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L'espace de la douleur
Je me souviens qu'on me disait de Georges Perec,
avant que je le connaisse, qu'il "aimait bien rigoler". J'ai
trouvé un homme désespéré. Pourtant, au milieu des
réunions, il faisait calembour sur calembour, de façon
presque obstinée. Sa "rigolade" était plutôt un moyen
inoffensif de tenir les autres à distance.
Harry Mathews
Le Verger
Situation d'une figure entre deuil et mélancolie
Entre désolation et passivité, elle est proche de sortir du cadre pour aborder les rives d'un espace sans
limite ou hors limite. L'inertie insondable se dérobe sous le voile d'un regard perdu annonçant
l'imminence d'une catastrophe. Force d'abîme d'un regard noyé dans un clair-obscur. D'un regard
anesthésié, d'un corps inhibé voire arrêté, hors temps.
Marquée d'une tristesse indifférente au présent pur. Elle se prépare à sombrer dans un espace blanc,
inerte et vide. Figure de l'immémorial, elle plonge alors dans une surface qui ne fait pas trace.
Ne plus brasser les idées du monde. Ne plus s'ancrer dans aucun projet. Le temps restant seulement
marqué par les échéances du corps. Ne plus dépendre d'aucun idéal sauf celui cruellement ravalé dans
l'objet perdu tombé sur le moi. Objet ambivalent aux humeurs de cruauté.
La chambre obscure
Depuis la chambre obscure de l'homme qui dort 1 s'ouvre la ville par le "carré opaque de la fenêtre".
Espace blanc, neutre et gris à la fois de la chambre. Espace du "corps-lit", espace dissocié du corps qui
s'éventre dans l'espace de la chambre. Par cette brisure entre la douleur.
Le malaise envahit son corps. Puis cette décision : ne pas faire. Ne pas se lever pour aller passer son
examen. La ville s'affole. Les bruits de la ville surgissent mais l'homme qui dort ne bougera pas. Il
s'apprête seulement à répéter jour après jour les mêmes gestes (bol de nescafé, ne pas se laver,
s'habiller de peu ). Sur le même mode que Bartleby: il ne va pas. Il ne va pas là où chaque étape de sa
vie forgeait ses habitudes. Le lieu de l'examen, le café où retrouver ses amis. Il ne répondra pas aux
messages laissés sous sa porte. Il retrouvera seulement les fissures du plafond et ne cessera de les
parcourir. Ne voir personne, ne pas parler, ne pas penser, ne pas bouger. Et l'évidence surgit : "tu ne
sais pas vivre[…],tu ne sauras jamais." L'évidente vérité lui dit que "quelque chose s'est cassé. Tu ne te
sens plus- comment dire? – soutenu […] le sentiment de ton existence, de ton importance presque,
l'impression d'adhérer, de baigner dans le monde, se met à te faire défaut." L'homme qui dort sort du
monde. Sort de l'impressionnante vitalité ambiante.
Le temps, la temporalité est affectée dans un immémorial ou passé, présent et avenir viennent se
confondre. L'espace restant dévoile les choses, objets du vulgaire qui inondent le bref espace de la
chambre, de ses 5 m2. Le corps de l'homme qui dort n'y tient pas entier et se réduit à un œil qui regarde
: "tu regardes la bassine, l'étagère, tes genoux, ton regard dans le miroir fêlé, le bol, l'interrupteur." Et
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toujours la fissure au plafond, les ombres dans ce clair-obscur et son regard qui le regarde. L'inventaire
perecquien est alors l'inventaire de ce que possède ce jeune homme de vingt cinq ans, ses seuls objets,
ces choses qui flirtent avec l'espace. Ses livres qu'il ne lit plus, vraiment plus. Ses souvenirs qu'il ne
veut plus. Il est sans histoire, sans projet sauf à être pris dans l'intime décision de ne pas vouloir. Sa
seule volonté se réduit à l'attente. Attendre rien, oublier toujours, ne pas répondre. Sa descente dans la
ville se fera la nuit tombée. Il se fera vagabond dans le dédale de la ville, arpentant ses travées "comme
les rats."
Ne rien vouloir de plus, ne plus avancer. Ce fil coupé avec le monde, c'est "l'inopportune conjonction
d'un texte dont tu avais perdu le fil, d'un bol de nescafé au goût soudain trop amer et d'une bassine
de matière plastique […] pour que quelque chose se casse, s'altère, se défasse, et qu'apparaisse[…]
cette vérité décevante, triste et ridicule[…], tu n'as pas envie de poursuivre, ni de te défendre, ni
d'attaquer."
Soudain, depuis le miroir brisé de sa chambre, il se découvre le même, seuls "les masques sont
tombés." Et il cherche : "Dans ce qui te tient lieu d'histoire, n'as-tu jamais vu de failles? Les temps
morts, les passages à vide. Le désir fugitif et poignant de ne plus entendre, de ne plus voir, de
rester silencieux et immobile. […]Amnésique errant au Pays des Aveugles : rues larges et vides,
lumières froides, visages muets sur lesquels glisserait ton regard. Tu ne serais jamais atteint." Il
entreprend de découvrir sous le fil du courant de la vie qui en faisait un jeune homme modèle : "un
autre fil, toujours présent, toujours tenu lointain, qui tisse maintenant la toile familière de ta vie
retrouvée, le décor de ta vie désertée, souvenirs resurgis, images en filigrane de cette vérité
dévoilée, de cette démission si longtemps suspendue. […] Homme assis sur une banquette étroite, un
jeudi après-midi, un livre ouvert sur les genoux, regard absent."
"Tu n'es qu'une ombre trouble, un dur noyau d'indifférence, un regard neutre fuyant les regards." Seuls
alors, les objets offrant à refléter son ombre seront les miroirs des "reflets fugitifs de ta vie ralentie."
L'oubli veut le pénétrer : "rien ne s'est passé." L'homme qui dort se perd seulement dans les fissures
du plafond. Le livre, la cuvette dans laquelle trônent les chaussettes, le réveil qui ne sonnera plus, le
livre qu'il ne lira pas. Le corps seulement viendra lourd, s'endormir.
Il est enfermé dans une tourelle sans issue. Le plafond est fissuré mais rien ne peut faire "s'envoler le
plafond." Les murs l'entourent, les mots se détachent du sens : "Des mots sans suite porteurs de sens
embroussaillés" l'environnent. Sa tête est une aire insondable, aucune sente ne permet d'y nouer un
trajet et les bords sont dangereux de par les herbes folles. Aucune barque ne facilitera le cheminement.
Rappelons-nous que Les Barques et les Errants furent les premiers textes écrits et non publiés par
Perec.
La vérité, il la découvre là : "Tu le savais[…] il ne faut jamais se retourner, en tout cas pas si
brusquement, sinon tout se casse, pêle-mêle." Aride constat d'une déchirure restée voilée. Et très
vite cette incidence sur le corps. Son corps et ses morceaux de corps se disjoignent collés au lit, à
l'oreiller comme partie de corps. Son corps-objet se défait pour se rejoindre comme espace de la
chambre : "le cachot mansardé se reforme et se referme." La case comme seul rempart contre la
dispersion.
Il y manque l'Autre, et pourtant, il va le faire surgir sous la forme de ce voyage à la campagne, chez ses
parents qui sont là des ombres absentes. En revanche, il passe son temps dans la forêt et s'arrête devant
les arbres. Un arbre est un arbre. "Tu ne peux en attendre d'autre vérité. L'arbre n'a pas de morale à te
proposer, n'a pas de message à te délivrer […] l'arbre ne te demande rien."
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Depuis sa jeune vie, il établit déjà le bilan de ce que l'avenir lui propose. "Tout est déjà prêt pour ta
mort." Il ne fera pas semblant de vivre et sera la pièce manquante du puzzle. Absent au monde, sans
passé, reste à errer dans un monde d'images. Il a dit non au regard des hommes et "regardera les arbres,
l'eau, les pierres, le ciel, ton visage, les nuages, les plafonds, le vide."
Depuis sa chambre, son trou noir, il se regarde au miroir, miroir triplement fêlé rendant un visage
morcelé "que l'habitude te permet presque d'ignorer[…] pour ne plus retenir qu'une zébrure en forme
de Y comme la marque presque oubliée, presque effacée, d'une blessure ancienne, coup de sabre ou
coup de fouet."
La blessure est là mais il ne sait rien en dire. Le temps est suspendu, le réveil n'affiche plus aucune
heure. Le temps passe, sans lui. Prisonnier dans la ville, maître du monde : "Ta chambre est la plus
belle des îles désertes et Paris est un désert que nul n'a jamais traversé." Un Paris qui dort, c'est dans
ce silence, de cette absence qu'il nourrit son insondable douleur, sa "patiente survie."
Il attend "rien". De sa dérive dans la ville, au sortir de sa chambre, errant, vagabond en fuite, fugueur
des habitudes, il cherchera un bord, un cadre, une limite : "Suivre les caniveaux, les grilles, l'eau le
long des berges. Longer les quais, raser les murs." Et soudain encore "sortir de tout projet, de toute
impatience. Etre sans désir, sans répit, sans révolte. Ce sera devant toi, au fil du temps, une vie
immobile, sans crise, sans désordre[…] quelque chose va commencer qui n'aura jamais de fin : ta vie
végétale, ta vie annulée."
Sa question réside dans cet énigmatique visage qui se dessine dans les fentes du plafond et le jeu
d'ombres qui figure bien ce jeu de la douleur autour d'un visage absent qui ne peut être nommé et le
renvoi sans cesse à son visage morcelé cette fois par la lettre qui brise en trois morceaux le miroir des
reflets absents, reflets des parents. Brisure ancienne dont ici rien ne peut se dire. Ombres absentes au
pays des vivants.
On entend dans l'œuvre d'écrivain de Perec, scripteur de ses propres traces, qu'il n'a pas pu apprendre.
Défaut d'apprentissage venant pointer l'absence d'un Autre attentif à soutenir cette tâche. Cette
absence, voire plutôt cette présence si tôt refusée des parents fait rebondir cette parole qui tient de la
plainte ou du reproche. On trouve alors dans ce texte ceci : "Ici, tu apprends à durer." Apprentissage
solitaire dans sa cage de 5 m 2. Il apprendra seul, "ce qui ne s'apprend pas : la solitude, l'indifférence, la
patience, le silence." On ne transmet pas la douleur.
Seul, il a appris à oublier : "Tu oublies que tu as appris à oublier, que tu t'es, un jour, forcé à
l'oubli." L'homme qui dort traîne solitaire sa douleur dans la ville. Œil sans regard, il apprend
seulement " à être une ombre et à regarder les hommes comme s'ils étaient des pierres. Tu apprends à
rester assis, à rester couché, à rester debout.[…]Tu apprends à regarder les tableaux exposés dans les
galeries de peinture comme s'ils étaient des bouts de mur, de plafonds, et les murs, les plafonds,
comme s'ils étaient des toiles dont tu suis sans fatigue les dizaines, les milliers de chemins toujours
recommencés, labyrinthes inexorables, texte que nul ne saurait déchiffrer, visages en
décomposition."
L'homme qui dort est conduit à une errance sans trêve où porteur d'une lettre sans adresse, il est
messager porteur d'un indéchiffrable texte qui le laisse errant dans un espace où les jeux d'ombres d'un
foisonnement imaginaire font miroiter les visages défaits sinon déjà morts. On voit là, combien ce
cheminement est sans issue tant que les lettres à défaut des parents ne lui apprennent pas à lire. Les
reflets opposent des figures mortifères.
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Il s'enfonce encore dans la ville et longe les quais, à la recherche d'un port, d'une voie, d'une berge. Son
monde est solitaire. Assis à la terrasse d'un café, c'est la rue qu'il regarde et non ses semblables. Il est
pourtant cet homme qui passe, porteur de lourdes valises, d'invisibles valises, d'invisibles étoiles.
Inventaire de choses vues dans une rue, d'actions inutiles. Il regarde alors les hommes, étranges
étrangers.
Et toujours l'errance dans la ville comme seule matrice. La ville fut pour Perec cet espace d'amarrage
entre dispersion et fixité, d'un bord qui seul vienne soutenir le corps. Un espace fait de cadres, de
cases, de rivages, de quartiers. Depuis ses onze ans, temps de la fugue, premier vagabondage dans le
monde, il en a fait un repaire. Ici, il classe les rues, quartiers et immeubles dans un indomptable
cheminement fait d'errance et de quadrillage : "les quartiers fous, les quartiers morts, les rues-marché,
les rues-dortoir, les rues-cimetières, les façades pelées, les façades rongées, les façades rouillées, les
façades masquées." Cette ville a l'humeur d'une ville-fantôme, morte, morne et aveugle, porteuse d'une
vérité voilée. S'asseyant dans un square, l'homme qui marche tracera quelques signes sur le sable gris :
"tu traces dans la terre à peine sableuse des ronds, des carrés, un œil, tes initiales." Marques sur le sol
de ce à quoi il se réduit. Plus loin dans la ville, il feuillettera des livres mais "sans les lire. " On aura
saisi là le cœur de ce qui s'écrit depuis les premières lignes du texte de Perec : de la douleur, rien ne
peut se dire, ni se lire. Du lieu de sa douleur l'homme qui dort ne veut rien savoir. Sauf à l'énoncer
blanche, vide, neutre, inodore, cruelle et absente. Et toujours, visitant une exposition, il signera "en
sortant d'un grand paraphe illisible qu'accompagne une fausse adresse." Porteur d'une lettre sans
adresse. Possesseur mais possédé par elle. Il lit alors le Monde lettre à lettre et de ces messages à lire, il
ne fera rien, ne les déchiffrera pas. Il ne fait que lire les lignes, lettre par lettre.
L'indifférent se fait absent de tout vouloir. "Ton propos n'est pas d'aller tout nu mais d'être vêtu sans
que cela implique nécessairement recherche ou abandon…" Il se veut un corps, juste un corps qui
vogue dans la ville et rentrant dans sa cage, il continue d'organiser un monde avec les fissures du
plafond. Tel est son monde entre errance et fixité, point d'inertie dans la vague, jeu d'ombre porté sur la
douleur sans nom. Jeu d'ombre porté sur un visage apparaissant, disparaissant. Reste seule, posée là,
une marque indélébile, une cicatrice.
C'est aux cartes qu'il jouera sa douleur. Il fait des réussites et suscite un ordre précis, un tracé à qui
perd gagne avec les cases qu'il place et déplace. Jeu bien agencé avec les cases comme bordure, avec
les cartes. "Il y a dans ce jeu quelque chose qui te fascine, plus encore, peut-être, que les jeux de l'eau
près des ponts, que les labyrinthes des plafonds, que les brindilles à peine opaques qui dérivent
lentement à la surface de ta cornée.[…] Tu protèges, tu détruis, tu construis, tu combines, tu tires plan
sur plan : exercice pour rien, péril que rien ne sanctionne, mise en ordre dérisoire.[…]Comme si cette
stratégie solitaire et muette constituait ton seul chemin, était devenue ta raison d'être." Invisible et
transparent, il se fait aussi blanc que cette écriture. Un homme survit, hors du temps comme un objet
vide ou vidé, "comme un rat".
Son corps-objet se fait bateau, paquebot perdu sur une mer noir. Les bouts de son corps sont les
découpes de cet espace maritime sans horizon. Est-il ce paquebot perdu sur une mer noire, est-il seul
passager sur un paquebot isolé ? La métaphore de la navigation rejoint celle de l'écriture chez Perec.
Est-il survivant, est-il naufragé, disparu, perdu ou abandonné comme l'enfant Gaspard Winckler de W
ou le souvenir d'enfance? Comme l'enfant Perec au bras cassé, Gare de Lyon, lors de la séparation
d'avec sa mère. Il ne la reverrait plus et ne le savait pas. Ici, le texte énonce précisément une
impression " à la fois excitante et pénible, merveilleuse et désespérante […] très vite lancinante et
presque douloureuse, la certitude absurde[…] que tu as déjà vécu cette image, qu'elle est un
souvenir réel, exact dans tous ses détails." S'ensuit son exact contraire, dans un déni forcé : " et
pourtant tu n'éprouves maintenant aucune sensation, sinon celle périlleuse de plus en plus
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périlleuse, de savoir en même temps l'impossibilité et l'irréductibilité d'un tel souvenir."
L'homme qui dort nous à par avance prévenu, il veut oublier. On ajoutera que c'est pour lui, à ce
moment, son seul espoir de survie : l'oubli.
Comme un récit voilé, s'insère une vision toute imaginaire qui empli l'espace et s'organise : "devant
toi[…] quelque chose de félin, une tête de panthère vue de profil, qui s'avance, qui grandit en montrant
deux crocs acérés, puis disparaît, laissant place à un point lumineux qui grossit, devient losange, étoile,
et fonce sur toi, très vite, t'évitant au dernier moment en passant à ta droite." Cette image se reproduit
maintes fois pour l'homme qui rêve. C'est l'apparition voilée du bourreau qui viendra plus loin dans le
texte. Le bourreau, la bête qui de ses crocs coud l'étoile au corps de l'homme qui dort. Tel un mirador
qui pointe sa cible pour l'éblouir et la rendre aveugle, immobile. On retrouve dans les textes de Perec
ces espaces imaginaires qui se saisissent brusquement du récit. Il est permis de penser que sous couvert
du voile et sans le savoir, Perec, dans ces moments d'écriture, délivre sur un mode imaginaire la même
structure que dévoilera le récit de l'île W : le réel du camp de concentration. On ajoutera donc que cet
espace d'une douleur impossible à dire est le lieu et le temps de la disparition qui fait trou dans le réel.
En 1967, Perec est porteur d'une lettre encore voilée, cachée, qui l'immobilise. Il saura plus tard
prendre le temps, cette fois, de s'en détacher. Il aura fallu un temps de déchiffrage, celui de l'analyse.
Il faudrait que comme les plafonds, les paroles s'envolent. C'est ici impossible. Il n'y a que le vide, les
points de suspension et aucun texte ne peut s'écrire, aucune parole ni aucun souvenir s'énoncer. Rien
de protecteur du royaume des lettres ne peut venir l'aider. Le plafond est fissuré, la page n'est pas
blanche mais par avance un espace de non-inscription. C'est le temps de l'analyse qui répondra. Perec,
dans Les lieux d'une ruse ajoutera plus tard : "un jour les mots viendraient. Un jour on se mettrait à
parler, on se mettrait à écrire." Il aura rêvassé, allongé, regardant plus haut les fissures du plafond du
cabinet de l'analyste et depuis lors : "quelque chose s'est ouvert et s'ouvre : la bouche pour parler, le
stylo pour écrire." Son texte pu alors s'écrire, protecteur. Il alla rejoindre là, le lieu de son histoire et
"de ma parole encore absente." C'est aussi en ce lieu que lui fut rendu : " un souvenir restitué dans son
espace."
Ici, dépouillé de tout lien social, absent du discours, il traîne encore dans cette ville où désormais "tous
les espaces se ressemblent." Ses trajets sont maintenant sans but aucun. Il se souvient que sa flânerie le
menait en des lieux précis qui bordaient son paysage : "Ton tourisme, même désabusé et dérisoire […]
restait source de vigilance, emploi du temps, mesure d'espace." Il est maintenant bien indifférent,
étranger à son ombre. Il n'est plus pris dans aucun désir. Tout choix s'est absenté, comme lui s'est
absenté du monde. Visage fêlé au miroir, fissures du plafond qui subsistent au regard. Et la douleur
jamais : "Tu ne hurles pas, surtout pas." La douleur silencieuse s'est infiltrée. Une souffrance
indolore, indifférente. Une inertie acceptée sinon subie : "l'indifférence dissout le langage, brouille les
signes." Rien, il n'attend rien, de sa liberté il ne fait rien. "Tu ne demandes rien […], tu vois sans
jamais regarder : les fissures des plafonds, les lames des parquets, le dessin des carrelages, les rides
autour de tes yeux, les arbres, l'eau, les pierres…"
Hors de tout désir. Indifférent au monde, inappétent à la vie, reste à "errer sans fin" ou encore "trouver
le sommeil, une certaine paix du corps : abandon, lassitude, assoupissement, dérive." L'espace est celui
de l'affect désarrimé, sans logement tel que Lacan nous l'a nommé dans Télévision. Il est ici esquivé,
mis à distance. L'homme qui dort n'éprouve plus rien. Dans les rues mortes, il marche. Dans une ville
aux relents de pourriture, se déchaînent les lambeaux absents de ses souvenirs. Reste à arpenter sans
histoire et hors de tout parcours balisé, la ville, "le long des trottoirs." Ville-déchet, homme-déchet, les
caniveaux sont ses espaces de découverte. Les objets-déchet qu'il y trouve, l'arrêtent comme ces
"photos qui t'ont presque tiré les larmes des yeux." Cicatrice, blessure. Seules les photos des parents
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permettront à Perec de rejoindre plus tard, son histoire 2. Photo dans le caniveau, en son envers, il est
là au Louvre, planté face au portrait du Condottière. L'homme à la "petite cicatrice au-dessus de la
lèvre supérieure." Cicatrice toujours, lettre que porte Georges Perec au même endroit.
Depuis cette cicatrice, fissure, rature, trait solitaire et singulier; il marche dans la ville gris rat. Devient
ce rat des villes œuvrant dans son labyrinthe. Rat gris, homme gris qui marche. Œil vide qui retient le
monde environnant. Porteur de la lettre, il n'en fait pas usage. Maître du monde, il est "celui sur qui
l'histoire n'a plus de prise." La marque est inscrite dans son corps, cicatrice, fissure interne que
personne ne viendra déloger.
Le texte entier réside dans la portée d'un espace imaginaire qui ne se supporte d'aucune parole, d'aucun
Autre. Les ombres du corps traînent à s'assembler pour l'homme qui dort. Son seul risque, il l'annonce,
est de tomber. A cela il doit échapper s'il le peut encore. Pour se faire, il ne s'en remet pas à son corps
mais à un texte possible : "il devrait y avoir des textes à ce sujet, des textes sûrs, qui permettraient
de faire face à ces situations." On se souviendra que dans W ou le souvenir d'enfance, Perec évoque
un souvenir datant de 1958. Alors parachutiste dans le cadre de son service militaire, il put pendant le
laps restreint d'un saut en parachute : "lire […] dans la minute […] un texte déchiffré de ce souvenir :
je fus précipité dans le vide; tous les fils furent rompus. Je tombai, seul et sans soutien…" Il parle là,
une nouvelle fois, du moment de la séparation d'avec sa mère. Et l'on n'est pas surpris de lire au mot
près le texte de Un homme qui dort avec la seule différence d'un texte comme d'un souvenir restant là,
indéchiffrable, non dicible. Sa mère n'eut pas de tombe, ne laissa pas de trace. Aucun rite ne vint
accompagner cette disparition.
Alors son corps se fait bouts de corps, membres qui s'invaginent, pièces non ordonnées. Viennent alors
les bourreaux, ces spécialistes qui déchirent chaque face, chaque pièce isolée de ce corps abandonné à
leur cruauté. "Ils viennent presque chaque fois. Tu les connais bien[…] Ils vont de faire souffrir un
peu, puis ils se lasseront et te laisseront tranquille. Ils te font mal, c'est entendu, mais tu as vis à vis de
la douleur, comme de toutes les sensations que tu perçois[…] un détachement total." Décidé à
ignorer sa douleur comme il va ignorer avoir un corps. L'agent qu'est le bourreau, est maître du corps
de sa douleur. Lui-même ne se possède plus : "Tu n'es plus qu'un œil." La douleur n'est rien face à
son regard qui le regarde. C'est à ce verdict là qu'il ne peut échapper. Il ne peut échapper à son image,
de cela il est seul responsable. Seule cette image reste, bourreau de lui-même. Coupable muet,
survivant.
Et encore la ville, les rues, marcher, traîner partout, n'importe ou. Et encore rentrer dans sa cage, le lit,
les livres déjà lus, l'insomnie, la douleur immense : "tu mesures calmement l'étendue de ton malheur."
La ville nocturne, la ville obscure est grise et sale, mais il en est le prisonnier solitaire. Ses ennemis
sont obscurs. "Le malheur n'a pas fondu sur toi, ne s'est pas abattu sur toi; il s'est infiltré avec
lenteur[…]il a pris possession des failles du plafond, des rides de ton visage dans le miroir fêlé,
des cartes étalées…"La douleur s'est infiltrée dans tous les espaces, aucune solution ne lui permettra
d'y échapper maintenant. "Tu as perdu tes pouvoirs" dit-il. Il n'est plus ce "somnambule éveillé,
aveugle qui verrait. Etre sans mémoire, sans frayeur." Cette carapace d'indifférence était vaine.
Souvenons-nous de cette écriture carapace, comme de ces rêves carapace de la Boutique obscure dont
Perec du se défaire pour avancer. Ce halo protecteur, cette négation patente, cette errance dans la ville
comme ces points d'adhérence pour y border ses repères, tout est vain. "Seule existe la solitude, que tôt
ou tard, chaque fois, tu retrouves en face de toi, amicale ou désastreuse."
Il y a longtemps déjà : "Tu t'es arrêté de parler et seul le silence t'a répondu. Mais ces mots, ces
milliers, ces millions de mots qui se sont arrêtés dans ta gorge[…] quand donc les retrouveras –
tu?[…]Maintenant tu vis dans la terreur du silence."
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L'homme Perec est encombré, arrêté, figé par ces mots imprononçables. Il est sans histoire. Reprenons
un passage de la Vie Mode d'emploi où il nous trace une réponse, douze ans plus tard. Un épisode nous
conte comment dans une tribu donnée, un mot disparaît avec un mort, ce qui engendre un lexique
quelque peu réduit en ce lieu. Cherchons plus avant. En fin de récit, le peintre Valène, après la mort de
Bartlebooth : "perdait ses mots, laissait en suspens ses phrases." On peut ainsi s'engager à dire que
l'homme qui dort est à lui seul porteur de ces morts, ces millions de morts qui ont disparus un jour par
le seul vouloir des bourreaux, ces spécialistes qui le visitent souvent à son insu pour quelque épreuve
de cruauté.
Là encore, le texte nous engage à filer une métaphore qui œuvrait durant la guerre. L'homme qui dort,
voit son espace envahi par les monstres, ses frères, les rats. Ceux qui ne se parlent, ni ne se regardent
en se croisant. Visages sans corps, seulement des ombres encore, des désespoirs en errance le long des
berges. Litanie pour ces "Bannis, parias, exclus, porteurs d'invisibles étoiles[…], mordeurs de
poussière." Ils sont là, cruels solitaires comme lui. La poussière de leurs corps l'envahi. Et toujours la
ville, ville déchet : "Ville triste, lumières tristes dans les rues tristes." On retrouve "la ville-charnier" et
surtout les halles pourries qui sont le juste envers de l'espace d'abondance des halles décrites comme
lieu imaginaire dans Les Choses. Espace imaginaire qui surgit dans le récit et ne révèle qu'une
structure voilée pareille à W : l'horreur des camps de concentration.
Devant cette horreur jamais dite, reste à s'imposer "le carcan d'une discipline sans faille." Mettre de
l'ordre, budgéter son pécule. "Tu règles ta vie comme une montre, comme si le meilleur moyen de ne
pas te perdre, de ne pas sombrer tout à fait; était de te livrer à des tâches dérisoires, de tout décider à
l'avance, de ne rien laisser au hasard." Se protéger malgré soi : "Avec une rigueur louable, tu règles tes
itinéraires. Tu explores Paris rue par rue[…]Tu manges chaque jour à la même heure le même
repas[…]Tu ouvres, chaque matin, à la même minute, au même endroit, de la même façon, la bande de
papier gommé qui ferme ton paquet quotidien de gauloises. L'ordre de ta chambre. L'emploi de ton
temps. Tu t'imposes des interdits puérils. Tu ne marches pas sur l'intersection des pavés au bord des
trottoirs[…] Tu ne supportes pas d'être en retard ou en avance. Tu voudrais allumer tes cigarettes
toutes les quarante-cinq minutes.[…]Comme si, à tout instant, tu avais besoin de te dire : c'est ainsi
parce que je l'ai voulu ainsi, je l'ai voulu ainsi ou sinon je suis mort."
C'est fini, l'homme qui dormait est sans refuges. L'espace se disjoint, planchers et plafonds s'écroulent.
Son corps se fait paysage ou grain de sable. Le hors limite, le hors cadre s'étale. Et toujours le miroir
fêlé, cette question posée à ce visage : "Quelle vérité dans ton visage?" Une cicatrice peut-être et tant
de cruauté dans le portrait d'un reflet bovin au miroir : "La vache dans le miroir fêlé se laisse faire et ne
réagit pas." Ce jeu de la douleur impose un autre comme extime et face animale. Etranger au miroir.
Vient un hommage voilé à Bartleby, héros de Melville, inspirateur littéraire du texte qui s'est s'écrit.
"Atteindre le fond, cela ne veut rien dire. Ni le fond du désespoir, ni le fond de la haine, […] de la
solitude orgueilleuse." Il n'a rien appris et ne témoigne de rien. Il sait au moins cela. Reste ce chant
perecquien de tristesse : "Ta mère n'a pas recousu tes affaires." Et encore : "Tu n'as rien appris, sinon
que la solitude n'apprend rien, que l'indifférence n'apprend rien : c'était un leurre, une illusion
fascinante et piégée. Tu étais seul et voilà tout et tu voulais te protéger." Il se voulait loin de son
histoire, de sa mémoire : "Mais tu es si peu de choses et le monde est un si grand mot : tu n'as jamais
fait qu'errer dans une grande ville, que longer sur quelques kilomètres des façades, des devantures, des
parcs et des quais."
Il sait que cette indifférence, ce refus du monde ne sert pas, ne le protège pas : "Ton inertie est aussi
vaine que ta colère." Sa dérive calculée dans un espace vain et imaginaire s'achève : "Le jeu est
fini[…] l'ivresse fallacieuse de la vie suspendue." Muette jouissance.
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Le constat s'impose, il n'est pas mort et n'est pas devenu fou. Ou encore : "les désastres n'existent pas,
ils sont ailleurs." Le coupable lache sa culpabilité : "Tu n'as pas à te traîner devant tes juges, criant
grâce, implorant pitié. Nul ne te condamne et, tu n'as pas commis de faute. Nul ne te regarde pour
aussitôt se détourner de toi avec horreur." C'est le temps, nous dit-il, qui a donné la solution. Tout
continue ou plutôt tout commence. Il n'est plus "le maître anonyme du monde, celui sur qui l'histoire
n'avait pas de prise." Il attend seulement que la pluie cesse de tomber pour avancer.
On se souviendra que le dernier plan du film Un homme qui dort tourné par Perec d'après son texte,
montre l'abord de la rue Vilin, l'acteur montant vers cette voie. Rue parisienne où l'auteur passa les
premières années de sa vie avant la disparition de ses parents. Son père mort à la guerre, il avait quatre
ans. Sa mère, déportée à Auschwitz alors qu'il n'avait pas six ans. On saura donc, que Perec aura joué
là, dans l'écriture d'une fiction, une part de son histoire, de sa mémoire et l'impossible à dire de sa
douleur.
1
Ce texte propose, à partir du roman de Georges Perec, Un homme qui dort, une articulation de ce qui se
dit là de la douleur morale. Voire, de ce qui en est élidé.
2 G. Perec.,
W ou le souvenir d'enfance, Paris, Denoël, 1975, réed. Gallimard, coll. "L'Imaginaire", p. 26.

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