Courtial, l`inventeur catastrophique : un personnage du dix

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Courtial, l`inventeur catastrophique : un personnage du dix
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Céline épistolier
Actes du XIe Colloque international
Louis-Ferdinand Céline
Amsterdam
5-7 juillet 1996
Philippe DESTRUEL
Paris
Courtial, l’inventeur catastrophique : un personnage du dix-neuvième siècle ?
Il s’agit d’étudier, dans la seconde moitié de Mort à crédit, avec le personnage de Courtial des Pereires – dont le
modèle fut pour Céline Raoul Marquis, Henri de Graffigny, la figure de l’inventeur et du publiciste scientifique.
Ce sera l’occasion de revenir – dans une œuvre publiée en 1936 et qui accorde une importance capitale à
l’événement que fut la dernière grande Exposition universelle – sur les problématiques du scientisme et de la
vulgarisation scientifique et technique, nées au XIXème siècle 1 et cela au regard de cette volonté de savoir et de faire
savoir qui fut celle du courant positiviste, et de la mode des conférences mondaines du Second-Empire ; tant il est
vrai que Courtial le didactique est – comme Céline – un être de verbe, mais agité par une fièvre de communication
publicitaire et mercantile. La croyance en une science récréative, qui fut un des chevaux de bataille de bon nombre de
vulgarisateurs du siècle précédent, devient chez Courtial tentative de diffusion d’une science bouffonne, exhibée avec
extravagance, et aux conséquences lamentables. Les enjeux philosophiques, et bien sûr poétiques et esthétiques, de
questions aussi importantes sont évidemment considérables pour l’appréciation de l’univers célinien.
I – Les enjeux philosophiques
Le goût pour l’expérience scientifique et technique comme démonstration spectaculaire fut très fort au XIXème
siècle ; il est la manifestation d’une foi heureuse dans le Progrès. Les expériences que Courtial voudraient grandioses,
propres à attirer les foules, sont des exploits grotesques et catastrophiques qui feront finalement de lui un marginal
exclu vers la campagne où il deviendra un déclassé, un inadapté dont la carrière s’achèvera par un suicide. Toutes ses
tentatives font long feu. Le meilleur exemple en est sa passion pour les ballons, dont il ne voit pas assez vite qu’ils
seront supplantés par l’aviation.
Un autre grand mythe du XIXème siècle fut la recherche de l’Harmonie. L’éphémère expérience communautaire
et « raciste » que tentera Courtial parodie, tout en lui faisant écho, les projets saints-simonniens et fouriéristes de
réorganisation et de conciliation sociales grâce au progrès industriel. Mais la frénésie de découvrir, la course aux
brevets, l’acharnement à l’application industrielle ne sont plus chez Céline les moteurs d’un Progrès qu’il est vain
désormais de vouloir contrôler ; ils sont ressentis plutôt, avec un certain désenchantement, comme les signes de
l’agitation dérisoire de l’homme pensant, et laissent sourdre une réelle nostalgie pour un monde artisanal autarcique
bien révolu ; ils sont générateurs d’un fantasme de régression qui alimente à l’évidence une pensée réactionnaire dans
ses profondeurs.
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Céline épistolier
Actes du XIe Colloque international
Louis-Ferdinand Céline
Amsterdam
5-7 juillet 1996
Un pessimisme anti-philanthropique s’exprime, ainsi qu’une idéologie anti-sociale, pour ridiculiser les utopies de
la fin du XIXème siècle ; ce sont là les manifestations d’un individualisme exacerbé, monstrueux, quand il s’incarne
dans la démesure de l’égoïsme ou de la mégalomanie du démiurge Courtial.
Le parcours du personnage nous convie progressivement au spectacle d’un bouleversement extrême des valeurs. Les
projections et les productions intellectuelles de Courtial ne sont, à l’épreuve de la pratique, que des élucubrations, des
divagations qui ne peuvent générer que de la pourriture, au sens le plus littéral ! Le gai savoir n’est en puissance qu’un
triste savoir qui ne permet aucune prise sur le monde au dément qui veut l’aménager ou le transformer.
Par l’intermédiaire de Courtial, ce qui est disqualifié, encore et toujours, c’est la pensée qui n’est jamais qu’une
ébullition cérébrale. Le rapport aux choses du personnage le conduit à l’échec. Il ne fait que s’agiter dans le désordre
de la matière ; il n’est capable que – si l’on peut dire – de précipiter apocalyptiquement la déliquescence inéluctable.
Ses projets, ses réalisations l’entraînent, lui et ce qu’il a voulu soumettre, vers une mort rapide, anticipée… autre forme
d’une expérience de la « mort à crédit »… Qu’il s’intéresse en l’homme à son cerveau, à sa matière spirituelle, ou à
son ventre, ses matières basses, c’est dans tous les cas la catastrophe assurée. Il ne rallie vraiment le jeune Ferdinand, le
narrateur, déjà déçu par la vie, déjà bouleversé par des expériences mortifères, au moment où ils se rencontrent, que
par sa passion pour l’astronomie ; il sait être alors un simple contemplateur du monde dans sa pluralité et ses énigmes,
et non plus un pitoyable compétiteur. Courtial n’en est pas moins une figure pathétique d’inventeur chimérique,
un illusionniste capable d’enthousiasmer et de faire rêver. Avec ce personnage s’avoue chez Céline un désir poignant
pour l’évasion, pour cet ailleurs que peut être toute forme d’inconnu, pour un au-delà de notre humaine condition.
II – Les enjeux poétiques et esthétiques
Mais il s’agit aussi pour Céline dans cette seconde moitié de Mort à crédit d’inventer une nouvelle poétique ;
en pervertissant la rhétorique du récit et du roman scientifiques pour laisser place à un nouveau genre d’écriture
anti-rationnelle qui modifie les rapports culturels que la littérature avait pu entretenir avec la science 3. L’instance
narrative de cette épopée scientifique est dévolue à un personnage surprenant. Le jeune Ferdinand, au moment de sa
rencontre avec Courtial, n’est plus un picaro ; il n’aspire guère à l’omniscience ; il fait plutôt montre d’une complicité
ironique à l’égard de l’inventeur. Les conventions qu’étaient la passion et le calvaire de l’inventeur 4, la science comme
rivale de l’amour, l’émerveillement scientiste, la noblesse voire la souveraineté de l’intelligence scientifique, etc., sont
ici malmenées, violentées. On s’avise surtout que l’invention de l’effet d’oralité dans l’écriture célinienne est fondée
en nature par le personnage même de Courtial qui ne cesse de dire, tout autant que d’écrire, ses délires d’inventeur : il
est toujours prêt à exposer, à montrer, à fasciner ; la logorrhée et le boniment truculents sont les marques évidentes de
cette parole superlative et irrépressible qui est peut-être la meilleure définition de la poétique célinienne. En somme
cette étude ambitionne de montrer dans quelle mesure Céline est un héritier du XIXème siècle ; l’écrivain réfléchit
à l’extrême, pour la liquider, par le traitement romanesque, toute une problématique intellectuelle et idéologique
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Louis-Ferdinand Céline
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5-7 juillet 1996
qui fut la nourriture du siècle dernier. Sans que cela lui enlève rien de sa puissante originalité, c’est la preuve
qu’il appartient, et de quelle manière !, à l’histoire des idées, de la littérature et des débats considérables qui l’ont
constituée et animée.
1. On sait que les noms de Comte, Flammarion, Raspail, … sont des références pour Courtial ; qu’il est possédé par la Fée Électricité…
2. Et en ces grandes passions que furent pour le XIXème siècle l’aérostation et la cosmologie.
3. Depuis Balzac par exemple.
4. Pensons au titre emblématique que porte la troisième partie des Illuminations.
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