Analyse des propositions de gentil

Transcription

Analyse des propositions de gentil
Salih AKIN
FRE 2787 DYALANG
Université de Rouen – CNRS
De Maréséquanais à Seinomarins :
Analyse des propositions de gentilés pour la désignation
des habitants de la Seine-Maritime1
1. Introduction
De tous les temps, les noms des lieux et les noms des habitants ont entretenu d’étroites
relations. Sans doute, le territoire, en tant qu’il fixe les humains dans l’espace, joue-t-il un rôle
important dans la construction identitaire des populations. Ainsi que le constate A. Dauzat,
« dans l’antiquité, les noms de territoires étaient généralement formés par dérivation de noms
d’habitants ; à partir de l’époque féodale, au contraire, les noms d’habitants sont déduits des
noms de territoires » (1963, p.191). L’inversion de ce mécanisme d’identification au cours des
siècles pose des problèmes pour les noms de lieux ne prêtant pas facilement à la dérivation et
pour les noms de lieux composés. Les possibilités dérivationnelles des langues naturelles
entrent également en jeu. Si certaines langues (le hongrois, le kurde, le turc2, par exemple) ne
connaissent aucune difficulté à dériver le nom d’habitant du nom de lieu, d’autres ont recours
en revanche à des procédés de dérivation qui ne font pas apparaître directement le lien entre le
nom d’habitant et le nom de lieu. Le français fait partie de ces langues pour lesquelles il
n’existe pas de règles de dérivation automatique du nom d’habitant à partir du nom de lieu.
Le problème se pose d’autant plus que de nombreux lieux ont été renommés, des
départements ont été découpés administrativement puis regroupés, d’autres ont été
nouvellement créés. Plusieurs départements issus de ces procédures n’ont pas encore de
gentilés3 (Ain, Cher, Loiret, etc.). Le département de la Seine-Maritime, qui en faisait partie,
vient enfin de se doter d’un gentilé. À l’issue d’un appel à propositions lancé par le Conseil
général, les habitants de la Seine-Maritime s’appellent officiellement, depuis janvier 2006,
des Seinomarin(e)s. Si cette démarche confirme l’étroite corrélation entre nom de lieu et nom
d’habitant, elle a fait aussi apparaître les procédés par lesquels un nom de lieu peut faire
1
Espace représenté, espace dénommé : géographie, cartographie et toponymie, Presses universitaires de
Valenciennes, 21-33, 2007
2
Il existe dans ces langues un seul suffixe de gentilé qui s’applique à tous les noms de lieux. (- i pour le
hongrois, - lu/lü/li/lı pour le turc, - (y)î pour le kurde). La dérivation du gentilé à partir du nom de lieu est quasi
automatique (Tapolca Tapolcai, Istanbul Istanbullu, Amed Amedî).
3
Rappelons que la tendance à dériver coûte que coûte un gentilé aboutit parfois à des créations surprenantes
(Rolivalois pour les habitants du Val de Reuil, Cadurciens pour les habitants de Cahors, Spinaliens pour les
habitants d’Epinal, Ruthénois pour les habitants de Rodez, etc.).
l’objet de dérivation et de remotivation. Ce sont ces procédés de construction d’un gentilé à
partir de nom de lieu que nous proposons d’analyser dans cette communication.
1.2. La genèse d’une opération de recherche d’un gentilé
C’est à l’occasion des 50 ans du département de la Seine-Maritime que le Président du
Conseil général, dans son discours de vœux en janvier 2005, envisage de trouver un nom à ses
1239176 habitants, qu’il considère « anonymes ». Il a essayé de préciser les contours de son
projet dans deux interviews données à la presse locale :
Les gens aiment dire qui ils sont et où ils habitent. Lorsqu’ils circulent en France
ou dans le monde, ils disent qu’ils habitent la Seine-Maritime, mais cela reste
vague. Au-delà de ça, il y a un besoin d’identité, et je pense que s’il n’y a pas de
nom, il n’y a pas d’identité. Notre idée est donc de forger cette identité dans le but
que chacun des habitants soit partie prenante de son territoire et soit ambassadeur
de notre département, avec une vraie fierté… (Dimanche-Liberté, 15 mai 2005).
C’est important qu’il puisse y avoir une identification à une communauté ou un
territoire particulier. Parler de Hauts-Normands, c’est bien mais quand on vous
demande de préciser vraiment où vous habitez, on est bien embêté. 95% des
départements ont un nom pour désigner leurs habitants, pourquoi pas nous ?
(Paris-Normandie, 12 septembre 2005).
Il apparaît clairement que ce ne sont pas, au fond, les soucis d’auto-désignation des
habitants du département en déplacement qui sont à l’origine de la recherche d’un nom, ni les
95% des départements disposant de gentilés pour la désignation de leurs habitants. Il s’agit,
pour nous, des motifs qui sont destinés à justifier la démarche auprès de la population. Mais
ce qui émerge nettement des deux extraits, c’est le processus bien connu d’individuation
linguistique et de construction d’une identité collective. La démarche s’insère dans une
stratégie de repositionnement identitaire : faire émerger une identité collective territoriale à
partir d’un découpage administratif. Dans cette construction identitaire, le nom joue donc un
rôle important : il est destiné à devenir à la fois le reflet et le véhicule de cette identité.
L’appel à propositions est officiellement lancé en mai 2005, dans le numéro 4 du
bulletin mensuel du Conseil général, Seine-Maritime – Le Magazine. Dans un éditorial intitulé
« Un nom pour les habitants de Seine-Maritime ? », le Président du Conseil général, Didier
Marie, invite les habitants à faire des propositions de nom pour les habitants du département.
Les propositions pouvaient être faites aussi bien par courrier postal que sur le site Internet du
département. Compte tenu des facilités offertes par Internet, telle que l’interaction et la
publicité des propositions, les habitants ont majoritairement choisi cet outil qui leur permettait
aussi de voir les propositions précédentes, les commentaires accompagnant chaque
proposition. En l’absence d’accès aux propositions faites par courrier postal, seules seront
étudiées dans le cadre de cette étude les propositions faites sur le site Internet.
Ainsi, le corpus d’analyse est-il constitué de 487 propositions de noms recueillies4 sur
le site Internet du département de Seine-Maritime jusqu’au 10 octobre 2005. À cette date, les
habitants ne pouvaient plus faire de propositions : trois noms (Seinomarin, Mariseinois,
Séquanomarin), les plus « proposés » par les habitants selon le Conseil général, ont été à
nouveau soumis au suffrage. Finalement, le gentilé Seinomarin a été choisi par 43% des
40.000 habitants qui se sont exprimés sur le sujet. Depuis janvier 2006, il désigne
officiellement les habitants de la Seine-Maritime.
4
Dans le cadre de cette analyse, ne sont pas analysées les 143 propositions humoristiques telles que les
Fabusiens, les Gaulois, les Vikings, les Soixanteseiziènes, les Seigneurs, les Galetshumidéens, les Surfeurs–surSeine, les marins se-noient.
1.3. La situation géographique du département et l’historique d’un toponyme
La Seine-Maritime est, avec l’Eure, l’un des deux départements qui constituent la
région de la Haute-Normandie. Elle est limitrophe des départements de la Somme, de l’Oise
et de l’Eure. Créé à la Révolution, le 4 mars 1790, en application de la loi du 22 décembre
1789 à partir d’une partie de la province de Normandie, le département est d’abord nommé
« Seine-Inférieure ». Ce n’est qu’en 1955 qu’il prend le nom de Seine-Maritime. Depuis le
début du siècle dernier, l’adjectif « maritime » a remplacé « inférieur » dans la plupart des
toponymes composés. C’est ainsi que la Charente-Inférieure est, en 1941, devenue
« Charente-Maritime ». L’abandon de l’adjectif semble s’expliquer par la mode du
politiquement correct, à savoir qu’il catégoriserait les habitants du département non pas par sa
situation géographique, mais par une charge connotée négativement dans le système des
valeurs sociales.
Ni la Seine-Inférieure, ni son successeur, la Seine-Maritime, n’ont donné naissance à
un gentilé naturel pour désigner ses habitants. Or, le problème semble résider dans
l’hydronyme lui-même, la Seine. Le dérivé seinais ou encore la base latine séquanais ne
connaissent pas un usage fréquent. Tout au plus, les atteste-t-on dans deux gentilés : AltoSéquanais ou Haut-Seinais (Le Petit Larousse, 2005) pour désigner les habitants des Hautsde-Seine et Séquano-Dionysiens ou Séquanodionysiens pour les habitants de Seine-SaintDenis.
Comparé à la Charente-Maritime, l’hydronyme Charente présente un atout, car il
donne naturellement naissance au dérivé charentais. De ce fait, le passage de CharenteInférieure à Charente-Maritime n’a pas posé de problèmes particuliers, car le gentilé
charentais-maritime mis en circulation semble fonctionner pour désigner les habitants du
département.
C’est donc l’absence d’un gentilé pour les habitants de la Seine-Maritime qui semble
avoir conduit le Conseil Général à lancer la consultation de la population. Cette quête semble
également motivée par les départements voisins, qui ont tous un gentilé :
Si les gentilés dérivés de la Manche, du Calvados, et de l’Orne existent depuis fort
longtemps, le gentilé Eurois, désignant les habitants de l’Eure, n’existe que depuis 2001. Son
installation dans le paysage normand a donc isolé davantage la Seine-Maritime.
2. Analyse des gentilés
Les propositions de gentilés peuvent être réparties dans deux catégories principales. La
première catégorie comprend les propositions qui dérivent le gentilé à partir de l’une ou des
deux composantes du toponyme Seine-Maritime. La seconde catégorie inclut les propositions
de gentilés existants ou descriptifs.
Catégories morphologiques Occurrences
des dérivés à partir de
Seine-Maritime
1. Dérivation simple
22
2. Dérivation complexe
13
3. Dérivation allomorphique
140
4. Composition
20
5. Permutation allomorphique
113
6. Troncation simple
29
7. Troncation allomorphique
17
Sous-total
354
Autres gentilés
8. Gentilés existants
9. Descriptifs
80
16
9. Autres
37
133
Sous-total
TOTAL GÉNÉRAL
Exemples
seine-maritimais
seinais-maritimais
séquano-marins, séquano-maritimois
seinemaritimais
mariseinois, maré-séquanais
seinais, maritimais
séquanais, mariens
normands, rouennais, cauchois, brayons
habitants / gens / normands de SeineMaritime, normands de la Seine
séquanothalasséens, séquanocéaniens
487
Les données permettent de constater que la grande partie des gentilés a été dérivée à
partir du toponyme souche, Seine-Maritime. Ceux-ci, au nombre de 354, représentent 72,68 %
de l’ensemble des gentilés. Il en ressort que les habitants souhaitent que le gentilé maintienne
le lien avec le nom de leur département. Les 133 propositions de gentilés que nous avons
classées dans la seconde catégorie représentent 27,32 % de l’ensemble. Elles se rapportent
autant aux noms de villes et de terroirs qu’à des descriptions.
2.1. Analyse des gentilés dérivés de Seine-Maritime
Un examen rapide des gentilés de cette catégorie permet de constater que la plupart
des procédés morphologiques ont été sollicités par les habitants afin de dériver un gentilé à
partir de Seine-Maritime. Comme nous l’avons expliqué plus haut, le toponyme ne permet pas
la dérivation naturelle d’un gentilé, comme c’est le cas pour la plupart des noms d’habitants.
Toutefois, les habitants ont déployé leur imagination en mettant à contribution leur
compétence et leur créativité linguistique. Le procédé le plus utilisé afin de créer le gentilé est
la dérivation, sous ses différentes formes. La dérivation permet de partir de la forme du
toponyme souche, en respectant l’ordre des éléments constitutifs. Les gentilés ainsi obtenus
sont 175, soit 49,4% de la première catégorie. L’intérêt de ce procédé semble résider dans le
maintien d’un lien entre le toponyme et le gentilé. Dans la forme canonique du toponyme,
c’est le premier élément du gentilé dérivé (Seine) qui se trouve valorisé. La composition, qui
se rapproche de la dérivation par les suffixes utilisés, aboutit à la création d’un seul terme en
conservant l’ordre des éléments constitutifs. Elle ne présente que 20 gentilés, soit 5,6% sur
l’ensemble du corpus. Le troisième procédé est la permutation : le gentilé est construit par
inversion des composantes du toponyme souche (113 gentilés, soit 31,9%) et commence par
le second élément du toponyme (maritime). Le problème posé par la permutation est
l’identification du toponyme souche qui a donné naissance au gentilé. Enfin, le dernier
procédé est la troncation, qui concerne 46 gentilés, soit 12,9%. Ce procédé se traduit par la
suppression de l’un des deux éléments du toponyme souche.
2.1.1. La dérivation simple
La dérivation simple est le procédé qui maintient le lien le plus étroit entre le
toponyme et son gentilé. C’est la variante la plus simple, car la base ne subit pas de
changement majeur, les suffixes utilisés sont les plus ordinaires dans la création des mots
nouveaux : ainsi, le gentilé peut-il se rapporter naturellement à son toponyme. Dans le corpus,
sont attestées 9 occurrences de seine-maritimois, 8 occurrences de seine-maritimiens, 2
occurrences de seine-maritimais et 3 occurrences de seinois-maritime. Les suffixes permettant
la dérivation simple sont -iens, -ais, -ois, connus pour signifier l’appartenance.
Notons que ce qui caractérise nettement les gentilés de cette catégorie, c’est l’évidence
d’une dérivation simple. Un gentilé qui garde un lien étroit avec son toponyme est le meilleur
moyen de permettre l’identification des habitants. Les gentilés faisant objet d’une dérivation
simple montrent que des locuteurs choisissent la variante la plus simple, c’est à dire la
variante sans changement dans la base, sans l’inversion des éléments lexicaux, avec les
suffixes les plus ordinaires.
2.1.2. La dérivation complexe
La dérivation complexe se caractérise par la dérivation des deux composantes du
toponyme. Treize gentilés ont été ainsi produits par ce procédé : seinais-maritimais (1
occurrence), seinois-maritimois (3 occurrences ), seino-maritimois (5 occurrences), seinomaritimiens (2 occurrences), seinois-maritimiens (2 occurrences).
Les suffixes utilisés sont, comme dans les exemples précités, les plus fréquemment
attestés dans la construction des gentilés. Les combinaisons de suffixes relevés dans les
gentilés sont les suivants :
- ais + ais (seinais-maritimais)
- ois + ois (seinois-maritimois)
- ois + iens (seinois-maritimiens)
- o + iens (seino-maritimiens)
- o + ois (seino-maritimois)
On constate que les suffixes s’inscrivent dans un paradigme dérivationnel, les deux
composantes du toponyme se prêtant au même type de dérivation. Les combinaisons seinaismaritimais et seinois-maritimois ont cette particularité de fonctionner toutes les deux comme
des adjectifs, dans la mesure où le produit issu de la dérivation est un adjectif. De ce fait, elles
ne sont pas susceptibles d’être utilisées comme des gentilés, sauf dans le cas où elles
fonctionneraient comme déterminants (habitants seinais-maritimais).
La combinaison qui nous semble la plus novatrice est celle qui contient la composante
seino et qui s’inscrit dans un paradigme plus large de gentilés. Ce procédé est très utilisé dans
la formation des noms composés à partir d’identités : germano-russe, hispano-américaine,
franco-russe, etc. Dans ces exemples, le gentilé correspondant au gentilé d'un pays prend une
forme spéciale dans le premier élément de l’adjectif composé. La signification obtenue par la
combinaison relève de la dualité, de l’échange à partir de deux identités nettement distinctes.
C’est ce que nous observons également dans les combinaisons seino-maritimois et seinomaritimiens. Ici, il ne s’agit bien entendu pas d’un échange entre deux nations, mais d’une
double appartenance du département, situé entre la Seine et la Manche.
2.1.3. La dérivation allomorphique
Si la dérivation simple et complexe garde un lien étroit avec le toponyme souche, la
dérivation allomorphique se traduit par la modification des composantes de base, donnant lieu
à des variantes. Dans le corpus, 140 gentilés ont été produits par ce procédé, ce qui est
supérieur au total des gentilés obtenus par la dérivation simple et complexe (35 occurrences).
Les gentilés allomorphes peuvent être répartis en trois catégories. La première
catégorie regroupe 101 gentilés construits sur la base sein/e/o + forme allomorphe de
maritime. La deuxième catégorie regroupe 29 gentilés intégrant la base latine de la Seine,
sequana et un dérivé de maritime. La troisième catégorie inclut 10 gentilés utilisant un
paronyme de la Seine, à savoir saints et sa forme contractée st et un dérivé de maritime.
Les formes les plus récurrentes dans la première catégorie sont seino-marins (26),
seine-maritains (14), seine-maritin (11), seinois-marins (8), seine-marinois (5) seinémériens
(5), seinmériens (4), seinmarins (3), seinémarins (3), seimariens (3). L’importance
quantitative de cette catégorie dans le corpus témoigne de la volonté des habitants de créer un
gentilé en gardant les deux éléments du toponyme souche, quitte à procéder à la réduction de
sa structure. C’est dans ce sens que la plupart des gentilés de cette catégorie ont une forme
contractée, rapprochée phonétiquement de Seine-Maritime. Les gentilés qui maintiennent le
trait d’union se rapprochent plus du toponyme souche que ceux qui ne le maintiennent pas, sa
disparition étant considérée comme une marque de lexicalisation. On peut d’ailleurs penser
que le é, qui figure dans les gentilés seinémériens, seinémarins, se réfère à la forme
phonétique contractée de la conjonction et remplaçant le trait d’union.
Concernant le gentilé seinomarins, qui, rappelons-le, a été choisi au terme de la consultation
pour désigner les habitants de la Seine-Maritime, nous pouvons constater qu’il est simple dans
sa structure. Intégrant les deux éléments du toponyme, il est en adéquation avec la réalité
géographique du département.
Les gentilés seine-maritains et seine-maritins ont pour caractéristique commune de
rapprocher phonétiquement la Seine de saint et de considérer le dernier comme paronyme du
premier. En somme, sous couvert de produire un gentilé, l’on veut modifier le signifié de la
Seine. Le recours à ce procédé semble s’expliquer par l’apparente neutralité de ces gentilés :
seine-maritain et seine-maritin sont préférables à saint-maritains, parce que celui-ci renferme
sans doute plus explicitement l’idée de la sainteté. Autrement dit, lisez seine-maritain, mais
comprenez saint-maritain !
Les gentilés les plus récurrents dans la deuxième catégorie sont séquanomarins (9),
séquano-marin (6), séquano-maritimois (4), séquanomaréens (4), séquano-maritimes (2).
Nous devons signaler aussi un gentilé utilisant un suffixe surcomposé, séquanomaritimotiens.
La base sequana, intégrée dans le gentilé composé se modifie en séquano, en intégrant
la finale de terminaison -o. Certains dérivés de maritime sont obtenus par dérivation simple
(maritimois, maritimiens) et ne sont pas à proprement parler allomorphes. D’autres relèvent
de l’allomorphie, tels que marins, mariniens, maréens, dont la base est le latin marinus. Le
recours à la forme latine de la Seine semble s’expliquer par des gentilés existants utilisant
cette forme, tels que séquano-dyonisiens (habitants du département de la Seine-Saint-Denis)
et altoséquanais (habitants du département des Hauts-de-Seine).
Les gentilés répartis dans la troisième catégorie ont pour caractéristique commune
d’utiliser un paronyme de Seine, c'est-à-dire un mot de sens différent, mais de forme très
voisine : saints marins (2), saint-maritinois (2), saints maritimois (1), saints martinais (1),
saints-maritains (1), saints martois (1), st maritisiens (1), st maritimiens (1). Il s’agit d’un
rapprochement pseudo étymologique qui réinterprète la signification du nom du fleuve. Tout
se passe comme si le toponyme était un hagionyme, c'est-à-dire un nom de lieu contenant un
nom de saint (ex : Saint Etienne), et que le gentilé devait nécessairement garder trace de cette
hypothétique empreinte de sainteté.
2.1.4. La composition
Compte tenu de la structuration de Seine-Maritime, les gentilés qui sont élaborés à
partir des deux éléments du toponyme font nécessairement recours à la composition. Dans les
procédés étudiés jusqu’ici, la composition a été présente, mais les gentilés obtenus étaient soit
séparés par un trait d’union, soit allomorphes, soit les deux à la fois. Les 20 gentilés que nous
avons retenus dans ce procédé sont ceux qui sont le plus proches des composantes du
toponyme, et ceux qui ne contiennent pas le trait d’union. Ainsi, le gentilé se présente comme
une unité seule, destinée à acquérir une autonomie sémantico-référentielle.
Parmi les formes récurrentes dans cette catégorie, mentionnons notamment
seinemaritimais (3), seinésmaritimois (2), seinemaritiméens (2), seinmaritimiens (2),
seinemaritimiens (1), seinemaritéains (1). Si la plupart des suffixes ont été déjà attestés dans
les exemples précédents (-ois, -ais, -iens), nous avons en revanche deux suffixes nouveaux. Il
s’agit de -éens et de -éains. Si le premier est bien connu (lycéen, européen, vendéen), le
second semble une mauvaise orthographe du premier, car les phonèmes réalisés sont
identiques dans les deux cas.
2.1.5. La permutation allomorphique
Le troisième procédé morphologique est la permutation, par lequel 113 gentilés ont été
construits. La permutation est l’opération qui consiste à modifier l’ordre des éléments
adjacents dans une structure linguistique. Dans le cas de Seine-Maritime, les deux
composantes du toponyme changent d’ordre. Or, l’ordre dans les mots composés est celui par
lequel l’on considère qu’un mot est plus important que l’autre. Dans le mot composé en
français, le premier terme est avantagé par rapport au second. Si l’on retient avec M. Bréal
que c’est le sens qui décide la forme (1982, p.161), on devra conclure, pour ce qui est de la
Seine-Maritime, que la prégnance est conférée au terme maritime dans les gentilés construits
par permutation. La question est de savoir quelle est la principale composante géographique
du département, le fleuve ou la mer ?
Les formes récurrentes construites par permutation sont mariseinois (19), marinsseinois (15), mariséquanais (9), maré-séquanais (8), marséquanais (7), merseinois (5),
marinseinois (5), marséquaniens (3), merseiniens (3), maré-seiniens (3). On constate que les
formes allomorphiques de maritime sont généralement contractées : marin-, mari-, maré-,
mar-, mer-. Si certaines formes de Seine ont été déjà attestées dans les exemples précédents
(seinois), d’autres sont nouvelles (seiniens, séquanais, séquaniens). Celles-ci semblent
conditionnées par leur emplacement à la fin du gentilé et par la possibilité de l’ajout d’un
suffixe de dérivation à cette position.
Avec ses 19 occurrences, le gentilé mariseinois avait fait partie des 3 gentilés
sélectionnés par le Conseil général de la Seine-Maritime et avait été proposé à nouveau au
vote des habitants. Or, le total du gentilé marins-seinois (15) et de sa forme contiguë
marinseinois (5) est supérieur à la fréquence de mariseinois. Bien que caractérisant l’activité
d’une partie de la population du département, le gentilé marins-seinois semble avoir souffert
de l’homonymie avec le descriptif les marins se-noient : un habitant d’Épouville avait proposé
ce gentilé avec ce commentaire : en hommage aux naufragés, à tous les disparus
tragiquement, de Léopoldine Hugo, à Paul Vatine, parmi tant d'autres. Ce qui explique sans
doute pourquoi il a été retiré du choix des trois gentilés retenus dans un premier temps.
2.1.6. La troncation simple
La troncation, qui concerne 46 gentilés, est un procédé d’abréviation courante dans la
langue parlée et consiste à supprimer les syllabes finales d’un mot polysyllabique. Autrement
dit, on crée un nouveau mot en supprimant une ou plusieurs syllabes d’un mot plus long. Dans
le cas du toponyme Seine-Maritime, nous avons un mot composé, dont l’un des éléments
disparaît dans le gentilé dérivé. Il va sans dire que le choix de l’élément retenu traduit
l’importance qui lui est donnée comme symbole de l’identité des habitants.
Vingt-neuf gentilés sont obtenus par troncation simple, c’est-à-dire sans modification
majeure de leur structure, tandis que 17 le sont par troncation allomorphique. L’élément le
plus tronqué dans le toponyme Seine-Maritime est Seine, car seuls 16 gentilés ne retiennent
que cet élément, alors que la fréquence de ceux construits avec maritime est de 22. Une
première conclusion qui peut être tirée de cette fréquence est peut-être la facilité avec laquelle
maritime se prête à la dérivation, contrairement à Seine (sauf dans sa forme étymologique
sequana).
Les gentilés dérivés à partir du seul élément Seine sont seinois (10), sennois (1),
seinais (3) séniens (2). Certains de ces gentilés ont été déjà constatés dans les dérivés à partir
de Seine-Maritime (seinais-maritimais, seinois-maritimois), alors que la forme dominante est
seinois.
De la même façon, dans les dérivés à partir du seul élément Maritime – maritimes (2),
maritains (2), maritimiens (3) –, c’est la forme maritimois qui est la plus fréquente avec ses
15 occurrences. Cela confirme la productivité du suffixe -ois et sa fonction d’ancrage
identitaire dans le territoire. Dans cette catégorie, la proposition maritimes comme gentilé se
rapporte à la seule forme substantivée de maritime. Défini par le Petit Robert comme « toutes
personnes qui s’occupent de la marine et en particulier de la marine marchande », le terme
maritimes désigne donc une catégorie de professionnels, alors qu’il est censé s’appliquer aux
habitants.
2.1.7. La troncation allomorphique
La fréquence des gentilés obtenus par troncation allomorphique est inférieure à celle
des gentilés issus d’une troncation simple (17 contre 29), ce qui traduit le souci des habitants
de garder un lien explicite et un signe identifiable entre le toponyme et son dérivé. Parmi les
propositions, c’est la forme latine de la Seine qui l’emporte, avec 13 occurrences. Ainsi,
sequana constitue la base de séquaniens (6) séquanais (5) et de séquanautes (2). La base
contemporaine de ces gentilés (Seine) ne peut être déduite que par des usagers disposant de
certains savoirs linguistiques. Le même problème est posé pour les formes tronquées et
allomorphes mariniens (2), mariens (1), marimois (1). Si la base latine mare de la mer peut
être identifiée, la composante maritime ne l’est pas de façon systématique. De ce fait, les
gentilés tronqués et allomorphes apparaissent comme ceux qui posent le plus de problème
dans l’identification du toponyme souche.
2.2. Les propositions de gentilés existants
La seconde catégorie contient 133 propositions de gentilés existants qui se rapportent
aux noms de villes, de terroirs, et à des descriptions. La démarche consiste à proposer le
gentilé d’une ville, d’un terroir ou d’une région comme le désignant des habitants de la SeineMaritime.
Parmi ces propositions, le gentilé normands est de loin le plus fréquent (58
occurrences). Il convient de souligner que c’est le gentilé le plus proposé dans tout le corpus.
Cette fréquence a été appuyée par 4 occurrences du gentilé haut-normands, dérivé du
régionyme Haute-Normandie. Afin de rassembler les spécificités du département et de la
région sous la même entité, certains habitants sont même allés jusqu’à associer le gentilé
normands au nom du département (normands de seine maritime) et à celui du fleuve
(normands de la seine). Mais le Conseil général, qui était à la recherche d’un nom nouveau,
n’a pas tenu compte de cette expression majoritaire de la population. Or, porteur d’un ancrage
territorial et historique, le gentilé normand bénéficie aussi d’une visibilité nationale et
internationale.
Parallèlement à normands, qui se rapporte à la Normandie, les habitants ont aussi
proposé des noms de terroirs. Ainsi, les gentilés cauchois (3), brayons (2) désignent
respectivement les habitants des pays de Caux et de Bray. Le nom de ces deux pays a aussi
donné naissance à un composé cauchois-brayons et à deux néologismes caubrayons (1) et
caubraysiens (1). Enfin, notons que le gentilé rouennais a été proposé pour désigner les
habitants du département, alors qu’il s’applique uniquement aux habitants de Rouen, chef-lieu
de la Seine-Maritime.
2.3. Les descriptifs
Au lieu d’un gentilé, certains locuteurs ont proposé que les habitants soient désignés
par des descriptions. Celles-ci sont construites sur le mode d’un ancrage et d’une
appartenance de type territorial. Ainsi, nous avons relevé deux occurrences d’habitants de la
seine-maritime et deux autres de gens de la seine-maritime. Ces descriptions, qui semblent
être choisies par la clarté de leur désignation, sont déjà en usage pour désigner les habitants.
2.4. Les autres propositions
Enfin, certains locuteurs ont procédé à des associations de différentes entités pour
créer un gentilé. Cette catégorie composite est fondée sur une combinaison d’éléments
attestée jusqu’ici et construit des gentilés à partir de seine et de sa base latine. Ainsi, les
descriptifs (normands de la seine / de la seine-maritime) étudiés ci-dessus sont-ils transformés
en gentilés, dans une forme contractée. C’est dans ce sens que 4 occurrences de seinonormands sont notées. Certains locuteurs choisissent la base latine de seine, ce qui donne
séquano-normands (3) et séqua-normands (4). En outre, cette volonté de créer une identité à
partir d’éléments distincts aboutit aussi à associer au nom du fleuve les termes thalassa et
océan. Les gentilés issus de cette composition, séquanothalasséens (4) et séquanocéaniens
(1), intègrent les suffixes de dérivation – éen et – ien.
3. Conclusion
L’étude de l’ensemble des gentilés montre comment un appel à propositions peut créer
en quelque sorte un véritable laboratoire de langue. En s’emparant de la question de leur autodésignation, les habitants ont déployé leur compétence linguistique et leur imagination pour
répondre à la demande du Conseil général. Les nombreux dérivés à partir de Seine-Maritime
fait apparaître un nom de lieu extrêmement remotivable, bien que lui-même issu d’un
découpage administratif. Cette haute fréquence traduit le phénomène d’appropriation du nom
du département par les habitants et le mode d’investissement identitaire.
L’analyse des gentilés a mis en évidence le souci majeur des habitants en ce qui
concerne l’ancrage des gentilés dans le territoire. Cela a permis de montrer le lien très étroit
entre le nom de lieu et le nom d’habitant.
Il reste à savoir comment se feront la mise en circulation et l’implantation du gentilé
Seinomarin officiellement choisi. Ses premières occurrences commencent à apparaître pour
l’instant dans Seine-Maritime – Le Magazine, le mensuel du Conseil Général. Sa mise en
circulation ne permet de savoir sa diffusion réelle, ni les usages dont il fera l’objet. Son
maintien et sa diffusion dans le discours dépendront sans doute de son appropriation par les
habitants et de la construction d’une identité collective à laquelle il pourrait contribuer.
Références bibliographiques
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pages.
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38-55.