Le long combat des fonctionnaires pour le droit syndical

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Le long combat des fonctionnaires pour le droit syndical
Le long combat des
fonctionnaires pour le droit
syndical
La Révolution française (avec la loi
D’Allarde du 17 mars 1791, qui avait
aboli les corporations, et la loi Le Chapelier
du 14 juin 1791, qui interdisait les
associations patronales et ouvrières ainsi
que le droit de grève) avait élaboré un
droit individualiste qui interdisait l’action
collective des salariés.
Profitant de l’existence des sociétés de
secours mutuel, qui s’étaient développées
dès la fin du XVIIIe siècle, les salariés les
détournèrent alors de leur objet initial
(l’assistance aux adhérents dans le besoin)
pour les transformer en organisations de
défense des intérêts professionnels.
Ce phénomène toucha essentiellement
le secteur industriel. Mais en 1831, une
société des instituteurs et institutrices
primaires de France voyait le jour, suivie
en 1842 par une société des facteurs des
Postes de Paris. Cependant, en 1870, leur
nombre n’excédait pas la centaine dans le
champ des fonctionnaires.
Le cadre juridique des syndicats
La promulgation de la loi du 21 mars 1884 sur
les syndicats professionnels permettait aux salariés
de se constituer en syndicats pour exclusivement
« l’étude et la défense des intérêts économiques,
industriels, commerciaux et agricoles ».
Mais, les gouvernements successifs entendaient
refuser ce droit non seulement aux fonctionnaires (en
raison de la situation particulière de ces derniers,
soumis à des obligations spécifiques de service
publique) mais aussi à l’ensemble des agents du
secteur public, excluant de fait 250 000 agents
civils de l’État du champ d’application de la loi.
En 1884, le syndicat des sous-agents des Postes de
Lyon était dissous à la demande de l’administration,
quelques jours après sa création. En 1887, le
syndicat des instituteurs et institutrices de la Seine
était dissous par le gouvernement.
ches pratique
Echos de la Fonction Publique n°210 - Juin/Juillet/Août 2006
Pourtant, cette logique aboutissait à créer des
situations paradoxales. Ainsi, les cheminots des
réseaux exploités par des compagnies privés
étaient-ils syndiqués, tandis que les cheminots des
réseaux exploités par l’État ne pouvaient l’être.
C’est à la suite de cette question que s’engagea, le
22 mai 1894 à la chambre des députés, un débat
au terme duquel le gouvernement de Casimir Perrier
fut désavoué : « La Chambre, considérant que la
loi de 1884 s’applique aux ouvriers et employés
des exploitations de l’État, aussi bien qu’à ceux
de l’industrie privée, invite le Gouvernement à la
respecter et à en faciliter l’exécution ». Désavoué, le
Gouvernement démissionna.
L’ESSOR DES ASSOCIATIONS
Si à compter du 22 mai 1894, des syndicats
des ouvriers de l’Etat et des collectivités locales
purent se créer en grand nombre, il n’en allait
pas de même pour les fonctionnaires. Aussi, des
associations, sans fondement légal, étaient parfois
créées, afin de contourner l’interdit, parfois même
encouragées par certains ministres, qui souhaitaient
contrecarrer la volonté encore minoritaire de
fonctionnaires, à vouloir se syndiquer.
La promulgation de la loi du 1er juillet 1901,
leur reconnaissant la liberté d’association, allait
cependant permettre aux fonctionnaires de
constituer légalement de nombreuses associations
professionnelles : on en dénombrait prés de 500
dans les services publics en 1907, dont 90 pour la
fonction publique de l’Etat.
La naissance d’un mouvement syndical
L’essor des associations n’empêchait pas la
naissance d’un courant favorable à la création de
syndicats.
En 1902, les syndicats d’ouvriers de l’Etat se
regroupèrent au sein d’une union fédérative des
travailleurs de l’Etat.
En 1903, la fédération nationale des travailleurs
municipaux et départementaux, récemment
constituée, adhérait à la CGT.
En 1905, création d’un syndicat des sous-agents
des PTT et de la fédération nationale des instituteurs
et institutrices publics …
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Mais, malgré les assouplissements accordés aux
fonctionnaires (notamment en matière de garanties
disciplinaires : loi du 22 avril 1905) un comité
central pour la défense du droit syndical était créé
fin 1905. Il regroupait près de 400 000 membres,
avec à sa tête Marius Nègre, de la fédération
nationale des syndicats des instituteurs.
En octobre 1906, le IXe Congrès de la CGT
adoptait la Charte d’Amiens qui déclarait
notamment que le syndicalisme « prépare
l’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que
par l’appropriation capitalistique ; il préconise,
comme moyen d’action, la grève générale et il
considère que le syndicat, aujourd’hui mouvement
de résistance, sera, dans l’avenir, le groupement de
production et de répartition, base de réorganisation
sociale ». Ce faisant, la confédération (créée
en1895) marquait sa solidarité avec la classe
ouvrière et sa volonté de se placer sur le même
terrain et sur le même plan : la transformation
sociale. On était loin du cadre juridique, tracé
par la loi du 21 mars 1884 pour les syndicats
professionnels !
La répression syndicale
Afin d’enrayer ce courant syndical, qui affiché
clairement son positionnement politique, le
Gouvernement enclencha des procédures
disciplinaires, voire des poursuites pénales, contre
ceux qui bravaient l’interdit.
Fin 1905, les administrateurs du syndicat
des instituteurs de la Seine étaient appelés à
comparaître.
En 1907, c’est au tour des instituteurs du Rhône,
puis de certains dirigeants du comité central pour
la défense du droit syndical des salariés de l’Etat
: Marius Nègre et d’autres responsables furent
révoqués.
En 1908, les prérogatives des associations sont
renforcées : le droit d’ester en justice leur est
reconnu par le Conseil d’Etat pour défendre les
intérêts collectifs de la profession (arrêt du 11
décembre 1908). Mais cela ne fera pas disparaître
pour autant l’engouement pour le fait syndical.
L’après guerre
En 1919, création de la CFTC (Confédération
française des travailleurs chrétiens).
La même année, la fédération nationale des
associations professionnelles des employés de l’Etat,
des départements et des communes, invitait lors de
son congrès :
« toutes les organisations fédérées à se transformer
en syndicats adhérents à la CGT … »
Elle changera son cadre juridique d’association
pour se transformer en fédération nationale des
syndicats de fonctionnaires et rejoindre la CGT en
1920.
Le Gouvernement (bloc national) accentua alors la
répression.
Le Conseil d’Etat réaffirma le caractère illicite
des syndicats de fonctionnaires (arrêt du 13
janvier 1922) et les juristes approuvèrent cette
jurisprudence « pas de lutte des classes à l’intérieur
de la hiérarchie administrative et, par suite, pas
de syndicats de fonctionnaires parce que la forme
syndicale est liée à l’idée de lutte des classes »
(Hauriou : notes d’arrêts, Recueil Sirey de 1892 à
1929).
L’espoir d’une reconnaissance
La victoire du « Cartel des gauches » aux élections
législatives de 1924, fit naître de grands espoirs.
Dans une déclaration lue aux deux Chambres le 17
juin 1924, le président du Conseil Edouard Herriot
annonçait en effet sa volonté de reconnaître aux
fonctionnaires le droit syndical.
L’espoir prit la forme d’une circulaire du ministre de
l’intérieur, Camille Chautemps, aux préfets, en date
du 25 septembre 1924, dans laquelle il écrivait :
« Le Gouvernement estime … utile à la bonne
marche des services et à la paix sociale que les
chefs des administrations et des représentants de la
majorité de leurs collaborateurs … entretiennent des
rapports réguliers et confiants. »
Ce texte prenait acte du fait syndical et le tolérait.
Mais l’offensive allemande de juin 1940 et la
signature de l’armistice firent table rase des
acquis : le gouvernement de Vichy procéda, par
l’intermédiaire de son ministre de la Production et
du Travail (ancien responsable de la fédération
postale CGT) à la dissolution de tous les syndicats
existants.
La reconnaissance du droit syndical
Il fallut attendre la Libération pour voir le droit
syndical enfin reconnu aux fonctionnaires, alors que
leur nombre atteignait déjà les 900 000. Le texte
relatif au statut général des fonctionnaires fit l’objet
de négociations entre le vice-président du Conseil,
Maurice Thorez (chargé de la fonction publique) et
les organisations de fonctionnaires (CGT et CFTC),
avant d’être soumis à l’Assemblée constituante, qui
le vota à l’unanimité le 5 octobre 1946 ; et qui
devint la loi n° 46-2294 du 19 octobre 1946. Cette
loi prévoyait, en son article 6 :
« Le droit syndical est reconnu aux
fonctionnaires. Leurs syndicats
professionnels régis par le livre III du code
du travail, peuvent ester en justice, devant
toute juridiction ...
Toute organisation syndicale de
fonctionnaires est tenue d’effectuer,
dans les deux mois de sa création, le
dépôt de ses statuts et de la liste de ses
administrateurs auprès de l’autorité
hiérarchique dont dépendent les fonctionnaires appelés à en faire partie ... ».
Cette loi ne concernait que les fonctionnaires
de l’État. Mais le droit syndical fut étendu
ultérieurement aux agents communaux par la loi du
28 avril 1952 (article 2) et aux agents hospitaliers
par un décret-loi du 20 mai 1955, codifié
ultérieurement dans le code de la santé publique
(art. L. 793).
Avec l’avènement de la Ve République, la loi du 19
octobre 1946 fut remplacée par l’ordonnance n°
59-244 du 4 février 1959, relative au statut général
des fonctionnaires, dont l’article 14 reprenait
l’intégralité des termes de l’article 6 du texte
abrogé.
Mais il ne suffit pas de proclamer un
droit pour qu’il existe dans les faits : la
majorité des employeurs du secteur privé
était hostile à l’exercice du droit syndical
dans les entreprises, et les administrations
invoquaient le principe de neutralité
des services publics pour s’opposer
farouchement à l’exercice de ce droit.
C’est à la suite des événements de mai 1968
que le législateur a été amené à faire entrer,
par la loi du 27 décembre 1968, l’exercice du
droit syndical dans les entreprises. Les facilités,
reconnues alors aux organisations syndicales du
secteur privé, ont été étendues deux ans plus tard à
la fonction publique de l’État, moyennant certains
aménagements (instruction du Premier ministre du
14 septembre 1970) puis aux agents communaux
et aux agents hospitaliers. Ces textes ont depuis fait
place à des décrets, qui ne présentent que peu de
différence d’une fonction publique à l’autre.
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Les fondements actuels du droit syndical
En 1981, l’alternance politique conduisit le nouveau
gouvernement à proposer aux organisations
syndicales l’élaboration d’un nouveau statut. Après
plus d’un an de négociation, la loi n° 83-634 du 13
juillet 1983 vit le jour. Elle constitue le premier des
quatre titres du statut général des fonctionnaires,
dont l’article 8 est ainsi libellé :
« Le droit syndical est garanti aux
fonctionnaires. Les intéressés peuvent
librement créer des organisations
syndicales, y adhérer, y exercer des
mandats. Ces organisations peuvent
ester en justice. Elles peuvent se pouvoir
devant les juridictions compétentes contre les actes
réglementaires concernant le statut du personnel
et contre les décisions individuelles portant atteinte
aux intérêts collectifs des fonctionnaires.
Les organisations syndicales de
fonctionnaires ont qualité pour conduire au
niveau national avec le Gouvernement des
négociations préalables à la détermination
de l’évolution des rémunérations et pour
débattre avec les autorités chargées de
la gestion, aux différents niveaux, des
questions relatives aux conditions et à
l’organisation du travail ».
Tandis que l’article 9 de la loi du 13 juillet 1983
prévoit aussi que :
« Les fonctionnaires participent, par
l’intermédiaire de leurs délégués siégeant
dans les organismes consultatifs, à
l’organisation et au fonctionnement des
services publics, à l’élaboration des règles
statutaires et à l’examen des décisions
individuelles relatives à leur carrière ».
Ainsi, outre le fait que son champ d’application soit
élargi aux personnels de la fonction publique territoriale
et hospitalière, ce statut présente trois différences
importantes par rapport à l’article 6 de la loi de 1946
et à l’article 14 de l’ordonnance de 1959 :
- la première, concerne le fait que « les intéressés
peuvent librement créer des organisations syndicales,
y adhérer, y exercer des mandats », précision qui ne
figurait pas dans les statuts antérieurs ;
- la deuxième, est que cet article reconnaît que
« les organisations syndicales de fonctionnaires
ont qualité pour conduire au niveau national avec
le Gouvernement des négociations préalables à
la détermination de l’évolution des rémunérations
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et pour débattre avec les autorités chargées de la
gestion, aux différents niveaux, des questions relatives
aux conditions et à l’organisation du travail », ce qui
est la reconnaissance d’une pratique instaurée depuis
1968, notamment en matière salariale ;
- la troisième, réside dans le fait qu’il n’est plus
question, comme en 1946 ou en 1959, d’effectuer
« le dépôt de ses statuts et de la liste de ses
administrateurs auprès de l’autorité hiérarchique
dont dépendent les fonctionnaires appelés à en
faire partie », mais cette obligation est reprise
partiellement par les décrets d’application.
Ainsi, le décret n° 82-447 du 28 mai 1982, relatif
à l’exercice du droit syndical dans la fonction
publique de l’État stipule, dans son article 2, que
« les organisations syndicales déterminent librement
leurs structures dans le respect des dispositions
législatives et réglementaires en vigueur, à charge
pour les responsables de ces organisations
d’informer l’administration ».
Des textes analogues concernent la fonction
publique territoriale (décret n° 85-397 du 3 avril
1985) et hospitalière (décret n° 86-660 du 19 mars
1986). Mais, en contrepartie, les fonctionnaires
chargés d’un mandat syndical, peuvent être placés
en position de « détachement », ou bénéficier
des « autorisations spéciales d’absence », et des
« décharges d’activité de service », afin d’exercer
leur mandat.
Les règles particulières appliquées à certains fonctionnaires
Afin « [d’] opérer la conciliation nécessaire entre
la défense des intérêts professionnels dont la grève
constitue une modalité et la sauvegarde de l’intérêt
général auquel elle peut être de nature à porter
atteinte » (CE 7 juillet 1950, arrêt Dehaene) certaines
catégories de fonctionnaires se sont vu
retirer le droit de grève et ont été placées
en catégorie spéciale.
Certains juristes parlent alors de « statut spécial »
tandis que d’autres y voient plutôt un « statut
particulier dérogatoire ». Il en est ainsi des :
• Personnels de police, classés en
« catégorie spéciale » par la loi n° 48-1504
du 28 septembre 1948 (loi n° 47-2384 du 27
décembre 1947, pour les CRS). Mais, si la loi
leur a retiré le droit de grève, elle ne les a pas
pour autant privés du droit syndical (CE 25 mai
1966, sieur Rouve) ;
• Personnels de l’administration
pénitentiaire, classés en « catégorie spéciale »
par l’ordonnance du 6 août 1958 : leur statut ne
porte pas atteinte « au libre exercice du droit
syndical » ;
• Personnels de la navigation aérienne, la
loi n° 64-650 du 2 juillet 1964 leur avait retiré
le droit de grève ; mais la loi n° 84-1286 du 31
décembre 1984 le leur a redonné, tout en leur
imposant un certain nombre d’obligations. Leur
classement en « statut spécial » a été maintenu
(par les lois n° 89-1007 et 90-557) mais leurs
statuts particuliers peuvent déroger au titre II et
aux articles 12 et 16 du titre I du Statut général
des fonctionnaires ;
• Personnels des transmissions du
ministère de l’intérieur, qui sont soumis à
un statut comparable depuis la loi de finances
rectificative pour 1968 (loi n° 68-695 du 31
juillet, art.14).
Ces statuts spéciaux, s’ils peuvent déroger
au Statut général des fonctionnaires,
ne peuvent pas porter atteinte au droit
syndical.
Deux exceptions cependant, elles concernent les
statuts particuliers des Préfets (décret n°.64-805 du
29 juillet 1964, art. 15) et des Sous-préfets (décret n°
64-260 du 14 mars 1964, art. 18) qui n’accordent
pas le droit syndical aux membres de ces corps.
Certes, les militaires sont, eux aussi, toujours
privés du droit syndical, puisque la loi n° 2005270 du 24 mars 2005 stipule en son article
6 que « L’existence de groupements
professionnels militaires à caractère
syndical … [est] incompatible avec les
règles de la discipline militaire ».
Mais, les magistrats (qui ne relèvent pas du Statut
général des fonctionnaires) jouissent du droit
syndical, même si leur statut n’y fait pas
référence (CE 1er décembre 1972, Demoiselle
Obrego) ; le recours à la grève leur étant toutefois
interdit (ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre
1958).
On peut donc légitimement s’interroger sur
la constitutionnalité des textes précités, car le
préambule de la Constitution de 1946 proclame
le droit syndical sans prévoir que la loi puisse lui
apporter de restrictions, tandis que la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l’homme
et des libertés fondamentales, ratifiée par la France
en 1989, en fait de même en son article 11, même
si elle prévoit que l’exercice de ces droits peut faire
l’objet de restrictions.
Alors, à quand le droit syndical pour les Préfets,
les Sous-préfets et les militaires de
carrière ou sous contrat ; même si leurs statuts
particuliers leur imposaient des sujétions renforcées
et des obligations particulières ?