Critiques de l`économie politique

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Critiques de l`économie politique
Valeur et prix :
un essai de critique
des propositions néo-ricardiennes
Manuel Pérez
Critiques de l’économie politique
nouvelle série n°10, Janvier-mars 1980
Introduction
Le débat sur la transformation des valeurs en prix de production a déjà suscité une
abondante littérature. Compte tenu de sa brièveté, cet article ne peut avoir pour objectif de
reprendre en compte l’ensemble de ce débat. Il se propose de présenter sous forme
condensée un certain nombre d’analyses qui seront ultérieurement développées dans un
travail en cours de préparation. Il s’agira donc ici d’esquisser une nouvelle approche du
problème qui permette à la fois de « résoudre » celui-ci et de battre en brèche les principales
propositions néo-ricardiennes.
La première partie rappelle comment sont établies les deux propositions essentielles de
l’analyse néo-ricardienne : on y montre que l’hypothèse dite « d’état stationnaire » joue un
rôle central et qu’en son absence ces deux propriétés ne peuvent plus être établies. Par
contre, la logique des schémas de Marx est dans ce cas pleinement restituée. La seconde
partie propose une relecture de Marx montrant que l’erreur repérée par Bortkiewicz peut être
aisément corrigée sans remettre en cause la validité du chapitre du Capital traitant de la
transformation des valeurs en prix de production.
I. Critique du modèle néo-ricardien
1. Les néo-ricardiens démontrent « l’ineptie de la loi de la valeur »
a) Les données du problème
Les néo-ricardiens partent d’emblée de la description des conditions techniques de
production, parmi lesquelles on peut inclure – ce que Sraffa ne fait pas – les normes de
consommation des travailleurs. On dispose donc comme point de départ d’un ensemble de
relations techniques que l’on peut schématiser à l’aide d’un exemple numérique qui évitera
un recours aux formules mathématiques, sans mettre en cause la généralité du
raisonnement :
240 M1
50 M1
90 M1
10 M2
20 M2
60 M2
200 travail
100 travail
1
500 M1
100 M2
300 travail
Ces relations se lisent ainsi : pendant la période de production considérée (et supposée
unique) :
– on produit 500 unités de marchandise M1, et cette production nécessite 240 unités de
marchandise M1, 10 unités de marchandise M2 et 200 unités de travail ;
– on produit 100 unités de marchandise M2, et cette production nécessite 50 unités de
marchandise M1, 20 unités de marchandise M2, et 100 unités de travail ;
– enfin, les 300 unités de travail utilisées au total nécessitent une consommation de 90
unités de M1 et 60 unités de M2.
A partir de ces données de base, on va pouvoir construire deux systèmes, l’un en prix de
production (théorie néo-ricardienne) et l’autre en valeurs (théorie marxiste).
b) Le système des prix de production
On va transformer les relations de production ( ) en égalités, après avoir affecté des prix
aux marchandises :
– p1 et p2 seront les prix respectifs des marchandises M1 et M2.
– w sera le salaire (prix d’une unité de travail).
La règle supplémentaire nécessaire à l’écriture des équations sera l’existence d’un taux de
profit uniforme R. Dans ces conditions, on obtient le système d’équations ci-dessous :
(1)
500 p1 = (1+R) (240 p1 + 10 p2 + 200 w)
(2)
100 p2 = (1+R) ( 50 p1 + 20 p2 + 100 w)
(3)
300 w = 90 p1 + 60 p2
Ce système se résout aisément et conduit sur notre exemple aux valeurs :
R = 25 %
p1 = 10 m/7
p2 = 20 m/7
w=m
où m est un paramètre qui peut prendre n’importe quelle valeur positive ; autrement dit, on
obtient un système de prix relatifs.
Un traitement mathématique plus approfondi du problème montre que 1/1 + R est la valeur
propre dominante de la matrice des coefficients techniques unitaires obtenue après avoir
remplacé le salaire par son équivalent en marchandises. Le vecteur (p1, p2) des prix relatifs
est le vecteur propre associé à cette valeur propre. Dans le cas de la production simple
examiné ici, où chaque marchandise est produite par une seule méthode de production, on
peut démontrer que la solution est unique et telle que le taux de profit et tous les prix ne
peuvent être négatifs. La condition pour que cette propriété soit vérifiée peut s’interpréter de
manière économique en disant que le système étudié doit au minimum assurer son
autoreproduction. Cela étant rappelé, le premier résultat important de ce calcul est que la
connaissance des conditions de production au sens large (c’est-à-dire y compris les normes
de consommation) suffit pour déterminer le taux de profit et les prix relatifs.
c) Le système des valeurs
Si l’on définit la valeur d’une marchandise comme la quantité de travail nécessaire
(directement ou indirectement) à sa production, il est possible, en utilisant les mêmes
données, de construire un système de valeurs dont les inconnues seront cette fois v1 et v2,
valeurs des marchandises M1 et M2. Ce système qui, selon les néo-ricardiens, formalise la
théorie marxiste de la valeur, s’écrit ici :
(1)
(2)
(3)
500 v1 = 240 v1 + 10 v2 + 200
100 v2 = 50 v1 + 20 v2 + 100
300 vf = 90 v1 + 60 v2
2
Les deux premières équations, à elles seules, permettent de calculer les valeurs ; soit, pour
notre exemple : v1 = 170/203 et v2 = 360/203. La troisième, dans un second temps, permet
de calculer la valeur d’une unité de travail ; soit, sur notre exemple : vf = 123/203. Cette
dernière grandeur permet de faire le partage entre « capital variable » et « plus-value ». En
effet :
valeur unitaire produite – valeur d’une unité de travail
Taux de plus-value = —————————————————————————
valeur d’une unité de travail
= (1 – vf)/vf soit ici 80/203.
On vérifie par ailleurs que la valeur nouvelle créée au cours de la période (« capital
variable » + « plus-value ») est bien égale à 300, c’est-à-dire à la dépense de travail au
cours de cette période. Mais il doit être bien clair que cette propriété est déjà incluse dans le
mode d’écriture du système des valeurs, et ne saurait donc être interprétée comme un
résultat de ce calcul.
d) Relations entre prix de production et valeurs
Pour comparer les deux systèmes, on peut dresser le tableau ci-dessous où figurent les
agrégats et ratios significatifs :
Valeur de la production
« Capital constant »
« Capital variable »
« Plus-value ou total des profits »
« Composition organique » (en %)
« Taux d’exploitation » (en %)
Taux de profit (en %)
Calcul en prix
de production
1000 m
500 m
300 m
200 m
166,6
66,6
25,0
Calcul
en valeurs
121000/203
60100/203
36900/203
24000/203
194,0
65,0
24,7
Ce tableau montre qu’il n’existe aucun mode de passage d’une colonne à l’autre : ce résultat
est fondamental, car il permet de comprendre pourquoi il est vain de vouloir résoudre la
difficulté en adjoignant une règle supplémentaire. Supposer par exemple que la valeur d’une
marchandise particulière est par définition égale à son prix, ou choisir comme numéraire une
marchandise dont le prix serait alors par définition égal à 1, revient à utiliser le degré de
liberté que la constante m autorise. Mais une telle tentative ne peut en rien réduire l’écart
constaté sur le taux de profit, puisque cet écart est indépendant de m. Postuler une égalité
entre grandeurs liant par exemple les profits totaux à la plus-value conduit à la même
impasse.
Il est tout aussi impossible de faire apparaître conjointement l’égalité précédente – qui
implique ici que m = 120/203 – et une autre égalité a priori tout aussi significative entre les
deux modes de calcul de la valeur de la production totale, puisque cette dernière relation
suppose ici que m = 121/203.
Il existe cependant la possibilité d’extraire du système étudié un sous-système défini par
l’existence d’une proportion uniforme pour chaque marchandise entre production totale et
consommation totale. Dans notre exemple, ce système-étalon s’obtient en retenant la totalité
de la branche produisant M2 et les 4/5 de celle produisant M1.
3
Dans ce cas, le taux de profit calculé à partir des valeurs est exactement égal au résultat
obtenu à partir des prix, c’est-à-dire 25 %. Mais il reste évident que l’existence et les
propriétés de ce système étalon ne remettent pas en cause les conclusions qui tirent les
néo-ricardiens de l’examen du modèle présenté ici.
e) Deux propositions néo-ricardiennes fondamentales
Ces deux propositions centrales peuvent être résumées comme suit.
I. La donnée des conditions de production au sens large (y compris les normes de
consommation) permet de calculer de façon alternative :
– un système de prix relatifs et un taux de profit ;
– un système de valeurs.
Mais, comme le constate Napoleoni, cité par Benetti : « Ce à quoi on parvient n’est pas une
transformation des valeurs en prix mais une détermination des prix indépendamment des
valeurs. » Les prix de production ne sont donc pas des valeurs transformées et, a fortiori, la
théorie de la valeur ne peut prétendre rendre compte de la détermination du taux de profit.
II. Il n’existe, sauf cas particuliers, aucun mode de passage entre valeurs et prix de
production, aucune relation entre grandeurs ou taux significatifs. En particulier, la masse des
profits, exprimée en termes de prix de production, ne peut être reliée à la masse de plusvalue produite au cours de la période. La théorie marxiste de la plus-value comme source du
profit apparaît donc non seulement superflue, mais aussi erronée. Il est par conséquent
parfaitement légitime, au vu de ces résultats, de conclure comme le fait l’auteur collectif
(1977) de l’article « Valeur, Prix et Réalisation » : « Par conséquent, si l’on entend par loi de
la valeur une loi selon laquelle les prix de production des marchandises et le profit social
sont déterminés directement ou indirectement par le contenu en travail de ces marchandises,
on affirme par là une ineptie. » Ces propositions peuvent se résumer à l’aide du schéma cidessous où le double trait vertical indique l’impossibilité d’un passage d’un système à l’autre.
4
2. Critique des propositions néo-ricardiennes
a) L’hypothèse centrale des néo-ricardiens
Cette hypothèse, qui n’est nulle part annoncée, est cependant nécessaire pour écrire les
équations du système de prix de production. Rappelons la première de ces équations :
(1)
500 p1 = (1+R) (240 p1 + 10 p2 + 200 w)
Le passage des données en termes de relations de production à cette équation constitue le
problème central quant à la démarche néo-ricardienne. L’hypothèse sous-jacente est
apparemment anodine et n’a jamais été discutée de manière systématique.
Pour écrire cette équation, il faut en effet que les 240 unités de marchandise M1, utilisées
dans la production soient affectées du même prix p1 que les 500 unités de marchandise M1
produites au cours de la période. De manière plus générale, il faut que le système de prix qui
valorise les « inputs » soit le même que celui qui sert à valoriser les « outputs ». Si tel n’était
pas le cas, si les prix des outputs p’1 et p’2 étaient différents de ceux des inputs p’1 et p2, on
obtiendrait le système d’équations suivant :
(1’)
(2’)
(3’)
500 p’1 = (1+R) (240 p1 + 10 p2 + 200 w)
100 p’2 = (1+R) ( 50 p1 + 20 p2 + 100 w)
300 w = 90 p1 + 60 p2
Un tel système où prix des inputs et prix des outputs différent ne peut être résolu sans
informations supplémentaires : on ne dispose en effet que de 3 relations pour 6 inconnues
(p’1, p’2, p1, p2, w et R). Même si l’on se contente de prix relatifs, c’est insuffisant. Les néoricardiens évacuent d’emblée un tel problème en posant implicitement : p1 = p’1 et p2 = p’2.
Cette règle, qui leur semble aller de soi, suppose en fait une hypothèse très forte que nous
appellerons dans la suite hypothèse d’état stationnaire.
Cela est conforme à la logique même des néo-ricardiens pour qui la seule donnée des
conditions de production suffit à déterminer le système de prix. Or, pour une période de
production donnée, les prix des inputs ne sont pas autre chose que les prix des outputs de la
période précédente, dans la mesure où on raisonne à période de production unique. Si ce
sont les mêmes, cela implique nécessairement que les conditions de production étaient elles
aussi les mêmes lors de la précédente période. Autrement dit, il est justifié de parler
d’hypothèse d’état stationnaire au sens d’invariance des conditions de production, et il est
clair que cette hypothèse joue un rôle décisif pour la cohérence du système néo-ricardien.
De manière plus formalisée, on peut raisonner de la façon suivante. La construction néoricardienne peut être schématisée comme suit :
H1, H2, H3 }
avec
P
H1 : prix des inputs = prix des outputs
H2 : période de production unique
H3 : uniformité du taux de profit.
La proposition P qui résulte de ces hypothèses pouvant s’écrire :
P: D
p,R
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Les prix et le taux de profit sont déterminés par la seule connaissance des relations de
production. Mais, sauf cas particulier mathématiquement complexe et sans signification
économique, la vérification de la proposition n’est assurée que si H1 implique également
l’identité des relations de production à la période considérée t et à la période précédente t-1.
Sinon, il y aurait manifestement contradiction entre P et H1. C’est cette équivalence que nous
appelons hypothèse d’état stationnaire (HES), si bien que le raisonnement néo-ricardien doit
être formalisé ainsi :
HES, H2, H3 }
P
b) Quelques remarques sur cette hypothèse
I. Cette hypothèse doit être nuancée de la façon suivante (sans d’ailleurs que cela change
rien au fond) : on peut d’une part envisager que les conditions de production se modifient,
mais que le système de prix associé reste le même. En termes mathématiques, cela revient
à dire que les matrices de coefficients techniques relatives à deux périodes consécutives ont
la même valeur propre dominante, et le même vecteur propre associé à celle-ci. Il s’agit là
d’un cas tout à fait particulier, dont l’énoncé même montre qu’il n’a aucune signification
économique et qu’il serait parfaitement absurde de vouloir le traiter comme une hypothèse.
Un moyen de rendre apparemment moins contraignante l’hypothèse d’état stationnaire est
de postuler que les conditions de production se modifient, mais en laissant inchangées les
proportions internes du modèle. On se trouve alors dans le cas de la « croissance
équilibrée » où tout croît au même taux et où, par hypothèse, les prix relatifs restent
inchangés de période en période. Mais c’est un procédé parfaitement artificiel, dans la
mesure où il est strictement équivalent à un changement uniforme des unités servant à
mesurer les quantités de marchandises.
II. Cette hypothèse est extrêmement forte, car elle doit, d’un point de vue logique, être
étendue non seulement au cas de deux périodes consécutives, mais à une infinité de
périodes. Cette constatation n’est pourtant pas nouvelle : « Morishima a montré que cette
définition synchronique des valeurs donne des résultats identiques à ceux obtenus en
prenant une définition diachronique, sous réserve d’une hypothèse très forte, l’invariance
des techniques dans le temps » (Auteur collectif 1976). On peut retrouver implicitement la
même constatation dans les développements de Benetti – directement inspirés de Sraffa –,
consistant à « réduire » les quantités de marchandises à des « quantités de travail datées ».
Ce procédé n’est rien d’autre qu’un algorithme de résolution du système des prix de
production (ce que Benetti ne semble pas remarquer) et il fait clairement apparaître la
nécessité d’étendre l’hypothèse d’état stationnaire à une infinité de périodes.
III. Bien qu’elle n’ait jamais été remise en cause, cette hypothèse ne saurait être considérée
comme une « simplification » légitime, ne serait-ce que parce qu’elle est absurde
méthodologiquement. La problématique proposée par les néo-ricardiens implique en effet
que les prix de production soient posés comme inconnues du problème, alors que l’on sait
par ailleurs et par avance qu’ils n’auront pas varié d’un pouce par rapport à n’importe quelle
période antérieure à la période considérée ! Cette seule raison suffirait donc à rejeter
l’hypothèse d’état stationnaire. Elle revient en fait à raisonner comme si la période de
production était infiniment courte ou plutôt, en toute rigueur, instantanée, de telle sorte qu’il
devient légitime de poser comme égaux les prix « en début de période » et les prix « en fin
de période ». On retombe en fin de compte sur une problématique bien connue, celle de
« l’équilibre » : la construction néo-ricardienne ne rompt pas sur ce point fondamental avec
les à-peu-près et les « coups de force méthodologiques » chers aux néo-classiques, c’est-àdire à l’économie vulgaire.
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c) Les effets d’un abandon de l’hypothèse d’état stationnaire
Pour étudier correctement ce qui se passe lorsqu’on renonce à une telle hypothèse, il est
nécessaire de considérer cette fois la séquence constituée de deux périodes successives.
La première sera ici définie à partir des données ci-dessous :
PERIODE 1
192 M1
24 M2
30 M1
60 M2
90 M1
180 M2
240 travail
60 travail
400 M1
300 M2
300 travail
A la période 2, les conditions de production se modifient. On suppose en outre que la
consommation des travailleurs se compose de marchandises produites à la période
précédente, si bien que les inputs de la période 2 sont les outputs de la période 1, soit 400
de M1 et 300 de M2. Les données correspondant à la période 2 s’écrivent comme suit :
PERIODE 2
220 M1
20 M2
50 M1 150 M2
130 M1 130 M2
200 travail
125 travail
500 M1
625 M2
325 travail
I. Propriétés de la période 1
En conservant l’hypothèse d’état stationnaire, les systèmes de prix de production et de
valeurs conduisent aux solutions suivantes :
p1 = 3 m
p2 = m
R = 25 %
v1 = 6/5
v2 = 2/5
On constate donc a posteriori que prix et valeurs sont proportionnels, autrement dit que le
problème de la transformation n’apparaît pas ici. L’exemple numérique était évidemment
construit pour qu’il en soit ainsi. Autrement dit, en ce qui concerne la période 2, la déviation
des valeurs par rapport aux prix ne peut se produire que si l’on abandonne l’hypothèse d’état
stationnaire.
Dans ces conditions, cette hypothèse apparaît clairement pour ce qu’elle est, à savoir un
obstacle méthodologique à l’étude correcte du problème de la transformation. Dans le cas
particulier que constitue notre période 1, il est évident que pour m = 1 les prix de production
sont égaux aux valeurs. Qu’une telle égalité soit possible suppose une unité commune qui
est bien évidemment le temps de travail. L’utilisation de cette période ne sert donc qu’à se
donner un point de départ construit de façon à être neutre par rapport au problème de la
transformation des valeurs en prix.
II. Etude de la période 2
Puisqu’on abandonne ici l’hypothèse d’état stationnaire, le problème se pose en termes
différents : les prix et valeurs des marchandises produites à la période 1 sont connus et font
partie des données au problème considéré. Et, comme les conditions de production se sont
modifiées, on ne peut plus postuler que les prix de la période seront les mêmes.
On a donc une nouvelle liste d’inconnues afférentes à cette période, et que l’on notera :
p’1, p’2, v'1, v'2, R'.
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Le système de prix de production s’écrit alors :
500 p’1 = (1+R’) (220 p1 + 20 p2 + 200 w’)
625 p’2 = (1+R’) ( 50 p1 + 150 p2 + 125 w’)
325 w’ = 130 p1 + 130 p2
En remplaçant p1 et p2 par leurs valeurs, on aboutit finalement aux deux équations cidessous : p’1 = 4/5 (1+R’) et p’2 = 8/25 (1+R’)
dont on peut seulement tirer les prix relatifs : p1/p2 = 5/2, tandis que le niveau du taux de
profit R’ reste quant à lui parfaitement indéterminé. On obtient donc ce premier résultat
essentiel :
L’abandon de l’hypothèse d’état stationnaire rend le système néo-ricardien des prix de
production incapable de déterminer le niveau du taux de profit.
Le système de valeurs s’écrit :
500 v’1 = 220 v1 + 20 v2 + 200
625 v’2 = 50 v1 + 150 v2 + 125
325 v’f = 130 v1 + 130 v2
Puisque l’on connaît v1 = 6/5 et v2 = 2/5 qui sont des données du problème, on obtient sans
difficulté : v’1 = 0,944 v’2 = 0,392 v’f = 0,64 e = (1- v’f )/v’f = 0,5625
On vérifie au passage qu’il y a eu effectivement déviation des valeurs par rapport aux prix de
production, puisque v1/v2 vaut environ 2,4 tandis que p/p2 vaut exactement 2,5.
Arrivé à ce stade, on obtient un nouveau schéma comparant calcul en prix de production et
calcul en valeurs :
Ici, les données sont constituées par les relations de production plus les données (prix et
valeurs) relatives à la période antérieure, contrairement au schéma néo-ricardien où, par le
biais de l’hypothèse d’état stationnaire, on postulait a priori que prix et valeurs étaient
identiques, qu’il s’agisse d’inputs ou d’outputs. On constate alors que le calcul en valeurs
peut être mené jusqu’au bout, c’est-à-dire qu’on peut déterminer toutes les grandeurs et
ratios significatifs. Mais ce n’est plus le cas du calcul en prix qui, s’il permet encore de
déterminer les prix relatifs, laisse indéterminé aussi bien le taux de profit que sa grandeur
absolue.
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Le trait vertical qui sépare les deux modes de calcul a donc maintenant un sens tout
différent : il marque, à ce stade du raisonnement, la ligne de partage entre un calcul mené à
bien et un calcul inachevé. Le problème du passage d’un mode de calcul à l’autre, c’est-àdire le problème de la transformation, se pose donc, d’ores et déjà, en de tout autres termes.
III. Transformation des valeurs en prix
Il devient maintenant possible de restituer la logique réelle des schémas marxistes de la
transformation qui indique que les prix de production sont des valeurs transformées par le
jeu de la péréquation de la plus-value. La relation fondamentale qui va intervenir est donc
l’égalité entre valeur nouvelle et dépense de travail. Cette égalité n’est pas en effet une
propriété que l’on devrait vérifier a posteriori, c’est la traduction du principe essentiel selon
lequel la grandeur du profit ne saurait dépendre de sa répartition entre capitaux individuels
mais se trouve fixée par la masse de plus-value.
Cette égalité s’écrira pour notre exemple :
500 p’1 + 625 p’2 - 392 = 325
valeur nouvelle
= dépense de travail
Et le système des prix de production s’écrit maintenant :
(1)
(2)
(3)
(4)
500 p’1 = (1+R’) (220 p1 + 20 p2 + 200 w’)
625 p’2 = (1+R’) ( 50 p1 + 150 p2 + 125 w’)
325 w’ = 130 p1 + 130 p2
500 p’1 + 625 p’2 - 392 = 325
On obtient cette fois une solution complète :
p’1 = 0,956
p’2 = 0,3824
R’ = 19,5 %
Le schéma auquel on aboutit finalement est donc le suivant :
Ce schéma, comparé à celui des néo-ricardiens, montre que l’abandon de l’hypothèse d’état
stationnaire infirme les deux propositions qu’elle contribuait à établir, et restitue les
propositions fondamentales de l’analyse de Marx.
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On peut donc résumer tout ce qui précède à l’aide du tableau suivant :
SCHEMA NEO-RICARDIEN
Proposition 1 : la donnée des relations de
production permet de calculer de façon
alternative un système de prix relatifs et un
taux de profit d’une part, un système de
valeurs d’autre part.
Les prix de production ne sont donc pas des
valeurs transformées.
Proposition 2 : il n’existe, sauf cas
particulier, aucun mode de passage entre
valeurs et prix de production, aucune
relation entre grandeur ou taux significatifs.
ABANDON DE L’HYPOTHESE
D’ETAT STATIONNAIRE
Proposition 1 : la donnée des relations
de production et des données relatives
à la période antérieure ne permet pas
de déterminer la grandeur du profit ni
son taux à partir d’un calcul en prix de
production. Mais elle permet de
déterminer les valeurs.
Proposition 2 : la résolution complète du
système de prix de production
nécessite l’emploi de l’égalité entre
valeur nouvelle et dépense de travail.
Les prix de production sont donc des
valeurs transformées.
IV. Où l’on retrouve les schémas de Marx
On peut en effet aller un peu plus loin et montrer qu’une fois l’hypothèse d’état stationnaire
abandonnée, on retombe exactement sur le calcul de Marx. Au début de la période 2, on
dispose des relations de production et des valeurs des marchandises produites à la période
1. Ces données permettent de reconstruire un tableau de calculs semblable à celui de Marx
dans Le Capital.
Pour la branche 1, le capital constant est de 220 v1 + 20 v2. Puisque v1 = 6/5 et v2 = 2/5, il
représente donc une valeur C1 = 272. De la même façon, on calcule que C2, capital constant
de la branche 2, vaut 120. Les quantités de travail représentent l’ensemble de la valeur
créée au cours de la période : elle se décompose en capital variable (V) et plus-value (PL).
On a donc : V1 + PL1 = 200 et V2 + PL2 = 125. Le partage entre plus-value et capital variable
peut être lui aussi calculé à partir de la norme de consommation. Celle-ci indique que : 325vf
= 130 v1 + 130 v2. vf vaut donc 0,64 et le taux d’exploitation PL/V, qui est égal à 1-vf/vf, vaut
quant à lui 0,5625. A partir de ces éléments, on peut dresser le tableau ci-dessous :
(1)
C
(2)
V
(3)
PL
272
120
392
128
80
208
72
45
117
(4)
Taux de
profit
19,5 %
19,5 %
19,5 %
(5)
Profit
moyen
78
39
117
(6)
Prix de
production
478
239
717
(7)
Quantité
produite
500
625
(8)
Prix
unitaire
0,9560
0,3824
Commentons ce tableau.
a) Les trois premières colonnes représentent les données du problème : on constate
qu’aucune quantité physique n’y figure en tant que telle. Le processus de transformation va
entrer en jeu dans la mesure où les compositions organiques sont différentes, c’est-à-dire,
dans cet exemple, parce que 272/128 est différent de 120/80. Mais ce critère est
indépendant des relations entre quantités physiques. Celles-ci n’ont donc aucune raison de
figurer parmi les données du problème.
10
b) Les trois colonnes suivantes présentent le schéma classique : le taux de profit général
s’obtient en rapportant la plus-value totale, qui vaut ici 117, au capital total C + V, soit 392 +
208. Le taux de profit vaut donc ici 19,5 %. C’est ce taux qui, appliqué au capital avancé,
permet, dans chacune des branches, de calculer le profit moyen. Enfin ce dernier ajouté au
capital (que l’on ne distingue pas ici du coût de production, puisqu’il s’agit uniquement de
capital circulant), donne le prix de production. On constate que ce processus de
transformation porte sur la valeur globale du produit de chacune des branches.
c) C’est à ce moment que l’on peut introduire, à titre de données supplémentaires, les
quantités physiques de production qui permettent de calculer les prix unitaires figurant dans
la dernière colonne. On a par exemple : 0,956 = 478/500.
On voit donc que l’on se trouve ramené aux schémas de calcul proposés par Marx. Comme
le point de départ était précisément l’erreur découverte par Bortkiewicz à propos de ces
schémas, il convient de revenir aux sources, en l’occurrence au chapitre du Capital
concerné.
II. Une relecture de Marx
Bortkiewicz résume ainsi l’erreur qu’il attribue à Marx : « Il est facile de montrer que la
procédure utilisée par Marx pour transformer les valeurs en prix est erronée, car elle échoue
à distinguer rigoureusement les deux principes de calcul en valeurs et de calcul en prix (...)
Marx a commis l’erreur d’exclure de son calcul le capital constant et le capital variable investi
dans les diverses sphères de la production. » Reportons-nous donc au chapitre IX du livre 3
du Capital et extrayons-en les deux principaux passages où Marx fait allusion à ce problème
qu’il avait pressenti :
1) « Cependant, il y a une différence que voici : outre que le prix du produit du capital B par
exemple s’écarte de sa valeur parce que la plus-value réalisée en B peut être supérieure ou
inférieure au profit contenu dans le prix des produits de B, la même circonstance vaut à son
tour pour les marchandises qui constituent et la fraction constante du capital B et,
indirectement, en tant que moyens de subsistance des ouvriers, sa fraction variable.
En ce qui concerne la fraction constante, elle est elle-même égale au coût de production
plus la plus-value, donc, dans notre cas, égale du coût de production plus le profit. Ce
dernier peut, à son tour, être supérieur ou inférieur à la plus-value qu’il remplace. Pour ce qui
est du capital variable, le salaire quotidien moyen est bien toujours égal à la valeur produite
pendant le nombre d’heures que l’ouvrier doit consacrer à la production des moyens de
subsistance nécessaires. Mais l’écart du prix de production de ces derniers par rapport à leur
valeur falsifie ce nombre d’heures lui-même.
Cette difficulté se résout ainsi : une plus-value trop importante entrant dans une
marchandise est compensée dans une autre marchandise par une plus-value d’autant plus
petite. Par conséquent, les écarts par rapport à la valeur affectant les prix de production des
marchandises s’annulent réciproquement. Somme toute, dans l’ensemble de la production
capitaliste, la loi générale ne s’impose comme tendance dominante qu’approximativement et
de manière complexe et se présente comme une moyenne de fluctuations éternelles qu’il est
impossible de fixer rigoureusement » (Marx 1957, p. 177-178).
11
2. « Puisqu’il est possible que le prix de production s’écarte de la valeur de la marchandise,
son coût de production renfermant le prix de production d’une autre marchandise peut, lui
aussi, se trouver au-dessus ou au-dessous de cette fraction de sa valeur globale que
constitue la valeur des moyens de production consommés. Il faut se rappeler cette
signification altérée du coût de production et penser qu’une erreur est toujours possible
quand, dans une sphère de production particulière, on pose le coût de production de la
marchandise comme égal à la valeur des moyens de production consommés au cours de sa
production. Pour l’étude eu cours, il est inutile d’examiner ce point de plus près » (Marx
1957, p.181).
Le premier passage pose exactement la question de Bortkiewicz. Le premier élément de
réponse se trouve à la fin de ce passage lorsque Marx parle de « tendance dominante » qui
s’impose approximativement « et se présente comme une moyenne de fluctuations
éternelles ». Si c’est là la réponse à la question posée, il est clair qu’elle ne vaut rien du tout,
parce qu’elle est inconséquente du point de vue méthodologique. En effet, tout cela ne vaut
que si l’on considère la loi de péréquation du profit, donc de formation d’un taux général de
profit, uniforme. Il s’agit effectivement d’une loi tendancielle. Mais, dans le schéma théorique
qui est présenté ici, de telles fluctuations sont a priori exclues dans la mesure où Marx
raisonne à partir d’un taux général de profit, effectivement uniforme. Autrement dit, cette
phrase sur les fluctuations, etc., peut recevoir deux interprétations :
– on peut considérer que Marx a tenté de résoudre la difficulté de la transformation des
éléments de capital en faisant appel à un concept, celui des prix de marché fluctuant autour
des prix de production, qui est extérieur au cadre méthodologique à l’intérieur duquel surgit
la difficulté. Dans ce cas, la réponse tombe parfaitement à plat ;
– ou bien on considère que Marx se met à parler d’autre chose : la proposition qui revient à
dire que la péréquation des taux de profit est une loi tendancielle est dans ce cas déplacée.
Comme le livre 3 n’est finalement qu’un brouillon et ne constitue pas une version définitive
de la rédaction de Marx, cette interprétation est plausible ; la phrase concernée pouvait être
un simple rappel d’un point à développer et ne devrait pas être lue comme la conclusion du
paragraphe qui précède.
Nous en resterons là de cette exégèse hasardeuse et nous nous contenterons de dire : si
c’est là la solution de Marx, elle ne répond pas à la question posée. Mais le texte de Marx
contient un autre élément de réponse, dont la signification est toute différente. Relisons le
début du passage et arrêtons-nous sur ce membre de phrase : « En ce qui concerne la
fraction constante, elle est elle-même égale au coût de production plus la plus-value, donc,
dans notre cas, égale au coût de production plus le profit. Ce dernier peut, à son tour, être
supérieur ou inférieur à la plus-value qu’il remplace. » Cette phrase devrait être soulignée
plusieurs fois. Marx dit en substance : la fraction constante est égale au coût de
production plus le profit. Il ne nous semble pas forcer le sens de la phrase. En particulier
lorsque Marx dit : « donc, dans notre cas, égale au coût de production plus le profit », ce
« dans notre cas » peut-il signifier autre chose que : « dans notre cas où nous étudions la
transformation des valeurs en prix de production » ? « Donc, dans notre cas », la fraction
constante est comptabilisée en ajoutant non pas la plus-value mais le profit au coût de
production ; autrement dit, le capital constant est exprimé en prix de production. La suite du
passage montre bien qu’il en est de même pour le capital variable : « L’écart du prix de
production [à la valeur des moyens de subsistance nécessaires] falsifie ce nombre d’heures
que l’ouvrier doit consacrer à la production de ces moyens de subsistance. » Là encore,
comment expliquer plus clairement que le capital variable est exprimé en prix de production,
autrement dit qu’il est « falsifié » par rapport à un calcul en valeur ?
12
Passons maintenant au second passage cité. Marx y rappelle « la signification altérée du
coût de production », qui vient du fait que le coût de production « peut lui aussi se trouver
au-dessus ou en dessous de cette fraction de sa valeur globale que constitue la valeur des
moyens de production consommés ». On retrouve donc la même affirmation : le coût de
production, autrement dit la somme du capital constant et du capital variable, est lui-même
déjà transformé en prix de production et peut donc se trouver au-dessus ou en dessous de
sa valeur. Immédiatement après, Marx répète la même proposition : le coût de production
d’une marchandise ne peut être considéré sans risque d’erreur « comme égal à la valeur des
moyens de production consommés au cours de sa production », autrement dit comme égal à
sa valeur.
Cette lecture montre que Marx voit très bien que le capital constant et le capital variable sont
exprimés en prix de production mais que ce point est pour lui inessentiel : « pour l’étude en
cours, il est inutile d’examiner ce point de plus près ». L’étude en cours a, pour objet
rappelons-le, de montrer comment la transformation des valeurs en prix peut rendre
compatible la loi de la valeur et la péréquation du profit. Et la première partie de notre étude
montre que les tableaux de calcul proposés par Marx rempliraient la même fonction s’il avait
indiqué explicitement que capital constant et capital variable s’exprimaient en prix de
production, puisque le processus de transformation les concernant s’est déroulé à la période
antérieure, et ne doit pas venir interférer avec l’étude de la période courante. Cette précision,
comme le montre tout ce qui précède, ne remet pas en cause la validité des schémas.
Deux points demandent toutefois à être précisés. Le premier concerne la signification du
taux de plus-value qui subit ici une légère transformation. Pour que les choses soient plus
claires, considérons le rapport 1/(1+e) où e représente le taux de la plus-value. Ce taux est
donc le rapport entre le capital variable et la valeur nouvelle créée. La valeur nouvelle créée
est égale à la dépense de travail de la période qui n’est donc pas concernée par la
transformation. Par contre, le capital variable étant exprimé par définition en prix de
production, ce taux diffère du même taux calculé à partir de valeurs, dans la mesure où le
prix de production des moyens de subsistance diffère de leur valeur. Mais, comme on l’a vu
plus haut, ce point est correctement signalé par Marx. A partir du moment où on garde
présent à l’esprit cette différence de signification en ce qui concerne le taux de plus-value,
on peut mener les calculs décrits par les schémas de Marx exactement de la même façon. Il
est cependant nécessaire d’effectuer les modifications terminologiques qui s’imposent ; ainsi
l’intitulé de la colonne du tableau de Marx « valeurs des marchandises » devient impropre :
puisque les coûts de production sont, déjà, des valeurs transformées, il vaudrait mieux parler
par exemple de valeurs avant transformation.
La deuxième précision à apporter découle de ce qui précède : il s’agit ici du sort des deux
égalités fondamentales. La première, qui s’établit entre plus-value et profit, ne subit aucune
modification puisqu’elle n’est pas un résultat du calcul, mais en fait un élément du mode de
calcul. La seconde égalité, entre somme des valeurs et somme des prix de production, est
également conservée, si on convient de parler de « valeurs avant transformation ». Ainsi les
schémas de reproduction sont parfaitement validés à condition de supposer que les
éléments de capital constant et de capital variable ont eux-mêmes été soumis préalablement
à ce processus de transformation. Si on ne se laisse pas influencer par la « correction » de
Bortkiewicz, on peut vérifier que c’est bien cela que Marx cherche à préciser dans les
passages cités ci-dessus. Et, même si cette interprétation du texte est fausse, il n’en reste
pas moins vrai que telle est la réponse simple à l’objection de Bortkiewicz.
Fondamentalement, c’est l’acceptation acritique de l’hypothèse d’état stationnaire qui, nous
semble-t-il, a empêché de mettre ce point en lumière.
13
Conclusions
1. Le rapprochement entre l’étude du système néo-ricardien et la relecture du chapitre du
Capital sur la transformation permettent de préciser le cadre dans lequel fonctionne la
critique adressée à Marx par les néo-ricardiens. Il comporte deux caractéristiques
essentielles : une formalisation incohérente du cycle du capital et le recours à la notion de
prix unitaire.
a) Le cycle du capital
En principe, l’approche néo-ricardienne raisonne sur une période de production discrète
(dont la longueur n’est pas nulle) et se distingue ainsi de l’approche walrasienne en termes
d’équilibre général qui est marquée par l’absence de dimension temporelle et donc par
l’incapacité de produire une théorie opératoire du capital. Au début de la période considérée,
on dispose de quantités de marchandises et de travail qui, combinées entre elles,
aboutissent, à l’issue de la période de production, à la production d’un ensemble de
marchandises. Mais cette notion de période ne peut prétendre représenter, même de façon
simplifiée, le cycle du capital que si elle laisse ouverte la possibilité d’envisager une
séquence de périodes successives reliées entre elles par le fait que les outputs d’une
période deviennent les inputs de la période suivante.
Or la théorie néo-ricardienne ne peut « boucler » qu’à la condition de postuler qu’une
période quelconque est équivalente à n’importe quelle autre période, passée ou à venir. On
peut certes décrire une séquence de périodes, mais dans le seul cas où elles sont
indiscernables du point de vue des prix et du taux de profit qui y sont associés. La propriété
nécessaire est en effet l’identité des prix en « entrées » et en « sorties », si bien que la
distinction entre plusieurs périodes successives est parfaitement formelle et qu’on peut en
fait considérer que la période de production a une durée nulle ou infiniment petite.
Dans la mesure où l’on utilise une formalisation mathématique, on ne peut pas minimiser les
implications d’une telle propriété : le modèle néo-ricardien doit donc assumer les plus
absurdes de ces implications. Ainsi, on démontre, certes de manière irrécusable, que la
théorie marxiste est fausse de A à Z (et qui plus est superflue), mais dans un modèle où les
hauts fourneaux existent de toute éternité, où on produit les immeubles en préfabriqué selon
les mêmes méthodes depuis des millénaires, etc. Dans ces conditions, on est bien forcé de
constater que l’on n’est pas réellement sorti du cadre walrasien, dans la mesure où le cycle
du capital n’est traité que de manière purement formelle. On pourrait montrer, ce qui ne sera
pas fait ici, que le système de Sraffa est compatible avec l’équilibre général de Walras et
qu’il n’en constitue en fait qu’un sous-ensemble.
b) La notion de prix unitaire
L’une des grandes différences entre les schémas de Marx et le modèle néo-ricardien est que
ce dernier comporte des quantités physiques, et que le prix unitaire y joue un rôle central.
Cette caractéristique est manifestement un corollaire de l’hypothèse d’état stationnaire. Si
l’on accepte celle-ci, on constate en effet que le prix des inputs ne peut être connu
préalablement au processus de production, puisque c’est le même ensemble de prix qui
s’applique tant aux inputs qu’aux outputs, et dépend donc des conditions de production
repérées par des quantités physiques.
14
Si, au contraire, on abandonne cette hypothèse, on se retrouve dans un cas de figure moins
paradoxal : lorsqu’un capitaliste achète telle quantité de matières premières en début de
période, il sait à quel prix il les paie, il connaît donc la masse totale de capital qu’il avance.
Celle-ci est une donnée préalable au processus de production, alors que dans le schéma
néo-ricardien elle apparaît bizarrement déterminée à l’issue seulement du processus de
production, si bien qu’il n’est pas possible de disjoindre l’acte d’achat des moyens de
production et celui de la vente du produit : encore une fois, on retrouve le fait que, dans ce
schéma, la période de production doit être de durée nulle. Dans le cas où l’on suppose que
le montant du capital engagé est connu au début de la période de production, ce qui
suppose l’abandon du schéma néo-ricardien, le processus de transformation est réglé par
les compositions organiques de chacune des branches : il ne dépend pas des quantités
physiques en tant que telles, celles-ci n’intervenant que dans un second temps pour fixer les
prix unitaires.
Ces remarques permettent de mieux comprendre pourquoi le système de prix néo-ricardien
n’est déterminé qu’en termes de prix relatifs et ne peut donc en tant que tel être rapporté à
des valeurs exprimant des quantités absolues de travail. Cette différence, qui a pu faire
conclure à une incommensurabilité entre prix et valeurs, n’est qu’un sous-produit de
l’hypothèse d’état stationnaire qui seule permet de mener à son terme le calcul en prix de
production indépendamment de toute référence aux valeurs. Mais, si on abandonne cette
hypothèse, le problème se renverse : il doit y avoir commensurabilité entre prix et valeurs,
puisque le seul moyen de « boucler » le modèle est de faire apparaître les prix comme les
valeurs transformées. Dans ces conditions, il ne peut y avoir d’incommensurabilité : les prix
de production, comme les valeurs, expriment des quanta de travail et se rapportent toujours
à un capital individuel ou à une branche et non à une unité physique de produit. La
transformation consiste à répartir entre les différents capitaux une masse de plus-value
donnée produite par l’ensemble de ces capitaux : ce processus ne porte pas sur les
quantités produites, mais uniquement sur des masses de valeur. A notre sens, ces brèves
remarques indiquent qu’il n’est pas possible de restituer les fondements mêmes de la théorie
marxiste face à la critique néo-ricardienne sans identifier le rôle central de l’hypothèse d’état
stationnaire et la remettre en cause.
2. On ne reprendra pas ici les innombrables tentatives qui, dans la lignée de Sweezy,
utilisent des hypothèses particulières et, de ce fait, ne résolvent le problème qu’à moitié,
c’est-à-dire pas du tout : aucune ne permet de remettre en cause les propositions énoncées
plus haut. Mais il convient de s’arrêter sur la « réponse » de Benetti qui est exposée
notamment dans son livre Economie classique, économie vulgaire et peut se résumer
comme suit : « Ce qui s’avère critiquable, c’est l’inclusion simultanée des concepts de valeur
et de prix dans le cadre logique d’un modèle économique » (p. 127-128). Cette position nous
semble indéfendable, pour trois raisons :
a) La première est que le fait d’opérer une telle distinction entre le « champ des valeurs » et
le « champ des prix », pour reprendre la terminologie de Lipietz, est un contresens sur
l’articulation de ces deux concepts dans Le Capital. Yaffe en a une bien meilleure
compréhension lorsqu’il écrit : « Les prix de production sont une “médiation” entre le procès
de production immédiat et les formes d’apparition de la plus-value telles que la rente
foncière, le profit et l’intérêt. Marx procède par étapes. Il traite d’abord de la production de
valeur et de plus-value dans le procès direct de production. Quand il passe, dans le livre 3, à
l’étude du profit et du taux de profit – forme dans laquelle se manifeste la plus-value –, il
considère ce processus comme donné » (Yaffe 1975). L’erreur de Benetti a pour
conséquence logique de considérer à la limite que le livre 3 du Capital se situerait tout entier
« dans le champ de l’économie politique », le seul livre 1 en constituant la critique.
15
b) C’est également la position qu’adopte à peu près Dostaler dans son livre Marx, la Valeur
et l’Economie politique. Le même point de vue se retrouve chez Bompard et Postel-Vinay
dans leur article des Temps modernes : il est très significatif de voir comment ces deux
auteurs, à l’occasion d’une critique du livre de Gutelman (Structures et Réformes agraires),
« jouent » Bortkiewicz et Benetti contre les fondements mêmes de la théorie de la rente
absolue développés dans le livre 3 du Capital. Voilà donc esquissée une nouvelle « coupure
épistémologique » se situant cette fois à la fin du premier livre du Capital !
c) Enfin, du point de vue de la lutte idéologique, la position de Benetti a pour effet de donner
raison, ou du moins de laisser le champ libre, à ceux, comme Mrs Robinson, pour qui la
théorie marxiste de la valeur serait « métaphysique ». En effet, une construction théorique
qui n’indique pas les médiations permettant, à partir de celle-ci, de reproduire le réel-concret
et, au contraire, dresse des barrières infranchissables entre les deux – correspondant bien à
la définition d’une métaphysique. Ainsi, lorsque Samuelson, avec sa vulgarité
présomptueuse, explique que la transformation des valeurs en prix se fait au moyen d’une
gomme, Benetti ne peut lui opposer qu’une distinction entre travail concret (celui des
schémas de Sraffa) et travail abstrait (celui des schémas de Marx). Mais pour l’économiste
bourgeois un système de prix, un taux de profit et des quantités de travail concret sont
amplement suffisants.
3. L’objet de ce travail se situait « en amont » de diverses contributions (comme celles de
Yaffe et Salama) qui sont pertinentes sur le fond. Il était de montrer comment les
propositions essentielles du modèle néo-ricardien dépendent strictement de ce que nous
avons appelé hypothèse d’état stationnaire. Il était ensuite d’expliquer comment, dans le cas
où l’on abandonne cette hypothèse parfaitement illégitime, on peut restituer les résultats
marxistes et déboucher sur une nouvelle lecture des schémas de transformation, d’où
l’«erreur » de Bortkiewicz a disparu. La critique des thèses néo-ricardiennes développée
dans cet article est donc en partie interne, en ce sens qu’elle accepte – délibérément et en
toute connaissance de cause – de se situer dans le cadre méthodologique du modèle utilisé
pour leur obtention.
Jusqu’ici, au contraire, les réponses à l’offensive néo-ricardienne disaient en somme :
« Vous démontrez que la théorie marxiste de la valeur et des prix de production est erronée,
mais nous récusons ce résultat parce que votre cadre d’analyse est lui-même étranger à la
méthodologie marxiste », alors que la critique développée ici, nous semble-t-il, permet d’avoir
une position beaucoup plus forte et de tenir ce langage : « Si, tout en acceptant le cadre
proposé par votre modèle, on en retire l’hypothèse d’état stationnaire, si donc on le
généralise, il est évident que vos propositions ne sont plus démontrables et il apparaît au
contraire que l’on ne peut se passer d’un recours à la théorie de la valeur. »
C’est à ce moment, et à ce moment seulement, qu’il devient possible d’ajouter : « Cela dit,
votre cadre d’analyse est, de plus, inadéquat à une approche correcte de la réalité du mode
de production capitaliste. » On ne peut plus alors se voir adresser le reproche de « faire de
la métaphysique » et il est possible de développer les argumentations de Yaffe et Salama
qui, jusque-là, ne pouvaient porter que sur le cadre méthodologique de leurs adversaires et
laissaient intouchés les résultats produits à l’intérieur de celui-ci.
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BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE
Abraham-Frois G. & Berrebi E. (1977) - Théorie de la valeur, des prix et de l’accumulation,
Ed. Economica.
Auteur collectif (1976 et 1977) - « Valeur, prix et Réalisation », Critiques de l’économie
politique, n°24/25 et n°26.
Benetti C. (1974) - Valeur et Répartition, Presses universitaires de Grenoble/Maspero.
Benetti C., Berthomieu G. & Cartelier J. (1975) - Economie classique, Economie vulgaire,
Presses universitaires de Grenoble/Maspero.
Bompard J.P. & Postel-Vinay G. (1975) - « Comment mesurer l’antagonisme ouvrierspaysans », Les Temps modernes, n°348.
Von Bortkiewicz L. (1975) - « On the Correction of Marx’s Fundamental Theoretical
Construction in the Third Volume of Capital », in Karl Marx and the Close of his System, édité
par P. Sweezy, The Merlin Press, New York.
Dostaler G. (1978) - Marx, la valeur et l’économie politique, Ed. Anthropos, 1978.
Marx K. (1957) - Le Capital, Ed. Sociales, livre 3, t. 6, chap. IX.
Medio A. (1972) - « Profits and Surplus-Value : Appearance and Realty in Capitalist
Production », trad. franç. dans Abraham-Frois G., Gibert P. & de Lavergne P.,
Problématiques de la croissance, Ed. Economica, 1974, vol. II, p. 248-289.
Morishima M. (1973) - Marx’s Economics, Cambridge University Press.
Salama P. (1975) - Sur la valeur, Maspero.
Sraffa P. (1970) - Production de marchandises par des marchandises, Dunod.
Sweezy P. (1942) - The Theory of Capitalist Development, chap. VII, Monthly Review Press,
New-York.
Yaffe D. (1975) - « Valeur et Prix dans “Le Capital” de Marx », Critiques de l’économie
politique, n°20.
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