A QUOI SERT L`ETHNOLOGIE ? par VIVIANA PÂQUES Raymond

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A QUOI SERT L`ETHNOLOGIE ? par VIVIANA PÂQUES Raymond
A QUOI SERT L'ETHNOLOGIE ?
par VIVIANA PÂQUES
Raymond Firth, dont les études sur les Polynésiens de Tikopia sont aussi exemplaires de nos jours que celles de Malinowski sur les Mélanésiens des Trobiand
pour la génération précédente, est professeur à l'Université de Pittsburgh. Il
se plait à raconter qu'il demande chaque année à ses étudiants les motifs qui les
ont poussés à faire de l'ethnologie. Ce qui me frappe, ajoute-t-il, ce n'est pas
la teneur mais la vatiété des réponses : on dirait que chaque étudiant, ou presque,
a découvert un motif personnel de s'intéresser à cette discipline. Firth y voit
la marque de l'universalité de l'ethnologie et de l'intérêt qu'elle présente pour
un très large secteur des connaissances humaines.
C'est là à vrai dire, une tradition anglo-saxonne. L'un des fondateurs de l'ethnologie, Tylor, lui assignait déjà pour objet « la recherche des causes qui ont produit
les phénomènes de culture ainsi que les lois auxquelles ils sont soumis ». Primitive
Culture, London, 1871, vol. I, p. 19). Plus récemment Radcliffe-Brown donnait
de l'ethnologie une définition encore plus large : « l'histoire des peuples, comprenant l'histoire des races, celle des langues et celle des cultures, que l'on parte de
l'étude des peuples vivants ou des témoignages archéologiques » (The Development of Social Anthropology, Chicago, 1936, p. 30). Passons d'abord sur les
différences de terminologie. Nous entendrons, pour simplifier, dans cet article,
par « ethnologie » tout ce que l'on peut ranger, selon les temps et les pays, sous
les vocables d'« ethnographie », «ethnologie», «anthropologie sociale»,
« anthropologie culturelle », etc. Pour la tradition française, plus modeste sans
doute que les diverses écoles anglo-saxonnes, l'ethnologie constitue Vétude des
pensées, des institutions et des activités humaines dans les sociétés sans écriture
ni machinisme, ainsi que de tout ce qui dans les autres sociétés échappe à la codification et à la structure mécanique. Ainsi une étude sociologique portant sur la
société française classera celle-ci dans les sociétés monogames; une analyse ethnologique montrera au contraire que la monogamie y constitue un phénomène, en
fait, presque isolé.
Comme la plupart des autres sciences, l'ethnologie possède un champ de
recherches qui lui est propre; elle peut aussi entrer en combinaison avec d'autres
disciplines; elle est susceptible de recevoir des applications pratiques; enfin elle
a une valeur formative générale. Voilà les quatre points que nous voudrions développer brièvement dans ces quelques pages.
En dépit des apparences, le champ de recherches de l'ethnologie ne se borne
pas à décrire des sociétés exotiques ou archaïques. Certes le premier gibier de
l'ethnologue, ou du simple voyageur, au XIXème siècle, ce fut le « sauvage »,
aborigène d'Australie, anthropophage d'Afrique Centrale, medicine-man des
Peaux-Rouges, etc. Mais depuis lors notre conception du « sauvage » s'est singulièrement affinée au fur et à mesure que l'on découvrait que ces prétendus primitifs possédaient une pensée extrêmement riche et vivaient à l'intérieur de systèmes
sociaux étonnamment subtils et compliqués. La littérature et le journalisme ont
beau faire usage, et souvent abus, de termes popularisés par la mode, comme
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totem, tabou, mana, rite de passage, etc. l'ethnologue, lui, sait bien qu'il ne
se trouve pas en face de représentants d'une espèce humaine différente de la
nôtre. Si la « pensée sauvage », comme dit M. Lévi-Strauss, présente fréquemment
une démarche très particulière et aboutit à des solutions fort personnelles, elle
n'en donne pas moins des réponses à ces mêmes problèmes qui se posent à nous.
Et la raison en est simple : il n'y a pas de primitifs. La tribu africaine en apparence
la plus engagée dans la vie naturelle est cependant dépositaire d'une longue, très
longue tradition culturelle, qui dure peut-être depuis un million d'années, si
l'on accepte la datation établie par les préhistoriens pour l'industrie lithique récemment découverte en Ethiopie.
C'est pourquoi l'ethnologue ne saurait établir de différences de valeur entre
les groupes humains, quels que soient leur couleur, leur langue ou leur habitat.
Tous sont des représentants d'une même espèce humaine. Il est donc vain d'établir
une distinction entre ethnologie et folklore : les rites de construction d'une maison,
les conditions du choix d'une épouse, les pratiques visant à assurer la fécondité
des champs, sont d'une même nature en Afrique, en Amérique et en Europe.
Cependant l'évolution historique a été différente. Ce qui, en Europe, était « etnographiable » a été largement recouvert et repoussé au fond des abîmes de l'âme
par le développement des techniques, de l'écriture et de l'économie monétaire.
Avant de retrouver dans les sociétés occidentales contemporaines ce qui était encore parfaitement vivant dans l'Antiquité, il faut se livrer à un patient travail de
décapage qui se révèle souvent infiniment délicat. Ce que fit Fustel de Coulanges
pour la « Cité antique » ne peut guère être refait pour la cité moderne. Néanmoins
il faut bien admettre que l'ethnologie européenne, si difficile qu'elle soit, présente
le même intérêt humain que l'étude des sociétés exotiques. Les recherches de
Thomas et Znaniecki sur les paysans polonais, de Gunnar Myrdal sur les Noirs
américains, de Gabriel Le Bras sur le comportement religieux des Français, sont
évidemment des études sociologiques, menées avec la technique propre aux sociologues. Mais comme elles seraient demeurées formelles si le sociologue n'avait pas
utilisé l'« œil » de l'ethnologue pour repérer les survivances et discerner les motivations. Quant aux recherches purement ethnologiques dans le domaine européen,
il suffit de citer les noms de Smirnov, de Varagnac ou de de Martino pour en
situer l'importance.
Toutefois si l'ethnologue ne porte pas un intérêt exclusif aux sociétés archaïques, il est hors de doute qu'il les privilégie, et pour deux excellentes raisons :
la première, c'est qu'elles sont différentes et la seconde, c'est qu'elles sont
menacées.
Différentes, cela saute aux yeux. Si l'ethnologue se bornait à receuillir et
même à classer ces différences, son activité s'apparenterait à celle, utile mais
limitée, d'un collectionneur. Qu'y a-t-il de plus triste, de plus insignifiant que
ces interminables vitrines de musée où s'alignent des objets mal identifiés ?
L'ethnologie manquerait à son rôle fondamental si elle se résumait à l'établissement de catalogues ou de collections. Elle doit servir d'abord à comprendre et
à faire comprendre ce que sont ces cultures, différentes des nôtres et sans doute
plus complexes encore. Car c'est une illusion que de croire, comme au XIXme
siècle, que, la société « primitive » étant plus simple que la société « évoluée »,
elle se prêterait plus aisément à une étude en profondeur de la nature humaine.
Ce qui a entretenu et entretient encore cette illusion, c'est la pauvreté, assez gêné-
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raie des représentations matérielles. Un arbre près d'une source et quelques chiffons dans les branches, ce n'est pas le Parthénon; c'est pourtant un lieu dont la
valeur sacrée est comparable et les représentations religieuses ou cosmiques qui
naissent de la présence d'un bâton fourchu près d'une mare ne sont pas différentes en nature, ni sans doute en profondeur de celles que pouvait évoquer le
plus somptueux rituel d'un temple égyptien. On pourrait presque dire — c'est du
moins l'expérience des africanistes — que plus l'objet est banal, insignifiant, voire
sordide, plus les représentations dont il est le signe évocateur sont subtiles et
riches. Pourquoi s'en étonner ? Trois traits vaguement tracés dans le sable, ce peut
être un simple griboullis d'enfant, ce peut être aussi le symbole de la Trinité.
Le grand intérêt de l'ethnologie, c'est de nous enseigner que chez ces prétendus
arriérés, tout est esprit. Certes la conceptualisation de l'expérience spirituelle ne
se développe pas conformément à nos méthodes ou à nos habitudes. Peut-on dire
pour autant qu'elle a moins de sens et qu'elle est moins vécue ? Que l'on pense
seulement à ce rituel australien que décrit Jean Guiart (Océanie, 1963, p. 127).
Des indigènes enduisent d'ocre rouge et de graisse des plaques de bois, puis
ils y creusent quelques signes rudimentaires, des ronds ou des points. Ce n'est
pas un grand objet d'art et le voyageur non averti ne lui jettera qu'un bref coup
d'œil. Ces plaques résument pourtant tout un système du monde. Un récitant,
en montrant chaque dessin, chante les différents événements du mythe : les
cercles concentriques représentent des corps vivants ou les lieux particulièrement sacrés qui constituent les différentes étapes de la course du Grand Chasseur;
les lignes parallèles reliant les cercles sont les membres des animaux, les racines
des plantes, tout ce qui les assujettit au sol et, partant, en assure aux yeux des
chasseurs l'existence, qui se confond avec la trace; les pointillés autour des cercles
symbolisent la danse effectuée autour d'un arbre sacré, etc.
On pourrait objecter que cette religion sommaire de chasseurs ne représente
pour nous qu'une curiosité car notre expérience spirituelle est arrivée à des élaborations autrement plus riches que celles des penseurs archaïques. Ce n'est pas
tellement sûr. Pensons par exemple au problème du Mal, aux difficultés éprouvées
par un Platon pour faire sortir l'Idée du Mal de ce monde des Idées dans lequel
le Mal n'a pas sa place puisque toutes participent au Bien. Le philosophe grec
se voit contraint, au prix de quelles tortures logiques d'identifier le Mal au Nonêtre, ce qui le conduit soit, dans l'absolu, à supposer une gradation dans le Nonêtre (ce qui n'est pas simple) soit, au plan de la Création, à confier à la matière
le rôle inexplicable de la « Cause errante », de l'obstacle illogique à l'action du
Démiurge. Il n'en va pas de même dans la pensée soudanaise, telle que le vieux
sage dogon, Ogotemmêli, l'a révélée à Marcel Griaule. Résumons très sommairement cette consmogonie. Amma, le Dieu suprême qui est dès l'origine, a pensé la
Création avant de l'actualiser. Il l'a pensée sous la forme d'un œuf partagé par
deux axes en quatre parties, correspondant aux quatre éléments. Chaque partie
comprend deux signes-maîtres, desquels procéderont les signes-mères des catégories classificatoires du Cosmos. Nous nous trouvons ainsi en présence d'une représentation imagée que l'on pourrait comparer à celle des présocratiques. Mais cette
première pensée d'Amma, statique, doit s'animer pour s'actualiser. En conséquence, les huit signes-maîtres donnent naissance à sept vibrations qui se placent
en étoile autour du noyau central (point de rencontre des axes) de telle manière
que l'extrémité de chaque segment vibratoire se trouve située à une distance pro-
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gressivement croissante du centre. Ce n'est donc plus un cercle ou un ovale qui
passerait idéalement par ces extrémités, mais une spirale. Ainsi au cercle fermé,
élément statique, se substitue une spirale ouverte, élément dynamique. Toutefois
elle se trouve encore enclose dans la membrane de l'œuf. Alors se produit l'événement essentiel, qui constitue pour les Dogon la naissance du monde : le septième segment, le plus long, traverse la paroi de l'œuf; sa partie extérieure
se coupe de la partie intérieure pour constituer un huitième segment qui représente
l'ensemble de la création en formation. On pourrait ne voir dans cette figuration
que la formulation gratuite d'un concept purement fictif comme dans certaines
gnoses tardives. On pourrait y voir aussi quelque chose d'analogue au passage de
l'éléatisme au platonisme, l'introduction du mouvement dans l'être. A notre avis,
il y a plus encore, et voici pourquoi : les sept premiers segments de la spirale
étaient formés par les huit signes-maîtres; chacun d'eux abandonne un peu de sa
substance pour constituer le huitième segment; ainsi ce dernier ne reçoit que sept
parts; il est donc moins complet que les autres, qui en possédaient huit, et cependant il est leur égal en essence. Cette anomalie a été délibérément voulue par
Amma : le huitième élément devait être incomplet afin que tout fût dans la nature,
le parfait comme l'imparfait. Ainsi le problème de l'origine du Mal est-il loin
d'être insoluble pour la pensée africaine : l'incomplétude, l'imperfection, figurent
à l'origine du monde au même titre que la perfection et leur présence n'y est pas
logiquement inexplicable puisque, dans la perspective dynamique du percement
de l'œuf cosmique par la spirale, l'imperfection n'est pas moins divine et primordiale que la perfection.
Nous avons parlé, un peu longuement peut-être, de cette cosmogonie soudanaise
afin de montrer à quelle hauteur peut s'élever la spéculation de ces prétendus
primitifs. Mais il se trouvera toujours des esprits prétendûment positifs pour
dire : « Nous vous concédons que ces témoignages d'un « âge théologique » peuvent être aussi intéressants chez Ogotemmêli que chez Origène, mais c'est là un
passé révolu. Qu'est-ce que l'étude de ces sociétés primitives nous apporte dans
des secteurs plus actuels, la politique ou l'économie, par exemple ? » Voici notre
réponse. Ce qui frappe l'ethnologue, quand il considère l'histoire du monde européen, c'est le nombre extrêmement restreint des formes politiques qui s'y sont
développées : la monarchie, avec sa déviation la tyrannie, l'oligarchie, la démocratie,
et c'est à peu près tout. Si nous voulons imaginer d'autres formules, il nous suffit
de nous tourner vers les sociétés archaïques. Nous y verrons des tribus comme
les Chaco d'Amérique du Sud, où le chef, tout en représentant le groupe à l'égard
de l'étranger, ne peut donner un ordre contraire à la volonté de ses sujets; cela
n'est pas très surprenant, mais le fait nouveau, c'est qu'au lieu de renverser leur
chef, ils l'abandonnent et s'en vont ailleurs. Dans la langue même des Batéké ou
des Fang du Gabon, il n'existe pas de vocable pour traduire le mot « c h e f » ;
ces tribus ne connaissent que des meneurs occasionnels qui s'imposent par leur
éloquence, mais qui disparaissent mystérieusement — généralement par le poison
— dès qu'ils veulent profiter de leur situation pour accroître leur pouvoir ou leurs
richesses. A ces systèmes qui frisent l'anarchie, on pourrait opposer toutes les
formes de type féodal, analogues à celles que nous avons connues en Europe,
mais plus souples, et surtout beaucoup d'autres formules qui visent avant tout
à équilibrer les pouvoirs : partage de l'autorité entre le chef élu et les chefs de
famille, entre le chef politique et les détenteurs des pouvoirs religieux, séparation
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entre les structures claniques, lignagères et économiques (tel est le cas, par exemple, chez les gens de Tikopia étudiés par R. Firth). Evans-Pritchard a montré
que chez les Nuer le groupe politique, extrêmement fluctuant, se constituait en
fonction de l'importance du danger que l'homme avait à affronter, sur le plan
familial, lignager, clanique, tribal ou national. Enfin l'un des traits les plus profonds du système politique africain, c'est que l'autorité ne s'exerce pas seulement
sur les hommes, mais essentiellement sur les lois du cosmos. Au Baguirmi deux
souverains complémentaires incarnent les deux directions du monde, l'un la direction Nord-Sud, qui est celle de la Voie Lactée, l'autre la direction Est-Ouest,
qui est celle du mouvement des étoiles, toutes deux issues du sacrifice primordial. Les deux souverains, les Mbang, ont pour rôle premier le soin d'assurer la
marche du monde; aussi l'un ne peut-il être tourné que vers le Nord, l'autre vers
l'Ouest, et toute la construction politique ne fait que refléter ces deux comportements.
Pour ce qui concerne l'économie, les sociétés archaïques nous donnent une
leçon que pourraient méditer bien des technocrates : l'économie n'est pas une
fin en soi; elle est toujours subordonnée, ou tout au moins corrélative, à des considérations religieuses ou sociales. Le paysan africain qui cultive son champ n'a
pas pour préoccupation exclusive de faire pousser du mil; son geste, en renouvelant l'union de l'homme et de la terre, entretient la fécondité du monde; lorsque
sa houe pénètre la glèbe, il actualise le sacrifice primordial qui donna la vie aux
hommes et aux choses. N'y a-t-il pas là une très haute raison de travailler, plus
haute, certes, et plus pure que le souci du rendement — qui d'ailleurs n'est pas
oublié pour autant. Rêveries, dira-t-on peut-être, imaginations d'une humanité
qui en est restée à l'âge mythologique. C'est possible, mais quand ces rêveries
aboutissent à créer entre les groupes des solidarités que détruirait l'économie
monétaire, sont-elles à rejeter ? Il existait au Nord-Est de l'Inde, dans les collines
du Nilgiri, quatre tribus, les Kota, les Toda, les Kurumba et les Badaga, que par
commodité nous appellerons A, B, C et D. A représente une peuplade pauvre,
mais connue pour ses talents artistiques : ce sont des musiciens qui produisent
accessoirement des poteries et des instruments aratoires. B est un groupe typiquement pastoral; C une peuplade déshéritée qui vit dans une forêt dont elle exploite
les maigres ressources (bois, chasse); D, enfin, est une tribu d'agriculteurs. Les
échanges circulaires ont lieu à l'échelon familial, chaque famille A, B, C et D
ayant une famille « correspondante » dans les autres communautés avec laquelle
on procède à des échanges de produits agricoles contre des outils, de bois contre
des denrées alimentaires ou un appoint en main-d'œuvre. Les plus riches sont B
et D, mais tous parviennent à couvrir leurs besoins élémentaires. Dans une économie de type occidental, un tel système d'échanges se révélerait vite impossible
à l'usage, à cause du déséquilibre flagrant et constant entre les « balances de
paiement ». Or, sur place, les comptes « se soldent » sans difficulté. Le rôle religieux joué par A (musique lors des cérémonies) et son monopole de la production
de l'outillage (le travail des métaux est interdit à B, C et D par des considérations
de caste) permettent au groupe A de vivre au-dessus de ses moyens. Pareillement,
la communauté C perdue dans sa jungle compense son infériorité économique
par la crainte que sa sorcellerie inspire aux autres groupes. D'autres interdits poussent encore les plus riches, B et D, à se dessaisir sans contre-partie de denrées
alimentaires ou de produits de l'élevage au bénéfice de A et de C. Ainsi un systè-
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me économique, pour nous aberrant, permet à ces tribus de vivre d'une façon
satisfaisante, ou plutôt le leur permettait, car l'impact de la civilisation industrielle
« égalitaire » qui commence à les atteindre est en train de les conduire à la ruine.
Il est un autre aspect de l'économie archaïque que nos sociétés contemporaines
ont à peu près oublié, et c'est grand dommage : le travail exécuté en commun noue
entre les personnes des liens affectifs qui culminent, une fois l'œuvre achevée,
dans l'explosion des fêtes. Il faut avoir vu les réjouissances collectives qui servent
de conclusion aux campagnes de pêhe, aux labours ou aux semailles, pour comprendre tout ce que nous avons perdu avec notre lugubre week-end.
Malheureusement, et c'est là l'autre point sur lequel il convient d'insister, ces
sociétés si différentes des nôtres mais si riches en valeurs humaines sont menacées
de mort. Sans parler du génocide pur et simple, comme on l'a vu récemment au
Brésil où les généreuses inspirations de Rondon ont été si tragiquement déviées
par ses successeurs, l'impact de la civilisation mécanique, avec ses indiscutables
bienfaits matériels, ruine le système du monde dans lequel les peuples archaïques
avaient trouvé cohérence et satisfaction. Pour ne rien dramatiser, prenons un
exemple très simple, très banal. Certaines tribus australiennes ne connaissaient
comme outil de coupe que la hache de pierre polie. Des missionnaires bien intentionnés leur ont distribué des haches de métal dont le rendement était incomparablement supérieur. Mais quelle perte spirituelle ! La hache de pierre était le véhicule d'innombrables représentations cosmiques et sociales. On peut admettre
que la plasticité des croyances australiennes permettra — peut-être — de reporter
sur la hache de métal les vertus de la hache des ancêtres. Il existe toutefois un
autre problème. Les haches de pierre polie, dont la fabrication était longue et
difficile, étaient extrêmement rares. Lorsqu'une famille voulait procéder à un
sacrifice pour lequel elles étaient requises, elle devait aller en emprunter une à
celui qui en possédait : d'où création de liens sociaux, d'échanges compensatoires,
qui faisaient naître un tissu de relations entre les familles et structuraient le groupe.
Au contraire, maintenant que chacun possède une hache en métal, les relations
sociales s'estompent et les familles se dispersent. De plus, la hache de pierre, legs
des ancêtres, appartenait de droit au chef de famille; désormais n'importe quel
jeune homme peut posséder sa hache et faire fi de l'autorité et du prestige du veillard. C'est le début de la destruction de la famille patriarcale. Ce sont des phénomènes apparemment aussi limités qui ont le plus d'influence sur la vie spirituelle
des sociétés archaïques : depuis que les Australiens connaissent la viande en conserve, ils n'ont plus besoin d'aller à la chasse; ils ne retournent donc plus sur les
lieux de culte qui dessinaient sur le col, en une géographie mythique, les déplacements du Démiurge, du Grand Chasseur; ils ne répètent donc plus les dessins
symboliques dont nous avons parlé précédemment, dessins qui résumaient leur
savoir astronomique, historique et moral et servaient de base d'initiation pour les
enfants lors des grandes assemblées rituelles. Si désormais ce savoir est perdu, les
Australiens — ou ce qu'il en reste — auront bien appris de nous la viance de
conserve, mais rarement le savoir universitaire et ils demeureront désœuvrés dans
les grandes villes.
C'est pourquoi, dans de telles conditions, l'ethnologue a le devoir de procéder
au plus tôt à la collecte de documents de toute espèce qui, dans quelques générations, auront disparu. A l'intérieur de ces sociétés de type initiatique, la connaissance est longue à acquérir et seuls les hommes d'âge peuvent atteindre les degrés
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supérieurs; mais quand un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui disparaît.
Sans doute aurait-il eu le temps de transmettre son savoir aux jeunes gens si ces
derniers n'avaient pas de plus en plus fréquenté l'école européenne, qui leur
inspire souvent — parfois sans le vouloir expressément — le dédain des traditions
et qui, dans tous les cas, leur retire une bonne partie des loisirs nécessaires pour
franchir petit à petit les degrés de l'échelle de l'initiation. Aussi a-t-on pu voir
le vieux sage dogon Ogotemmêli confier le dépôt de la tradition à un ethnologue
européen qui lui paraissait plus capable de la maintenir que les gens du village
d'Ogol.
Si nous ne voulons pas voir disparaître sans recours les trésors de la pensée
archaïque, il nous faut donc former aussi vite que possible le maximum de
chercheurs susceptibles de la recueillir. Ce n'est pas une tâche aisée. En théorie
nous disposons de tous les moyens techniques nécessaires : photo, cinéma, magnétophone, etc. Mais le fond du problème n'est pas là. Les moyens audio-visuels
sont sûrement indispensables pour enregistrer l'information ouverte; seulement
nous savons qu'une telle information, séparée de son contexte et de son commentaire, n'a guère de sens : comment enregistrer, par exemple, l'absence d'un objet
dans une série, comment relever les multiples composantes de la personne humaine, comment savoir ce qui est significatif si justement celui qui sait ne veut
pas vous le dire ? Le propre de l'ethnologie, à la différence de ce qui se passe dans
les autres sciences, c'est que l'information essentielle ne se découvre pas; elle se
mérite. En plus de sa préparation intellectuelle et technique, en plus de sa résistance et de sa patience, le chercheur doit posséder encore des qualités humaines
qui lui permettent d'être reconnu comme un interlocuteur valable par son informateur.
Telle est, dans ses grandes lignes, la tâche propre de l'ethnologie, mais ce
serait une erreur que de la considérer comme une discipline sourcilleuse, étroitement et rigoureusement attachée à son autonomie. Pas le moins du monde. D'une
part l'ethnologie a besoin, sinon pour se constituer, du moins pour fonctionner,
des autres secteurs scientifiques; en revanche elle est susceptible de leur rendre
à son tour d'appréciables services.
Ce qui frappe les étudiants préparant un diplôme d'ethnologie, c'est la multiplicité et la variété des connaissances qui leur sont demandées. Les programmes
vont en effet de la préhistoire à la muséographie, de l'anthropologie à l'astronomie
et les candidats ont souvent l'impression qu'on leur demande d'être des encyclopédies vivantes — ce qu'ils sont, à vrai dire, rarement. C'est qu'en fait, si l'on
vise à la connaissance de l'homme, on peut aborder son étude par n'importe
quel aspect. Traditionnellement les ethnologues ont le plus souvent une formation de préhistoriens, comme M. Leroi-Gourhan, de philosophes, comme
M. Lévi-Strauss, de pasteur comme Maurice Leenhardt, et bien souvent de linguiste ou de médecin. Cette formation vaut n'importe quelle autre, mais elle ne
saurait être tenue pour exclusive. L'important, ce n'est pas ce que l'on sait, c'est
ce que savent les gens sur lesquels on travaille. Or la pensée archaïque est beaucoup moins spécialisée que la nôtre : un chef de village ou de tribu doit posséder un ensemble de connaissances religieuses, généalogiques, agronomiques,
économiques, techniques et même politiques, qui lui permettent de se tirer
d'affaire dans les cas innombrables ou son autorité est sollicitée. On peut donc
s'attendre à ce qu'il se trouve de plain-pied avec le chercheur si celui-ci l'attaque
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sur l'astronomie ou sur la pharmacopée, sur l'histoire locale ou sur la divination.
Ce n'est pas là que réside la difficulté, mais dans les rapports qu'il établit entre
chacun de ces secteurs. La pensée archaïque joue à l'aise dans un tissu de correspondances, de participations et de symboles où l'enquêteur a le plus grand mal
à la suivre. Aussi doit-il s'y préparer non pas par une connaissance encyclopédique
du monde — sur ce point nos étudiants se trompent gravement — mais en acquérant une plasticité, une agilité d'esprit suffisantes pour qu'il puisse suivre le fil
de la pensée de l'informateur dans ses différents registres. Et le moyen le plus
simple d'acquérir cette plasticité, c'est d'avoir fait soi-même l'expérience
vivante de plusieurs disciplines dont les méthodes, les enseignements et les effets
soient aussi variés que possible. C'est pourquoi l'ethnologue doit faire appel,
pour sa formation, à de nombreuses spécialités qui joueront à son égard le même
rôle qu'à l'égard de l'histoire les sciences auxiliaires. Il sera sans doute délicat,
par la suite, de maintenir l'équilibre et l'expérience prouve que chaque ethnologue
privilégie dans sa recherche, la discipline qui convient le mieux à son tempérament. Ce n'est pas nécessairement une faiblesse — quel esprit peut se flatter d'être
complet ? — à la condition que le chercheur n'oublie jamais qu'au-delà des précieuses informations données par la linguistique, la technologie ou la philosophie,
il existe un homme global, une société globale, qui constituent le but à atteindre.
Ces quelques considérations montrent comment l'ethnologie travaille dans
son propre intérêt. Reste à montrer en quoi elle peut être utile aux autres.
D'abord il est hors de doute que l'ethnologie a fait à nombre d'autres disciplines un cadeau fort précieux en leur communiquant les documents matériels et
humains qu'elle avait recueilli un peu partout. En dresser le tableau serait fastidieux. Bornons-nous à quelques exemples.
A la linguistique elle a apporté la connaissance précise et concrète de certains
phénomènes sonores dont on savait seulement qu'ils existaient. Un missionnaire
portugais avait bien dit que les indigènes du Mozambique parlaient « de la même
façon que nos muletiers quand ils poussent leurs animaux », mais ce sont les
enregistrements réalisés par les ethnologues qui permettent d'étudier les « clicks »
de la langue hottentote. De même les langues « à ton » d'Afrique ou d'ExtrêmeOrient n'ont vraiment révélé leur mécanisme qu'à partir des documents relevés
sur le terrain. Dans le domaine courant; tout de même, quel linguiste s'attendait
à voir apparaître ce que Nordens-Kjold a ramené d'Amérique Centrale ? Des
dialectes où le même objet est désigné par des noms différents selon qu'il est
pensé par le locuteur ou exprimé à l'intention d'un supérieur, ou pensé dans
le futur, ou pensé en rêve, etc. Il était bien intéressant aussi d'apprendre que dans
la langue Haida de la Colombie britannique, il existait plus de vingt préfixes
verbaux indiquant si l'action est exécutée en portant, en se précipitant, en martelant, en poussant, en tirant, en nageant, en frappant du pied, en piochant, en
coupant, etc.
La psychiatrie a été amenée par l'ethnologie à repenser pas mal de positions
freudiennes. Que devenait le classique complexe d'Oedipe dans un groupe social
où le père n'était pas considéré comme le procréateur de l'enfant et où cet enfant
regardait comme sa mère toutes les femmes de la même classe d'âge ? Que devenait la révolte contre le père et le meurtre du chef dans une société où l'autorité,
extrêmement diffuse, ne s'incarnait pas dans une personne ? Si la psychanalyse
a souvent été utile pour étudier certaines sociétés archaïques, comme le montrent
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les travaux de Kardiner et de Cora du Bois sur les îles d'Alor, on peut dire que
l'ethnologie lui a en retour rendu bien des services.
On sait depuis Durkheim tout ce que la sociologie doit aux spécialistes des
tribus australiennes; on sait, depuis Mauss, ce que l'économie a gagné à étudier
les règles de l'échange ou don dans les sociétés à « potlatch » ; on sait aussi tout
ce que l'esthétique contemporaine doit à la découverte des arts d'Afrique,
d'Océanie, d'Amérique centrale. Il est inutile de développer ces sujets qui sont
familiers à tous, mais nous voudrions insister sur un autre point : l'ethnologie n'a
pas seulement élargi le domaine des connaissances, elle a permis d'interpréter
d'une façon beaucoup plus convaincante des données déjà recueillies par
d'autres.
En dépit du merveilleux labeur des archéologues et des historiens, l'antiquité
gréco-latine posait — et pose encore — de nombreux problèmes. Tant de gens
avaient parlé des mystères d'Eleusis ou des rites orphiques qu'on finissait par
croire que le mystère en était percé, bien que le dernier dépositaire de la tradition
eût disparu depuis longtemps. Or voici que les ethnologues retrouvent, largement
vécues et profondément senties, des cérémonies apparemment tout à fait analogues. Et la merveille, c'est que les exécutants savent encore pourquoi ils font tel
ou tel geste, de quelle signification symbolique ils les revêtent, quelle place ils
leur attribuent dans l'ordre cosmique. Déjà des hellénistes avisés, comme Jeanmaire, avaient utilisé les rites africains d'initiation pour interpréter les institutions
Spartiates. Mais la méthode peut être largement généralisée. Nous retrouvons les
transes des Bacchantes dans ces cultes de possession qui sont répandus à travers
toute l'Afrique, et ce que les auteurs grecs initiés avaient celé — ou qu'ils
n'avaient révélé que par allusions pour nous bien obscures — le travail des
ethnologues peut nous le faire au moins entrevoir : nous connaissons maintenant
les génies qui viennent posséder les danseurs en transes, nous connaissons leurs
noms, leurs attributs, les couleurs, les parfums, les paroles, les musiques qui leur
correspondent et qui les appellent. Toute une revision de la mythologie antique,
dans le sens le plus concret, devient possible. Est-ce que nous établissons indûment ce parallèle entre les croyances grecques et les croyances africaines, qui
prend presque une odeur de sacrilège pour les fervents de l'antiquité classique ?
Nous ne le croyons pas. Archéologues et philologues ont relevé, par exemple,
qu'Athéna était souvent mise en relations avec la Tripolitaine, le Lac Triton,
mais ils ne sont guère allés plus loin. L'ethnologie leur apporte une confirmation :
on danse encore aujourd'hui à Ghat la danse d'Athéna; les jeunes filles entrechoquent leurs bâtons et accomplissent les pas rituels comme les vierges helléniques. Et pour l'Egypte, le rapprochement s'impose plus encore peut-être. Pourquoi,
par exemple, le Pharaon est-il généralement accompagné de ces porteurs de flabellum ? La réponse nous vient du Baguirmi : là le sultan, le Mbang, apparaît dans
sa gloire, entouré de porteurs de flabella qui alternativement élèvent et abaissent
leur éventail au cours de leur danse. C'est que le Mbang, qui incarne le soleil sur
la terre, représente la vie, laquelle est descendue sur le monde par le moyen de
deux vents qui tourbillonnaient en sens inverse, selon un double mouvement ascendant et descendant qui entraîne la marche d'un soleil de jour et d'un soleil de
nuit : ainsi le sultan entre les vents, comme le pharaon entre les flabella, figure
dans sa totalité la triade créatrice du monde.
Nous pourrions multiplier de tels exemple. Ceux que nous avons cités suffiront
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VIVIANA PÂQUES
sans doute pour faire admettre que l'ethnologie peut être une précieuse auxiliaire
pour l'interprétation des civilisations disparues. Mais à côté de cette utilité, en
quelque sorte culturelle, elle prétend aussi apporter dans de nombreux cas une
utilité pratique.
L'ethnologue américain Ckyde Kluckhohn raconte qu'au cours de son enquête
sur les Indiens Navaho il arriva un soir dans un village où l'institutrice avait
organisé une fête de bienfaisance. Tous les élèves des écoles, tous les jeunes gens
et jeunes filles étaient présents. On se mit à danser. Une jeune indienne se trouvait
seule près d'une fenêtre; l'institutrice prit par le bras un garçon Navaho, le conduisit vers la jeune fille et les invita à danser ensemble. Tous deux demeurèrent
face à face, extrêmement gênés, les bras ballants. L'institutrice dit à Kluckhohn :
« Regardez comme ces gens aiment faire des embarras, au lieu de danser simplement comme tout le monde. — Mais, répliqua l'ethnologue, savez-vous s'ils sont
du même clan. — Et alors ? Qu'est-ce que cela peut faire ? — Iriez-vous au lit,
vous, avec votre frère ? » L'institutrice était scandalisée à cette pensée; son interlocuteur dut lui expliquer que pour les Navaho la danse était assimilée à l'acte
sexuel et que danser avec quelqu'un de son clan, c'était tout bonnement commettre un inceste.
Il n'y avait là qu'une faute de goût. L'ignorance a causé des erreurs bien plus
graves. A la maternité de Bamako, les médecins français étaient fort étonnés de
voir que les Africaines acceptaient volontiers de passer dans une salle d'hôpital
les dernières heures de leur grossesse, mais qu'elles s'enfuyaient toujours pour aller
accoucher dans le jardin, avec tous les risques que cela comportait pour la mère
et l'enfant. Par hasard ils s'en ouvrirent un jour à Marcel Griaule qui répondit :
« Selon les croyances africaines, l'enfant acquiert son âme quand il touche la terre
et non pas le carrelage. Mettez donc tout simplement une caisse de terre auprès
du lit ». Depuis lors les mamans malinennes n'allaient plus accoucher dans le jardin.
Mais c'est là un des cas rarissimes où un ethnologue français a été consulté,
fût-ce par hasard. L'administration qui, par définition sait tout, n'a voulu en faire
qu'à sa tête pendant toute la période coloniale avec les brillants résultats que l'on
connaît : routes qui bouleversent la topographie sacrée, marchés installés à grands
frais dans des lieux interdits, maisons inhabitables parce qu'elles ne tenaient pas
compte des habitudes locales, etc. Sur tout cela l'ethnologue aurait eu son mot
à dire, probablement avec quelque succès. Les territoires dits coloniaux n'ont pas
été les seuls à souffrir de tant de présomption. En Italie l'administration a décidé
un jour de déloger les troglodytes de Matera et de les reloger dans des H.L.M.
de la périphérie, dotés de l'eau courante. Doléances immédiates des intéressés :
nos filles ne se marieront plus, puisque les mariages étaient toujours arrangés au
cours des conversations à la fontaine; elles ne pourront plus faire le « corso »
entre ces H.L.M. si éloignées et elles ne seront plus vues que par des étrangers.
« Finalement il a fallu céder et entrer en récalcitrant dans le monde moderne.
Est-ce un avantage ?
Il semble qu'il ait fallu la guerre pour que les Etats-Unis cessent de considérer
leurs « anthropologues » comme des curiosités de laboratoire. Mais alors que ne
leur a-t-on pas demandé ? Former les officiers destinés à l'administration des
territoires occupés, rédiger des brochures à l'intention des soldats pour leur
apprendre à employer l'argot australien ou à bien se conduire envers les femmes
musulmanes, nourrir les programmes de guerre psychologique visant à saper le
À QUOI SERT L'ETHNOLOGIE ?
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moral de l'adversaire, etc. Les Britanniques aussi confièrent à des ethnologues
d'importantes fonctions comme conseillers politiques pour les affaires du
Moyen-Orient ou pour les rapports avec les indigènes du Kenya et d'Abyssinie.
Une ethnologue, Ursula Graham Bower, reçut dans le grand public le surnom
de « second Lawrence ». Elle avait réussi en effet à gagner la confiance des Zemi,
une tribu qui occupait une position stratégique à la frontière entre la Birmanie
et l'Assam, ce qui changea le cours de l'invasion de l'Inde par les Japonais.
Est-ce à dire que l'ethnologie prétende tout savoir et se mêler de tout ? Au
constraire, elle a tendance à penser que son efficacité et son utilité tiennent moins
aux connaissances — si fréquemment remises en cause — qu'à sa méthode, telle
qu'on peut la résumer sommairement en ces deux préceptes : apprendre à voir et
apprendre à saisir les rapports. L'ethnologue bien entraîné est d'abord un homme
qui voit ce que les autres ne voient pas, tout simplement parce qu'il a appris à
regarder. Il serait amusant de comparer les descriptions d'un tisserand au travail
faites par, disons, un journaliste, un ingénieur et un ethnologue. Il se peut que
la première soit plus pittoresque, que la seconde expose plus clairement le mécanisme du métier à tisser; seul l'ethnologue donnera à sa description une âme parce
qu'il saura replacer le travail du tisserand dans son environnement complexe,
parce que seul il expliquera pourquoi tel support a trois branches et non pas
quatre ou deux, pourquoi seul l'homme a le droit de travailler au métier, pourquoi celui-ci est installé sur le tombeau de l'ancêtre fondateur du village, pourquoi
la jeune mariée danse le soir des noces avec le montant du métier à tisser, etc.
L'ethnologie apprend à la fois à voir le détail le plus mince et à le situer dans un
ensemble. C'est pourquoi pour elle tout a de l'intérêt, même la façon dont un
charcutier alsacien s'y prend pour égorger un cochon.
Elle nous enseigne aussi à saisir les rapports entre les choses, les correspondances entre les domaines. Lorsque le gouvernement péruvien décida de fournir
aux Indiens affamés de la farine de poisson à un prix très modique, les techniciens
se sont ingéniés à lui donner un goût agréable et à la présenter dans des boîtes
attrayantes. Ils n'ont pas pensé que les Indiens ne se déterminaient pas uniquement dans leur choix par des motifs économiques : presque tous ont refusé la
farine parce que l'emballage portait les couleurs qui pour eux sont celles du
deuil. Superstitions exotiques ? Essayez donc de vendre en France, disait le docteur
Schaff, un médicament dans un emballage rouge. On a vu aussi que les femmes
de Tombouctou refusaient la farine de blé mécaniquement moulu parce que,
pour elles, le grain de blé n'a pas préalablement été partagé en trois parties.
L'ethnologue comprend pourquoi à leurs yeux ce blé est « mort » parce qu'il a
pris l'habitude de vivre sur plusieurs plans simultanés de connaissance et d'action,
de ne jamais séparer un phénomène de toutes ses correspondances dans les autres
secteurs. Vous entendrez souvent les ethnologues dire dans leur jargon « c'est la
même chose » à propos d'une étoile, du mariage et d'une aubergine.
Pour enseigner ainsi à voir et à saisir les rapports, l'ethnologie utilise fréquemment une méthode très simple : elle refuse les évidences. Pour elle ce qui paraît
trop clair est toujours suspect. Qu'y a-t-il de plus normal que de manger pour
satisfaire son appétit ? Et pourtant ! Plus on étudie la façon dont les hommes
mangent et plus on est amené à se demander si leur but principal est bien de se
nourrir. Considérez par exemple l'attitude d'un chef de famille du Baguirmi qui
va manger sa bouille de mil quotidienne. D'abord, il se tourne vers l'Est, comme
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VIVIANA PÂQUES
pour la prière islamique (nos aïeux disaient bien le Benedicite); ensuite, il se
découvre l'épaule droite, comme pour la salutation envers le Sultan (les Anglais
portent encore un toast à la reine). C'est que, dans la croyance baguirmienne, le
petit mil dont est faite la bouillie représente le Sultan. En ingérant sa nourriture,
le baguirmien s'assimile donc la force vitale dont le Sultan est l'expression dans
le monde. Mieux même, cette assimilation n'est point une combinaison quelconque : c'est une véritable union, ressentie comme une union sexuelle. Aussi dans
toute l'Afrique est-il inconcevable qu'une femme mange en présence de son mari
devant témoins. Au Moghreb les époux mangent ensemble après la consommation du mariage et l'on comprend aisément pourquoi.
La même méthode vaut aussi bien pour les sociétés européennes. Avant d'accepter une valeur comme donnée, l'ethnologue la décortique; il en expulse tout ce qui
est superficiel ou survivance stérile. Ainsi par exemple dans un procès d'assises :
sous le formalisme arrogant et vide, sous les aspects guignolesques de cette célébration, l'ethnologue reconnaît le sens des rites, la profonde réalité humaine
des actes de justice, parce qu'il sait dépasser la mascarade pour pénétrer dans le
monde du Droit.
Ainsi donc, sur le plan pratique, l'ethnologue se flatte d'aider les hommes
à éviter de grossières erreurs et de leur apprendre à mieux découvrir les réalités
humaines sous-jacentes à leur expression matérielle. Sur un plan plus élevé il
estime qu'il a aussi à jouer un rôle important.
L'ethnologie nous habitue, en premier lieu, à prendre conscience de la
diversité de l'espèce humaine, non pas pour ce qui regarde son aspect extérieur,
sa couleur, sa langue ou ses coutumes, ce qui va relativement de soi, mais
pour ce qui concerne sa pensée. Pour reprendre une belle expression de
M. Georges Gusdorf, «l'ethnologie désoccidentalise la métaphysique». Elle
nous enseigne que pour les trois-quarts des habitants du monde, le « je pense
donc je suis » est une formule vide de sens. Elle nous enseigne que le discours
rationnel auquel nous sommes accoutumés n'est ni la seule forme de philosophie
ni la seule forme de sagesse par lesquelles l'humanité puisse exprimer valablement sa vision du monde. L'étude des philosophies orientales ou extrêmeorientales nous en avait déjà donné la prescience; cependant ces disciplines
adoptaient généralement une démarche conceptuelle qui ne nous était pas nécessairement incommunicable. L'ethnologie nous montre qu'il est d'autres formes
de gnose, d'autres systèmes de pensée, d'autant plus neufs pour nous et d'autant
plus enrichissants qu'ils ne sont pas une réflexion sur leur objet mais une véritable vie. On retrouve en quelque sorte, mais transposée sur le plan du groupe
humain total, la parole de saint Athanase : « Sans une pensée pure et l'imitation
de la Vie des Saints, on ne saurait saisir la parole des Saints ». La pensée archaique est inséparable de la vie. Elle se développe suivant les étapes de l'existence.
Dans notre monde européen, l'idée que peut se faire de Dieu un vieil et savant
professeur de théologie est peut-être beaucoup plus pauvre et beaucoup plus
confuse que celle d'un très jeune mystique comme Gabriel de l'Addolorata.
On ne peut imaginer, dans la société bamabara, par exemple, qu'un jeune
homme initié au premier degré du Komo atteigne à une expérience religieuse
aussi profonde que celle d'un vieux dignitaire, de même qu'il ne saurait avoir
un poids social comparable. Là où nous poussons des pointes individuelles,
parfois géniales, parfois dérisoires, la société archaique maintient un ordre, fixe
À QUOI SERT L'ETHNOLOGIE ?
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des étapes, établit une harmonie. On comprend mieux ainsi l'erreur de ceux
qui se sont imaginé que la société primitive était simple parce que tous les hommes,
à peu près semblables, y étaient interchangeables. Au contraire il n'existe pas de
groupe humain plus hiérarchisé ni plus structuré : chacun y a sa place définie, le
chasseur comme le forgeron, le griot qui chante les louanges des chefs, comme
le possédé mangeur d'excréments. C'est un autre style de vie auquel l'ethnologie
nous donne accès. Elle ne prétend pas — ce serait naif et présomptueux — qu'il
est inférieur ou supérieur au nôtre. Elle nous indique seulement qu'il a un sens
et elle nous invite à le découvrir.
Ce n'est pas toujours simple. Certaines pratiques, si nous les jugeons d'après
nos conceptions, relèvent de l'asile psychiatrique. On connait la réponse d'un
fonctionnaire britannique au questionnaire du « Royal Institute of Anthropology » sur la population qu'il administrait : « Culture ? — Nulle. Mœurs ? —
Dégoûtantes ». Sans parler de ces possédés mangeurs d'excréments que nous
mentionnions plus haut, il est une pratique qui a beaucoup excité les imaginations, le cannibalisme. Or, lorsqu'on s'attache à en analyser le sens, on s'aperçoit
qu'il ne s'agit nullement d'une gastronomie spéciale et répugnante, mais d'un
acte communiel de manducation qui, par les représentations qu'il fait naître
chez les participants, n'est pas essentiellement différent, dans sa nature profonde,
de la communion du prêtre sous les deux espèces. D'autres cas nous paraissent
moins révoltants, mais tout aussi aberrants. Les Dawada du Fezzan habitent une
région si déshéritée qu'ils y trouvent seulement, pour se nourrir, des crustacés
microscopiques, les dûd. Or ces gens qui ont toute l'année la faim au ventre, qui
ont un appétit de viande que l'on peut imaginer, consacrent leurs très maigres
ressources à l'achat d'une chamelle qu'ils égorgent à l'ouverture de la campagne
de pêche et abandonnent dans le lac.
La grande leçon que nous donne l'ethnologie est donc double. D'une part elle
nous enseigne que de telles sociétés ne doivent pas être jugées selon nos critères,
principalement économiques, et cela non seulement dans leurs habitudes alimentaires mais dans toutes leurs institutions. Les sociétés africaines, à de très
rares exceptions, ont toujours connu et pratiqué l'esclavage. Ce serait un nonsens que de l'expliquer comme on le fait parfois pour l'antiquité gréco-latine,
par des considérations économiques. S'il en était ainsi, pourquoi les Africains
affranchiraient-ils leurs esclaves à la seconde ou troisième génération ? Pourquoi
confieraient-ils le plus souvent la direction des armées à un esclave (qui ne s'en
est jamais servi pour s'emparer du pouvoir) ? Pourquoi, à la mort d'un chef,
admettent-ils que pendant l'interrègne les esclaves se comportent en maîtres
obéis de tous jusqu'à la nomination du nouveau souverain ? C'est que les esclaves ne sont pas considérés comme une main-d'œuvre moins coûteuse que celle
des hommes libres — cette distinction n'aurait guère de sens dans un groupe
social qui ignore le salariat. Non ! Les esclaves font partie intégrante de la
société; ils y ont leur statut, leur fonction; ils y jouent un rôle parfaitement
défini : les diverses classes sociales reproduisent sur la terre les diverses branches de l'arbre cosmique, qui est l'axe du monde; avant que cet arbre ne se
renversât, pour des raisons de haute mystique, les esclaves siégeaient au sommet; c'est pourquoi la branche actuelle des esclaves est aussi respectable et aussi
nécessaire que celle des bouchers, des forgerons, des descendants du Prophète
chez les islamisés, de même que sont également respectables et nécessaires les
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VIVIANA PÂQUES
constellations avec lesquelles ces classes sont mythiquement mises en rapport.
Le corollaire de cette leçon saute aux yeux : si nous reconnaissons la valeur
et l'autonomie de ces formes archaiques de pensée et de vie, nous ne pouvons
pas penser que nous pourrons, soit par notre influence indirecte, soit par notre
enseignement, remodeler entièrement leurs membres comme on noircit une
page vierge. Tout homme naît dans un monde déterminé par des structures culturelles préexistantes. Si un groupe social ou un individu venaient à se libérer
complètement de sa culture passée, il se trouverait dans un état aussi anormal qu'un amnésique. Inversement la conservation et le respect de ces cultures
« différentes » ne peuvent que servir à une meilleure compréhension pratique
entre les peuples.
Nous ne croyons pas utile d'insister davantage sur l'enrichissement que l'ethnologie peut apporter à notre connaissance de la nature humaine en général, mais
peut-être faut-il dire un mot, en conclusion, de l'utilité qu'elle présente pour
une meilleure connaissance de notre propre civilisation. L'une, d'ailleurs, découle
de l'autre. Quand nous savons qu'il existe des peuples chez qui le commerce
lui-même a une valeur plus sociale qu'économique (c'est le cas du commerce
kula » des Mélanésiens, où un objet prend d'autant plus de valeur qu'il est passé
en de nombreuses mains et s'est ainsi chargé du poids sentimental que lui attachaient ses propriétaires successifs), quand nous rencontrons des tribus où le
prestige ne s'acquiert pas par la richesse mais par le gaspillage (c'est le cas
du « potlatch » chez les peuples de Colombie britannique où l'on reconnaît
pour leader celui qui a brûlé le plus de couvertures ou jeté à la mer le plus de
plaques de cuivre) nous en venons à nous demander s'il ne subsiste pas chez nous
des traces de ce système pré ou anti-économique. Et nous les voyons aussitôt
apparaître, depuis la nécessité de « rendre » une invitation pour ne pas perdre la
face jusqu'à ces feux d'artifice démentiels du monde méditerranéen où les communes et les individus s'endettent pour faire meilleure figure que les autres. Folklore,
survivance, bien sûr ! écho aussi de croyances que l'on pouvait imaginer disparues.
Qui dira ce que notre sapin de Noël doit à l'ancien culte germanique de l'arbre,
peut-être même à cet arbre cosmique que nous évoquions à propos des religions
africaines ? Certaines des notions les plus ancrées dans notre civilisation latine et
chrétienne ne gagneraient-elles pas à être considérées à la lumière d'autres expériences ? Nous parlons du « Verbe créateur », de la « parole de Dieu » qui « créa »
le monde. Est-il bien sûr que nous mettions quelque chose de précis sous ces
termes consacrés par l'usage ? N'aurions-nous pas profit à méditer les réflexions
de Maurice Leenhardt sur la pensée canaque dans Do Kamo (pp. 183-4) : « Quand
réussit une grande entreprise comme la descente d'un tronc de la montagne à
la mer pour faire une pirogue, on dit : l'action a été bonne parce qu'on a suivi
la parole d'un dieu; là où nous pensons technique, ils pensent parole. La parole
est donc inspiration, révélation, dynamisme. Le sculpteur ne travaille pas
s'il ne la sent pas en lui... La parole est si bien confondue avec l'action que
l'action cesse quand elle cesse d'être l'un des éléments de la parole. Un sculpteur
avait la réputation d'être bon chirurgien. Il était devenu chrétien. Je m'aperçus
un jour qu'il n'opérait plus. Je lui en demandai la raison. « Non, dit-il, depuis
que la Parole de Dieu est dans le pays, la chirurgie ne va plus. J'ai opéré la
jambe d'un tel; mon bistouri a biaisé ». Et il ajoutait : « Ce n'est plus la même
parole ».