Introduction L`évaluation des faux-semblants
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Introduction L`évaluation des faux-semblants
AF_LNOEC_Corps.fm Page 1 Lundi, 22. décembre 2008 3:05 15 Introduction L’évaluation des faux-semblants Nous savons ce que nous sommes Mais nous ne savons pas ce que nous pouvons être. Shakespeare, Hamlet, IV, V, 43 Parmi la cinquantaine de verbes qui peuvent servir à qualifier quelqu’un, trois semblent le mieux s’approcher de l’objectivité requise en la matière. – Évaluer c’est donner une valeur à quelque chose ou à quelqu’un. D’autres termes lui sont couramment associés ou utilisés de façon interchangeable. – Apprécier est plus précis puisqu’il s’agit de donner un prix. – Mesurer affine encore la donne puisqu’il s’agit de recourir à un étalon de mesure fiable, immuable et rigoureusement déterminé. La précision de la mesure s’affine quand le mètre, initialement défini comme l’étalon déposé au Pavillon de Breteuil, est déterminé par la distance parcourue par la lumière dans le vide en 1/299 792 458 mètre par seconde. AF_LNOEC_Corps.fm Page 2 Lundi, 22. décembre 2008 3:05 15 2 Les nouveaux outils de l’évaluation des compétences Une évaluation sans valeur Or quand ces trois verbes s’appliquent à une meilleure connaissance de soi en autodiagnostic ou lors de la prise en compte des personnes au sein d’un organisme de travail pour recruter, accueillir, faire le point annuel, promouvoir, envoyer en formation, reclasser un salarié comme bonifier la carrière d’un plus de cinquante ans (un jenior)10, il est peu probable d’atteindre le même niveau de précision. Il est même pertinent de se demander si cet objectif est souhaitable. Deux constats d’observation courante peuvent alors être effectués : En premier lieu, le jugement qui préside à ce type d’évaluation, porté sur quelqu’un par soi-même ou par un tiers, est fortement envahi par l’affectivité. Notre expérience montre que, dans le premier cas d’auto-évaluation, nous avons tendance soit à nous sous-estimer, soit à nous surestimer par l’envahissement de l’affectivité et l’absence de méthode. Dans le second cas, l’affectivité parasitant l’évaluation se traduit en moins de deux dixièmes de seconde dans nos relations interpersonnelles par des processus cérébraux spontanés, voire mécaniques11, inscrits depuis la nuit des temps et fortifiés au cours de l’évolution comme nous l’apprennent les Vincent12. L’amygdale, située au cœur de notre cerveau, a pour rôle de détecter une menace et réagit pour traiter autrui en agresseur, déclenchant alors des hormones pour conforter ce sentiment ou l’infléchir dans le sens de l’attachement et de la sympathie. Dans les deux cas, le jugement initié par cette réaction immédiate est faussé. C’est donc la première mise en garde à l’évaluateur : « Méfiez-vous de votre première impression, c’est la bonne ! », pour reprendre l’expression célèbre de Talleyrand. En fait, elle fut primitivement la bonne, il y a deux cent cinquante mille ans environ, pour nous inspirer une sainte frayeur des prédateurs qui entouraient homo sapiens. Depuis lors, l’humanité a évolué et nos rencontres avec autrui demandent plus de finesse et de pertinence mais les réactions archaïques n’ont guère suivi cette évolution et certaines ne sont pas vraiment adaptées aux situations exigées par un monde dit civilisé. 10. Réservons le terme « senior » aux plus de 65 ans, celui de « zenior » aux 10 % qui ont perdu leur autonomie. Les « jeniors » sont les plus de cinquante ans dont seulement un tiers travaille (34 % selon l’Insee et 38 % selon l’OCDE). Ils ont le dynamisme des juniors (jeunes débutants) tempéré par les compétences relationnelles des gens d’expérience. 11. Dennett D.C, De beaux rêves, Ed. de l’Éclat, 2008. 12. Lucy Vincent, Petits arrangements avec l’amour (Odile Jacob, 2007) et Jean-Didier Vincent, Voyage extraordinaire au centre du cerveau, Odile Jacob, 2007. AF_LNOEC_Corps.fm Page 3 Lundi, 22. décembre 2008 3:05 15 Introduction – L’évaluation des faux-semblants 3 En second lieu notre cerveau préhistorique nous joue un tour encore plus extraordinaire : n’ayant pas de méthode tangible pour réaliser l’évaluation, il s’en remet toujours spontanément aux astres, à la magie, à des procédés irrationnels pour juger autrui. Or, quand bien même l’astrologie, fondée par les Chaldéens plus de sept mille ans auparavant, aurait eu une part de légitimité malgré des moyens d’observation de la voûte céleste rudimentaires, l’expansion de l’univers pénalise fortement l’étalon de mesure censé déterminer ces jugements. Un exemple : chaque année notre système solaire s’éloigne de 26 000 kilomètres soit 210 millions de kilomètres en sept siècles13. L’évaluation est donc fondée sur la subjectivité et des processus d’interaction dans lesquels l’affectivité domine. Doit-elle pour autant renoncer à toute prétention à l’exactitude, à l’exhaustivité et à la pérennité ? Notre monde, qui a la prétention d’être scientifique dans tous les domaines du génie humain, a aussi besoin d’une méthodologie tant pragmatique que rigoureuse pour tenter d’évaluer une personne aussi bien pour une meilleure connaissance de soi (laquelle constitue une quête éternelle de l’homme aspirant à découvrir le mystère qui l’anime et les processus de conscience qui l’agitent) que pour l’organisme qui a besoin de savoir à qui il confie les différentes fonctions qui fondent sa performance, sa qualité et la satisfaction du client final. Par conséquent, cette évaluation doit se référer à des étalons, des référentiels, des situations antérieurement vécues et analysées qui permettent de prédire, non pas une réaction unique prédéterminée pour la vie entière, mais bien un éventail de réactions possibles en fonction du dosage des paramètres auxquels le comportement souscrit dans une situation donnée, avec tel type de personne, à l’instant t. Si la prévisibilité est possible, il faut désormais concevoir qu’elle s’inscrit dans un espace quantique : chaque comportement ne peut être identifié en un seul point. Il doit être appréhendé comme l’électron dont ni la position ni la vitesse ne peuvent être déterminées autrement que de façon probabiliste et statistique. Ainsi, ni l’état ni l’intensité du comportement d’une personnalité ne peuvent être parfaitement prévus et maîtrisés. Dès lors, seule une conception clinique (individualisée et non statistique) et évolutive (probabiliste et non psychométrique), incorporant cette nouvelle dimension et cet état profondément bizarre, est à même d’en rendre compte de façon interactive, concertée, confrontée à la démarche maïeutique de l’évaluateur. 13. Charpak G., Omnès R., Soyez savants, devenez prophètes, Odile Jacob, 2005. AF_LNOEC_Corps.fm Page 4 Lundi, 22. décembre 2008 3:05 15 4 Les nouveaux outils de l’évaluation des compétences Bien sûr, pour un esprit rationaliste, il est plus facile de vouloir envisager des indicateurs massifs de comportement plutôt que la finesse de tous les comportements qui peuvent se décliner en fonction de ces caractéristiques massives. Il faut cependant avoir conscience que ces évaluations à la hache, en référence à des typologies préétablies et à des conceptions plus ou moins ésotériques toutes prétendument scientifiques, nous empêchent de connaître vraiment l’objet de l’analyse. Ces typologies sont les pourvoyeurs de tous les racismes : un jeune est comme ceci, un blond, un gros, un binoclard, un comptable et ainsi de suite. Cette catégorisation de salon est certes très utile pour jouer au jeu des sept familles mais pas très sérieuse pour choisir une filière scolaire, décider d’un choix professionnel, composer une équipe de football ou déterminer l’ensemble des compétences d’une personne et encore moins y voir clair sur ses motivations et ses déterminants scénariques. Or, ces quatre derniers facteurs (choix, compétences, motivations, scénarios) sont essentiels pour faire le point d’une personne afin de choisir le candidat adapté à une fonction ou opérer un choix professionnel sensé. Retour un siècle en arrière au moment où les sciences humaines éclosent entre physique et philosophie. En ce début de XXe siècle, la science s’accélère, la relativité fournit une nouvelle conception du monde avec un univers en expansion, des particules impossibles à localiser précisément dans des processus où règne en maître l’imprévisibilité. Et le bon sens commun est défié quand il est déclaré que même les continents dérivent chaque jour un peu plus. Un changement de paradigme est amorcé. Ce n’est plus la méthode expérimentale chère à Claude Bernard qui est suivie par les scientifiques mais une méthode d’expérience de pensée dans laquelle l’intuition et la théorie précèdent la démonstration expérimentale et l’apport de la preuve. Eh bien, dans ce monde en mutation, les spécialistes de la psychologie balbutiante prétendent fixer l’homme dans un déterminisme absolu à partir de définitions et de typologies fixées une fois pour toutes avec pour principe l’extravagante déclaration d’Alfred Binet, l’inventeur du quotient intellectuel et le fossoyeur de l’intelligence qui déclare « l’intelligence c’est ce que mesure mon test ». Toutes les autres caractéristiques psychologiques vont découler de ce principe tautologique. Les tests sont construits en déclarant qu’ils mesurent ce que leur auteur prétend évaluer ; la personnalité, le caractère, la mémoire, l’obéissance à la consigne, la vigilance, et ainsi de suite. Les populations captives de marins, de soldats, de malades mentaux, d’étudiants en psychologie sont choisies pour étalonner et valider ces épreuves sans tenir compte de leurs motivations ni de leur avis concernant la prétendue évaluation ainsi opérée. AF_LNOEC_Corps.fm Page 5 Lundi, 22. décembre 2008 3:05 15 Introduction – L’évaluation des faux-semblants 5 Jean-Maurice Lahy l’un des fondateurs de la psychotechnique réifiante mettait en garde « ceux qui voudraient modifier une telle méthode par l’introduction inconsidérée de tests nouveaux ou par l’affectation de nouveaux coefficients aux tests employés ». Autrement dit, ne bougez rien, tout est dit et figé une fois pour toutes dans ce que Leibniz appelait une monade, une vérité révélée et figée dans l’éternité. C’était en 1926 ! L’exemple le plus remarquable est constitué par l’invention majeure de ce psychotechnicien de la première heure. Suite à ses travaux sur les dactylographes en 1905, il constate que les dactylos frappent plus vite que la mécanique des touches des machines à écrire ; il bouleverse donc l’ordre des touches pour ralentir la dextérité des dactylos et met au point le clavier « azerty ». Un siècle plus tard malgré les performances de l’électronique, le clavier est inchangé et cette disposition devient une aberration ergonomique pour les utilisateurs d’un ordinateur. Dans nombre de domaines, de vieux concepts psychologiques sont toujours colportés à l’identique. Cent ans plus tard ces prétendues mesures intangibles, aussi aliénantes qu’injustes pour les intéressés, sont toujours considérées comme des dogmes fondateurs de la connaissance psychologique et utilisées lors des évaluations des personnes, pour des bilans de compétences et des choix en tous genres pour un emploi, une mission, l’entrée à l’école de la Magistrature (qui l’impose au concours en 2008 !) ou même encore dans la police comme dans la fonction publique… L’homme, « une énigme, une question presque indécise », selon La Bruyère, est ainsi évalué avec le verbe être et étiqueté toute sa vie et dans toutes les situations à l’aide d’un code à l’alphabet réduit qui ne lui permet guère de sortir des évaluations à l’emporte-pièce conférées comme des fatalités par de doctes savants14. Ce système atteint ses limites extrêmes en prétendant identifier très tôt les personnalités à risque avec les concepteurs audacieux du fameux fichier Edvige tandis qu’une compagnie aérienne nationale possède un listing des clients codifiés selon leur niveau d’indiscipline… La revue des quelques approches (il serait abusif de les qualifier de techniques ou de méthodes) qui parsèment le champ de l’évaluation, éclairera le lecteur. Nous proposerons ensuite une méthodologie plus propice à répondre aux défis du XXIe siècle, à la mouvance des situations et à l’extraordinaire richesse de chaque personne qui en fait une exception singulière dans le panorama de la « nature humaine ». 14. La Bruyère, Les caractères, Ed. Rencontre, p.182 : « Straton (...) caractère équivoque, une énigme, une question presque indécise. » AF_LNOEC_Corps.fm Page 6 Lundi, 22. décembre 2008 3:05 15 6 Les nouveaux outils de l’évaluation des compétences Le savoir-être au centre de la demande professionnelle En consultant les profils de fonctions, les petites annonces offrant des emplois ou les tests de personnalité établis par les psychologues, le lecteur peut être interloqué par les modalités actuelles de l’appréciation du savoir-être et l’hétérogénéité des définitions proposées. De l’autonomie au zèle, pour reprendre un classement abécédaire, le savoir-être est étiqueté sous des appellations qui ne correspondent à aucune définition précise et acceptée unanimement. Ces usages abusifs autorisent toutes les dérives et fossilisent l’humain dans des stéréotypes, des préjugés, des caricatures où racisme et ostracisme concourent à mésestimer autrui comme à se dévaloriser soi-même. Chacun propose une déclinaison qui varie en fonction des commanditaires concernés et des situations. Il existe même des cas où le savoir-être exigé est un véritable fourre-tout comme en témoigne le manuel censé éclairer les managers d’un grand groupe industriel concernant « la capacité d’initiative ». Celle-ci est en effet définie à partir des exigences suivantes : « Un collaborateur montre sa capacité d’initiative lorsqu’il s’expose avec confiance, assume volontiers des responsabilités et s’engage de manière proactive pour la réalisation de projets au sein de l’entreprise. »15 Dans cette définition apparaissent trois termes délicats à apprécier : – confiance, – responsabilités – proactivité. Les verbes utilisés : – montrer (comment ?), – exposer (champ de bataille ou photographie ?), – assumer (pourquoi et combien de temps ?), – engager (jusqu’où ?), mériteraient aussi leur dose d’exégèse pour que chacun des intéressés puisse y accorder la même valeur. 15. Mennechet A., Le capital compétences, AFNOR Éditions, 2006. AF_LNOEC_Corps.fm Page 7 Lundi, 22. décembre 2008 3:05 15 Introduction – L’évaluation des faux-semblants 7 La définition est complétée de la manière suivante pour le collaborateur qui manifeste sa capacité d’initiative, il : – « s’efforce d’endosser de nouvelles tâches ; – se fixe des objectifs et les poursuit activement ; – exploite activement les nouvelles informations et expériences pour son travail ; – trouve toujours une voie couronnée de succès pour atteindre ses propres objectifs ; – acquiert de nouvelles connaissances, aptitudes, compétences ou projets de manière – indépendante ; – est prêt à s’engager et de se trouve en compétition avec d’autres personnes ; – introduit des mesures correctives en cas de problèmes potentiels ; – s’informe continuellement sur les options et développements actuels ; – s’efforce activement pour obtenir les feed-back sur son propre comportement ; – partage spontanément ses propres idées ; – assume la responsabilité de son propre développement professionnel. » Il faut remarquer, dans cette définition, que l’initiative est conçue comme un « en-soi » qui serait acquis de façon naturelle et doterait la personne d’un dynamisme interne qui lui permettrait de façon solitaire, individuelle, de développer cette capacité sans recours à quiconque, sans aucune incitation, en aiguisant une conscience et une connaissance de soi assez stupéfiantes pour qui comprend le fonctionnement psychique et la nécessité d’être stimulé par autrui – le management en l’occurrence – pour que les besoins fondamentaux soient mis en action. Les notions de compétence et de réseau relationnel sont ici totalement absentes. On peut imaginer la perplexité des salariés à qui est proposée de développer cette « capacité d’initiative » par leurs propres moyens sans aucune concertation avec quiconque, sauf au moment de « donner leurs propres idées ». Sur quel sujet, à quel moment, à qui, par quel moyen ? Mystère. Celui-ci s’épaissit encore avec la kyrielle des autres exigences liées au comportement exigé par ces capabilities. Quand on sait que le projet de cette multinationale est de développer une vingtaine de ces capacités personnelles dont chacune comporte autant AF_LNOEC_Corps.fm Page 8 Lundi, 22. décembre 2008 3:05 15 8 Les nouveaux outils de l’évaluation des compétences d’injonctions à respecter, cela fait une trame de près de deux cents caractéristiques de comportement auquel chacun doit souscrire. Si l’objectif est défini en des termes que chacun peut interpréter à sa façon et se satisfaire du résultat obtenu, aucun mode d’emploi n’est proposé pour y parvenir. Ces deux inconvénients majeurs sont, bien sûr, la cause potentielle des multiples problèmes de communication dans un groupe de travail, et d’autant de dysfonctionnements qui se traduisent aussi dans la qualité finale et l’efficacité organisationnelle. Les autres exemples remarquables sont fournis par les petites annonces qui fourmillent de savoureuses descriptions des savoir-être attendus où le « goût du travail en équipe » voisine avec la « rigueur » alors qu’« une réelle sensibilité technique » doit être associée à la « réactivité », « l’aisance bureautique » à « l’intégrité ». C’est en tout cas ce que propose la rédaction d’un cabinet spécialisé bien implanté sur le marché, pour des candidats postulant à de grands groupes, dont les responsables des ressources humaines ne sont apparemment pas choqués par d’aussi fantaisistes formulations. À partir de ces illustrations exemplaires à la limite de la caricature, notre propos est donc de transformer ces indications vagues et générales en autant de modes d’emploi d’une part, puis de trouver et de décrire les domaines de compétences qui sont à la source de l’atteinte des objectifs et des préconisations ainsi définies d’autre part. Le lecteur entr’aperçoit déjà l’importance d’une formation spécifique dans un domaine particulier du savoir être. Pour reprendre l’exemple de l’hôpital cité plus haut, un agent à qui le domaine de compétence « accueil » a été enseigné devient forcément plus « poli » et plus « aimable », il améliore sa qualité « relationnelle », il sait prendre l’« initiative » de renseigner un visiteur et assume la « responsabilité » qui est la sienne à son niveau de compétence, définie par ailleurs dans la description de sa fonction. En outre, il manifeste un savoir-faire qui se traduit explicitement par des méthodes de résolution de problèmes et des techniques d’efficacité personnelle qui facilitent le travail en équipe. Dans les situations difficiles, il a appris à garder son calme et à se maîtriser tout en communiquant de façon positive parce qu’il a acquis un ensemble de savoirs et savoir-faire organisationnels (recensés au chapitre 5). Le deuxième constat – que chacun peut faire aisément – réside dans le fait que ces caractéristiques de savoir-être ou de comportement font le plus souvent, pour ne pas dire toujours, l’objet d’une appréciation en termes de manque ou de défaut. Il est alors évident que, dans ces conditions, celui ou celle qui est ainsi étiqueté, reçoit cette évaluation au mieux comme un jugement dévalorisant, au pire comme un reproche. AF_LNOEC_Corps.fm Page 9 Lundi, 22. décembre 2008 3:05 15 Introduction – L’évaluation des faux-semblants 9 En outre, ce manque n’est que rarement, pour ne pas dire jamais, assorti d’un mode d’emploi qui conduise l’intéressé à améliorer le savoir-être déclaré défaillant. L’entretien d’appréciation annuel, moment propice à cette évaluation, se solde par la détermination d’objectifs dont la plupart sont impalpables, hormis ceux bien sûr qui déterminent des objectifs quantifiés de chiffre d’affaires à atteindre ou de clients à voir. Pour les autres objectifs pour lesquels il faut être plus autonome, plus créatif, plus responsable ou plus dynamique, la case des moyens proposés pour y parvenir reste désespérément vide. Dans le pire des cas, certains organismes prétendent même motiver l’intéressé en formant leurs managers à des « entretiens de réprimande » supposés y parvenir. Or un adulte réprimandé se transforme illico en enfant rebelle qui déclenche alors la pathologie qui frappe les organismes : absentéisme, turnover, et même sabotage, comme cela a été montré depuis longtemps. Le résultat est partout visible : celui qui fait l’objet d’un tel anathème et qui n’a aucune indication pratique pour s’améliorer est dès lors enclin à valider le reproche en devenant aussi peu autonome que son appréciateur le lui a indiqué comme une fatalité. Ce cercle vicieux s’établit très tôt, aussi bien en famille qu’à l’école, sans qu’il soit possible d’y remédier de façon pédagogique. Le savoir-être devient désormais aussi bien une caractéristique intrinsèque à la personne que le résultat de la pression sociale à laquelle celle-ci se soumet pour être conforme à ce qui est attendu par l’entourage imprécateur. Exemple : Un opérateur de fabrication était étiqueté depuis des lustres (une décennie pour être précis) comme un paresseux. La rumeur disait que son chef le surprenait régulièrement en train de dormir au pied de sa machine. Par la suite, aucune responsabilité ne lui avait été confiée ni aucune formation. Il s’était réfugié derrière cette paresse et, pour mieux se protéger, avait adhéré à un syndicat. Le front de cet agent était donc marqué au fer rouge et son sort paraissait définitivement scellé jusqu’à la retraite, trois décennies plus tard. Les robots survinrent dans l’établissement et il fallut trouver des candidats pour les programmer et les maintenir moyennant une lourde formation d’une année et l’acquisition d’un Bac F1. Cet agent fut candidat à cette évolution, fut sélectionné grâce à un pacte moral qui nous unit puis obtint avec brio ce diplôme et le poste qui allait avec, contre toute attente de son entourage habituel. Hélas, l’étiquetage infamant de « paresseux » subsistait encore et il lui fut très difficile de trouver un chef de service qui put convenir du changement radical qui s’était opéré tant sur le plan des compétences techniques que sur celui du comportement. Ce changement fut confirmé par la suite. AF_LNOEC_Corps.fm Page 10 Lundi, 22. décembre 2008 3:05 15 10 Les nouveaux outils de l’évaluation des compétences Ce cas illustre parfaitement le fait qu’une mutation radicale d’une caractéristique du savoir être s’inscrivant dans un comportement plus adapté à une situation professionnelle : 1. peut être favorisée après détection et évaluation de cette caractéristique masquée derrière les faux-semblants, des apparences trompeuses qui la manifestent à autrui ; 2. devient réalisable aidée par une action de formation intensive et un engagement personnel ; 3. trouve sa source dans l’acquisition ou l’amélioration de compétences formelles, techniques et humaines ; 4. peut s’opérer moyennant un changement de situation, de contexte ou d’environnement ; 5. nécessite un changement de relation et d’attitude de la part de l’entourage pour provoquer de nouvelles perceptions et représentations des uns par rapport aux autres. Des évaluations manichéennes Outre la psychologie, l’Éducation nationale possède sa part de responsabilité dans l’étiquetage aussi infondé qu’abusif des individus. Non content de les noter en se rendant coupable de la reproduction sociale comme Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron l’avait montré en 196416, le « Mammouth » les confine dans une orientation léonine les conduisant à des impasses professionnelles qui laissent peu d’issue à la progression et au rétablissement d’une socialisation équitable. En outre, elle inculque des modèles d’étiquetage dichotomiques qui ne favorisent pas les nuances d’une appréciation faisant place au développement personnel. Pour ne fâcher aucun des ministres récents qui se succèdent à la tête de ce ministère, ouvrons les ouvrages scolaires de l’entre-deux-guerres, au moment où la machine nazie se met en marche pour un règne de mille ans en quête de la pureté aryenne. Les manuels d’Histoire-Géographie des lycées et collèges, écrits par Léap et Baudrillard, de dignes inspecteurs de l’institution scolaire, caractérisent les Français en se référant à des critères d’ordre géographique ou plutôt régional. Ainsi brossent-ils de subtils portraits dont le premier donne le ton : 16. Pourdieu P., Passeron J.C., Les héritiers, Ed. de Minuit, 1964.