Les étrangers victimes de la traite des êtres humains - Jean
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Les étrangers victimes de la traite des êtres humains - Jean
Les étrangers victimes de la traite des êtres humains Examen des nouvelles dispositions légales introduites par la loi du 15 septembre 2006 et l’arrêté royal du 21 mai 2007 La traite des êtres humains est un phénomène mondial souvent lié à la criminalité organisée. Selon l’Organisation internationale du travail, pas moins de 2 450 000 personnes sont, chaque année, victimes de la traite dans le monde. Ceci explique l’importance que prend aujourd’hui la lutte contre cette criminalité odieuse qui vise les personnes les plus vulnérables et sa prise en considération dans des instruments internationaux. Les récentes modifications législatives1 introduites dans la loi du 15 décembre 1980 relative à l’accès au territoire, au séjour, à l’établissement et à l’éloignement des étrangers remplacent le cadre juridique de l’accueil des victimes de la traite des êtres humains mis en place antérieurement par voie de circulaires. La Belgique bénéficie d’une relativement longue expérience dans l’accueil des victimes de la traite dès lors que celui-ci est réglementairement organisé depuis le 1er juillet 1994.2 Cette expérience a cependant du être adaptée pour se conformer à l’évolution et surtout au développement des règles de droit international en matière d’immigration et de celles plus spécifiques du droit pénal européen (I). En qualité d’État membre, la Belgique a transposé une série d’instruments de droit dérivé européen en limitant les bénéficiaires du système d’accueil des victimes de la traite (II). De même, la procédure permettant la délivrance d’un titre de séjour a subi également un léger « lifting » dont les subtilités sont loin d’être sans conséquence (III). Enfin, comme toute œuvre humaine, des imperfections affectent cette « réformette » dont il n’est pas certain, à ce stade de son application, qu’elle présente une meilleure prise en compte de l’intérêt des victimes (IV). I. Mise en perspective internationale Tant la traite des êtres humains3 que le trafic illicite de migrants4 ont été appréhendés par le droit international en tant que manifestations particulièrement graves de la criminalité transnationale. Que ce soit dans le cadre de l’ONU (a), de l’Union européenne (b) ou du Conseil de l’Europe 1 Loi du 15 septembre 2006 modifiant la loi du 15 décembre 1980 relative à l’accès au territoire, au séjour, à l’établissement et à l’éloignement des étrangers, M.B., 6 octobre 2006. Pour un commentaire article par article de cette nouvelle loi, voy. S. SAROLEA, M. KAISER, I. DOYEN et J-P JACQUES, La réforme du droit des étrangers, les lois du 15 septembre 2006, Col. Lois actuelles, Kluwer, 2007, 364 pages. 2 Circulaire du 1er juillet 1994 concernant la délivrance de titres de séjour et des autorisations d'occupation (permis de travail) à des étrangers (ères), victimes de la traite des êtres humains, M.B., 7 juillet 1994. 3 La traite se caractérise notamment par la finalité poursuivie par les auteurs qui ont généralement pour objectif l’exploitation sexuelle, économique ou autre d’une personne. 4 Le trafic consiste, en substance, à profiter de la volonté de certaines personnes d’immigrer illégalement dans un pays donné pour leur faire payer des sommes considérables afin de les acheminer dans le pays en question. (c), chacune de ces organisations internationales a développé des instruments internationaux spécifiques visant à lutter contre l’un et/ou l’autre de ces phénomènes. A. Au niveau international : l’ONU Dans le cadre de l’Organisation des Nations-Unies, deux protocoles additionnels à la Convention contre la criminalité transnationale organisée5 ont été adoptés.6 Le premier de ces protocoles vise à « prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants ».7 Il apparaît comme le premier instrument universel portant sur tous les aspects de la traite des personnes. En effet, il poursuit trois objectifs à savoir, prévenir et combattre la traite des personnes en accordant une attention particulière aux femmes et aux enfants, protéger et aider les victimes de la traite, ainsi que promouvoir la coopération entre les États Parties. Son intérêt réside principalement dans la définition qu’il donne de la traite des personnes.8 Le second est le Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer. Ce Protocole vise à poursuivre et sanctionner les groupes criminels organisés qui orchestrent le trafic illicite de migrants ainsi qu’à promouvoir la coopération entre les États tout en protégeant les droits des migrants objets d’un tel trafic.9 La définition donnée du trafic se réfère expressément à l’avantage financier ou autre avantage matériel que l’auteur en tire afin d’éviter de criminaliser les activités des personnes apportant une aide aux migrants pour des motifs humanitaires en raisons de liens familiaux étroits. B. Au niveau européen : l’Union européenne Depuis le Traité de Maastricht,10 l’Union européenne s’est vue conférer de nouvelles compétences tant en matière pénale qu’en matière d’immigration. Dans le cadre du troisième 5 Convention de Palerme signée le 15 décembre 2000, entrée en vigueur le 29 septembre 2003 et ratifiée par la Belgique par la loi du 24 juin 2004, M.B., 13 octobre 2004. 6 Pour un commentaire plus approfondi de ces deux instruments, voy. M-A BEERNAERT et P. LECOCQ, « La loi du 10 août 2005 modifiant diverses dispositions en vue de renforcer la lutte contre la traite et le trafic des êtres humains et contre les pratiques des marchands de sommeil », Rev. dr. pén., 2006, pp. 337-343. 7 Protocole additionnel à la Convention des Nations-Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, entré en vigueur le 23 octobre 2003 et approuvée en droit belge par la loi du 24 juin 2004, M.B., 13 octobre 2004. 8 Voy. à cet égard, l’article 3 qui requiert la réunion de trois éléments constitutifs, à savoir, un acte (le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes), l’usage de certains moyens (la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contraintes, l’enlèvement, la fraude, la tromperie, l’abus d’autorité…) et une finalité d’exploitation (l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail, les services forcés, l’esclavage…). 9 Ce Protocole est entré en vigueur le 28 janvier 2004 et a été approuvé en droit belge par la loi du 24 juin 2004, M.B., 13 octobre 2004. Pour une analyse de ce Protocole, voy. cette revue, J.S. JAMART, « Le Protocole des Nations-Unies contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer, additionnel à la Convention des NationsUnies contre la criminalité transnationale organisée », 2000, n° 111, pp. 633-647. 10 Entré en vigueur le 1er novembre 1993. 2 pilier de l’Union Européenne11, les États membres ont travaillé à un rapprochement progressif de leurs législations nationales en matière pénale. « L’idée de base est que pour éviter des disparités trop importantes entre législations nationales et l’apparition de « pays refuges », il conviendrait, en certaines matières, de veiller à ce que des comportements identiques soient sanctionnés de manière comparable dans les différents États membres. Cela devrait également faciliter la coopération judiciaire au sein de l’Union, et garantir une plus grande égalité entre les citoyens ainsi que davantage de sécurité juridique ».12 Ce processus a connu davantage de développements encore depuis l’entrée en vigueur, le 1er mai 1999, du Traité d’Amsterdam, puisque le rapprochement des règles de droit pénal des États membres est, désormais, présenté comme une mission explicite de l’Union européenne.13 Le Conseil de l’Union européenne a ainsi adopté une décision-cadre relative à la traite des êtres humains en date du 19 juillet 2002.14 Ce nouvel instrument de droit dérivé européen trouve sa base juridique dans l’article 34.2, b) du Traité de l’Union européenne. Liant les États membres quant au résultat à atteindre, la décision-cadre reconnaît à chaque autorité nationale le choix des moyens et de la forme de sa mise en œuvre tout en évitant de reconnaître un effet direct à ses dispositions. Ainsi, cette décision-cadre obligeait tous les États membres à adopter, avant le 1er août 2004, les mesures nécessaires pour sanctionner pénalement la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle ou d’exploitation de leur travail.15 Le 28 novembre 2002, le Conseil de l’Union européenne a adopté deux instruments différents visant à lutter plus efficacement au sein des États membres contre le trafic des personnes. Il s’agit d’une part, de la directive visant à définir l’aide à l’entrée, au transit et au séjour irréguliers16 et, d’autre part, de la décision-cadre visant à renforcer le cadre pénal pour la répression de l’aide à l’entrée, au transit et au séjour irréguliers.17 La directive définit les comportements que les États membres sont tenus, pour le 5 décembre 2004, d’incriminer dans leur droit interne alors que la décision-cadre détermine les sanctions à prévoir en la matière pour la même date. La directive distingue clairement l’infraction d’aide à l’entrée et au transit irréguliers de l’infraction d’aide au séjour irrégulier. De cette distinction imposée par le droit européen découle l’adoption, en droit belge, de la loi du 10 août 2005 modifiant diverses dispositions en vue de renforcer la lutte contre la traite et le trafic des êtres humains et contre les pratiques des marchands de sommeil.18 Cette loi, qui transpose formellement la directive et la décision-cadre du 28 novembre 2002, étend l’incrimination de traite des êtres humains. En effet, celle-ci ne couvre plus seulement la traite transnationale assortie du déplacement de la victime de son pays d’origine à un pays de destination. Elle couvre également la traite nationale commise sur le territoire belge sans franchissement de frontière. 11 Le troisième pilier est visé au Titre VI du Traité de Maastricht et concerne la coopération policière et judiciaire en matière pénale. 12 M-A BEERNAERT et P. LECOCQ, « La loi du 10 août 2005 modifiant diverses dispositions en vue de renforcer la lutte contre la traite et le trafic des êtres humains et contre les pratiques des marchands de sommeil », Rev. dr. pén., 2006, p. 343. 13 Art. 29, dernier tiret, du Traité sur l’Union européenne, ci-après TUE. 14 J.O.C.E., L-203 du 1er août 2002, p. 14 15 Voy. art. 10.1 de la Décision-cadre. 16 J.O.C.E., L-328 du 5 décembre 2002, pp. 17-18. 17 J.O.C.E., L-328 du 5 décembre 2002, pp. 1-3. 18 Publication au Moniteur Belge du 2 septembre 2005 et entrée en vigueur depuis le 12 septembre 2005. 3 N’étant plus dès lors limitée aux étrangers, l’infraction de traite antérieurement prévue à l’article 77bis de la loi organique des étrangers du 15 décembre 1980 a été déplacée vers un nouvel article 433quinquies du Code pénal, sous le Titre VIII « Des crimes et délits contre les personnes ». L’article 77bis pouvait alors ne plus viser que, spécifiquement, l’infraction de trafic de migrants.19 Enfin, le Conseil de l’Union européenne adoptera une directive le 29 avril 2004 relative au titre de séjour délivré aux ressortissants d’États tiers qui sont victimes de la traite des êtres humains ou ont fait l’objet d’une aide à l’immigration clandestine et qui coopèrent avec les autorités compétentes.20 Cette directive devait être transposée pour le 6 août 2006. La Belgique adoptera formellement sa loi de transposition le 15 septembre 2006 dans le cadre du vote de la loi de réforme de la procédure d’asile. En effet, cette loi est l’aboutissement d’une réforme plus vaste, en droit belge, du droit d’asile et d’immigration. Le législateur a, dans une même loi, transposé trois directives européennes touchant à l’immigration. Une directive dite « qualification » applicable aux demandeurs d’asile et à la procédure de reconnaissance du statut de réfugié, une directive relative au droit du regroupement familial et enfin une relative au statut à accorder aux victimes de la traite des êtres humains.21 C’est cette dernière directive et sa transposition en droit belge qui feront l’objet des développements ultérieurs. Bien que l’intitulé de la directive semble particulièrement précis,22 force est de constater que l’objectif affirmé de lutte contre l’immigration clandestine, par la délivrance d’un titre de séjour si la victime coopère, n’est absolument pas atteint par la directive. En effet, la directive ne contient aucune mesure de lutte contre la traite ou contre les organisations criminelles transnationales. La directive se contente de permettre l’octroi d’un titre de séjour à l’égard des « personnes qui sont victimes ». La directive procède par déduction pour prétendre atteindre indirectement le but qu’elle s’est assignée. Ainsi, le Conseil européen considère qu’il luttera efficacement contre la traite des êtres humains dès lors que les États membres pourront délivrer un titre de séjour à l’étranger victime. Il affirme même ouvertement que pour la victime, « l’obtention d’un titre de séjour constitue une 19 Pour un commentaire et une analyse plus approfondie des modifications apportées par la loi du 10 août 2005, voy. M-A BEERNAERT et P. LECOCQ, op. cit., Cl. HUBERT, « Les innovations de la loi du 10 août 2005 modifiant diverses dispositions en vue de renforcer la lutte contre la traite et le trafic des êtres humains et contre les pratiques des marchands de sommeil », J.D.J., 2006, n° 251, pp. 6-22 et le rapport annuel du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, « La politique belge en matière de traite des êtres humains : ombres et lumières », novembre 2005, spéc. pp. 5-38. 20 Directive européenne 2004/81/CE du Conseil du 29 avril 2004 relative au titre de séjour délivré aux ressortissants d’États tiers qui sont victimes de la traite des êtres humains ou ont fait l’objet d’une aide à l’immigration clandestine et qui coopèrent avec les autorités compétentes, J.O.C.E., L-261 du 6 août 2004, pp. 19-23. 21 Il s’agit respectivement de la directive 2004/83/CE du Conseil de l'Union européenne du 29 avril 2004 concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants de pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d'autres raisons, ont besoin d'une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts, de la directive 2003/86/CE du Conseil de l'Union européenne du 22 septembre 2003 relative au droit au regroupement familial, et de la directive 2004/81/CE du Conseil de l'Union européenne du 29 avril 2004 relative au titre de séjour délivré aux ressortissants de pays tiers qui sont victimes de la traite des êtres humains ou ont fait l'objet d'une aide à l'immigration clandestine et qui coopèrent avec les autorités compétentes. 22 Directive relative au titre de séjour délivré aux ressortissants de pays tiers qui sont victimes de la traite des êtres humains ou ont fait l'objet d'une aide à l'immigration clandestine et qui coopèrent avec les autorités compétentes. 4 incitation suffisante pour déposer plainte ». Malheureusement, le législateur belge responsable de la transposition ne s’est pas départi de cette affirmation puisque l’exposé des motifs de la loi précise que « Pour les personnes qui sont victimes de la traite des êtres humains, la possibilité d’obtenir un titre de séjour constitue une incitation suffisante pour qu’une plainte ou une déclaration soit introduite contre leurs exploitants. Certaines conditions doivent être cependant remplies pour prévenir les abus ».23 A cet égard, n’est-il pas quelque peu naïf de croire que, via la plainte déposée par une personne victime, les autorités lutteront efficacement contre la traite des êtres humains ? Il s’agit là d’un raccourci erroné qui risque indéniablement de faire de la victime, un instrument de lutte contre la traite des êtres humains. Ce risque d’instrumentalisation est d’autant plus grand que l’octroi d’un titre de séjour est conditionné à la coopération de la victime avec les autorités et ce, quelle que soit la qualité à laquelle la personne prétend ou est reconnue victime de la traite. La protection accordée par les autorités dépendra donc non seulement de la qualité de victime alléguée mais également de la coopération de la victime avec les autorités chargées de la lutte contre la traite des êtres humains. C. Au niveau européen : le Conseil de l’Europe Le Conseil de l’Europe s’est également doté d’un instrument spécifique ayant pour objectif l’harmonisation des législations pénales nationales et l’amélioration de la protection des victimes. La Convention n° 197 sur la lutte contre la traite des êtres humains adoptée le 16 mai 2005 est entrée en vigueur le 1er février 2008.24 Tout comme son équivalent onusien, cet instrument vise à combattre la traite, protéger les droits de la personne victime de la traite ainsi qu’à promouvoir la coopération internationale dans le domaine de la lutte contre la traite des êtres humains. La principale innovation de cette convention réside dans le mécanisme de suivi qui sera assuré par un groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtes humains dénommé le GRETA.25 La procédure d’évaluation porte sur les Parties à la Convention et est divisée en cycles dont la durée est déterminée par le GRETA. Au début de chaque cycle, le GRETA sélectionne les dispositions particulières sur lesquelles va porter la procédure d’évaluation.26 23 Exposé des motifs, Projet de loi modifiant la loi du 15 décembre 1980 relative à l’accès au territoire, au séjour, à l’établissement et à l’éloignement des étrangers, Doc. Parl., Chambre 2005-2006, DOC 51-2478/001, p. 26. 24 La Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains signée à Varsovie le 16 mai 2005 a été signée par la Belgique le 17 novembre 2005 mais n’a pas encore été ratifiée. Elle est entrée en vigueur le 1er février 2008 conformément à son article 42, §3 dès lors que Chypre a été le 10ème pays membre du Conseil de l’Europe à l’avoir ratifiée en date du 24 octobre 2007 (seuls l’Albanie, l’Autriche, la Bulgarie, Chypre, la Croatie, le Danemark, la Géorgie, la Moldavie, la Roumanie et la Slovaquie ont ratifié cette Convention). 25 Voy. art. 36 de la Convention : le GRETA est composé de 10 membres au minimum et de 15 membres au maximum. La composition du GRETA tient compte d’une participation équilibrée entres les femmes et les hommes et d’une participation géographiquement équilibrée, ainsi que d’une expertise multidisciplinaire. Ses membres sont élus par le Comité des Parties pour un mandat de 4 ans, renouvelable une fois, parmi les ressortissants des États Parties à la présente Convention. 26 Art. 38, §2 : « Le GRETA détermine les moyens les plus appropriés pour procéder à cette évaluation. Le GRETA peut, en particulier, adopter un questionnaire pour chacun des cycles qui peut servir de base à l’évaluation de la 5 A l’instar du mécanisme mis en place par la Convention européenne n° 126 pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants,27 le GRETA peut organiser, en coopération avec les autorités nationales et la « personne de contact » désignée par ces dernières, si nécessaire avec l’assistance d’experts nationaux indépendants, des visites dans les pays concernés. Le GRETA établit un projet de rapport28 contenant ses analyses concernant la mise en œuvre des dispositions sur lesquelles portent la procédure d’évaluation, ainsi que ses suggestions et propositions relatives à la manière dont la Partie concernée peut traiter les problèmes identifiés. Sur cette base, le GRETA adopte son rapport et ses conclusions concernant les mesures prises par la Partie concernée pour mettre en œuvre les dispositions de la Convention. Ce rapport et ces conclusions sont envoyés à la Partie concernée et au Comité des Parties. Le rapport et les conclusions du GRETA sont rendus publics dès leur adoption avec les commentaires éventuels de la Partie concernée. La publicité réservée au rapport et aux conclusions du GRETA sont de nature à assurer l’efficacité et le caractère dissuasif du mécanisme de contrôle. La traite des êtres humains a également été récemment abordée par la Cour européenne des droits de l’homme chargée de contrôler les États parties dans la reconnaissance des droits et des libertés fondamentales que la Convention européenne des droits de l’homme contient. Dans une affaire mettant en cause la France,29 Mlle SILIADIN fit valoir devant la Cour européenne des droits de l’homme que la seule condamnation civile obtenue par les juridictions françaises à l’issue d’une procédure pénale dans laquelle elle était victime d’esclavage domestique, n’était pas suffisante au regard de l’article 4 de la Convention qui prohibe l’esclavage, la servitude et le travail forcé ou obligatoire. A son estime, les États Parties ont l’obligation positive de mettre en place une législation de nature à prévenir et réprimer effectivement les auteurs de pratiques contraires à l’article 4, et une simple procédure civile permettant d’obtenir réparation des dommages subis ne saurait suffire pour assurer une protection adéquate contre ce type d’agissements. Tel sera aussi l’avis de la Cour. Se plaçant sur le terrain de la théorie des obligations positives dont elle a dégagé les principes sur base des articles 2, 3 ou 8, la Cour affirme que l’article 4 fait partie de ces dispositions de la Convention au sujet desquelles le fait qu’un État s’abstienne de porter atteinte aux droits garantis ne suffit pas pour conclure qu’il s’est conformé à ses engagements : les Gouvernements ont, en outre, l’obligation positive d’adopter des dispositions en matière pénale qui sanctionnent les pratiques visées par l’article 4, et de les appliquer effectivement.30 Cet arrêt constitue un rappel à l’ordre à destination de l’ensemble des États parties à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme qui se voient ainsi dans l’obligation positive de criminaliser tout comportement contraire à l’article 4 sous peine de subir le contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme. mise en œuvre par les Parties à la présente Convention. Ce questionnaire est adressé à toutes les Parties. Les Parties répondent à ce questionnaire ainsi qu’à toute autre demande d’information du GRETA ». 27 Art. 2 de la Convention européenne n° 126 pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants signée à Strasbourg le 26 novembre 1987. 28 Le projet de rapport est transmis pour commentaire à la Partie faisant l’objet de l’évaluation. Ses commentaires sont pris en compte par le GRETA lorsqu’il établit son rapport. 29 Cour eur. dr. h, arrêt Siliadin c. France du 26 juillet 2005. 30 § 89 de l’arrêt. Pour un commentaire de l’arrêt Siliadin c. France, voy. P-F DOCQUIR, « L’esclavage domestique devant la Cour européenne des droits de l’homme », in Journal du juriste, 2005,n° 4, pp. 5-6 et M-A BEERNAERT et P. LECOCQ, op. cit., pp. 347-350. 6 D. Au niveau belge Le cadre juridique de la traite des êtres humains était, jusqu’il y a peu, en Belgique, organisé dans des lois et circulaires éparses. Ainsi, c’est la loi du 13 avril 1995 « contenant des dispositions en vue de la répression de la traite des êtres humains et de la pornographie enfantine »31 qui a inauguré le régime légal de la répression pénale de l’infraction de traite des êtres humains en Belgique. Cette loi insérait un article 77bis dans la loi organique relative aux étrangers du 15 décembre 1980. Cet article visait à réprimer la traite des étrangers en réprimant quiconque abuse de la situation vulnérable d’un étranger en situation précaire sans distinguer la traite du trafic des êtres humains. Bien évidemment, cette loi a donné lieu à des problèmes d’interprétation sur le terrain dès lors que certains considéraient qu’un étranger amené en Belgique par un réseau et y séjournant clandestinement était une victime de la traite et d’autres pas. Certains excluaient de l’infraction le trafic de personnes sans qu’un élément d’exploitation ait pu être constaté, d’autres excluaient la pure exploitation économique dans le cadre de l’immigration clandestine.32 L'ancien article 77bis de la loi du 15 décembre 1980 comportait un élément matériel, à savoir contribuer à permettre l'entrée, le transit ou le séjour d'un étranger, l'élément moral de l’infraction étant l'usage de manœuvres frauduleuses, de violence, de menaces ou d’une forme quelconque de contrainte ou l’abus de la situation vulnérable dans laquelle se trouve l’étranger en raison notamment de sa situation administrative illégale ou précaire. En outre, bien que le texte ne le mentionnait pas explicitement, le consentement éventuel de l’étranger était indifférent. L’accueil réservé aux victimes de la traite était organisé antérieurement par une circulaire du 1er juillet 1994.33 Cette circulaire a été complétée par des directives ministérielles du 13 janvier 1997 adressées à l'Office des Étrangers, aux Parquets, aux services de police, aux services de l'inspection des lois sociales et de l'inspection sociale relatives à l'assistance aux victimes de la traite des êtres humains.34 Ces directives ont été modifiées par la circulaire ministérielle du 17 avril 200335 qui explicitent les modalités d'application pratique de la circulaire de 1994. Ces directives prévoyaient la délivrance d’un ordre de quitter le territoire (45 jours) aux personnes qui ont quitté le milieu qui les a fait entrer dans la traite des êtres humains et qui s'adressent à un service d'accueil spécialisé. Ces personnes n'avaient pas le droit d'être mises au travail pendant la durée de l’ordre de quitter le territoire dont la prorogation devait être soumise à l'Office des Étrangers. Ensuite, une déclaration d'arrivée (trois mois) était délivrée, si les personnes victimes avaient introduit, dans le délai de 45 jours, une plainte ou une déclaration contre leur exploiteur auprès d'un service de police ou du Parquet. Si une plainte ou une déclaration était introduite immédiatement après la sortie du milieu auprès des services compétents, une déclaration d'arrivée était également délivrée à condition que 31 M.B., 25 avril 1995. Voy. à cet égard le rapport annuel 2005 du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, op. cit., qui cite l’évaluation de la directive COL 12/99 concernant la politique de recherches et de poursuites en matière de traite des êtres humains et de pornographie enfantine, p. 21. 33 Circulaire du 1er juillet 1994 concernant la délivrance de titres de séjour et des autorisations d'occupation (permis de travail) à des étrangers (ères), victimes de la traite des êtres humains, M.B., 7 juillet 1994. 34 M.B., 21 février 1997. 35 M.B., 27 mai 2003. 32 7 l'accompagnement, par une organisation reconnue chargée de l’accueil des victimes, soit accepté et voulu. Seules les personnes ayant reçu une déclaration d'arrivée pouvaient être mises au travail provisoirement. L'Office des Étrangers prenait alors contact par écrit avec le Procureur du Roi afin d'être informé de la suite réservée à la plainte ou à la déclaration introduite. Si le Procureur du Roi informait que la plainte ou la déclaration n'avait pas été classée sans suite, une autorisation de séjour de plus de 3 mois (CIRE: séjour temporaire) était délivrée sur accord également de l'Office des Étrangers. En général, une autorisation de séjour était octroyée pour une durée de 6 mois. Aussi en cas de prolongation l'autorisation était, en général, renouvelée pour une période de 6 mois. La personne concernée pouvait ensuite introduire une demande d'autorisation de séjour pour une durée indéterminée quand la personne contre laquelle il ou elle avait introduit une plainte avait été assignée devant le tribunal (correctionnel). L'autorisation de séjour pour une durée indéterminée pouvait être octroyée quand la plainte ou la déclaration de la personne concernée était considérée comme significative pour la procédure. Les personnes ayant été autorisées à un séjour de plus de 3 mois36 pouvaient alors être mises au travail, avec un permis de travail B, par l'employeur qui avait obtenu, pour elles, une autorisation d'occupation de la Région compétente. Aujourd’hui, depuis la loi du 10 août 200537, les incriminations de traite et de trafic des êtres humains sont rigoureusement séparées. Les premières n’étant plus spécifiquement réservées aux victimes étrangères, elles ont été insérées dans le code pénal aux articles 433quinquies à 433nonies. Les secondes demeurent dans la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers et sont visées aux articles 77bis à 77sexies de cette loi. L’incrimination « marchands de sommeil »38 est envisagée de manière autonome et non plus comme une forme particulière de traite des êtres humains. Un nouveau chapitre a, dès lors, été introduit dans le code pénal, constitué des articles 433 decies à 433 quinquiesdecies, élargissant ainsi la protection à tous, belges ou étrangers. Deux nouvelles dispositions visant à réprimer l’exploitation de la mendicité, les articles 433ter et 433quater du Code pénal, ont également été introduites par la loi du 10 août 2005. Quant à l’accueil des victimes, la loi du 15 septembre 2006 insère de nouvelles dispositions dans la loi du 15 décembre 1980. Ainsi, un nouveau chapitre IV39 dans le titre II de cette loi contient les articles 61/2 à 61/5. Ces dispositions légales ont été complétées par les articles 110bis et 110ter de l’arrêté royal d’exécution.40 Ce nouveau chapitre IV s’intègre dans le Titre II qui concerne les dispositions dérogatoires et complémentaires relatives à certaines catégories d’étrangers. Ce chapitre concerne donc les personnes qui sont reconnues comme victimes de la traite des êtres humains sur base de différentes dispositions légales qu’il convient d’identifier. 36 Et donc titulaires d’un Certificat d’Inscription au Registre des Étrangers (CIRE) muni de la mention : "séjour temporaire". 37 Loi du 10 août 2005 modifiant diverses dispositions en vue de renforcer la lutte contre la traite et le trafic des êtres humains et contre les pratiques des marchands de sommeil, M.B., 2 septembre 2005. 38 Ancien article 77bis, §1erbis de la loi du 15 décembre 1980. 39 Introduit par les articles 64 à 68 de la loi du 15 septembre 2006, M.B., 06/10/2006. 40 Arrêté royal du 27 avril 2007 modifiant l’Arrêté royal du 8 octobre 1981 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers, M.B., 21 mai 2007. 8 II. Les bénéficiaires du nouveau statut Avant d’envisager les personnes pouvant se revendiquer bénéficiaires des nouvelles dispositions légales introduites par la loi du 15 septembre 2006, il convient d’abord de rappeler que l’ambition du législateur était de transposer la directive 2004/81.41 Cependant, le législateur belge a décidé de ne pas englober, dans les personnes visées, une catégorie particulière d’étrangers. Ainsi, bien que la directive 2004/81 autorisait les États membres à étendre son champ d’application aux « ressortissants de pays tiers qui ont fait l’objet d’une aide à l’immigration clandestine »42, la Belgique n’a pas utilisé cette possibilité. Partant, les personnes ressortissantes d’États tiers à l’Union qui bénéficient d’une aide à l’immigration clandestine sans être exploitées ou sans donner en contrepartie un avantage patrimonial ne tombent pas dans le champ d’application des nouvelles dispositions. Certes, la directive 2004/81 laissait une option à chaque État membre de sorte qu’on ne peut considérer cet « oubli » comme une mauvaise transposition. Pour préserver la logique du système et en vue de combattre efficacement certaines filières familiales d’immigration clandestine, il eut été préférable d’insérer ces étrangers dans la catégorie des victimes de la traite. En effet, peu importe l’avantage patrimonial donné en contrepartie de l’entrée sur le territoire car c’est une fois établie dans le pays de destination que l’exploitation bénéficie à la filière. D’aucuns préfèreront cette exclusion du concept de victime pour éviter les risques d’abus répressif de la part des autorités tant la limite entre l’aide à l’immigration clandestine fondée sur des motifs humanitaires et la filière d’immigration illicite est parfois ténue. Le législateur a, de façon limitative et donc exhaustive, décidé d’identifier les catégories de personnes qui, en tant que victimes de la traite, vont pouvoir se voir accorder un titre de séjour. Ainsi, pour prétendre au bénéfice d’un titre de séjour en qualité de victime de la traite des êtres humains, il faudra démontrer appartenir à l’une des catégories de victimes énumérées par le nouvel article 61/2 de la loi du 15 décembre 1980. La conséquence naturelle est que toutes les victimes de la traite des êtres humains ne bénéficieront pas d’un titre de séjour sur base du chapitre IV de la loi du 15 décembre 1980. A cet égard, il peut être reproché au législateur de ne pas avoir fait œuvre de clarté dans sa rédaction légistique. Ainsi, le texte vise « les personnes considérées comme victimes de la traite des êtres humains au sens de l’article 433quinquies du Code pénal ou qui sont victimes, dans les circonstances visées à l’article 77quater, 1°, en ce qui concerne uniquement les mineurs non accompagnés, à 5°, de l’infraction de trafic des êtres humains au sens l’article 77bis, et qui coopèrent avec les autorités »… L’on vise les étrangers qui sont victimes de la traite des êtres humains au sens de l’article : - 433quinquies du Code pénal (a) ou - 77bis de la loi du 15 décembre 1980 dans les circonstances de l’article 77quater , 1° en ce qui concerne uniquement les mineurs non accompagnés, à 5° de l’infraction de traite des êtres humains (b). 41 Directive européenne 2004/81/CE du Conseil du 29 avril 2004 relative au titre de séjour délivré aux ressortissants d’États tiers qui sont victimes de la traite des êtres humains ou ont fait l’objet d’une aide à l’immigration clandestine et qui coopèrent avec les autorités compétentes, J.O.C.E., L-261 du 6 août 2004, pp. 19-23. 42 Voy. Considérant n°9 et art. 3, §2 de la Directive 2004/81. 9 A. Les étrangers victimes de l’infraction visée à l’article 433quinquies du Code pénal Il s’agit des étrangers victimes de la traite des êtres humains.43 L’article 433quinquies du Code pénal a été introduit par la loi du 10 août 2005 et définit cette infraction comme étant « le fait de recruter, de transporter, de transférer, d’héberger, d’accueillir une personne, de passer ou de transférer le contrôle exercé sur elle afin :1° de permettre la commission contre cette personne des infractions prévues aux articles 379, 380, §1er et §4 et 383bis, §1er ; 2° de permettre la commission contre cette personne de l’infraction prévue à l’article 433ter ; 3° de mettre au travail ou de permettre la mise au travail de cette personne dans des conditions contraires à la dignité humaine ; 4° de prélever sur cette personne ou de permettre le prélèvement sur celle-ci d’organes ou de tissus en violation de la loi du 13 juin 1986 sur le prélèvement et la transplantation d’organes ; 5° ou de faire commettre à cette personne un crime ou un délit contre son gré ; ». Comme déjà évoqué, cette infraction s’applique dorénavant à toutes les victimes, qu’elles soient belges ou étrangères. 44 Juridiquement, les seuls éléments constitutifs de l’infraction sont l’existence d’un acte (recruter, héberger, transporter…) et d’une finalité d’exploitation bien déterminée, les modi operandi (la menace, la contrainte, la violence, …) figurent, dorénavant, en circonstances aggravantes de l’infraction.45 Les finalités d’exploitation visées sont l’exploitation sexuelle (a), l’exploitation de la mendicité (b), l’exploitation par le travail (c), le prélèvement d’organes46 et la contrainte à commettre des infractions. (a) En ce qui concerne les formes d’exploitation sexuelle, on y vise la corruption de la jeunesse,47 l’exploitation de la débauche,48 l’exploitation de la prostitution49 et la pornographie enfantine.50 L’articulation entre l’infraction d’exploitation de la débauche ou de la prostitution et l’infraction de traite est décrite dans l’exposé des motifs.51 A ce titre, de deux choses l’une. Soit le proxénète exerce seul son activité criminelle et il sera poursuivi sur base du seul article 380 du Code pénal,52 soit il arrive en bout de chaine, la victime ayant été recrutée puis transportée jusque chez lui pour se prostituer. Dans ce cas, il sera considéré comme auteur ou coauteur de l’infraction de traite. La peine d’emprisonnement prévue par la loi étant la même pour les deux infractions, l’intérêt de poursuivre l’auteur présumé sur base de la traite réside essentiellement au niveau du titre de séjour dont pourra éventuellement bénéficier la victime qui coopère avec les autorités.53 43 A distinguer des étrangers victimes de trafic des êtres humains, infra point II. B. Voy. supra : I. B. 45 Rapport annuel du Centre pour l’Égalité des Chances et la Lutte contre le Racisme, « La politique belge en matière de traite des êtres humains : ombres et lumières », novembre 2005, p.14. 46 L’inclusion de cette finalité dans l’infraction de traite trouve son origine dans le Premier Protocole additionnel à la Convention de Palerme, voy. supra : point I. A. 47 Art. 379 du Code pénal 48 Art. 380, §1er du Code pénal 49 Art. 380, §4 du Code pénal 50 Art. 383bis du Code pénal 51 Exposé des motifs de la loi du 10 août 2005, Doc. Parl., Chambre 2004-2005, 51-1560/1, p.18 et 19. 52 Exploitation de la prostitution 53 Voy. à cet égard Cl. HUBERTS, op. cit., spéc. p.8 et 9. 44 10 (b) En ce qui concerne l’exploitation de la mendicité, cette nouvelle infraction introduite à l’article 433ter pourra également être envisagée sous l’angle de la traite des êtres humains selon les circonstances de l’espèce et notamment en tenant compte du nombre de victimes. Avec la finalité de commettre des infractions contre son gré, l’exploitation de la mendicité a été introduite en vue de répondre à de nouvelles formes de traite émergeant dans la jurisprudence.54 (c) Quant à l’exploitation par le travail, celui-ci doit avoir lieu « dans des conditions contraires à la dignité humaine ». Selon l’exposé des motifs, « différents éléments peuvent être pris en considération pour établir les conditions de travail contraires à la dignité humaine. Du point de vue de la rémunération, un salaire manifestement sans rapport avec un très grand nombre d’heures de travail prestées, éventuellement sans jour de repos, ou la fourniture de services non rétribués peuvent être qualifiés de conditions contraires à la dignité humaine. (…) Des conditions de travail contraires à la dignité humaine peuvent également être établies par l’occupation d’un ou plusieurs travailleurs dans un environnement de travail manifestement nonconforme aux normes prescrites par la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail ».55 B. Les étrangers victimes de l’infraction visée à l’article 77bis de la loi du 15 décembre 1980 L’article 61/2 de la loi du 15 décembre 1980 tel que modifié par la loi du 16 septembre 2006 fait référence aux victimes mentionnées à l’article 77bis en renvoyant aux circonstances visées à l’article77quater. Quelle articulation doit-on opérer entre ces deux dispositions ? Étendue aux Belges et clairement distinguée du trafic des migrants, l’infraction de traite met désormais l’accent sur une série de formes d’exploitation (sexuelle, économique et criminelle) et non plus sur la notion d’abus de la vulnérabilité.56 Vu cette modification, certaines victimes de la traite des être humains au sens de l’ancienne définition57 tombent désormais sous la qualification de victimes de trafic des êtres humains au sens de l’article 77bis, dans les circonstances visées au nouvel article 77quater. L’article 77quater permet, en effet, de sanctionner les criminels qui transportent les migrants clandestins dans des conditions dangereuses pour leur vie ou qui mettent en danger la vie des migrants de façon délibérée.58 54 Voy. Exposé des motifs du projet de loi modifiant diverses dispositions en vue de renforcer la lutte contre la traite et le trafic des êtres humains et contre les pratiques des marchands de sommeil, Doc. Parl., Chambre 2004-2005, 5115560/1, p. 20. 55 Si la rémunération servie est inférieure au revenu minimum mensuel moyen tel que visé à une convention collective conclue au sein du Conseil National du Travail, cela constituera pour le juge du fond une indication incontestable d’exploitation économique : Exposé des motifs du projet de loi susmentionné, Doc. Parl., Chambre 2004-2005, 51-15560/1, p. 19. 56 Voy. supra : III. A : Les étrangers victimes de l’infraction visée à l’article 433quinquies du Code pénal. 57 Article 1er de la loi du 13 avril 1995 contenant des dispositions en vue de la répression de la traite des êtres humains et de la pornographie enfantine, M.B. du 24 avril 1995. 58 Cette disposition est conforme à l’article 1er, alinéa 3, de la décision-cadre du Conseil de l’Union européenne du 28 novembre 2002 visant à renforcer le cadre pénal pour la répression de l’aide à l’entrée, au transit et au séjour irréguliers, qui a été adoptée à la suite des évènements dramatiques de Douvres de juin 2000, dans lesquels 58 chinois acheminés par une filière clandestine avaient trouvé la mort par asphyxie dans le camion qui les transportait. 11 Sachant que les risques pour la vie ou la santé des personnes transportées et les moyens de transport des victimes de la traite ou du trafic des êtres humains sont souvent identiques, il a été décidé de prévoir l’application du statut de protection aux victimes de trafic des êtres humains au sens de l’article 77bis lorsqu’elles se trouvent dans les circonstances aggravantes visées à l’article 77quater, 1° en ce qui concerne les mineurs étrangers non accompagnés, à 5°.59 Il en résulte que la victime pourra demander le bénéfice de ce statut de protection, lorsque l’auteur de l’infraction aura : – soit abusé de son état de minorité lorsqu’elle est mineure étrangère non accompagnée (art. 77quater, 1°); – soit abusé de son état de vulnérabilité particulière, comme par exemple la précarité sociale (art. 77quater, 2°). C’est le juge de fond qui apprécie la vulnérabilité particulière de la victime eu égard aux circonstances de l’espèce; – soit fait usage de façon directe ou indirecte, de manœuvres frauduleuses, de violence, de menaces ou d’une forme quelconque de contrainte (art. 77quater, 3°); – soit mis sa vie en danger (art. 77quater, 4°) – soit causé sa maladie paraissant incurable, son incapacité permanente physique ou psychique, sa perte complète d'un organe ou de l'usage d'un organe, ou une mutilation grave (art. 77quater, 5°). Ces circonstances, particulièrement odieuses, ont justifié, selon le législateur, que la victime puisse réclamer une protection en obtenant un titre de séjour. Encore faut-il que l’auteur se soit rendu coupable de l’infraction visée à l’article 77bis de la loi du 15 décembre 1980. Cette disposition vise l’infraction de trafic de migrants comme étant « le fait de contribuer, de quelque manière que ce soit, soit directement, soit par un intermédiaire, à permettre l'entrée, le transit ou le séjour d'une personne non ressortissante d'un État membre de l'Union européenne sur ou par le territoire d'un tel État ou d'un État partie à une convention internationale relative au franchissement des frontières extérieures et liant la Belgique, en violation de la législation de cet État, en vue d'obtenir, directement ou indirectement, un avantage patrimonial. » Il ressort de cette définition60 que pour que l’infraction soit déclarée établie, les éléments suivants devront être cumulativement réunis à savoir : - la victime devra être ressortissante d’un État tiers à l’Union européenne ; 61 l’entrée, le séjour ou le transit de la victime devra être irrégulier ; 62 les faits doivent avoir été commis sur le territoire de l’Union européenne ; le but de lucre (un avantage patrimonial) est un élément essentiel de l’infraction ; 63 59 Exposé des motifs, Projet de loi modifiant la loi du 15 décembre 1980 relative à l’accès au territoire, au séjour, à l’établissement et à l’éloignement des étrangers, Doc. Parl., Chambre 2005-2006, DOC 51-2478/001, pp. 27-28 60 Pour de plus amples développements, voy. Cl. HUBERTS, op. cit., spéc. pp.13 et 14. 61 L’entrée de la Bulgarie et de la Roumanie dans l’Union européenne au 1er janvier 2007 exclura du bénéfice de ces dispositions les ressortissants bulgares et roumains qui seraient victimes de trafic des êtres humains mais pas de l’infraction de traite des êtres humains bien que l’exposé des motifs ne soit pas clair à cet égard en ne distinguant pas les deux infractions. 62 L’exposé des motifs prévoit cependant que le statut de protection est applicable aux étrangers qu’ils soient entrés légalement ou illégalement sur le territoire des États membres. 63 Par but de lucre, l’on entend la volonté de s’enrichir au détriment de la victime ou de sa famille. Il ne s’agit donc pas de réprimer l’aide à l’entrée irrégulière apportée contre une compensation financière qui correspond, par exemple, au coût de l’essence consommée sur le trajet vers le pays de destination. Dans ce cas, on se trouvera en présence de l’infraction d’aide à l’entrée sur le territoire visée à l’article 77 de la loi du 15 décembre 1980 (aide à 12 Indépendamment de l’application de la loi qui en sera faite par les juridictions pénales, il est permis d’affirmer qu’il s’agit là d’un régime d’établissement de l’infraction plus contraignant que le régime applicable antérieurement. En effet, là où seul l’abus de la vulnérabilité permettait d’établir l’infraction de trafic dans l’ancien article 77bis de la loi du 15 décembre 1980, la nouvelle mouture exige plus d’éléments constitutifs. A ce titre, il peut être considéré que la loi du 10 août 2005 est une loi pénale moins sévère dont l’entrée en vigueur pourrait rétroagir au bénéfice du prévenu d’une telle infraction. La condamnation pour des faits de trafic des êtres humains commis avant l’entrée en vigueur de la loi du 10 août 2005 supposera l’application combinée de la loi d’incrimination nouvelle et ancienne. Les législations ancienne et nouvelle doivent donc être combinées afin de légalement justifier une décision de condamnation.64 Dans un récent arrêt, la Cour de cassation a ainsi dit pour droit que « lorsque le fait imputé au prévenu est qualifié selon la législation nouvelle alors qu’il a été commis sous le régime de la loi ancienne, le juge ne peut déclarer l’infraction établie que s’il constate que ce fait était aussi punissable au moment où il a été commis et indique les dispositions de l’ancienne loi définissant les éléments constitutifs de l’infraction et comminant la peine ».65 C. Les mineurs d’âge L’extension du bénéfice de la qualité de victime de la traite des êtres humains aux mineurs d’âge était une faculté prévue à l’article 3, §3 de la directive 2004/81. Le législateur a entendu faire usage de cette faculté de sorte que le statut de protection s’applique tant aux étrangers majeurs que mineurs qui sont victimes de l’une des infractions prévues (traite ou trafic des êtres humains). La notion de « mineur » doit être interprétée comme étant toute personne âgée de moins de dixhuit ans. Les termes « non accompagné » signifie que l’étranger n’est pas accompagné par une personne exerçant l’autorité parentale ou le droit de garde en vertu de la loi applicable conformément à l’article 35 de la loi du 16 juillet 2004 portant le Code de droit international privé. Pour les mineurs étrangers non accompagnés une procédure adaptée s’applique.66 A leur égard, les autorités compétentes doivent prendre en considération l’intérêt supérieur de l’enfant.67 Pour ce faire, une procédure particulière est prévue qui doit tenir compte de l’âge et de la maturité de l’immigration illégale) qui ne permet pas l’octroi du statut de protection en qualité de victime de la traite au sens du chapitre IV de cette même loi. 64 F. KUTY, « Le droit transitoire en matière pénale : la distinction entre les dispositions d’incrimination et de pénalité », note Mons, 5 octobre 2005, à paraître in Rev. dr. pén. 65 Cass., 23 mai 2007, R.G. P. 07.405 66 L’on vise l’étranger, âgé de moins de dix-huit ans et entré dans le Royaume sans être accompagné d’un étranger majeur responsable de lui par la loi et n’ayant pas été effectivement pris en charge par une telle personne, ou ayant été laissé seul après être entré dans le Royaume. 67 Conformément à l’article 10, a), de la directive 2004/ 81/CE. On notera qu’il ne s’agit là que d’une application particulière de l’article 3, § 1er, de la Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 (approuvée par la loi du 25 novembre 1991 – M. B., 17.01.1992), selon lequel « Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait (…), des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale». 13 l’enfant.68 L’exposé des motifs souligne à cet égard que les autorités mettront tout en œuvre pour retrouver le plus rapidement possible la famille du mineur et qu’un tuteur sera désigné pour assurer sa représentation juridique.69 D. Remarques communes à chaque catégorie de victimes L’article 61/2 de la loi du 15 décembre 1980 s’appliquera quelle que soit la manière dont l’étranger victime est entré sur le territoire belge. L’arrivée légale ou illégale importe peu, il pourra bénéficier du statut de victime indépendamment du mode de franchissement de la frontière. La même disposition impose cependant à toute victime de coopérer avec les autorités. En l’absence de coopération, il peut être mis fin à la protection qui découle du statut de victime. Si la victime ne coopère pas dès le début de la procédure, le statut de victime ne lui sera pas accordé. Si elle ne coopère pas au cours de la procédure, le statut dont aura bénéficié la victime pourra être retiré et ce, à tout moment.70 III. La procédure en obtention d’un titre de séjour en qualité de victime La nouvelle procédure permettant l’octroi d’un titre de séjour aux victimes de la traite des êtres humains n’est pas très innovante par rapport au régime juridique qui était organisé, antérieurement, par voie de circulaires ministérielles. La raison se trouve dans le fait que l’actuelle procédure résulte de la transposition de la directive 2004/81 et que la Belgique jouissait déjà d’une certaine expertise en la matière accordant des titres de séjour aux victimes depuis 1994. Le législateur a distingué trois phases dans la délivrance du titre de séjour à l’égard d’une personne considérée comme victime de la traite des êtres humains. Au cours de la première phase, aucun titre de séjour ne sera délivré, seule une interdiction d’éloignement sera reconnue et concrétisée par la remise d’un ordre de quitter le territoire (A). Après cette première période de 45 jours, la victime pourra éventuellement et moyennant le respect de certaines conditions, se voir octroyer, dans une deuxième phase, un titre de séjour pour une durée de 3 mois (B). Enfin, durant une troisième phase, la victime recevra un titre de séjour d’une durée de 6 mois (C). A l’issue de la procédure d’enquête ou de la procédure pénale diligentée contre les auteurs de l’infraction, la victime pourra bénéficier d’un titre de séjour d’une durée illimitée (D). 68 Voy. infra : point III. A. Il a ainsi été décidé que la période de réflexion laissé à une victime mineure non accompagnée ne comprendrait qu’une seule phase et qu’elle sera mise en possession du document de séjour prévu à l’article 61/3, § 1er. Les autorités compétentes prendront également les dispositions nécessaires, conformément à l’article 10, c), de la directive, pour établir son identité, sa nationalité, et le fait qu’elle n’est pas accompagnée. 69 Conformément à l’article 8, § 1er, du Titre XIII, Chapitre 6, « Tutelle des mineurs étrangers non accompagnés», de la loi-programme du 24 décembre 2002. 70 Voy. art. 61/4, §2 de la loi du 15 décembre 1980. 14 A. La première phase71 Cette première phase est principalement conçue afin de permettre à la victime de bénéficier du temps nécessaire pour quitter le milieu des auteurs de l’infraction, être accompagnée par un centre d’accueil spécialisé et pour retrouver un état serein. Durant un délai de 45 jours, la victime peut ainsi prendre une décision sur le fait qu’elle va faire des déclarations ou non concernant les personnes ou les réseaux qui l’auraient exploitée ou peut se préparer à son retour dans son pays d’origine. Malheureusement, au cours de cette première phase, aucun titre de séjour n’est délivré. Seul un ordre de quitter le territoire d’une durée de 45 jours est remis à la personne concernée.72 Au cours de cette première phase, la victime devra être suivie par un centre d’accueil spécialisé. L’intervention du centre d’accueil se justifie, selon le législateur, par le fait que la victime doit recevoir de l’aide pour se rétablir et se soustraire de l’influence de ses exploitants. Il faut veiller à ce qu’elle ne prenne pas de nouveau contact avec ses exploitants. Elle doit avoir la possibilité de réfléchir dans un environnement sécurisé, sur le fait qu’elle souhaite coopérer avec les autorités compétentes, tenant compte des risques qu’une telle coopération crée et si sa condition le nécessite, elle doit recevoir un encadrement social, linguistique, médical et psychologique.73 Au regard de l’objectif affirmé74, il est étonnant de constater que le législateur n’a pas prévu la délivrance d’un titre de séjour dès le début de la procédure. En effet, les autorités compétentes, à savoir l’Office des Étrangers, ne peut délivrer qu’un ordre de quitter le territoire d’une durée de 45 jours afin de laisser à la victime ce premier délai de réflexion.75 N’est-il pas quelque peu contradictoire de souhaiter la coopération d’une personne qui se prétend victime alors qu’on ne lui accorde pas un titre de séjour ? Comment d’ailleurs s’assurer cette coopération si on ne peut garantir en échange qu’un « ordre de quitter le territoire » dans 45 jours ? Cette contradiction est d’autant plus embarrassante que l’objectif affirmé est de lutter contre l’immigration clandestine. Comment lutter efficacement contre cette immigration si l’on ne s’assure pas que les principaux témoins et acteurs reçoivent la garantie, dès le début de la procédure, de se voir délivrer un titre de séjour, fût-ce temporaire ? Deux exceptions à l’application de cette première phase ont été envisagées à savoir la situation du mineur non accompagné76 qui reçoit directement le titre de séjour prévu durant la deuxième phase et celle où l’étranger a immédiatement77 introduit une plainte ou fait des déclarations 71 Art. 61/2, §2 de la loi du 15 décembre 1980. Art. 110bis, §2 de l’Arrêté royal du 27 avril 2007 modifiant l’Arrêté royal du 8 octobre 1981 sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers, M.B., 21 mai 2007. 73 Exposé des motifs, Doc. Parl., Chambre 2005-2006, DOC 51-2478/001, p.30 74 Voy. supra : point I. B. note 23 75 L’exposé des motifs précise que « Cette possibilité est octroyée à la victime afin de lui permettre de se rétablir et de se soustraire à l’influence des auteurs de l’infraction, de sorte qu’elle puisse décider en connaissance de cause de coopérer ou non avec les autorités compétentes. Cette période de réflexion lui est octroyée uniquement dans ce but ». 76 Voy. art. 61/2, §2, alinéa 2. Les autorités compétentes entameront les démarches requises afin de rechercher la famille du mineur étranger non accompagné et ce, conformément à l’article 8 de la Convention des Nations Unies des Droits de l’enfant du 20 novembre 1989 : voy. Exposé des motifs, pp. 117-118. 77 Art. 61/2, §2, alinéa 3 où le législateur est cependant muet sur le délai imparti qui permet de considérer que la victime a « immédiatement » introduit une plainte ou fait des déclarations. 72 15 concernant les auteurs ou les réseaux dont il aurait été victime.78 Dans ces deux cas, la personne est inscrite au registre des étrangers et elle est mise en possession d’un document de séjour d’une durée de validité de trois mois maximum. Elle passe ainsi directement dans la deuxième phase de la procédure. Cette première phase de réflexion peut toujours être réduite ou interrompue par le Ministre ou son délégué.79 Il en sera ainsi lorsque l’étranger a activement, volontairement et de sa propre initiative renoué un lien avec les auteurs présumés de l’infraction80 et lorsque l’étranger est considéré comme pouvant compromettre l’ordre public ou la sécurité nationale. B. La deuxième phase Si l’étranger a introduit une plainte ou fait des déclarations au cours du premier délai de 45 jours qui lui a été octroyé dans la première phase, il se verra délivrer un titre de séjour provisoire.81 Ce document provisoire de séjour aura une durée maximale de 3 mois renouvelable une seule fois. Au cours de cette deuxième phase et avant l’expiration du titre de séjour provisoire, l’Office des Étrangers sollicitera, du Procureur du Roi ou de l’Auditeur du travail, un avis qui s’articulera autour de 3 questions82 : - l’enquête judiciaire est-elle toujours en cours ? - l’étranger victime manifeste-t-il toujours une volonté claire de coopération avec les autorités compétentes ? et, - la victime a-t-elle rompu tout lien avec les auteurs présumés qu’elle a dénoncés ? 83 Seule une réponse positive à ces trois questions permet à la victime d’accéder à la troisième phase de la procédure.84 L’exposé des motifs précise que « On peut partir du principe que la présence sur le territoire de l’étranger considéré comme victime est utile tant que l’enquête judiciaire est en cours » et que « La volonté de collaborer de la part de la victime découle du fait qu’elle a introduit une plainte contre les personnes qui l’ont exploitée ou a fait des déclarations dans le cadre d’une enquête et du fait qu’elle ne se montre pas défavorable à donner suite aux demandes de renseignements faites par les services judiciaires ».85 L’appréciation du fait que l’étranger ne se montre pas défavorable à donner suite aux demandes de renseignements faites par les services judiciaires reste du seul domaine de compétence du Procureur du Roi ou de l’Auditeur du travail. Sachant qu’aucun recours spécifique n’a été prévu, il conviendra d’apprécier avec toute la souplesse requise cette exigence de coopération. 78 Voy. art. 61/2 §2, alinéa 3 : dans cette hypothèse, c’est le centre spécialisé d’accueil qui doit demander le titre de séjour au ministre ou à son délégué. 79 Art. 61/2, §3. 80 L’on peut s’interroger sur l’hypothèse dans laquelle les auteurs présumés de l’infraction apparaissent, in fine, non comme des auteurs mais bien comme des victimes également. 81 Art. 61/3, §1er. 82 L’exposé des motifs précise que si le ministre ou son délégué ne reçoit pas de réponse du Parquet ou de l’Auditorat du travail, il pourra s’adresser au Procureur général près la Cour d’Appel du ressort de l’arrondissement judiciaire compétent. 83 Art. 61/3, §2. 84 Art. 61/4, §1er. 85 Exposé des motifs, p. 31. 16 La durée de cette deuxième phase est de trois mois maximum mais peut être prolongée une seule fois pour la même durée à condition que l’enquête le justifie. Ainsi, si l’enquête judiciaire est toujours en cours et doit faire l’objet de déclarations complémentaires de la part de la victime, ce délai de 3 mois pourra être prolongé pour une durée identique. De même si le ministre ou son délégué l’estime opportun en tenant compte des éléments du dossier.86 Il s’agit là d’une hypothèse moins probable eu égard au secret de l’instruction attaché à l’instruction judiciaire dont pourrait faire l’objet un dossier. Dans les mêmes conditions que celles évoquées durant la première phase, il peut être, à tout moment, mis fin au délai de trois mois.87 Le législateur a, en outre, imposé à l’étranger qu’il tente de rapporter la preuve de son identité par la présentation de son passeport88 ou de sa carte d’identité nationale.89 Il conviendra d’apprécier cette disposition avec une certaine souplesse eu égard au fait que dans de nombreuses situations de traite, les victimes se sont vues retirer leur passeport ou que le document d’identité est retenu en otage contre l’exploitation envisagée…90 C. La troisième phase L’étranger victime n’accède à la troisième phase de la procédure qu’à la condition d’avoir fait l’objet d’un avis positif du Procureur du Roi ou de l’Auditeur du travail, rendu avant l’expiration de la période initiale de 3 mois.91 Le législateur a étendu les conditions d’accès à cette troisième phase et les a rendues cumulatives92. Ainsi, l’entrée dans la troisième phase ne se fera que si, cumulativement : - L’enquête ou la procédure judiciaire n’a pas été clôturée L’étranger manifeste toujours une volonté claire de coopération L’étranger a rompu tout lien avec les exploitants L’étranger n’est pas considéré comme pouvant compromettre l’ordre public ou la sécurité nationale L’accès à cette troisième phase se concrétise par la délivrance d’un titre de séjour d’une durée de six mois et une inscription au registre des étrangers. Les conditions de délivrance, bien que plus sévères car cumulatives, sont également les conditions imposées au renouvellement et à la prolongation du titre de séjour. Le non-respect de 86 Art. 61/3, §2, alinéa 2. Il en sera notamment ainsi lorsque l’étranger a activement, volontairement et de sa propre initiative renoué un lien avec les auteurs présumés de l’infraction et lorsque l’étranger est considéré comme pouvant compromettre l’ordre public ou la sécurité nationale, art. 61/3, §3. 88 Ou d’un titre de voyage en tenant lieu. 89 Art. 61/3, §4. 90 Et ce même si l’exposé des motifs précise que l’étranger doit, le plus rapidement possible, et au plus tard, lors de l’examen de la demande d’autorisation de séjour pour une durée illimitée, présenter son passeport ou sa carte d’identité nationale. 91 Voy. art. 61/3, §2 : pour rappel, cet avis porte sur sa volonté claire de coopération avec les autorités et sa rupture de tout lien avec les auteurs présumés de l’infraction dont il se prétend victime. 92 Art. 61/4, §1er. 87 17 l’une de ces conditions est lourdement sanctionné puisqu’il permet au ministre ou à son délégué de retirer, à tout moment, le titre de séjour à l’étranger.93 Il en ira de même si, en concertation avec les autorités judiciaires, le ministre ou son délégué estime que la coopération de l’étranger est frauduleuse ou que sa plainte est frauduleuse ou non fondée. Le renouvellement et la prolongation du titre de séjour dépendent donc entièrement de l’Office des Étrangers et de l’appréciation qu’il aura des conditions fixées par le législateur sans que la victime ne soit, à un quelconque moment, associée à la décision ou ne puisse faire valoir son point de vue. D. L’octroi d’un titre de séjour à durée illimitée. Alors que le système antérieur mis en place par voie de circulaires laissait peu de marge au ministre compétent pour délivrer un titre de séjour à durée illimitée, le choix du législateur a été différent et plus sévère à l’égard des victimes dès lors qu’il ne reconnait au ministre qu’une simple faculté de délivrer un titre de séjour à durée illimitée à l’égard de l’étranger reconnu victime de la traite des êtres humains.94 Cette reconnaissance peut se faire soit lorsque la plainte de l’étranger victime a abouti à une condamnation des auteurs dénoncés par lui soit lorsque la prévention de traite ou de trafic des êtres humains dans les circonstances aggravantes prévues à l’article 77quater est retenue par le Parquet ou l’Auditorat dans ses réquisitions. Les dispositions légales permettant d’identifier la qualité de victime décrites ci-dessus ont donc toute leur importance dès le début de la procédure pénale mais également à l’issue de celle-ci puisqu’elles permettront ou non à la victime d’obtenir un titre de séjour à durée illimitée. IV. Les imperfections A. La preuve de l’identité Aux termes de l’article 61/3, §4, il est requis de l’étranger qu’il tente de prouver son identité en présentant son passeport ou un titre de voyage en tenant lieu ou sa carte d’identité nationale. Cette disposition suscite plusieurs interrogations relatives, d’une part, à la possibilité effective de rapporter la preuve de son identité et, d’autre part, à la légalité de cette exigence. Tout d’abord, c’est la question du comment qui est soulevée. Ainsi, souvent, dans les situations de trafics illicites de migrants, l’une des caractéristiques principales du trafic est qu’il y a rétention des documents des migrants voire réalisation de faux documents pour les migrants. Il 93 Art. 61/4, §2. Art. 61/5 dispose que « Le Ministre ou son délégué peut autoriser au séjour pour une durée illimitée l’étranger victime (…) ». 94 18 semble qu’il puisse être particulièrement difficile de prouver son identité lorsque le passeport ou le document d’identité se trouve toujours dans les mains de l’exploitant alors qu’il est requis de la victime qu’elle ait rompu tout lien avec les auteurs présumés. Ensuite, force est de constater que cette exigence de preuve n’est pas requise par la directive ellemême mais se trouve uniquement mentionnée dans l’Arrêté royal d’exécution du 21 mai 2007.95 Cette disposition de l’Arrêté royal n’ajoute-t-elle pas une condition qui ne se trouve pas, ni formellement, ni en substance, dans la loi elle-même ? La même exigence de preuve soulève une autre interrogation. L’exigence d’une telle preuve d’identité par la victime est-elle une condition d’accès à la phase 2 de la procédure96 ou bien s’agit-il d’une condition imposée à la délivrance d’un titre de séjour à durée illimitée ? Dans la première branche de l’alternative, l’Arrêté royal semble être en conformité avec sa loi d’habilitation97. Dans la seconde, un moyen d’illégalité pourrait être soulevé si un refus de délivrance de titre de séjour à durée illimitée était opposé à l’étranger qui ne peut rapporter à suffisance de preuve son identité.98 En effet, l’Arrêté royal ajouterait une condition qui n’existe pas dans la loi. B. L’absence de recours et d’aide juridique gratuite automatique La nouvelle procédure en délivrance d’un titre de séjour en faveur des victimes de la traite des être humains n’envisage nulle par la possibilité d’introduire un recours. La procédure est effectivement purement administrative dès lors que toutes les décisions sont prises par l’Office des Étrangers. Aucun contrôle ni recours spécifique n’est mentionné contre les décisions de retrait ou de refus.99 Le nouveau système n’a pas prévu l’aide juridique gratuite automatique or, cette possibilité était expressément envisagée par la directive 2004/81.100 La loi du 23 novembre 1998 sur l’aide juridique de deuxième ligne aurait pu être facilement modifiée en ce sens afin de garantir, dès le début de la procédure, la possibilité pour une victime potentielle, d’être accompagnée par un avocat. Cet accompagnement automatique serait également de nature à mieux défendre les droits des victimes dans des procédures pénales parfois complexes et techniques. Enfin, en cas de 95 Art. 110bis, §3, alinéa 2 de l’Arrêté royal : « L’étranger visé à l’alinéa précédent doit présenter son document d’identité, le plus rapidement possible et au plus tard lors de l’examen de sa demande d’autorisation pour une durée illimitée afin d’établir son identité. A défaut, l’étranger doit prouver les démarches qu’il a entreprises en vue de prouver son identité. » 96 visée à l’alinéa 1er de 110bis, §3 97 L’exigence d’un document d’identité est, effectivement, visé à l’article 61/3, §4 (phase 2) de la loi du 15 décembre 1980. 98 En effet, l’article 61/5 (délivrance d’un CIRE illimité) ne prévoit pas une telle exigence alors que l’article 110bis, §5 de l’Arrêté royal soumet l’octroi d’un CIRE à durée illimitée à la condition que l’étranger ait satisfait aux conditions de l’article 61/5 ET qu’il ait présenté son document d’identité à moins qu’il ne démontre valablement l’impossibilité de se procurer ce document en Belgique. L’arrêté ne précise d’ailleurs pas ce qu’il y a lieu d’entendre par démontrer « valablement » l’impossibilité de se procurer ce document d’identité « en Belgique »… 99 Bien sûr, toute décision prise en la matière étant une décision prise sur base de la loi du 15 décembre 1980, le Conseil du contentieux des étrangers dispose à cet égard d’une compétence générale d’annulation. 100 Art.7, §4 de la Directive. 19 conflit avec le centre chargé de l’accueil des victimes, l’intérêt que représente la présence d’un avocat aux côtés d’une victime peut s’avérer être considérable.101 C. L’absence de protection accordée à l’égard de l’étranger victime d’un marchand de sommeil Le nouveau système d’octroi d’un titre de séjour aux victimes de la traite présente une carence majeure dont le système précédent n’était pas entachée. En énumérant limitativement les catégories de victimes, le nouvel article 61/2 de la loi du 15 décembre 1980 exclut de son champ d’application la personne victime de l’infraction de marchands de sommeil visée aux articles 433decies à 433quinquiesdecies du Code pénal. N’étant pas reprise dans l’énumération des dispositions pénales dont une personne peut se prétendre victime, cette disposition ne permet pas à une victime d’une telle criminalité de bénéficier d’un titre de séjour en qualité de victime de la traite des êtres humains. Nous l’avons déjà mentionné, toutes les victimes de la traite des êtres humains ne tombent pas dans le champ d’application des dispositions analysées et permettant l’octroi d’un titre de séjour en qualité de victime sur base des nouvelles dispositions introduites par la loi du 15 septembre 2006. D. Les notions floues L’utilisation de notions floues ou de concept à géométrie variable dans un texte législatif est toujours source d’insécurité. Ainsi, l’accès à la phase 2 est garanti directement à l’étranger qui a déposé plainte ou fait des déclarations « immédiatement »102 sans que l’on sache à partir de quand il est admis que l’étranger a fait des déclarations immédiates. Si le statut de victime de la traite est réservé exclusivement à l’étranger qui coopère avec les autorités, ne faut-il pas considérer que déposer une plainte ou faire des déclarations aux autorités de police est déjà de la coopération ? Enfin, une des conditions d’accès à la phase 3 est que l’étranger manifeste une volonté claire de coopérer.103 Que faut-il attendre d’un étranger et quel comportement doit-il encore adopter avec les autorités après les deux premières phases pour qu’il soit considéré qu’il manifeste une volonté « claire » ? 101 A ce jour, trois centres « reconnus par les autorités compétentes » et spécialisés dans l’accueil des victimes de la traite existent sur le territoire belge à savoir soit le Centre PAG-ASA, à Bruxelles, le Centre PAYOKE à Anvers et le Centre SURYA à Liège. Il s’agit des centres d’accueil spécialisés repris au point 3 des directives du 13 janvier 1997 à l’Office des étrangers, aux Parquets, aux services de police, aux services de l’inspection des lois sociales et de l’inspection sociale relatives à l’assistance aux victimes de la traite des êtres humains. 102 art. 61/2, §2, alinéa 3. 103 art. 61/4. 20 E. Le conditionnement du droit de séjour à la procédure pénale Le droit de séjour de l’étranger victime est entièrement lié à la procédure pénale. Or, la directive prévoit104 la possibilité d’autoriser à séjourner pour d’autres motifs, les ressortissants de pays tiers qui ne remplissent pas ou plus les conditions de la directive ainsi que les membres de leur famille. Tel sera le cas, par exemple, si la plainte que l’étranger a déposée n’aboutit pas. De même, quelle sera la réponse apportée à une demande de titre de séjour introduite sur base des nouvelles dispositions en qualité de victime de la traite et qu’il apparaît ultérieurement que l’intéressé(e) n’a pas donné assez d’informations ? Les aléas qui frappent toute procédure pénale risquent également d’affecter gravement la situation de la victime. Tel sera le cas lorsque les responsables ont pris la fuite ou ne sont pas extradables, en cas de décès de l’auteur présumé de l’infraction… Or, chacune de ces situations est totalement indépendante de la volonté de la victime qui bien souvent, aura pris des risques importants en dénonçant le milieu qui l’exploitait. Le Considérant n° 18 de la directive mérite à cet égard une attention toute particulière dès lors qu’il requiert des États membres qu’ils tiennent compte « du fait que les ressortissants ont obtenu le titre de séjour délivré sur base de la présente directive ».105 Cette disposition devrait permettre à une victime qui n’a pas pu obtenir un titre de séjour en qualité de victime de la traite qu’un changement de statut soit permis si la procédure pénale n’aboutit pas pour des raisons indépendantes de sa volonté. V. Remarques conclusives Tout projet législatif doit tendre à un équilibre, certes, parfois précaire, entre les intérêts contradictoires en présence. En l’espèce, l’intérêt des victimes d’être protégées par la délivrance d’un titre de séjour n’est pas en équilibre avec les intérêts des autorités publiques chargées de le leur délivrer. Les plateaux de la balance semblent chargés de manière déséquilibrée. En effet, si l’octroi d’un titre de séjour constitue une incitation suffisante pour déposer plainte de la part d’une victime, force est de constater qu’elle se trouvera bien seule une fois la procédure en délivrance entamée. Ainsi, pour recevoir le précieux sésame, l’étranger victime sera triplement tributaire. Il sera tributaire, d’abord, des autorités judiciaires chargées d’apprécier son degré de coopération. Il sera tributaire, ensuite, du Centre spécialisé qui l’accueille et qui est chargé de son accompagnement durant la procédure. Il sera tributaire, enfin, de la procédure pénale et de ses aléas. 104 Voy. Considérant n° 15 de la directive 2004/81. Considérant n° 18 : « Si des ressortissants d’un pays tiers concernés déposent une demande pour un titre de séjour d’une autre catégorie … Lors de l’examen d’une telle demande, les États membres devraient tenir compte du fait que les ressortissants ont obtenu le titre de séjour délivré sur base de la présente directive » 105 21 Cette dépendance de la victime – qui ressemble à maints égards à de l’allégeance- pose fondamentalement, à nouveau, la question du rôle des victimes dans le processus pénal plus particulièrement du rôle des victimes comme outil de lutte contre la criminalité transnationale organisée. Cette crainte de l’instrumentalisation des victimes, déjà formulée, semble bien réelle et plus encore aujourd’hui qu’hier. Jean-Pierre JACQUES Avocat au Barreau de Liège Assistant à la Faculté de droit de l’UCL Chargé de cours en droit international à l’Institut Supérieur d’Enseignement Libre Liégeois 22