la fin des temps - lemediateur.net

Transcription

la fin des temps - lemediateur.net
Falk van Gaver. Contribution écrite au séminaire Maranatha.
LA FIN DES TEMPS
Benoît XVI et le monde moderne : prolégomènes à la fin des temps
(Libres commentaires sur Jésus de Nazareth)
Demain le Christ : c’est notre espérance et notre horizon – la seule fin de l’histoire, la
Parousie. Benoît XVI l’a rappelé encore une fois dans un livre prophétique - parce que
messianique. Retourner a Jésus, repartir du Christ : tel est le seul avenir du christianisme.
S’il y a une chose qui frappe à la lecture de Jésus de Nazareth1, méditation personnelle
de Benoît XVI, c’est sa constante condamnation du projet moderne en tant que tel.2 Dans ce
livre, l’adjectif moderne y désigne systématiquement le projet démiurgique, prométhéen,
diabolique et antichristique de se passer de Dieu et de se rendre maître et possesseur de la
terre et de soi-même, ce projet d’émancipation de l’homme de toute transcendance et de
mainmise totale sur l’univers et lui-même. Le terme moderne ne désigne donc pas autre chose
que la modernité, c’est-à-dire ce mouvement historique de sécularisation de toute l’existence
humaine et d’exploitation démesurée de la nature par la nouvelle science et sa technologie. Et
cela, le pape le juge fondamentalement mauvais, antinaturel et antichrétien, c’est-à-dire
contraire à la loi naturelle comme à la loi divine, à la raison comme à la révélation : « Le
monde grec, dont la joie de vivre éclate de façon si merveilleuse dans l’épopée d’Homère,
avait néanmoins profondément conscience que le vrai péché de l’homme, le danger majeur
qui le menaçait était l’hybris, cet orgueil démesuré et présomptueux par lequel l’homme
s’élève lui-même au rang de divinité, veut être son propre dieu, afin de posséder pleinement la
vie et de jouir jusqu'à épuisement de tout ce qu’elle peut bien offrir. Cette conscience que la
vraie menace qui pèse sur l’homme réside dans l’étalage qu’il fait de son arrogance
triomphante, qui semble une évidence au premier abord, la personne du Christ lui donne toute
sa profondeur dans le Sermon sur la montagne. »3
Le projet moderne, reproduisant à une échelle renouvelée le premier geste de révolte et
d’autodivinisation de l’humanité décrit dans la Genèse, est foncièrement satanique et
intrinsèquement mauvais. Et si ce n’est pas le sujet central de l’essai de Benoît XVI sur
l’authentique Jésus face a toutes les errances du « Jésus historique » que l’on a opposé au
« Jésus de la foi » (que d’avatars pour le Fils unique !), ces considérations antimodernes faites
tout en passant n’y sont jamais contredites par des atténuements ou atermoiements du type «
bien sûr nous ne rejetons pas tout dans la modernité, il y a des aspects positifs etc. ». Et c’est
une bonne nouvelle, une mise au clair salutaire pour nous autres chrétiens, fidèles de l’Eglise
catholique à qui on a rebattu les oreilles d’un aggiornamento qui serait ouverture au monde et
positive attitude face à un monde plus injuste, plus autosuffisant, plus agnostique que jamais.
Alors que c’est tout le contraire : le Concile Vatican II, malgré toutes les déviations,
subversions et sabotages qui l’ont suivi (l’ennemi s’est déchaîné et a frappé fort, voulant tuer
dans l’œuf cette grande offensive), a été le laboratoire et le départ d’une nouvelle attaque de la
chrétienté contre le monde et son prince, que Jean-Paul II a bien nommée « nouvelle
évangélisation ». Et s’il y a nouvelle évangélisation, c’est qu’il y a massive apostasie et
nouveau paganisme. S’il faut bâtir une nouvelle civilisation, la civilisation de l’Amour, c’est
bien qu’il y a nouvelle barbarie. Et il se pourrait qu’après l’apogée de la barbarie sociale au
XXe siècle, le XXIe siècle voit l’acmé de la barbarie libérale – ou plus probablement, une
réunion du pire des deux systèmes, comme la Chine est en train de l’expérimenter à grande
1
Flammarion, 2007
L’encyclique Spe salvi reprend d’ailleurs méthodiquement, et avec l’autorité magistérielle, cette critique de la
modernité ; nous en proposons ailleurs une lecture.
3
p. 120
2
1
échelle : le libéral-communisme ou capitalisme totalitaire.4 Depuis Léon XIII au moins, la
papauté a renvoyé dos à dos ces Charybde et Scylla, et l’actuel héritier de Pierre n’est pas en
reste sur la questions : « Le Sermon sur la montagne soulève la question de l’option
fondamentale du christianisme, et nous qui sommes les enfants de notre époque, nous
répugnons intérieurement à cette option, même si nous ne sommes pas insensibles à l’éloge
des doux, des miséricordieux, des artisans de paix, des purs.
Pourtant, après l’expérience des régimes totalitaires, de la brutalité avec laquelle ils
ont écrasé les hommes, raillé, asservi, frappé les faibles, nous sommes à nouveau à même de
comprendre ceux qui ont faim et soif de justice, nous redécouvrons l’âme de ceux qui sont
dans l’affliction et leur droit a être consolés. De plus, face aux abus du pouvoir économique,
face aux actes de cruauté d’un capitalisme qui ravale les hommes au rang de marchandises,
nos yeux se sont ouverts sur les dangers que recèle la richesse, et nous comprenons de
manière renouvelée ce que Jésus voulait dire quand il mettait en garde contre la richesse,
contre le dieu Mammon qui détruit l’homme et qui étrangle entre ses horribles serres de
rapace une grande partie du monde. »5
Le libéralisme est un, comme l’a encore récemment démontré le prophète Michéa6 : le
libéralisme politique, incarnée surtout par la gauche, inscrit dans la sphère politique et
culturelle toutes les destructions avancées de la nature et de la dignité humaines que le
libéralisme économique, représenté essentiellement par la droite, impose a l’espace social. La
collusion croissante de la droite et de la gauche dans un bipartisme qui n’est qu’alternance
unique a créé un nouveau monstre, Janus biface, qui au crime économique ajoute le vice
social - ou sociétal, comme on dit de nos jours. Si bien que, de même qu’à ses débuts
prometteurs, la société libérale n’est jamais apparue comme autre que l’alliance funeste de
Talleyrand et Fouché – « le vice appuyé au bras du crime » ! Alors, ce livre oublié d’un prêtre
intransigeant du XIXe siècle, renvoyé dans les ténèbres de la réaction par nos bonnes âmes
tolérantes, apparaît a posteriori comme prophétique : Le libéralisme est un péché !7 Si les
catholiques, au lieu de se rallier au monde, au progrès et aux idéologies du développement,
avaient su se maintenir dans cette ligne, peut-être n’auraient-ils pas abandonné ni perdu la
défense des travailleurs ainsi que celle de la nature, spoliés et détruits par l’arrogance
moderne et le cancer industriel, et défendus principalement par une certaine gauche extrême à
laquelle on a laissé un quasi monopole sur ces questions.
Et ce monopole a quelque chose de louche, comme s’il y avait eu une entente objective
entre capitalisme et socialisme pour avancer par alternance et concurrence dans une même
direction – la rivalité mimétique de René Girard en dirait long sur la question, appliquée aux
relations entre les deux grandes tendances du monde moderne ! Pourtant, il y en a eu, des
catholiques sociaux, des socialistes chrétiens, des apôtres du monde ouvrier, et bien peu et
bien tard sont ceux que l’on peut accuser de connivence avec le marxisme ! Mais libéralisme
et communisme, gauche et droite, étaient unis dans l’étranglement et la liquidation d’un
même monde, l’ancien monde de la nature et de la religion – comme l’a bien montré et
revendiqué Karl Marx dans ce passage fameux du Manifeste du Parti communiste ou il décrit
de façon positive la force proprement révolutionnaire de la bourgeoisie, destructrice de tout
l’ordre ancien… L’homme est doublement aliéné, comme dit la scolastique : il est spoliatus
supernaturalibus et vulneratus in naturalibus, surnaturellement spolié et blessé dans sa
nature. De leurs deux mains criminelles, les forces démoniaques à l’œuvre dans l’histoire
tentent ainsi de le détruire totalement – nature et surnature. Et ce que montre encore Michéa,
last but not least, c’est que, de même que les utopies du paradis terrestre ont fait redéborder
4
5
6
7
Philippe Cohen & Luc Richard, La Chine sera-t-elle notre cauchemar, Mille et une nuits, 2005
pp. 119-120
Jean-Claude Michéa, L’Empire du moindre mal – Essai sur la société libérale, Climats, 2007
Don Sarda y Salvany
2
l’enfer sur terre, l’idéologie libérale pseudo réaliste du moindre mal arrive au dommage
maximum.
C’est exactement ce que décrivait Robert-Hugh Benson (1871-1914) dans ce roman
d’aventures – ainsi qu’il le désignait lui-même – apocalyptique que l’on devrait faire lire dans
tous les collèges : Le Maître de la Terre. Ecrit et publié en 1907 par le monseigneur des
lettres anglaises, il ouvre la voie à la littérature de la contre-utopie qui suivra de loin en loin :
Nous autres d’Eugène Zamiatine, Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, 1984 de George
Orwell… Mais il est remarquable que le premier roman visionnaire de cette sorte soit
justement catholique ! Ce qu’il y décrit, avec les mots de son temps et un véritable génie
littéraire, c’est la domination mondiale du projet moderne d’absolue maîtrise de soi et du
monde : bref, le rêve maçonnique atteint, l’athéisme généralisé, le matérialisme divinisé,
l’humanisme réalisé ! Mais, bien entendu, au lieu de parvenir au bonheur mondialisé, c’est
tout au contraire le totalitarisme, la barbarie et la persécution qui sourdent… « Parce que les
hommes ne cessent d’aspirer à s’émanciper de la volonté de Dieu pour ne suivre qu’euxmêmes, la foi ne cessera d’apparaître comme contredisant le ‘monde’, c’est-à-dire tous les
pouvoirs établis du moment et, de ce fait, à toutes les périodes de l’histoire, on sera persécuté
pour la justice », prévient encore Benoît XVI.8
Très proche, par le ton, la vision et l’époque – puisqu’il fut rédigée en 190 ? – du roman de
Benson, Benoît XVI cite, à l’occasion de son commentaire des tentations du Christ au désert –
où se condensent, dans les propositions et promesses du séducteur, les principaux traits de la
tentation moderne - le Court récit sur l’Antéchrist9 de Vladimir Soloviev (1853-1900) qu’il
écrivit l’année même de sa mort. En effet, de même que le tentateur cite les Écritures, le
diable y est théologien : docteur honoris causa en théologie de l’université de Tübingen, c’est
un grand expert de la Bible – qui s’entend mieux que personne à la vider de tout contenu
surnaturel et à la ramener aux dimensions strictement humaines d’une morale naturelle, d’une
sagesse rationnelle… Jésus serait en fait un sympathique réformateur tolstoïen, quelque chose
comme un précurseur du Mahatma Gandhi et du Dalaï-Lama…
« Insensiblement on fait de Jésus un ‘apôtre du progrès’, un maître de sagesse qui, en
se servant d’histoires et de métaphores faciles a retenir, inculque a ses auditeurs des maximes
morales et une théologie simplifiée. Mais rien ne ressemble moins a Jésus ! », s’insurge
l’exégète catholique Joachim Jeremias10, suivi par Charles W. F. Smith qui fait justement
remarquer contre cette exégèse humaniste : « On n’eut pas crucifié quelqu’un qui racontait
des histoires agréables pour enseigner une morale de prudence. » « De nos jours, observe
ainsi le pape contre cette interprétation libérale, la Bible est assujettie au critère de la
prétendue vision moderne du monde, dont le dogme fondamental est que Dieu ne peut
nullement agir dans l’histoire, et que, par conséquent, tout ce qui le concerne est à reléguer
dans la sphère du subjectif. »11 Le saint père continue :
« Le tentateur n’a pas la grossièreté de nous inciter directement à adorer le diable. Il
nous incite seulement à choisir ce qui est rationnel, à donner la priorité a un monde planifié et
organisé, ou Dieu en tant que question privée peut avoir une place, sans avoir pour autant le
droit de se mêler de nos affaires essentielles. Soloviev attribue un livre à l’Antéchrist, Le
Chemin public vers la paix et le bien-être du monde, livre qui devient pour ainsi dire la
nouvelle Bible dont le contenu véritable est l’adoration du bien-être et de la planification
raisonnable. »12 « Ici se manifeste clairement le cœur de toute tentation : la mise à l’écart de
Dieu qui, face à tout ce qui, dans notre vie, apparaît plus urgent, semble secondaire, voire
8
9
10
11
12
p. 110
Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion, Ad Solem, 2005
Les Paraboles de Jésus, Xavier Mappus, 1964
p. 55
p. 61
3
superflu et ennuyeux. Mettre de l’ordre dans le monde par soi-même, sans Dieu, ne compter
que sur soi, n’admettre comme réelles que les réalités politiques et matérielles en écartant
Dieu comme illusion, telle est la tentation, qui nous menace sous de multiples aspects.
La nature de la tentation comprend aussi un comportement moral : elle ne nous invite
pas directement au mal, ce serait trop grossier. Elle prétend nous montrer ce qui est meilleur :
abandonner enfin les illusions et employer efficacement nos forces pour améliorer le monde.
Elle se présente aussi avec la prétention du vrai réalisme. Le réel est ce qui se constate : le
pouvoir et le pain. En comparaison, les choses de Dieu apparaissent comme irréelles, comme
un monde secondaire, dont on n’a pas vraiment besoin. »13
On ne nous tiendra pas rigueur d’aussi longuement citer le souverain pontife. Deux
raisons à cela : d’abord, nous effacer pour faire entendre la voix du grand prophète de notre
temps ; ensuite, montrer que nous n’extrapolons pas sur la pensée de l’évêque romain. Pour
ceux qui doutent encore, et qui seront trop paresseux pour ouvrir le livre du pape, quelques
extraits supplémentaires : « Mais ce que l’on constate surtout, c’est que Dieu a disparu et que
l’homme est seul à agir. Le respect des ‘traditions’ religieuses n’est qu’apparent. En réalité,
on les considère comme une somme d’habitudes qu’il faut bien laisser aux hommes même si,
en dernière analyse, elles n’ont pas la moindre importance. La foi, la religion se retrouvent
instrumentalisées à des fins politiques. Aménager le monde est la seule chose qui compte. La
religion n’a d’importance que dans la mesure ou elle peut servir a cela. Il est inquiétant de
voir à quel point cette vision post-chrétienne de la foi et de la religion est proche de la
troisième tentation de Jésus. » « La liberté pour l’universalité et donc pour la juste laïcité de
l’Etat s’est transformée en quelque chose d’absolument profane, en ‘laïcisme’, pour lequel
l’oubli de Dieu et l’attachement exclusif au succès semblent être devenus des éléments
constitutifs. »14 « Du combat contre Satan, Jésus sort vainqueur : à la divinisation fallacieuse
du pouvoir et du bien-être, à la promesse fallacieuse d’un avenir garantissant tout a tous, en
vertu du pouvoir et de l’économie, il a opposé la nature divine de Dieu – Dieu comme
véritable bien de l’homme. »15
Si, effectivement, la modernité se définit comme ce projet historique
d’arraisonnement complet du réel par la science et la technique, si le mouvement moderne se
confond avec la volonté de l’homme d’être à lui-même sa propre norme et la mesure de toute
chose, alors la modernité désigne précisément cette attitude de révolte et d’autosuffisance
symbolisée par le premier péché, la faute originaire, source de tous les maux : l’orgueil. Par
orgueil et démesure, hybris, l’homme se fait dieu, il se rend maître et possesseur de la nature
et la remodèle, ainsi que lui-même, a l’aune de sa volonté de puissance – allant tout droit, et
entraînant avec lui le monde, vers l’autodestruction suicidaire – car le suicide est toujours
proche de l’orgueil. Des lors, tout chrétien est intrinsèquement et doit être antimoderne – car
le projet moderne se caractérise avant tout comme séduction démoniaque, voix de l’antique
serpent, et la modernité n'apparaît alors comme rien d’autre que l’avènement de l’Antéchrist.
Et il y en a eu des antichrists ces derniers siècles qui préparent la venue du dernier – comme
en écho à cette parole de saint Jean : « L’Antichrist, comme vous l’avez appris, doit venir ; or,
il y a dès maintenant beaucoup d’antichrists ; nous savons ainsi que nous sommes a la
dernière heure. »16
Le pire des malheurs, c’est que la conscience chrétienne ne s’insurge plus, observait
récemment un moine bénédictin. On devrait relire l’Alexandre Soljenitsyne du Déclin du
courage et de Ne pas vivre dans le mensonge : s’accommoder du nouveau totalitarisme
matérialiste et séculier qui ravage la planète, c’est, pour tout homme et a fortiori pour le
13
14
15
16
pp. 48-49
pp. 141-142
p. 64
1 Jn 2, 18
4
chrétien, vivre dans le mensonge. En plein dedans. Il faut réécouter le prophète russe du XXe
siècle : « Il ne reste plus qu’à chercher l’erreur à la racine même, à la base de la pensée des
Temps nouveaux. Je veux dire : la conception du monde qui domine en Occident, née lors de
la Renaissance, coulée dans les moules politiques à partir de l’ère des Lumières, fondement de
toutes les sciences de l’Etat et de la société : on pourrait l’appeler ‘humanisme rationaliste’ ou
bien ‘autonomie humaniste’, qui proclame et réalise l’autonomie humaine par rapport à toute
force placée au dessus de lui. Ou bien encore – et autrement – ‘anthropocentrisme’ : l’idée de
l’homme comme centre de ce qui existe. »17 Comme Benson, Soloviev ou Soljenitsyne,
Benoît XVI ne dit pas autre chose. « Puisez votre énergie dans le Seigneur et dans la vigueur
de sa force. Revêtez l’équipement de Dieu pour le combat, afin de pouvoir tenir contre les
manœuvres du démon. Car nous ne luttons pas contre des hommes de chair et de sang, mais
contre les forces invisibles, les puissances des ténèbres qui dominent le monde, les esprits du
mal qui sont au-dessus de nous », dit saint Paul.18 Et le grand pape reprend : « Comment ne
pas voir là justement une description de notre monde dans lequel le chrétien est menacé par
une atmosphère anonyme, par ‘l’air du temps’, qui lui fait apparaître la foi comme ridicule et
absurde ? Et comment ne pas voir qu’existe dans le monde entier un climat spirituel vicié qui
menace l’humanité dans sa dignité, voire dans sa survie ? »19
Commentant la parabole du fils prodigue, Benoît XVI interroge encore notre époque :
« Est-il difficile pour nous de reconnaître là l’esprit de notre époque, cet esprit de rébellion
contre Dieu et contre la Loi divine ? L’abandon de tout ce qui constituait jusqu’ici nos
fondements, et le choix d’une liberté sans limites ? »20 « L’homme qui entend par liberté
l’arbitraire absolu de sa volonté propre, de son chemin personnel et d’eux seuls, vit dans le
mensonge, car, par nature, sa place est d’être dans la réciprocité, sa liberté est une liberté à
partager avec autrui. Par nature, il porte inscrites en lui la discipline et la norme ; s’identifier
profondément avec elles, telle serait la vraie liberté. Une fausse autonomie conduit à la
servitude, l’histoire nous l’a montré entre-temps de façon éclatante. »21 « L’homme
totalement libre est devenu un pitoyable esclave. »22 Plus loin, il médite sur celle des
vignerons homicides : « Si nous ouvrons les yeux, alors ce qui est dit dans la parabole
n’évoque-t-il pas le moment présent ? N’est-ce pas la logique des temps modernes, de notre
temps ? Si nous déclarons que Dieu est mort, alors nous sommes nous-mêmes Dieu. Nous
cessons enfin d’être la propriété d’un autre, nous sommes les propriétaires de nous-mêmes et
les propriétaires du monde. Nous pouvons enfin faire ce qui nous plait. Nous nous
débarrassons de Dieu. Il n’y a pas de mesure et de modèle au-dessus de nous, nous sommes
notre propre instrument de mesure. La ‘vigne’ est à nous. Ce qui arrive alors aux hommes et
au monde, nous commençons à l’entrevoir… »23
Et si ces temps nouveaux, dont parle le grand Russe, n’étaient justement pas les
prolégomènes à la fin des temps, le prélude de l’apocalypse, comme le pressentait au XIX e
siècle le bienheureux cardinal John Henry Newman (1801-1890) 24 ? Ou alors assistons-nous
seulement, comme y réfléchissait à son tour, au sortir de la monstrueuse tornade d’acier des
années quarante, le père Romano Guardini, à la fin des temps modernes 25 ? Dieu seul le sait,
nous, nous n’en savons ni le jour ni l’heure… Cependant, à mesure que le temps passe et que
17
18
19
20
21
22
23
24
25
Le Déclin du courage. Discours de Harvard, Seuil, 1978
Ep 6, 10-12
p. 199
p. 228-229
id.
id.
p. 284
Sermons sur l’Antéchrist, Ad Solem, 1995
La Fin des Temps modernes, Seuil, 1952
5
s’use la patience de Dieu, la fin approche, et chaque instant il devient davantage nécessaire,
davantage urgent, de veiller et prier ! Aussi notre vigilance trouvera-t-elle quelque aliment
dans les prophéties et les apocalypses de l’Ecriture sainte et de la Tradition de l’Eglise. Nous
ne citerons pas ici les passages bien connus de l’Ancien et du Nouveau Testament – quoi qu’il
serait utile d’en faire une anthologie.
Nous nous contenterons d’abord d’un passage du livre de Daniel, puis d’un obscur
saint médiéval au nom lui-même prophétique : saint Malachie. Dans sa fameuse vision des
quatre royaumes, Daniel décrit un quatrième royaume différent de tous les autres, « cette bête
terriblement puissante, avec des dents de fer et des griffes de bronze, qui dévorait,
déchiquetait et piétinait tout ce qui restait » : « La quatrième bête, c’est un quatrième royaume
sur la terre, qui sera différent de tous les royaumes. Il dévorera toute la terre, la piétinera et
l’écrasera. » 26 Comment ne pas y voir une description de notre modernité scientifique,
technologique et industrielle ?
Evêque irlandais né en 1094, Malachie est doué à l’instar de son saint patron du don
de prophétie. En 1140, lors d’un pèlerinage à Rome, le moine bénédictin a une vision de tous
les papes à venir, qu’il transcrit en 111 devises latines décrivant laconiquement chacun des
successeurs du souverain pontife du moment, Innocent II. Malachie meurt en 1148 à
Clairvaux, assisté par son ami saint Bernard. La correspondance entre les papes et les devises
est rétrospectivement frappante. Nous ne prendrons que les derniers.27 A Jean-Paul Ier, qui
régna trente jour, correspond ainsi : De mediate lunae – de la moitie de la lune ! Jean-Paul II,
l’infatigable travailleur slave, a pour devise : De labore solis – du travail du soleil… Et
Benoît XVI est le 111e, le dernier avant le pape de la fin : sa devise est De gloria olivae – de
la gloire de l’olivier. Cela aurait-il à voir avec Gethsémani, le mont des Oliviers ou commença
l’agonie, prélude à la Passion et à la Résurrection ? Et voila comment finit la prophétie :
« Dans la dernière persécution de la Sainte Eglise Romaine siègera Pierre le Romain, qui
paîtra ses brebis au milieu de nombreuses tribulations. Ces tribulations passées, la Ville aux
sept collines sera détruite et le Juge redoutable jugera son peuple. Fin. »
Bien sûr, Dieu n’est pas prisonnier des prophéties. Et c’est justement pour cela que
nous devons être toujours de plus en plus prêt à son avènement, au grand retour du Christ, au
Jugement dernier, à la Parousie ! « Tenez-vous sur vos gardes, de crainte que votre cœur ne
s’alourdisse dans la débauche, l’ivrognerie et les soucis de la vie, et que ce jour-la ne tombe
sur vous à l’improviste. Comme un filet, il s’abattra sur tous les hommes de la terre. Restez
éveillés en tout temps : ainsi vous serez jugés dignes d’échapper à tout ce qui doit arriver, et
de paraître debout devant le Fils de l’homme. »28 « L’avènement du Fils de l’homme
ressemblera à ce qui s’est passé à l’époque de Noé. A cette époque, avant le déluge, on
mangeait, on buvait, on se mariait, jusqu’au jour ou Noé entra dans l’arche. Les gens ne se
sont doutés de rien, jusqu’au déluge qui les a tous engloutis : tel sera aussi l’avènement du
Fils de l’homme. »29 Dans la tempête apocalyptique, comment pourrons-nous marcher sur les
eaux ? Par la foi, comme Pierre. Mais non pas notre foi, notre force de conviction qui montre
ses limites au bout de quelques pas, mais la foi donnée par Dieu, la main tendue du Sauveur et
qu’il nous faut seule saisir, abandonnant tout le reste, si nous ne voulons pas couler dans
l’abîme. « Confiance, c’est moi, n’ayez pas peur ! »30
« Ce n’est pas seulement de pain que l’homme doit vivre, mais de toute parole qui sort de la
bouche de Dieu. »31
26
27
28
29
30
31
Dn 7, 15-27
Jean-Luc Maxence, La Prophétie de saint Malachie, Jean-Claude Lattes, 1997
Lc 21, 34-36
Mt 24, 37-39
Mc 6, 50
Mt 4, 4 ; Dt 8, 3
6
« Si le Christ nous a libérés, c’est pour que nous soyons vraiment libres. Alors tenez bon, et
ne reprenez pas les chaînes de votre ancien esclavage. »32
« Et Dieu est fidèle : il ne permettra pas que vous soyez éprouvés au-delà de ce qui est
possible pour vous. Mais, avec l’épreuve. Il vous donnera le moyen d’en sortir et la possibilité
de la supporter. »33
« Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ?... Qui pourra nous séparer de l’amour du
Christ ? la détresse ? l’angoisse ? la persécution ? la faim ? le dénuement ? le danger ? le
supplice ?... Oui, en tout cela nous sommes les grands vainqueurs grâce a celui qui nous a
aimés. J’en ai la certitude : ni la mort ni la vie, ni les esprits ni les puissances, ni le présent ni
l’avenir, ni les astres, ni les cieux, ni les abîmes, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous
séparer de l’amour de Dieu qui est en Jésus Christ notre Seigneur ! »34
En partageant sa contemplation du Christ, Benoît XVI nous fait pénétrer dans l’intelligence de
l’Evangile ; et cette compréhension approfondie et renouvelée nous fait regarder notre époque
et lire les signes des temps dans une lumière plus haute. In lumine tuo videbimus lumem. Par
sa lumière nous voyons la lumière, qui éclaire l’avenir de sa gloire.
Falk van Gaver
32
33
34
Ga 5, 1
1 Co 10, 13
Rm 8, 31-39
7

Documents pareils