAmérique
Diraient à lʼexilé : — Va-tʼen ! nous avons peur !
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Quand même nous serions comme la feuille morte ;
Quand, pour plaire à César, on nous renîrait tous ;
Quand le proscrit devrait sʼenfuir de porte en porte,
Aux hommes déchiré comme un haillon aux clous ;
Quand le désert, où Dieu contre lʼhomme proteste
Bannirait les bannis, chasserait les chassés ;
Quand même, infâme aussi, lâche comme le reste,
Le tombeau jetterait dehors les trépassés ;
Je ne fléchirai pas ! Sans plainte dans la bouche,
Calme, le deuil au cœur, dédaignant le troupeau,
Je vous embrasserai dans mon exil farouche,
Patrie, ô mon autel ! Liberté, mon drapeau !
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Mes nobles compagnons, je garde votre culte
Bannis, la république est là qui nous unit.
Jʼattacherai la gloire à tout ce quʼon insulte
Je jetterai lʼopprobre à tout ce quʼon bénit !
Je serai, sous le sac de cendre qui me couvre,
La voix qui dit : malheur ! la bouche qui dit : non !
Tandis que tes valets te montreront ton Louvre,
Moi, je te montrerai, César, ton cabanon.
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Devant les trahisons et les têtes courbées,
Je croiserai les bras, indigné, mais serein.
Sombre fidélité pour les choses tombées,
Sois ma force et ma joie et mon pilier dʼairain !
Oui, tant quʼil sera là, quʼon cède ou quʼon persiste,
Ô France ! France aimée et quʼon pleure toujours,
Je ne reverrai pas ta terre douce et triste,
Tombeau de mes aïeux et nid de mes amours !
Je ne reverrai pas ta rive qui nous tente,
France ! hors le devoir, hélas ! jʼoublîrai tout.
Parmi les éprouvés je planterai ma tente.
Je resterai proscrit, voulant rester debout.
Jʼaccepte lʼâpre exil, nʼeût-il ni fin ni terme,
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelquʼun a plié quʼon aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs sʼen vont qui devraient demeurer.
Si lʼon nʼest plus que mille, eh bien, jʼen suis ! Si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;
Sʼil en demeure dix, je serai le dixième ;
Et sʼil nʼen reste quʼun, je serai celui-là !
2 décembre 1852. Jersey.
«Stella»
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Je mʼétais endormi la nuit près de la grève.
Un vent frais mʼéveilla, je sortis de mon rêve,
Jʼouvris les yeux, je vis lʼétoile du matin.
Elle resplendissait au fond du ciel lointain
Dans sa blancheur molle, infinie et charmante.
Aquilon sʼenfuyait emportant la tourmente.
Lʼastre éclatant changeait la nuée en duvet.
Cʼétait une clarté qui pensait, qui vivait
Elle apaisait lʼécueil où la vague déferle
On croyait voir une âme à travers une perle.
Il faisait nuit encor, lʼombre régnait en vain,
Le ciel sʼilluminait dʼun sourire divin.
La lueur argentait le haut du mât qui penche ;
Le navire était noir, mais la voile était blanche
Des goëlands debout sur un escarpement,
Attentifs, contemplaient lʼétoile gravement
Comme un oiseau céleste et fait dʼune étincelle
Lʼocéan, qui ressemble au peuple, allait vers elle,
Et rugissant tout bas, la regardait briller,
Et semblait avoir peur de la faire envoler.
Un ineffable amour emplissait lʼétendue.
Lʼherbe verte à mes pieds frissonnait éperdue,
Les oiseaux se parlaient dans les nids ; une fleur
Qui sʼéveillait me dit -. cʼest lʼétoile ma soeur.
Et pendant quʼà longs plis lʼombre levait son voile,
Jʼentendis une voix qui venait de lʼétoile
Et qui disait : — Je suis lʼastre qui vient dʼabord.
Je suis celle quʼon croit dans la tombe et qui sort.
Jʼai lui sur le Sina, jʼai lui sur le Taygète ;
Je suis le caillou dʼor et de feu que Dieu jette,
Comme avec une fronde, au front noir de la nuit.
Je suis ce qui renaît quand un monde est détruit.
Ô nations ! je suis la poésie ardente.
Jʼai brillé sur Moïse et jʼai brillé sur Dante.
Le lion océan est amoureux de moi.
Jʼarrive. Levez-vous, vertu, courage, foi !
Penseurs, esprits, montez sur la tour, sentinelles !
Paupières, ouvrez-vous, allumez-vous, prunelles,
Terre, émeus le sillon, vie, éveille le bruit,
Debout, vous qui dormez ! — car celui qui me suit,
Car celui qui mʼenvoie en avant la première,
Cʼest lʼange Liberté, cʼest le géant Lumière !
31 août. Jersey.
LA LÉGENDE DES SIÈCLES
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«La Conscience»
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Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,
Échevelé, livide au milieu des tempêtes,
Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,
Comme le soir tombait, lʼhomme sombre arriva
Au bas dʼune montagne en une grande plaine ;
Sa femme fatiguée et ses fils hors dʼhaleine
Lui dirent : « Couchons-nous sur la terre, et dormons. »
Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.
Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres,
Il vit un œil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans lʼombre fixement.
« Je suis trop près, » dit-il avec un tremblement.
Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,
Et se remit à fuir sinistre dans lʼespace.
Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.
Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,
Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,
Sans repos, sans sommeil ; il atteignit la grève
Des mers dans le pays qui fut depuis Assur.
« Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.
Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. »
Et, comme il sʼasseyait, il vit dans les cieux mornes
Lʼœil à la même place au fond de lʼhorizon.
Alors il tressaillit en proie au noir frisson.
« Cachez-moi ! » cria-t-il ; et, le doigt sur la bouche,
Tous ses fils regardaient trembler lʼaïeul farouche.
Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont
Sous des tentes de poil dans le désert profond :
« Étends de ce côté la toile de la tente. »
Et lʼon développa la muraille flottante ;
Et, quand on lʼeut fixée avec des poids de plomb,
« Vous ne voyez plus rien ? » dit Tsilla, lʼenfant blond,
La fille de ses fils, douce comme lʼaurore ;
Et Caïn répondit : « Je vois cet œil encore ! »
Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs
Soufflant dans des clairons et frappant des tambours,
Cria : « Je saurai bien construire une barrière. »
Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière.
Et Caïn dit : « Cet œil me regarde toujours ! »
Hénoch dit : « Il faut faire une enceinte de tours
Si terrible, que rien ne puisse approcher dʼelle.
Bâtissons une ville avec sa citadelle,
Bâtissons une ville, et nous la fermerons. »
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Alors Tubalcaïn, père des forgerons,
Construisit une ville énorme et surhumaine.
Pendant quʼil travaillait, ses frères, dans la plaine,
Chassaient les fils dʼÉnos et les enfants de Seth ;
Et lʼon crevait les yeux à quiconque passait ;
Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles.
Le granit remplaça la tente aux murs de toiles,
On lia chaque bloc avec des nœuds de fer,
Et la ville semblait une ville dʼenfer ;
Lʼombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;
Ils donnèrent aux murs lʼépaisseur des montagnes ;
Sur la porte on grava : « Défense à Dieu dʼentrer. »
Quand ils eurent fini de clore et de murer,
On mit lʼaïeul au centre en une tour de pierre ;
Et lui restait lugubre et hagard. « Ô mon père !
Lʼœil a-t-il disparu ? » dit en tremblant Tsilla.
Et Caïn répondit : « Non, il est toujours là. »
Alors il dit : « Je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
On fit donc une fosse, et Caïn dit : « Cʼest bien ! »
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre ;
Quand il se fut assis sur sa chaise dans lʼombre
Et quʼon eut sur son front fermé le souterrain,
Lʼœil était dans la tombe et regardait Caïn.

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