Dossier Spécial – Être sépharade en Israël

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Dossier Spécial – Être sépharade en Israël
DOSSIER SPÉCIAL
Être Sépharade en Israël
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Magazine LVS | Décembre 2015
ÉDITORIAL
Voici ce deuxième numéro du LVS
consacré à l’identité sépharade aujourd’hui, cette fois ci en Israël.
J’espère que vous aurez autant de
plaisir à le lire que nous en avons eu à
le concevoir et à découvrir les textes des
collaborateurs que nous avons sollicités.
Treize articles composent cette
livraison littéraire qui essaye d’appréhender, d’un point vue historique,
sociologique, religieux, humain et artistique, la réalité sépharade contemporaine en Israël où se trouve la communauté sépharade, dans
son acceptation large, la plus importante au monde. Je vous les
présente ci-dessous sans préjuger de leur ordre d’apparition dans
notre magazine.
Daniel Haik revient sur les frustrations et les discriminations
que les Juifs sépharades ont ressenties au sein du jeune État hébreu et qui perdurent parfois encore de nos jours. Mais surtout, il
met en valeur leur résilience, leur réussite sur de nombreux plans
et leur volonté d’avancer et de préserver leur identité sépharade
comme un atout vers le succès. Ce désir de pallier diverses carences, tout en affirmant son identité sépharade, se retrouve aussi
au travers des initiatives du groupe féministe d’origine orientale « Ahoti » (ma sœur). L’universitaire Nelly Las nous permet
de mieux connaître ce groupe actif qui se bat pour les droits des
femmes et la justice sociale.
Il sera à nouveau question, dans ce numéro, d’une tendance
à l’ultra-orthodoxisation, voire de l’ashkénisation d’une partie
du monde sépharade dans l’entretien avec le sociologue Yaakov
Loupo. Mais aussi de la manière dont certains, jeunes filles et
jeunes hommes, choisissent de fuir ou de sortir de ces communautés dans lesquelles ils se sentent étouffés comme le souligne
l’anthropologue Florence Heyman dans son dernier ouvrage.
Le jeune Gabriel Abensour que nous avions eu le plaisir de recevoir à ALEPH, il y a deux étés, nous montre une fois de plus toute
l’ingéniosité et la souplesse dont peuvent faire preuve les rabbins
sépharades israéliens en matière de loi juive, tout en respectant
les impératifs de celle-ci. Vous serez plus d’une fois étonnés et
ses propos vous rappelleront, sans doute, le judaïsme sépharade
ouvert de votre enfance.
Le Dr. Mikhael Benadmon, tout en résumant les nouveaux défis auxquels sont confrontés les rabbins sépharades au
21e siècle, présentera le programme de formation sur l’héritage
sépharade que certains choisissent de suivre et qui les met au
cœur du passage entre l’Orient et l’Occident et aussi dans le dialogue avec l’Islam.
Nous donnerons la parole dans notre prochain numéro au
rabbin Haim Amsellem, figure importante de ce renouveau de la
réflexion rabbinique sépharade en Israël.
Gabriel Goldenberg, jeune montréalais francophone, issu
d’un mariage sépharade/ashkénaze, a accepté de répondre à nos
questions sur sa préparation à l’alya, la « montée » ou l’immigration en Israël et son vécu là-bas depuis quelques années. Ses propos inspireront peut-être d’autres jeunes à faire le pas. Qui sait ?
Le psychanalyste et éducateur Henri Cohen-Solal nous
montre comment, le fait d’être sépharade de culture francophone a participé à la réussite en Israël du projet des « maisons
chaleureuses », structures d’accueil pour les jeunes Sépharades
en difficulté sociale, économique ou psychologique. Modèle qui
se décline maintenant dans d’autres continents et pour d’autres
communautés !
Il était impossible de couvrir tous les arts et la culture sépharade en Israël. De grâce, n’oubliez pas qu’il s’agit d’un magazine…
Aussi avons-nous choisi de parler du cinéma avec un article instructif sur le personnage du juif sépharade dans le cinéma israélien, du cinéaste Serge Ankry, que nous publierons en deux parties. Et nous avons montré un aspect de la littérature sépharade
israélienne grâce à l’extrait d’un texte du linguiste Cyril Aslanov.
Nous avons également donné la parole à Sidney Saadya
Elhadad, leader de la communauté sépharade et hassidique breslev de Montréal, afin de compléter le précédent dossier consacré à
« être sépharade à Montréal ».
L’entretien d’Elias Levy avec l’intellectuel Georges
Bensoussan replace le départ des Juifs du Maroc, notamment vers
Israël, dans le cadre de ce que fut cet exode des Juifs des pays arabes
et d’Iran. Exode que nous commémorons depuis deux ans, chaque
30 novembre, au sein du Festival Sefarad, dans le cadre d’une journée qui leur est mondialement consacrée.
La chronique de Maurice Chalom, notre fidèle collaborateur,
conclut ce dossier par un texte personnel, dans lequel plus d’un
ou d’une se retrouvera car il met en exergue les liens qui nous
unissent à Israël, et « le rêve inachevé » pour reprendre son titre,
d’y habiter.
« Car mon cœur est à Sion et mes yeux sont là-bas » 1, me
reviennent ces vers du poète sépharade Judah Halevi (1075-1141)
au moment de mettre le point final à ce dossier.
Il ne me reste donc plus qu’à vous souhaiter une bonne
lecture !
Dr Sonia Sarah Lipsyc
P.-S. : l’orthographe de séfarade ou sépharade diffère
d’un auteur à l’autre. Nous avons choisi de respecter le choix
de l’auteur(e). Nous nous sommes efforcés de traduire tous les
termes en hébreu de sorte que personne, de notre communauté
ou en dehors de celle-ci, ne soit pénalisé dans la compréhension
des termes. Le sigle ndr correspond à « note de rédaction », nous
l’introduisons généralement, entres parenthèses, après avoir
explicité une expression. Enfin, nous avons inséré les dates et
siècles des personnalités dont il était à chaque fois question afin,
cher lecteur et chère lectrice, de vous offrir un maximum d’informations dans la compréhension d’une histoire et d’une réalité qui
nous sont communes.
1
Dans « Le Cœur éveille », poème traduit dans Ami Bouganim, Le Feu et l’or,
Pathways édition, Israël 1992, page 232.
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ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
Les Séfarades d’Israël :
de la frustration
à la contribution
Dans l’État d’Israël d’aujourd’hui, la discrimination entre
Séfarades et Ashkénazes n’a pas encore totalement disparu. Elle
a subi une mutation et s’exprime bien plus discrètement que par
le passé. Mais surtout, elle est mise à l’écart par de plus en plus
de cadres sociaux qui, au lieu de gémir sur leur sort, préfèrent
construire en utilisant les clés renfermées dans l’inestimable
patrimoine culturel et religieux séfarade, et en les mettant au
service d’une société israélienne en perpétuelle quête d’unité et de
solidarité sociale.
Daniel Haïk
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Magazine LVS | Décembre 2015
Des bouleversements dans la société
israélienne depuis 40 ans
En février dernier, en 2015, un mois avant les élections législatives qui ont conduit à la formation du gouvernement Nétanyaou, une étonnante rencontre s’est tenue
à Jérusalem. Une délégation d’anciens responsables des
« Panthères Noires » conduite par l’ex-député Charlie
Bitton, est venue faire acte d’allégeance politique au parti
sépharade orthodoxe Chass et à son leader Arié Dérhy. La
chaleureuse poignée de main entre Bitton, l’ex-communiste laïc et Derhy l’ultra-orthodoxe pouvait paraitre surréaliste. Outre leurs mêmes origines marocaines, que pouvait-il bien y avoir de commun entre l’ex-communiste laïc
et le rabbin ultra-orthodoxe ? Réponse : un même sentiment persistant de discrimination des séfarades en Israël.
Car pour eux, pas de doute possible : 40 ans après l’apogée du grand mouvement de protestation sociale déclenché
par les Panthères Noires dans les quartiers défavorisés de
Mousrara et Katamon à Jérusalem, et 30 ans après la création par Ovadia Yossef, zal, (1920-2013) Grand Rabbin Sépharade d’Israël de 1973 à 1983, et par Arié Derhy lui-même,
du parti orthodoxe séfarade Chas dont la devise appelait à
restaurer l’honneur perdu des Séfarades, il existe toujours
dans l’Israël de 2015 une forme de ségrégation entre Sépharades et Ashkénazes.
Alors bien évidemment, il est difficile de balayer d’un
revers de manche des données qui confirment la persistance
du problème. Toutefois, les brandir pour prétendre que rien
n’a changé en 40 ans et que les Séfarades sont toujours aujourd’hui les laissés-pour-compte de la société israélienne,
serait falsifier l’histoire.
Un sentiment qui s’est consolidé au cours des dernières
années au travers de plusieurs développements sociaux
marquants, comme cette surprenante affaire de l’école orthodoxe de la localité d’Immanuel en Samarie dont les dirigeants avaient dressé un mur au centre de la cour afin de
séparer écolières sépharades et ashkénazes1 ! Par la suite,
en 2013, un passionnant documentaire réalisé par le journaliste israélien Amnon Levy avait prouvé la profondeur
du sentiment de frustration des Séfarades vivant dans certaines villes de développement du Néguev. Levy avait alors
appuyé son argumentaire en avançant des données pertinentes. Ainsi, on apprenait que dans les universités israéliennes, seul un étudiant sur quatre est Séfarade; que dans
le corps universitaire, on ne compte guère plus d’un professeur séfarade sur dix; que les salaires des Séfarades sont
inférieurs de 25 % à ceux des Ashkénazes et que 90% des
juges israéliens dans les plus hautes instances sont Ashkénazes, alors que l’immense majorité des délinquants incarcérés dans les prisons israéliennes sont d’origine séfarade.
— Bouleversement sociologique ensuite, avec l’arrivée, dans les années 1990, de plus d’un million et demi
d’immigrants de l’ex-Union Soviétique : une alya (montée en Israël) massive qui a eu deux effets majeurs : elle a
d’abord permis aux Séfarades de grimper d’un cran dans
l’échelle sociale d’Israël en trouvant dans cette population a
forte majorité ashkénaze, plus nécessiteux qu’eux-mêmes.
Et par ailleurs, elle a rompu définitivement une forme de
parité numérique qui existait jusque là dans la société israélienne entre Ashkénazes et Séfarades.
Au lieu d’analyser ces conclusions préoccupantes, plusieurs faiseurs d’opinions avaient reproché à Lévy d’avoir
voulu délibérément faire rejaillir le « démon communautaire », terme effrayant qui curieusement, ne s’est jamais
appliqué à d’autres qu’aux Séfarades d’Israël.
1
Car durant ce laps de temps, l’État d’Israël a vécu plusieurs bouleversements qui ont irrémédiablement modifié
son paysage social.
— Bouleversement politique d’abord, avec l’arrivée au
pouvoir en 1977, d’un Menahem Begin (1913-1992) qui, en
dépit de ses origines ashkénazes-polonaises, avait été le
premier à percevoir le cri de colère des ces Séfarades d’Israël
envers un establishment travailliste, ashkénaze et laïc, qui
les avait plongé, eux qui étaient si fiers de leur patrimoine,
dans une réelle détresse sociale. En offrant une chance politique à plusieurs jeunes « loups » séfarades , tels David
Lévy ou Meir Chitrit, Begin avait déjà commencé à laver
l’affront de ceux que les pères fondateurs appelaient, avec
mépris, le « Second Israël » et que Golda Meir avait qualifié
dans une formule bien malheureuse de « pas sympas ».
— Autre bouleversement majeur, religieux cette fois,
avec le développement fulgurant, dans les années 1990, du
parti Chass qui a su, en particulier grâce à la personnalité
hors normes du gand rabbin Ovadia Yossef canaliser les désirs de revanche d’une partie des Séfarades d’Israël, et les
orienter vers un retour à la tradition juive sans toutefois,
aux yeux de certains - dramatique paradoxe - vouloir sincèrement extraire cet électorat des couches sociales les plus
défavorisées, en leur proposant, par exemple, un réseau
éducatif de qualité de crainte qu’il ne lui échappe, définitivement.
Ces bouleversements expliquent pourquoi, s’il existe
toujours une discrimination sociale entre Séfarades et
Ashkénaze, celle-ci a opéré une profonde mutation.
Pour plus de détails sur cette affaire qui débuta en 2009 voir Adrien Jaulmes,
« Les Ultra Orthodoxes défient Israël », Le Figaro, 17.06.2010 (note de la rédaction)
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ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
La persistance d’une discrimination à l’encontre
des Séfarades
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
Une discrimination dans tous les milieux
qui ne dit pas toujours son nom
« ... La presse
et les médias
israéliens ont
modifié leur
terminologie. Ainsi,
ils préfèreront
parler de la
« Périphérie » et
du « Centre »,
plus précis que
les définitions
de Séfarades et
Ashkénazes. »
Elle demeure certes omniprésente et décomplexée dans les milieux orthodoxes-harédi (ultra orthodoxe littéralement « craignant Dieu »). Outre l’affaire
de l’école d’Immanuel, il est de notoriété publique que pour espérer être accepté dans les plus prestigieuses yéchivot (écoles académiques) ashkénazes-lituaniennes de la ville de Bné Brak, il est préférable de s’appeler Goldberg plutôt que
Bensoussan et que certains candidats séfarades sont prêts à « retoucher » leurs
origines pour y être admis ! De même, un jeune étudiant harédi-séfarade, même
particulièrement brillant, n’aura aucune chance d’être présenté à une jeune fille
de bonne famille ashkénaze. Les exemples d’une telle ségrégation ne manquent
pas. Et le comble de l’absurde est que même les leaders du Chass, préfèrent aujourd’hui encore user de la vitamine P (Protection ou Piston) pour faire accepter
leurs enfants dans les grandes yéchivot ashkénazes plutôt que de les inscrire dans
des yéchivot séfarades moins cotées.
Ceci dit, dans le reste de la société israélienne, par contre, tout est plus
diffus, plus discret, moins voyant. D’abord, parce que toute discrimination sur
fond d’origine communautaire est officiellement proscrite. D’ailleurs, signe de
temps nouveaux : le Bureau national des Statistiques prétendant qu’il est devenu
impossible de qualifier de Séfarades ou d’Ashkénazes des jeunes israéliens dont
les parents sont issus des deux communautés ou dont les grands-parents sont
originaires de quatre diasporas différentes, a cessé de fournir des données en
fonction des origines des Israéliens. Ensuite parce que le « politically correct » a
travaillé des heures supplémentaires, au cours des dernières années, sur le dossier séfarade : la presse et les médias israéliens ont modifié leur terminologie.
Ainsi, ils préfèreront parler de la « Périphérie » et du « Centre », plus précis que les définitions de Séfarades et Ashkénazes. Mais les dérapages existent
bel et bien : dans son documentaire, Amnon Levy cite le cas d’une jeune femme
d’origine séfarade qui s’est mariée à un ashkénaze : à la recherche d’un emploi,
elle a envoyé son CV sous son nom de jeune fille et s’est vue opposer une fin de
non recevoir. Quelques jours plus tard, elle a renvoyé le même CV avec son nom
de femme mariée et elle a été admise.
Il y a également le poids d’un héritage discriminatoire que l’on ne parvient
pas toujours à effacer. Exemple : dans le secteur immobilier, les kibboutzim
proches de la métropole telavivienne, et dont la population est très majoritairement ashkénaze ont pu sans difficulté et avec l’aval de l’État, s’enrichir en
vendant au prix fort à des promoteurs, une partie de leur terres cultivables. Par
contre dans les villes de développement, les Israéliens nécessiteux, en forte majorité séfarades sont sommés d’acheter le vétuste appartement de HLM qu’ils
louent de longue date sous peine d’en être expulsés. Personne bien entendu
n’affirmera qu’il y a là discrimination. Mais en regardant de plus près, elle existe
bel et bien.
« De la douleur à la force », des initiatives constructives séfarades
Toutefois face à cela, un changement passionnant est en train de se produire. Longtemps, dans la réalité israélienne, les Séfarades ont été perçus
comme d’éternels mécontents, de sempiternels frustrés, se plaignant de leur
sort et fustigeant ceux qu’ils tenaient pour responsables de leur statut social. À
tel point que souvent, « Séfarade » est devenu synonyme de « pleurnicheur ».
L’ex-chef de la diplomatie David Levy en a été la personnification la plus marquante, suivi de près par Arié Derhy et Elie Ichai, leaders de Chass...
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C’est en substance le message véhiculé depuis une quinzaine d’années, par
l’association israélienne « Mimizra’h Shemesh » (littéralement de l’est vient le
soleil), affiliée à l’Alliance Israélite Universelle, et qui s’est fixée pour objectif
prioritaire de mettre en valeur la richesse et la spécificité du patrimoine séfarade
avant de tenter de l’appliquer dans la réalité sociale d’Israël. Comme l’explique
le rabbin Itzhak Chouraqui, directeur du Beit Midrash (lieu d’étude) « Merhav »
au sein de « Mimizra’h Shemesh » : « Il n’est pas question d’oublier les injustices sociales dont les Séfarades ont été victimes, il y a 40 ou 50 ans en Israël.
Mais il s’agit plutôt d’utiliser cette expérience à des fins bénéfiques et positives.
L’un de nos programmes s’appelle « De la douleur à la force », un titre qui reflète parfaitement notre état d’esprit. Nous voulons tirer les leçons du passé afin
d’offrir un avenir meilleur ». Le patrimoine historique et spirituel séfarade renferme selon les dirigeants de « Mimizra’h Shemesh », les formules nécessaires,
par exemple, pour combler le fossé social entre riches et pauvres. Il suffit juste
de calquer cet enseignement à la réalité israélienne. Aujourd’hui « Mimizra’h
Shemesh » organise à travers le pays moult séminaires de formation, ateliers
et conférences auxquels de nombreux cadres sociaux israéliens participent. Le
mouvement, qui entend pour l’heure rester idéologique, est également présent
dans les lycées israéliens. Quant au rabbin Chouraqui, il consacre l’essentiel
de son énergie à puiser dans l’extraordinaire bagage spirituel transmis par les
grands rabbins séfarades, tels que le Rishon le Tsion, le Grand Rabbin Sépharade de l’État hébreu de 1939 à 1954, Bension Meir Ouziel, zal (1880-1954), ou
encore les grands rabbins Shalom Messas, zal, (1913-2003) et Yossef Messas, zal
(1891-1974), zal, des enseignements dont l’actualité saute aux yeux et qui pourraient être concrétisés dans la réalité israélienne. Un exemple : « Nos rabbins
ont toujours évité d’exclure ceux qui s’écartaient du droit chemin. Au contraire,
ils ont toujours su les rapprocher et les maintenir dans le giron communautaire.
En préservant l’unité dans leur communauté, en publiant des décrets conciliants
sans jamais s’écarter de la halacha (loi juive), ils nous ont tracé une voie. Notre
devoir, alors que nous avons notre État, est de la transposer dans la réalité israélienne d’aujourd’hui afin que celle-ci soit moins clivée et plus attentive aux
besoins des nécessiteux explique le rabbin Chouraqui avant de souligner, avec
une belle note d’optimisme. « Nous sommes persuadés que si l’establishment
ashkénaze au pouvoir lors de l’alya massive des Juifs du Maroc avait eu la sagesse
de les impliquer d’emblée dans la gestion de l’État d’Israël, la société israélienne
aurait évité plusieurs turbulences sociales et en serait ressortie plus solide et
plus unie. Mais il n’est pas trop tard pour bien faire ».
« Ces Séfarades
modèle 2015
se sentent
parfaitement
intégrés dans la
société. Ils ont
relevé la tête
mais surtout, ils
entendent prouver
que leur identité
séfarade, loin
d’être un handicap,
a été pour eux, un
atout incontestable
dans leur course
vers le succès. »
Daniel Haïk
Journaliste franco-israélien vivant à Jérusalem. Il est rédacteur en chef du Hamodia en français et analyste
politique sur la chaine i24news. Il a également occupé jusqu’en 2013 la fonction de secrétaire général de la
Fédération Séfarade Mondiale.
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Aujourd’hui, et depuis plusieurs années, ces gémissements cèdent la place
à une démarche plus positive et constructive de la part de militants sociaux séfarades, dont le dénominateur commun a été d’avoir réussi à s’extraire avec détermination de leur environnement social et d’avoir connu une formidable réussite
professionnelle. Ces Séfarades modèle 2015 se sentent parfaitement intégrés
dans la société. Ils ont relevé la tête mais surtout, ils entendent prouver que leur
identité séfarade, loin d’être un handicap, a été pour eux, un atout incontestable
dans leur course vers le succès. Un atout qu’ils souhaitent désormais partager
avec d’autres dans le but avoué de corriger certaines carences de la société israélienne.
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La «Halakha» ou Loi
juive séfarade, entre
tradition et renouveau
L’approche séfarade de la Halakha (loi juive) est fort mal connue du public, y
compris d’une majorité d’érudits. Depuis le décès des dernières grandes figures
du judaïsme séfarade, il semble que l’approche orthodoxe ashkénaze soit désormais la seule qui prévaut au sein du public respectueux de la halakha, y compris
des séfarades eux-mêmes.
Gabriel Abensour
Pourtant, cette approche peut, à bien des égards, répondre aux problèmes
contemporains du judaïsme. Héritière d’une tradition sérieuse et profonde, elle
permet toutefois bien des changements. Profondément attachée à la halakha,
l’approche séfarade ne peut être qualifiée d’orthodoxe. À l’instar des autres
mouvements qui constituent le judaïsme ashkénaze contemporain, l’orthodoxie s’inventa en réaction à la modernité. Alors que la réforme, dès le 19ème siècle
tenta d’adapter le judaïsme aux valeurs modernes, l’orthodoxie, elle, prôna un
repli communautaire visant à protéger les juifs pratiquants des affres des Lumières. Éloigné de ces enjeux européens, le judaïsme séfarade put perpétuer sa
tradition millénaire – celle d’un judaïsme dynamique, où la halakha est centrale
mais évolutive.
Sous bien des aspects, il est possible que cette approche séfarade se soit
oubliée car elle ne correspond justement à aucune des cases rigides du judaïsme
contemporain. Le Professeur Zvi Zohar, spécialiste de la littérature halakhique
séfarade à l’Université Bar-Ilan (Israël), estime que l’approche séfarade a peu à
peu disparu car sa complexité ne correspondait pas aux axiomes simples des mouvements juifs contemporains. En effet, l’essentiel de la littérature halakhique
séfarade se trouve dans les livres de responsa rabbinique écrits du Moyen-âge
jusqu’à nos jours. Contrairement aux abrégés halakhiques aujourd’hui popularisés, un responsum est un développement halakhique venant répondre à un point
précis dans un contexte donné. Les responsa expriment donc l’idée qu’aucune
loi n’est figée à jamais mais que la Halakha se doit de répondre aux problèmes
de chaque époque et doit savoir garder sa pertinence grâce au hidoush, au renouveau, qui lui est inhérent. Citons par exemple le Rabbin Haïm David Halevy
(1924-1998), ancien Grand Rabbin séfarade de Tel-Aviv :
« Il se trompe cruellement celui qui pense que la Halakha est figée et
qu’on ne peut s’en écarter ni à droite, ni à gauche. Au contraire ! Rien n’est
plus souple que la souplesse de la Halakha, car un décisionnaire peut trancher
de façon contraire en même temps et sur la même question, à deux questionneurs différents ! Et le sujet est vaste...
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Ce n’est que grâce à la souplesse de la Halakha, et
grâce aux nombreuses nouveautés que fixèrent les sages
d’Israël au fil des générations, que le peuple juif a pu
avancer (laléh’et d’où procède le terme Halakha) dans le
chemin de la Torah et des commandements durant des
milliers d’années. » 1
Les exemples illustrant les propos du Rabbin Haïm
David Halevy ne manquent pas. Citons par exemple le Rabbin Yossef Messas (1892-1974), originaire de Meknès, dont
la simple biographie suffit à illustrer cet esprit rabbinique
séfarade tourné vers le monde et vers les besoins de la communauté. Décisionnaire, rabbin, mohel (circonciseur), poète
et enlumineur, il fut nommé rabbin à Tlemçen (Algérie) à
32 ans seulement. Seize ans plus tard, il devint le Av beitdin (dirigeant des tribunaux rabbiniques) de Meknès. En
1964, il est nommé Grand Rabbin de Haïfa (Israël), poste
qu’il occupa jusqu’à son décès en 1974.
Témoin de l’assimilation du judaïsme nord-africain
sous influence française, le rabbin Messas estima qu’il était
du devoir des rabbins d’apporter une réponse juive aux enjeux de son époque. C’est pourquoi il prôna à la fois un judaïsme basé sur une approche rationnelle de la loi et adapté
aux mœurs contemporaines. Ainsi, il autorisa les femmes
mariées à ne plus se couvrir la tête estimant que de nos jours
« Le couvre-chef tient plus d’une tartuferie que de la pudeur »2
puisque dans nos sociétés modernes, les cheveux féminins
ne sont plus considérés comme un dévoilement vulgaire.
Pareillement, il prôna l’inclusion des Juifs assimilés au sein
des communautés et mit en valeur les racines universelles
du judaïsme. À une personne lui demandant s’il était autorisé de faire un don d’organe à un non-juif, le Rav Messas
répondit que « La chose est non seulement autorisée, mais c’est
en plus un excellent geste. Ainsi sera connu l’amour de l’humain
1
Rav H. D. Halevy, Shout assé lekha rav, 7:54.
2
R. Yossef Messas, Otsar Hamichtavim, responsum 1884
3
R. Yossef Messas, Mayim Hayim, V. II.
4
R. Chalom Messas, Tevouat shemesh, E.H, responsum 66
5
R. Ovadia Yossef, Yabia Omer, Volume 8, E.H, responsum 11.
6
R. Eliyahou Bakshi-Doron, Binyan Av, responsum 65.
pour son prochain, car nous sommes tous les créatures du ToutPuissant » 3.
À la même époque, le Rabbin Chalom Messas (19092003), futur Grand Rabbin du Maroc puis de Jérusalem, mit
en place des accords prénuptiaux à Casablanca, visant à
empêcher les maris récalcitrants de s’enfuir sans donner le
guet 4. Citons également Grand Rabbin Ovadia Yossef (19202013), sommité halakhique contemporaine, qui fut le décisionnaire validant la judaïté des Juifs éthiopiens et permettant ainsi de sauver in-extremis cette vieille communauté
menacée5. Rabbin Bakshi-Doron, un autre Grand Rabbin
séfarade d’Israël, soutint qu’il est possible pour une femme
d’être juge rabbinique 6 et son homologue, le défunt Rabbin
Mordéchai Eliyahou (1929-2010), fut l’autorité validant la
présence d’avocates religieuses dans les cours rabbiniques.
Ces quelques exemples expriment le dynamisme de
la pensée halakhique séfarade, capable d’utiliser les outils
traditionnels pour répondre aux enjeux modernes. Malheureusement, alors que disparaissent peu à peu les grands
noms de ce judaïsme, une nouvelle génération de décisionnaires séfarades peine à émerger. Face à l’hégémonie religieuse ashkénaze, bien des rabbins aux origines séfarades
semblent adopter une pensée orthodoxe étrangère à celle
de leurs ancêtres, qui par ignorance et qui par choix. C’est
pourquoi la tâche nous incombe à tous : ouvrez, lisez, diffusez la Torah séfarade qui a tant à apporter au judaïsme
contemporain. Gabriel Abensour
Créateur du blog modern orthodox (www.modernorthodox.fr). Étudiant en philosophie, sciences politiques et économie à l’Université Hébraïque de Jérusalem.
À étudié 5 ans à la Yeshivat Hakotel de Jérusalem.
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ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
La formation
rabbinique sépharade
« Maarava » au sein
de l’Institut Amiel
La fonction rabbinique face aux défis
de la société contemporaine
La fonction rabbinique orthodoxe est, sur certains points, prémoderne :
elle tend à s’affirmer comme autorité ultime dans un monde où la connaissance
est démocratisée et elle concentre des pouvoirs en une seule personne dans une
culture occidentale décentralisée. Enfin, elle se dit au masculin dans un monde
qui recherche l’égalité. Si cela est vrai pour tout rabbin, il l’est doublement pour
le rabbin sépharade, dont l’héritage ethnicoculturel, ancré dans la pensée et la
vie traditionnelle, ne favorise pas la rencontre avec le monde post-moderne.
Pourtant, le rabbin du 21e siècle sera adapté aux enjeux du monde environnant,
ou ne le sera pas, en tout cas ne sera pas alors pertinent.
Mikhael Benadmon
La nécessité de former une nouvelle génération de leaders spirituels,
conscients des enjeux identitaires et sociologiques du peuple juif, en leur fournissant des outils professionnels tant dans la théorie que dans la pratique, est
le défi que relève l’Institut Amiel depuis bientôt vingt ans. Amiel a été fondé et
dirigé par le rabbin Eliyahu Birnbaum, ancien grand-rabbin d’Uruguay et juge
rabbinique attaché aux conversions en Israël. Il fait partie intégrante des institutions Ohr Torah Stone, l’un des porte-paroles les plus influents de l’orthodoxie moderne israélienne, piloté par le célèbre rabbin Shlomo Riskin, et qui
regroupent sous son égide des dizaines d’établissements d’étude pour hommes
et femmes. Il est essentiel de souligner que la formation Amiel se tourne vers
les deux conjoints amenés à s’installer pour quelques années en diaspora et met
l’accent tant sur les aspects professionnels que psychologiques d’une délocalisation et ses conséquences sur la vie du couple et de la famille.
Un complément de formation sépharade à la formation
rabbinique au sein du monde moderne orthodoxe
Fort du constat que les communautés sépharades ont des attentes bien particulières de leur rabbin, et que ce dernier est appelé à agir sur un mode bien spécifique, j’ai été contacté afin de mettre sur pied et diriger le programme « Maarava » qui propose un complément de formation au cursus d’Amiel. C’est ainsi
que depuis quatre ans, grâce au financement de la fondation Safra, nous formons
chaque année dix leaders spirituels (rabbins ou éducateurs) qui prendront des
postes clés dans le leadership sépharade mondial.
28
Magazine LVS | Décembre 2015
« Maarava » reprend ces fondamentaux et les réfléchit
dans la perspective de l’identité sépharade. « Maarava »
met ainsi l’accent sur le type de fonctionnement du rabbin
séfarade, les attentes de sa communauté, son rapport au
social, au familial et au religieux. La formation « Maarava »
inclut également des contenus historiques sur l’origine des
communautés d’Afrique du Nord et d’Orient, des analyses
identitaires et culturelles sur la place de la sépharadité aujourd’hui en terrain occidental, des données halakhiques et
méta-halakhiques, la place et le sens des différents usages
locaux, une meilleure connaissance des personnalités et des
œuvres littéraires du monde sépharade. Le chant liturgique,
le piyut, y est aussi enseigné, l’identité traditionaliste typiquement sépharade y est profondément étudiée, les stratégies de développement communautaire y sont pratiquées,
l’esprit de la halakha (loi juive) sépharade y est intégré.
Le type de leadership spirituel que nous souhaitons
ériger assume pleinement sa tendance orientale dans un
monde occidental, lui reconnaît ses vertus de chaleur et de
douceur, d’accueil et de tolérance. Mais il sait aussi prendre
de la hauteur et l’étoffer de contenus philosophiques, spirituels et halakhiques.
Ce leader reste proche des familles, des enfants, des
besoins élémentaires du Juif et sait se trouver dans l’écoute.
Sa fonction est une vocation et est basée sur une personnalité facile d’accès refusant toute espèce de charisme inutile.
Il doit être capable d’enseigner les signes de cantillation aux jeunes enfants et d’être un pôle d’attraction
intellectuelle pour les étudiants et les jeunes familles. Sa
communauté est avant tout une famille au sein de laquelle
les hommes comme les femmes s’épanouissent spirituellement et intellectuellement. Sa maison est ouverte à tous
et il ne craint pas de boire le café chez ses fidèles. Il est présent aux principaux carrefours de la vie juive et accompagne
les familles, pratiquantes ou non, dans leurs joies et leurs
deuils. Il est le rabbin familial avec lequel on entretient des
liens amicaux et qui fait partie du paysage naturel de tous
et toutes.
Être un passeur entre l’Orient et l’Occident et
dans le dialogue avec l’Islam
Son vécu sépharade et sa capacité réflexive, partagés
d’une façon ou d’une autre avec ses fidèles, font de lui, du
leader sépharade, un passeur entre l’Orient et l’Occident et
lui permettent de créer des ponts entre les cultures et les
communautés. Il saura ainsi naviguer entre les identités
portées par ses fidèles et leur donner les outils afin de gérer
intelligemment ces différentes dimensions identitaires et
d’en conserver le meilleur. Une réflexion particulière porte
sur le fait inter-religieux et sur la plus-value spécifique
que ces leaders peuvent ajouter au dialogue avec l’Islam. La
mise en exergue d’un destin commun lié, certaines fois, à
l’expérience de la minorité recherchant à s’intégrer dans
un groupe culturel majoritaire tout en conservant son authenticité; le ressenti justifié ou non d’une frustration voire
d’une oppression, la tentation de dissimuler une part de soi
afin d’accéder à la reconnaissance sociale sont autant de
détails qui contribuent à donner de l’étoffe à cette vocation
de passeur.
Le nom du programme reflète assez bien ses ambitions. Dans la littérature talmudique, le terme « Maarava »
désigne « La terre d’Israël », mais il rappelle également
la dimension géographique du Maghreb. Enfin, l’hébreu
moderne nomme l’Occident par le terme ‘maarav’. La rencontre entre l’Orient et l’Occident est donc aux fondements
de cette initiative et de la vision qui s’y développe.
« Maarava » est encore jeune, mais à l’image d’un bon
vin, il s’améliore et se bonifie avec les années. Son ambition dépasse les cadres communautaires et peut se révéler
salvatrice dans un monde déchiré par les tensions entre
l’Orient et l’Occident.
Mikhael Benadmon
Docteur en philosophie de l’Université Bar-Ilan, répondeur sur le site Cheela.org.
Auteur de Rébellion et créativité dans la pensée du sionisme religieux (en hébreu)
aux Presses universitaires de Bar-Ilan. Son prochain ouvrage Pourquoi Israël ?
Les tentations territoriales : avoir, être et pouvoir à paraître aux Éditions Lichma.
Magazine LVS | Décembre 2015 29
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
La formation Amiel intègre les données de base de
l’orthodoxie moderne : sionisme, pluralisme, féminisme,
acceptation a priori des valeurs de la modernité.
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
Le grand exode
oublié des Juifs
des pays arabes
Elias Levy
Une entrevue avec l’historien Georges Bensoussan par Elias Levy
Sur le million de Juifs qui vivaient dans les pays arabo-musulmans avant
la création de l’État d’Israël, il ne reste plus aujourd’hui qu’environ 4000.
« L’exode forcé de centaines de milliers de Sépharades évincés de leur
pays natal et spoliés fut un véritable nettoyage ethnique par la peur », rappelle
en entrevue l’historien Georges Bensoussan, auteur d’un livre imposant et
magistral sur ce grand drame humain largement oublié, voire occulté — Juifs
des pays arabes. Le grand déracinement. 1850-1975 (Éditions Tallandier)—.
Historien et responsable éditorial au Mémorial de la Shoah de Paris,
Georges Bensoussan est l’auteur de plusieurs livres remarquables, dont : Une
Histoire intellectuelle et politique du Sionisme. 1860-1940 (Éditions Fayard,
2002); Auschwitz en héritage ? D’un bon usage de la Mémoire (Éditions Mille
et Une Nuits/Éditions Fayard, 2003); Europe. Une passion génocidaire. Essai
d’Histoire culturelle (Éditions Mille et Une Nuits/Éditions Fayard, 2006); Un
nom impérissable. Israël, le Sionisme et la destruction des Juifs d’Europe.
1933-2007 (Éditions du Seuil, 2008); Atlas de la Shoah. La mise à mort des
Juifs d’Europe, 1939-1945.
Georges Bensoussan
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Magazine LVS | Décembre 2015
En 2002, Georges Bensoussan a dirigé, sous le pseudonyme d’Emmanuel
Brenner, un livre collectif choc, Les Territoires perdus de la République,
dans lequel un groupe de professeurs racontait l’antisémitisme, le sexisme
et l’islamisme qui déferlaient dans les collèges et les lycées de la région
parisienne. Boycotté à l’époque par les élites intellectuelles et médiatiques
françaises, ce livre très troublant vient d’être réédité par les Éditions Pluriel.
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
Le Prince héritier Moulay Hassan, futur Roi Hassan II du Maroc, est accueilli en 1958 à
la Synagogue de Casablanca le Jour de Yom Kippour.
LVS : Le monde arabo-musulman s’est vidé de ses po- planifiées. Après 1945, dans le contexte de l’après-Seconde
pulations juives en l’espace de deux décennies. Ce fut Guerre mondiale, alors que les pays arabes nouvellement
un déracinement d’une ampleur effarante.
indépendants viennent d’être admis à l’ONU (une organisaGeorges Bensoussan : À partir de 1948, du Maroc à
l’Égypte et de la Libye au Yémen, en passant par l’Irak et
la Tunisie, environ 1 million de Juifs vivant dans les pays
arabes se sont volatilisés en une génération à peine. La
communauté juive du Maroc était la plus importante numériquement, 250 000 âmes, à peu près 1 Juif sur 4. La communauté juive d’Irak était la deuxième plus importante et
celle d’Algérie la troisième. Les Juifs du Maghreb français
-Maroc, Algérie et Tunisie- représentaient 50 % des Juifs
établis dans le monde arabe depuis des lustres. Les trois
quarts des Juifs contraints de quitter les pays arabes à partir de 1948 ont trouvé refuge dans l’État d’Israël naissant.
Si le monde dans lequel les Juifs des pays arabes ont vécu
pendant plusieurs millénaires semble avoir sombré corps et
biens avec le conflit israélo-arabe, en réalité ce naufrage a
eu lieu bien avant, quand les sociétés juives se sont heurtées à l’archaïsme du monde arabe dont elles se sentaient
de plus en plus éloignées par l’alphabétisation, la modernisation, voire par une occidentalisation encore timide. D’autant qu’au fur et à mesure de son émancipation, confrontée
au nationalisme arabe, l’existence juive fut vue comme un
« empêchement d’être ».
LVS : La majorité des Juifs des pays arabes ont-ils été
expulsés de leur contrée natale ?
G. B. : Il y eut rarement expulsion au sens premier du
terme. Dans l’immense majorité des cas, les Juifs des pays
arabes furent victimes d’une politique sournoise d’exclusion ethnique. Mis à part l’Égypte, où les Juifs furent carrément expulsés en 1956-1957, dans les autres pays arabo-musulmans, il n’y eut pas d’expulsions sciemment
tion supranationale née de la victoire des Alliés sur l’Axe),
ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à une politique
raciste est banni. C’est pourquoi les gouvernants arabes ne
procéderont jamais à une expulsion en bonne et due forme
des Juifs, mais feront tout pour leur rendre la vie impossible. Les étrangler administrativement, économiquement,
culturellement et, dans certains cas, instiller un climat de
peur. En Irak, en Syrie et en Libye en particulier, une série
de mesures administratives vont contraindre les Juifs au
départ.
LVS : L’exode des Juifs des pays arabes n’est-il pas la
résultante ignominieuse d’une politique de nettoyage
ethnique ?
G.B. : L’expression peut paraître brutale, mais quand
on analyse avec distance le contexte sociopolitique qui prévalait dans les pays arabes à cette époque, on constate qu’il
s’agit bel et bien d’une politique de nettoyage ethnique mise
en œuvre par le biais de lois discriminatoires. Au bout du
compte, les gouvernants arabes sont parvenus au même résultat qu’avec un nettoyage ethnique par la force. Sauf que
dans ce cas, mises à part des explosions localisées de violences, il n’y eut pas de pogroms généralisés, ni de victimes
par milliers. Mais il y eut bien le départ massif de plusieurs
centaines de milliers de Juifs, généralement spoliés économiquement ou contraints d’abandonner sur place tous
leurs biens. On peut donc parler d’un nettoyage ethnique
par la peur, le chantage et les pressions quand on s’efforce
de rendre la vie infernale à des centaines de milliers de personnes sans défense.
Magazine LVS | Décembre 2015 31
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
LVS : Doit-on considérer aussi comme des réfugiés les
Juifs qui ont quitté le Maroc ?
G. B. : A priori, on ne peut pas considérer les Juifs qui
sont partis du Maroc comme des réfugiés. Il n’y eut pas dans
ce pays une quelconque politique d’expulsion ou de terreur délibérément instituée par les autorités marocaines.
Et pourtant, juste avant et après l’indépendance du Maroc
(mars 1956), plusieurs vagues de départs très importantes
avaient déjà eu lieu. Avant l’indépendance nationale, un
tiers des Juifs avait déjà quitté le Maroc. Durant les cinq années suivantes, près de 100 000 Juifs sont partis. Quand la
guerre israélo-arabe, dite des Six Jours, éclate le 5 juin 1967,
la grande majorité des Juifs du Maroc avaient déjà quitté le
pays. Contrairement à ce qu’affirment souvent les détracteurs d’Israël, le judaïsme marocain n’a donc pas disparu à
la suite du conflit israélo-arabe de 1967, il était déjà en voie
d’extinction bien avant.
LVS : Le Maroc a donc pratiqué une politique insidieuse
d’exclusion à l’encontre des membres de sa communauté juive ?
G. B. : Les autorités marocaines ont pratiqué une politique sourde de contraintes administratives : difficulté pour
les Juifs d’obtenir un passeport ou une licence d’exportation; toute entreprise commerciale appartenant à un Juif
devait avoir comme copropriétaire un Musulman — mesure
adoptée pour empêcher que l’économie nationale ne passe
entre des mains étrangères — ; l’enseignement prodigué
par les Écoles de l’Alliance Israélite Universelle est nationalisé
en 1961 — l’enseignement de l’arabe devenant obligatoire
dans ces institutions scolaires — … Les mesures de marocanisation du pays, légitimes en elles-mêmes, poussèrent
progressivement les Juifs à s’exiler. Un climat délétère de
crainte — notamment la crainte de kidnappings de femmes
et de jeunes filles Juives —, exacerbé par les tensions inhérentes au conflit israélo-arabe, poussa progressivement
les Juifs à partir. À quoi s’ajoute fréquemment l’absence de
débouchés économiques et la concurrence sociale exercée
par une classe moyenne arabe montante.
LVS : Le départ des Juifs du Maroc a donné lieu à un
grand marchandage financier entre le Roi Hassan II et
les représentants officiels du Judaïsme mondial.
G. B. : Oui. Un chapitre méconnu de l’histoire contemporaine des Juifs du Maroc est celui du marchandage qui eut
lieu au début des années 1960 entre la communauté juive
internationale, représentée par le Congrès Juif Mondial, et le
Roi Hassan II pour que ce dernier autorise les Juifs à quitter
le Maroc. Quand le Roi Mohammed V accède au pouvoir en
1956, il interdit l’émigration des Juifs vers Israël. Une politique cohérente avec les convictions du monarque alaouite.
Membre de la Ligue Arabe depuis 1958, le jeune État du
Maroc indépendant est solidaire du combat mené par les
pays arabes contre Israël. Le Maroc cesse alors ses relations
postales avec l’État hébreu. Les Juifs quittent clandestinement le pays pour Israël jusqu’en 1961, année du décès du
roi Mohammed V. Cette émigration clandestine est organisée pendant cinq ans par les autorités israéliennes, dont
le Mossad. Après la mort de Mohammed V, son successeur,
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Magazine LVS | Décembre 2015
Des Juifs vivant dans l’Atlas marocain quittant le Maroc.
son fils le Roi Hassan II, adopte une politique bien plus libérale sur la question. Le nouveau monarque comprend rapidement qu’à terme, il ne pourra pas empêcher la minorité
juive de quitter le pays. Plutôt que de s’opposer frontalement à ce départ, Hassan II s’y adapte et décide de le négocier avec le Congrès Juif Mondial. Le prix per capita exigé
pour autoriser un Juif à quitter le Maroc variera selon le
flux des demandes, entre 100 $ et 200 $ américains, une
somme substantielle à cette époque-là. Pendant trois ans,
de la fin 1961 à la fin 1964, le départ des Juifs du Maroc est
autorisé, presque officiel (Opération Yakhin, techniquement
encadrée par le gouvernement israélien). Durant ces trois
années, 90 000 Juifs quittent le Maroc. Chaque mois, le
Congrès Juif Mondial verse à Paris une somme en espèces à
l’émissaire des services marocains.
LVS : Dans votre livre, vous mettez en charpie la légende
dorée d’un Maroc où les Juifs étaient heureux jusqu’au
jour où l’État d’Israël fut créé.
G. B. : La communauté juive du Maroc fut celle dont la
vie en terre arabo-musulmane fut la plus longue après la
guerre des Six Jours. Quand le conflit éclate le 5 juin 1967,
un tiers de cette communauté vit encore au Maroc. Alors
qu’aujourd’hui, il n’y a quasiment plus de Juifs dans le
monde arabe, 3000 Juifs vivent encore au Maroc (et près de
1000 en Tunisie).
Les trois quarts de cette communauté ont émigré en
Israël. Certes, l’État d’Israël ne les a pas forcément accueillis
les bras ouverts, et confrontés au mépris sinon au racisme
de nombreux Ashkénazes, enferrés dans un processus d’in-
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
Un Juif égyptien expulsé d’Égypte en 1956
tégration malheureux, de nombreux Juifs marocains furent
enclins à embellir leur passé au Maroc. De là, des mythes
nombreux. En particulier, celui qui veut voir dans le Sultan
Mohammed (le futur roi Mohammed V) un protecteur des
Juifs durant la Deuxième Guerre mondiale.
LVS : Pourtant, très nombreux sont les Juifs marocains
qui croient résolument que le Roi Mohammed V fut le
sauveur des Juifs lorsque son pays était, entre juin
1940 et novembre 1942, sous l’autorité du gouvernement de Vichy.
G. B. : Aucune preuve n’a jamais été apportée en ce
sens. Il existe même des preuves d’une duplicité du Sultan
Mohammed vis-à-vis des autorités du Protectorat. En dépit
de tout, le mythe demeure, enkysté dans les communautés
juives marocaines d’Israël et de la Diaspora. La réalité est,
qu’à l’instar des Juifs d’Algérie, les Juifs du Maroc ne furent
pas persécutés pendant la Seconde Guerre mondiale par les
Allemands pour une raison simple : il n’y avait pas d’Allemands au Maroc. La réalité du pouvoir est entre les mains
du Résident général, c’est-à-dire de la France. Le Sultan du
Maroc applique à la lettre les statuts des Juifs promulgués
par le gouvernement de Vichy en octobre 1940 et en juin
1941. Il ne s’opposera à aucune de ces mesures antisémites,
les traduisant même en Dahir (Décret) chérifien. Mais réclamant sa part d’autonomie vis-à-vis du gouvernement de
Vichy, le Sultan Mohammed fera toujours savoir à ce dernier
qu’il est résolu à demeurer le maître du pays. Il transmet à
cet effet un message très clair au gouvernement de Philippe
Pétain : « les Juifs sont mes sujets et c’est moi qui déciderai
de leur sort. »
LVS : On dit aussi que le Roi Mohammed V s’est
opposé avec fermeté au port de l’étoile jaune par les
Juifs marocains.
G.B. : C’est une fable. Le port de l’étoile jaune est une
mesure adoptée par les Allemands en Europe au printemps
1942 après avoir été instituée en Allemagne dès septembre
1941. En France, cette mesure ne fut jamais appliquée en
zone sud, même après l’occupation de ce territoire en novembre 1942. De Montpellier, à Nîmes et à Marseille… les
Juifs n’ont jamais porté l’étoile jaune. Pourquoi donc les
Juifs marocains l’auraient-il arborée ? Cette affirmation,
absurde, montre toute la force des mythologies. Le futur Roi
du Maroc n’a pas empêché l’application d’aucune mesure
antijuive promulguée par le régime de Vichy, y compris la
spoliation économique. Et plus encore, sait-on aujourd’hui
que le Sultan Mohammed aurait mené une politique de
double jeu avec les Allemands par anticolonialisme bien
sûr. Oeuvrant activement pour l’indépendance de son pays,
il a adopté tout naturellement une attitude antifrançaise.
LVS : Depuis plusieurs années, des leaders de la communauté juive du Maroc mènent une campagne très active auprès du Mémorial de Yad Vashem de Jérusalem
pour que cette Institution octroie au Roi Mohammed V
la Médaille posthume des « Justes parmi les Nations ».
Cette requête sera-t-elle satisfaite par Yad Vashem ?
G. B. : Le Comité scientifique de Yad Vashem a refusé
d’octroyer au Roi Mohammed V la Médaille des « Justes
parmi les Nations » après avoir mené une longue recherche
historique sur le rôle joué par ce dernier durant la Seconde
Magazine LVS | Décembre 2015 33
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
Guerre mondiale. Yad Vashem est arrivé à la conclusion qu’il
n’y avait aucune raison d’attribuer cette haute distinction à
un chef d’État qui ne fit strictement rien de concret quand
les Juifs étaient persécutés. Certes, le Sultan Mohammed a
accueilli chaleureusement les dirigeants de la communauté
juive marocaine, en particulier après novembre 1942. Soit
après le débarquement allié au Maroc et en Algérie. Le futur
Roi du Maroc comprend que pour gagner son combat pour
l’indépendance, il doit s’assurer l’appui des Américains. Et,
comme dans toute bonne vision antisémite du monde, il est
convaincu que les Juifs contrôlent l’économie américaine et
les principaux leviers politiques des États-Unis. Il est persuadé qu’en se rapprochant du « lobby juif », il engrangera
le soutien du gouvernement américain. À partir du débarquement allié de novembre 1942, et surtout après la Conférence de Casablanca de janvier 1943, il courtise la communauté juive de son pays dans l’espoir de gagner l’appui des
États-Unis. Il n’y a là aucune marque de philosémitisme,
ni d’humanisme particulier, seulement des considérations
nationalistes. Ce calcul politique astucieux a un seul objectif : convaincre les Américains d’appuyer le combat entamé
par les Marocains pour acquérir leur indépendance nationale.
LVS : Pourquoi Israël a-t-il éludé la question des réfugiés juifs des pays arabes pendant très longtemps ?
G. B. : En premier lieu, la grande majorité des Juifs
sépharades et orientaux qui ont émigré en Israël appartenaient aux couches sociales les plus défavorisées. Les plus
instruits d’entre eux se sont établis en France, en Angleterre, au Canada... En Israël, ces communautés sépharades
vulnérables et peu instruites avaient peu d’intellectuels et
d’historiens capables d’écrire leur histoire. Le monde ashkénaze, lui, l’a fait après 1945 en narrant les épisodes tragiques de la catastrophe dans laquelle six millions de Juifs
venaient d’être anéantis. Il fallut attendre deux générations
pour que des intellectuels d’origine sépharade, israéliens
ou non, commencent à écrire l’histoire de leurs parents et
grands-parents.
La deuxième raison pour laquelle l’État d’Israël fit
profil bas sur cette question durant plusieurs années, même
s’il porta secours à ces communautés sépharades en danger
dans les pays arabes, tient à l’attitude de l’establishment
politique israélien d’origine ashkénaze, dont le regard sur
ces cultures d’Orient était souvent condescendant. Sinon
pire. Le racisme ashkénaze envers les communautés orientales a nourri le désintérêt des élites politiques israéliennes
pour cette question.
Mais la raison essentielle est peut-être ailleurs. Les
dirigeants politiques israéliens ont peut-être craint que
cette problématique ne réveille la question palestinienne.
Car les Palestiniens ont aussi perdu terre et biens. Pour les
gouvernants d’Israël, un silence sur la question orientale
s’imposait tandis qu’au fil des années, la question palestinienne s’est internationalisée.
Aujourd’hui, une nouvelle génération de Sabras, descendants des Juifs orientaux (Mizrahim) ou sépharades
s’escriment à réhabiliter la mémoire de leurs ancêtres et
demandent que ce chapitre oublié du conflit israélo-arabe
soit enseigné aux Israéliens et reconnu par la communauté
internationale, au même titre que la tragédie palestinienne.
Il y a eu un passage de relais générationnel. Comme ce fut
aussi le cas pour le judaïsme ashkénaze, la première génération ne fut pas toujours capable de raconter. La deuxième
génération entend connaître l’histoire de la tragédie du
départ vécue par leurs parents et grands-parents dans le
monde arabo-musulman.
LVS : Peut-on vraiment établir une équivalence entre le
drame vécu par les Juifs des pays arabes et la tragédie
du peuple palestinien ?
G. B. : Il n’y a pas d’équivalence absolue entre ces deux
drames. Pour autant, la revendication des Juifs orientaux et
de leurs descendants qui ont dû quitter les pays arabes est
légitime. La majorité d’entre eux, en effet, furent évincés de
leur pays natal dans le sillage des conflits israélo-arabes. Ils
furent souvent pris en otage par les gouvernements arabes
qui leur firent payer cher la création de l’État d’Israël. Près
de 800 000 de ces Juifs bannis, et le plus souvent spoliés,
sont arrivés en Israël totalement démunis. Il y a donc réciprocité entre le malheur des Juifs des pays arabes qui trouvèrent refuge dans un État juif embryonnaire et la destinée
du peuple palestinien. Il est donc légitime que, lors de futures négociations de paix avec les Palestiniens, qui revendiquent le droit au retour sur le territoire d’Israël et des indemnisations financières pour les biens qu’ils ont perdus,
la question des Juifs exclus et spoliés des pays arabes soit
aussi inscrite à l’ordre de ces pourparlers. Cette revendication sera-t-elle prise en compte ? Je l’ignore. Mais il n’est
pas abusif de souligner que la question des Juifs des pays
arabes fait aussi partie du contentieux israélo-arabe.
« Le roi Mohammed V n’a pas protégé les Juifs. C’est une fable. »
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Magazine LVS | Décembre 2015
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
LVS : Quelle est la probabilité que les Sépharades soient
indemnisés par les pays arabes pour les biens qu’on
leur a spoliés ?
G. B. : À peu près nulle. Il est peu probable que ces Juifs
qui ont perdu maisons, commerces, biens personnels et
comptes bancaires soient indemnisés de quelque façon que
ce soit par les gouvernements arabes. Il demeure important
en revanche que la communauté internationale reconnaisse
cette tragédie, au même titre que la tragédie palestinienne,
et admette que ces communautés juives furent victimes
d’une persécution sourde qui s’apparente à une exclusion
d’ordre ethnique. Il faut souligner aussi qu’à un moment
donné, les Juifs exclus des pays arabes devront tourner définitivement la page de ce chapitre sombre de leur histoire.
Les Palestiniens devront aussi faire de même en renonçant
à leur droit de retour en Israël et à la restitution des biens
qu’ils possédaient en Palestine. De surcroît, comment ne
pas mentionner la disproportion considérable entre la valeur monétaire des biens perdus par les Palestiniens et celle
des avoirs confisqués aux Juifs dans les pays arabes ? La
riche communauté juive d’Irak par exemple a été dépossédée par la tromperie et la violence de propriétés et de biens
d’une valeur de plusieurs centaines de millions de dollars.
Une somme bien supérieure à la valeur des biens perdus par
les Palestiniens.
chaque jour des leçons de morale. Elle s’est réveillée avec la
gueule de bois au lendemain des attentats meurtriers perpétrés par des djihadistes français à Paris, en janvier 2015,
contre les journalistes de Charlie Hebdo et les clients juifs
d’un supermarché d’alimentation cacher.
Notre principale mission est de faire connaître au
niveau international l’histoire oubliée des Juifs des pays
arabes et de l’enseigner aux nouvelles générations. Toute
écriture de l’histoire qui prétend donner vie aux muets
est une écriture de soi, tant c’est aussi la part indicible et
muette en soi que met au jour l’investigation de mondes
disparus. Il ne s’agit donc ni de larmoyer, ni de maudire,
ni de communier dans la nostalgie d’une mythique entente
cordiale, mais de comprendre seulement. Et d’entendre
pour ce qu’elles étaient ces violences qui ont nié la dignité
des Juifs du monde arabe. LVS : Que devraient faire les Sépharades, et les autres
Juifs aussi, pour réhabiliter l’histoire oubliée des centaines de milliers de Juifs qui ont été évincés des pays
arabes ?
G.B. : Faire connaître leur histoire et briser le silence.
Pendant plusieurs décennies, ce drame fut enfoui et oublié.
En 2012, quand j’ai publié mon livre Juifs en pays arabes. Le
grand déracinement. 1850-1975, beaucoup de gens ont découvert ce chapitre de l’histoire du peuple juif. Évidemment,
le livre fut boudé par l’élite intellectuelle et médiatique de
gauche, la même qui pendant dix ans avait nié qu’il existât un nouvel antisémitisme en France. Cette élite, qui vit
dans un déni constant de la réalité, continue à nous donner
Magazine LVS | Décembre 2015 35
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
Mon alya comme
Juif montréalais
en Israël
Entretien avec Gabriel Goldenberg, natif de Montréal, de mère sépharade et
de père ashkénaze et conseiller en marketing Web par Sonia Sarah Lipsyc
À quel âge avez-vous fait votre alya (littéralement montée en Israël) et dans quelles
conditions ? Connaissiez-vous bien Israël avant de partir ? J’ai fait mon alya à 23 ans, il y a cinq ans. J’ai quitté la belle communauté juive
de Montréal pour m›installer à Jérusalem où j’ai commencé à étudier l’hébreu à
l’internat de l’Oulpan Etzion. C’est une aubaine pour les nouveaux immigrants
ou olim. Je n’ai payé que 350 $US par mois pour être logé et nourri, tout compris
et apprendre ! Après m’être marié - avec une formidable femme que j’ai connue à l’Oulpan
Etzion, comme tant d’amis qui y ont rencontré leurs conjoints - nous avons habité dans le quartier industriel de Talpiot à Jérusalem. Dernièrement nous avons
déménagé à Har Homa toujours à Jérusalem.
Gabriel Goldenberg
Je travaille dans le marketing en ligne. La plupart des sites qui vendent en
ligne ne réussissent à vendre qu’à 2% de leurs visiteurs. Je les aide à augmenter ce
« taux de conversion » de visiteurs en acheteurs. Et je suis fier que l’une de mes
connaissances, grâce à ma consultation, ait pu doubler le revenu de sa société!
D’ailleurs si certains de vos lecteurs sont intéressés...
Je connaissais un peu Israël avant de partir mais on ne connaît vraiment
Israël qu’après y avoir immigré.
Qu’est-ce qui vous a motivé à faire votre alya ? Comment vous y êtes vous préparé ?
Connaissiez-vous l’hébreu ?
Mes parents et ma famille sont très sionistes. Mon oncle Jo et ma tante
Miriam ont fait récemment leur alya et ma tante Linda, grande communautaire,
les a aidés au travers de la promotion du programme « Magchimim » à Montréal
qui aide les jeunes couples à faire leur alya. Elle a d’ailleurs elle-même entamé
son processus d’alya. Malgré tout cela, je n’envisageais pas de faire mon aliya
jusqu’à ce que j’aille en Israël avec « Birthright » (programme gratuit qui permet
aux jeunes de découvrir Israël, ndr). Une fois arrivé là-bas, au cours de ce séjour,
je me suis senti à la maison, ressentant un sentiment d’appartenance. La yeshiva,
l’institut d’études talmudiques, Machon Meir à Jérusalem où j’ai également suivi
quelques cours m’a enseigné quelques fondements du sionisme dans la Torah,
côté intellectuel ce qui a aussi renforcé le coté émotif c’est-à-dire mon sentiment
d’appartenance et le désir d’alya que ce sentiment a engendré.
Je n’ai pas fait de préparatifs particuliers. À refaire, j’aurais donné à mes
parents un pouvoir fiduciaire sur mon compte en banque pour faciliter les
transferts. 36
Magazine LVS | Décembre 2015
à l’Oulpan Etzion que je recommande fortement, surtout
aux célibataires. Pour le travail, les emplois dans le monde
d’Internet ne sont pas seulement attrayants vu la demande
sur le marché, mais ils offrent aussi un côté créatif qui permet de s’épanouir. Quelles sont les bonnes ou mauvais surprises que vous avez eu
en faisant votre alya ? Ou les difficultés auxquelles vous avez été
confrontées ainsi que les aides (familiales, de votre réseau ou
autres) dont vous avez bénéficiées?
C’est une communauté incroyablement sioniste et qui
soutient Israël plus fortement qu’aucune autre communauté au monde, si on regarde l’attitude moyenne, les dons
etc. L’Oulpan Etzion se trouve dans un bâtiment appelé Beit
Canada, Maison du Canada par exemple. La communauté a
de quoi être fière.
Parmi les bonnes surprises, celles d’avoir tissé de très
forts liens avec mes camarades de l’Oulpan, en particulier
mes trois colocataires à l’internat. Quatre ans après avoir
quitté l’Oulpan, nous sommes encore très proches, nous
nous invitons et entraidons souvent. Quelques exemples
pour l’illustrer…Mon père a donné du travail au sein de sa
société de croisières-conférences pour dentistes, Mindware
Seminars, à un de ces colocataires. Et ma femme et moi
avons aidé deux de ces amis à se marier. Le crédit d’un troisième mariage revient aussi en partie à ma femme.
Une épreuve ? Devoir développer mes aptitudes sociales et devenir plus péremptoire. La société Israélienne
est en moyenne plus péremptoire qu’au Canada. Il faut
donc insister un peu plus pour obtenir ce que l’on veut.
Deux livres que je recommande fortement : « When I Say
No I Feel Guilty», et « How To Win Friends and Influence
People». Bien sur être loin de ses parents, de la famille et des
amis est une autre difficulté. C’est connu.
Je me suis aussi rendu compte à quel point j’étais ignorant du Judaïsme. La faute me revient, et heureusement,
grâce à la yeshiva du Machon Meir et à ses rabbins chaleureux, je travaille à combler ce vide. D’un côté, la surprise de
voir combien j’étais ignorant et d’un autre la belle surprise
de découvrir ce vaste plaisir qu’est l’étude de la Torah. Êtes-vous en contact avec d’autres montréalais en Israël ?
Dan Illouz m’a aidé à me faire des amis, m’a conseillé
en affaires et nous nous entraidons souvent - son bon caractère et intelligence l’aident dans sa carrière très florissante
en politique. De même, Tal Raviv est devenue médecin et
a pris de son temps pour m’aider à obtenir des soins et à
trouver des cliniques dont j’ignorais l’existence. Cyril Sabbah m’a conseillé et Ariel Lallouz m’a aidé en m’apportant
des choses de Montréal. Il y a un beau réseau d’entraide.
Quel est le conseil que vous donneriez à des Montréalais qui
voudraient faire leur alya ?
S’informer au préalable des prix des appartements
dans des quartiers abordables de Jérusalem, comme celui
Talpyot, par exemple, et s’inscrire à l’internat ou étudier
D’Israël comment voyez vous le judaïsme canadien ? Est-ce que
votre perception a changé depuis votre alya ? Malheureusement, la communauté perd du terrain
face à l’assimilation. Voyez le centre sportif juif qui est ouvert depuis quelques années le jour du Chabbat. Voyez les
étudiants universitaires juifs parmi lesquels certains votent
contre Israël dans les forums universitaires. Et je pourrai citer d’autres exemples.
Il est certain que les institutions communautaires et
les individus font un travail formidable pour enrayer le problème ! Tous mes camarades de classe qui se sont mariés
ont épousé des Juifs. C’est une énorme réussite et j’applaudis le personnel des nos écoles et de nos centres communautaires, ainsi que les parents qui se privent pour payer
des frais scolaires élevés et tous ceux qui luttent jour et nuit
contre ce danger de l’assimilation. Comme on dit en Hébreu, « hem aussim nachat ruach leYotsram » autrement dit
« D’ les regarde et ressent une fierté énorme ! » Cependant, il me semble que les efforts de survie communautaire fonctionneront de moins en moins à moyen
terme face à l’assimilation. Car c’est « une guerre perdante », mais très graduelle même si la communauté remporte des victoires tels que ces camarades mariés à des juifs
ou qui ont fait l’Alya. Je crois que ces victoires brouillent la
vision de l’ensemble. La fin de la communauté canadienne comme les autres
aux É.-U. ou en Europe au regard du taux croissant des mariages mixtes, n’est donc pas pour demain... mais il faut
regarder la tendance. Il est possible que je me trompe. Les efforts individuels
et collectifs aident beaucoup et les succès donnent chaud
au cœur ! Aussi, si je comptais parmi les dirigeants de la
communauté canadienne, je ferais de l’encouragement de
l’Alya ma plus grande priorité. Paradoxalement, je regrette
que personne ne m’en ait parlé ni au primaire ni au secondaire. Je ne blâme personne, mais il faut admettre que c’est
un manque criant et tellement surprenant pour une communauté si sioniste ! Gabriel Goldenberg
[email protected]
Magazine LVS | Décembre 2015 37
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
Quant à l’hébreu, mes parents m’ont donné un très
beau cadeau en m’envoyant au secondaire à l’école Herzliah à Montréal. J’y ai appris à parler hébreu à tel point que
je pouvais tenir une conversation lorsque j’ai gradué et fini
mon secondaire. L’échange universitaire que j’ai fait par la
suite à l’Université Hébraïque de Jérusalem m’a aidé aussi
de même que le formidable Oulpan Etzion - cinq mois de
cours gratis.
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
Rêve inachevé
Dr Maurice Chalom
Le vendredi dix-huit décembre, mille neuf cent cinquante-trois débarque
sur les écrans parisiens Peter Pan, le quatorzième « classique d’animation »
des studios Walt Disney. Pour l’occasion, tout ce que la ville lumière compte de
cinéphiles américanophiles se précipite dans les salles de cinéma, à l’exception
de Fortunée, ma mère, qui, au même moment et sans lien de cause à effet, me
met au monde. À peine arrivé et vagissant, je lui occasionne la première d’une
longue liste de déceptions. À cause de moi, mère ne peut s’ébahir à l’unisson des
prouesses de l’intrépide enfant volant ; elle qui, sous le soleil de Fez, Maroc, de
sa plus tendre enfance jusqu’à son départ pour la métropole, s’abreuvera à ces
deux mamelles culturelles que furent la France et les États-Unis d’Amérique.
Rien d’étonnant à cela. David, son père, avait fait carrière dans la légion étrangère, avant d’ouvrir un magasin de charbon qui périclita dans le temps de le dire ;
ce qui justifia son départ précipité du royaume chérifien avec sa smala, direction
porte de St-Ouen, Paris, France. D’aussi loin que je me souvienne, Fortunée, bien
que native du Maroc, s’est toujours considérée comme Française. Plutôt cassoulet que tajine, Piaf que El Maghribi et plutôt Jules Ferry que Talmud Torah ; son
arrivée en France fut sa renaissance.
Dr Maurice Chalom
Claude, mon père était, lui, un vrai parigot, comme on disait il n’y pas si
longtemps encore. Né de Sarah, native de Paris et d’Isaac, originaire d’Izmir,
apatride et débarqué à Paris dans les années vingt, Claude fut l’aîné d’une fratrie
de quatre enfants. Isaac, ramassé lors de la première rafle du Vel-d’hiv, celle
réservée aux Juifs étrangers, fut déporté à Auschwitz d’où il partit en fumée,
laissant à mon paternel, alors âgé de quatorze ans, le rôle de chargé de famille.
Entre l’étoile jaune, les faux papiers et toutes les démerdes et combines possibles et inimaginables pour prendre soin de Sarah, de son frère et de ses deux
sœurs ; disons que son éducation religieuse fut mise au rancart. Après la libération, il convola en justes noces avec mère, fraîchement arrivée de son Maroc natal, fonda foyer et famille. Chez les Chalom, nous étions Français de confession
juive ; confession que nous confessions deux fois l’an : à l’occasion de Pâques, en
écoutant Joe Amar réciter la sortie d’Égypte sur un Vinyle 33 tours et le jour de
Kippour, que nous passions dans des vêtements neufs au Cirque d’hiver transformé pour l’occasion en lieu de prières — ça exhalait quand même le fauve —
avant de couper le jeûne chez Sarah, qui nous attendait sur le pas de la porte avec
un morceau de pain salé trempé dans l’huile. Tels étaient les contours de ma judéité, sans oublier deux ou trois castagnes, en réponse aux brocards antisémites
de « sale Juif », « Youpin » et autres « bite coupée », ou le nullissime quolibet mille fois entendu, à propos de mon patronyme « Chalom chalefemme ».
J’étais donc Français de confession juive, jusqu’au lundi cinq juin mille neuf cent
soixante-sept.
J’ai le souvenir d’avoir eu peur qu’il arrive quelque chose de grave, d’irrémédiable, sans trop savoir quoi précisément, à ce pays que je ne connaissais pas,
si ce n’est d’en avoir entendu parler grâce à « La terre retrouvée », un magazine
auquel mère était abonnée. C’est aux cris de « Mort aux Juifs » et « Les Juifs à
la mer » que nous avons appris, en allumant le poste de télévision que l’Égypte,
la Jordanie et la Syrie pays limitrophes d’Israël étaient entrés en guerre contre
cette jeune nation d’à peine vingt ans. Pour la toute première fois, j’ai vu mon
père inquiet et taciturne, lui qui d’habitude était d’un tempérament rieur et faisait montre de gaité. Sans doute ces cris lui rappelaient-ils ce qu’il avait vécu
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Magazine LVS | Décembre 2015
Pour mon quatorzième anniversaire, mes parents
m’envoyèrent passer les vacances d’hiver avec le DEJJ. Ce
n’était pas un mouvement de jeunesse sioniste, mais un
mouvement de jeunesse communautaire ; le pendant des
scouts ou des maisons de jeunes de la mairie. Ce fut ma
première expérience avec des jeunes de mon âge, tous Juifs.
Drôle d’impression de se sentir étranger et de ne pas être à
sa place face à des jeunes bien dans leur peau, parlant fort et
jurant sur la Thora, à propos de tout et de rien, le Magen David
bien en évidence. Ma retenue face à leur exubérance et leur
absence de complexes en réponse à ma gêne. C’est durant
ces deux semaines que, pour la première fois de ma vie, j’ai
entendu parler de la destruction du Temple de Jérusalem,
de l’exil de Babylone, du suicide collectif de Massada, de la
révolte du ghetto de Varsovie, de Hannah Szenes, et de la
création de l’État d’Israël. C’est là que j’ai appris la Hatikva,
chant de paix et d’espérance devenu hymne national, que
nous chantions le soir avant d’aller nous coucher. C’est au
cours de ces vacances d’hiver que j’ai découvert mon identité et me suis trouvé.
En porte-à-faux
Dès mon retour de vacances, je décide de participer
aux activités du DEJJ. D’abord comme membre, puis à titre
d’animateur. Durant mes années au lycée, j’ai passé plus de
temps sur la Gestetner, à ronéotyper les programmes, coller des enveloppes et animer des groupes, que le nez dans
mes bouquins. Pourtant, j’ai décroché mon bachot et me
suis inscrit en année préparatoire à l’École des Mines ; mes
parents caressant l’idée de voir leur fils aîné devenir ingénieur civil. C’était sans compter sur le six octobre mille neuf
cent soixante-treize. Comme chaque année, nous étions
au cirque d’hiver, qui exhalait toujours le fauve, pour les
prières de Kippour. Durant l’office, un murmure se répand
parmi les fidèles, avant de devenir rumeur, puis brouhaha.
Je ne reconnais là aucun des chants liturgiques. Et pour
cause. Loin d’être une prière, c’est une très mauvaise nou-
velle qui circule dans les gradins. Israël vient d’être attaqué.
Israël est de nouveau en danger. Autant dire que l’office
s’est rapidement transformé en cirque. Les hommes, sortis dans la rue, foncent dans les bistros attenants en quête
de nouvelles. Jamais les cafetiers n’ont vu autant de Talith
dans leurs estaminets. Jamais prière de Ne’ila ne fut récitée
avec tant de ferveur.
La guerre de Kippour éclate et la peur viscérale d’assister à la disparition d’Israël de la carte m’habite à nouveau. Mon père replonge dans un état taciturne et d’inquiétude. Pire encore. Il est atone, limite catatonique, comme
nous tous à dire vrai. Il faut dire que les premiers jours de
la guerre sont dantesques, voire apocalyptiques. Cette foisci, Israël se bat contre l’Égypte, la Syrie, le Maroc, l’Algérie, la Lybie, les avions de chasse pakistanais et accuse les
contrecoups du soutien logistique de l’Union soviétique et
du chantage au pétrole des pays du Golf. On est loin, très
loin de l’euphorie de l’après juin soixante-sept. Fierté et
confiance s’estompent devant la réelle et tangible possibilité qu’Israël disparaisse. D’autant que la rue, voulant effacer la défaite de la guerre des six jours, en appelle à la revanche arabe. Les cris « Mort aux Juifs » et « Les Juifs à la
mer » cèdent place à ceux de « Mort à Israël » et de « OLP
vaincra ». Il faut dire qu’à la différence des manifestations
de juin soixante-sept, plutôt favorables à Israël, celles-ci
sont profondément antisionistes et le port du Keffieh ne
laisse planer aucun doute quant aux allégeances de ceux qui,
nombreux, défilent derrière ces drapeaux aux couleurs noir,
blanc, vert et rouge. Une première dans les rues de Paris.
Je sens bien, sans pouvoir le nommer, que quelque chose
d’important est en train d’advenir. Une certitude, cependant. Exprimer ma solidarité envers Israël, en manifestant
dans les rues, quoi que nécessaire, m’apparait insuffisant,
pour ne pas dire dérisoire. Ce petit pays, vivant au bord du
gouffre depuis sa naissance, a besoin d’autre chose. Moi
aussi.
En pleine guerre, un groupe du DEJJ fait Aliyah. Je suis
censé en faire partie, mais compte tenu de mon année de
prépa, je reste à Paris. J’y vais aux vacances d’hiver et découvre un pays au ralenti avec peu d’hommes dans les rues
et le reste de ses citoyens, l’oreille collée au transistor.
Après quelques jours, je réalise que je suis en porte-à-faux,
mal à l’aise d’être là en touriste. C’est clair, ma place est
ici. En rentrant, je l’annonce à mes parents qui n’y croient
guère, trop habitués à mes décisions intempestives. Je me
traîne le reste de l’année et laisse tomber mes cours. Le
vendredi neuf août mille neuf cent soixante-quatorze, le
jour où Richard Nixon démissionne de la présidence des
Magazine LVS | Décembre 2015 39
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
des années auparavant. Il n’en a jamais parlé. Le samedi dix
juin, son inquiétude laissa place à un sentiment de fierté et
à un intense soulagement. La guerre des six jours venait de
prendre fin. « La terre retrouvée » n’était pas rayée de la
carte et aucun Juif ne fut jeté à la mer. Pour fêter cet évènement, mon père offrit à chacun de nous un médaillon avec
notre nom de famille écrit en lettres hébraïques à l’intérieur d’un Magen David. Ce jour là, je n’étais plus un Français de confession juive. En recevant ce cadeau des mains de
mon père, je suis devenu pleinement Juif. J’avais treize ans
et demi.
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
États-Unis d’Amérique, mais sans lien de causalité, je pars
en Israël avec cette fois-ci un aller simple. Une fois de plus,
mes parents sont déçus. La guerre de Kippour aura chamboulé le cours de ma vie.
Shmuel Hanavi, un quartier de Jérusalem. Un quartier
séfarade, marocain, plus exactement ; celui du « second
Israël », comme d’autres dans cette Jérusalem d’or, de
bronze et de lumière. Un quartier sensible, oublié des pouvoirs publics, livré à lui-même et à ses habitants pour la
plupart déscolarisés, quand ils ne sont pas carrément analphabètes. Un quartier avec ses immeubles délabrés, ses trafics en tous genres, sa prostitution, ses toxicos et ses jeunes
qui tiennent les murs. C’est ici que j’habite, avec une vingtaine de copains du DEJJ, dans une résidence d’étudiants.
Résidence, c’est vite dit. Plutôt un HLM pour étudiants
étrangers. Mais bon, le confort n’est pas notre priorité. La
notre, c’est l’organisation communautaire, au croisement
de l’action éducative, sociale et politique. Rien de moins,
me direz vous. Mais pourquoi se retreindre quand le rêve
est possible ? Et puis, à nous vingt, nous réunissons les
conditions gagnantes. Nous sommes Séfarades, originaires
d’Afrique du Nord, nous étudions soit en psychologie, en
éducation spécialisée ou en travail social, nous avons temps
et énergie, et l’enthousiasme de nos vingt ans. Pour ma
part, je laisse tomber le génie civil et opte pour la psychoéducation, préférant l’humain au béton. Une fois de plus, je
déçois mes parents.
Dès les premiers contacts avec les résidents du quartier, nous comprenons rapidement que nous frappons un
mur. Avec notre hébreu de niveau jardin d’enfants, notre
« Séfaradité » pour seul sésame et, déjà sous l’influence du
syndrome de Jérusalem, la conviction qu’on allait changer
le monde ; nous avons tout de baltringues. Normal qu’on se
fasse jeter. À leurs yeux, loin d’être des Séfarades, nous ne
sommes qu’une bande de Français choyés, nourris, logés et
entretenus au frais de l’état, à même leurs impôts. Étonnant
comment une minorité est différemment cataloguée d’une
société à l’autre. Juifs en France, Français en Israël. Dans
la mouise et la mouscaille depuis trop longtemps, ce n’est
certainement pas une bande de branquignols qui allaient
régler leurs problèmes. Et puis, de quoi nous mêlons–nous ?
Après une déprime collective et une autocritique d’obédience maoïste, nous mettons notre fierté au clou et reprenons le collier ; à commencer par l’apprentissage intensif de
l’hébreu. Après six mois, nous obtenons notre Ptor bé Ivrit ;
la certification qui nous permet de poursuivre nos études
dans la langue d’Éliezer Ben-Yehouda. Champagne !
40
Magazine LVS | Décembre 2015
Et puis, chacun prend en main un aspect du projet,
selon ses intérêts et compétences. Aux deux Michel, les
plus talentueux d’entre nous, la décoration des Miklatim,
transformés en ludothèques par les soins de Nicole, Lydie
et Lyliane qui ont su convaincre un kibboutz de nous donner
des jeux éducatifs. À Olivia et Mikhaël, d’aller secouer les
services municipaux, pour le ravalement des immeubles et
des cages d’escaliers, réparer l’éclairage des allées et reverdir les pelouses encore existantes. À moi, la responsabilité
de monter un foyer pour les ados ; à Erik, d’obtenir des subventions auprès des pouvoirs publics pour l’organisation de
comités de citoyens ; à Giorgio, champion d’Israël du saut
en hauteur, l’organisation des sports ; à Wallik, Yves et
Roselyne, les spectacles musicaux et à nous tous, de donner quinze heures semaine de notre temps pour l’aide aux
devoirs, l’animation des ludothèques et celle du foyer. Au
fil des mois, notre action fait tache d’huile. Mouskhara et
les Katamonim, autres quartiers jérusalémites du « second
Israël », s’inspirent de ce que nous faisons. Les médias en
parlent et, élections obligent, des députés s’intéressent
également à notre action. Jusqu’à l’Université Hébraïque de
Jérusalem qui finance nos activités, aux mêmes conditions
que ses autres projets. La « question séfarade » ressort des
boules à mites. Pas si mal pour une bande d’immigrés Judéo-Franco-Séfarades d’Afrique du Nord.
Nous avons roulé comme ça durant quatre ans, le temps
des études. Car en plus du quartier, il y avait la fac. Impossible de couler une année, au risque de perdre notre bourse
d’études. Scénario inenvisageable. Ce serait mentir de dire
que nous sommes sortis Majors de notre promotion. Nous
avons poursuivi nos études, sans qu’elles nous dépassent,
et obtenu notre Toar Rishon de notre Alma mater. Champagne ! Après l’université et Shmuel Hanavi, Tel-Hashomer et l’appel sous les drapeaux. En six mois, je suis conditionné, formaté et apte au combat. Je témoigne: Tsahal est
d’une redoutable efficacité. Soldat confirmé, je pars pour
le Néguev, y acquérir un savoir-faire indispensable à mon
bien-être quotidien: correcteur de tirs en balistique. C’est
ça ou canonnier. J’opte pour la balistique. Le huit décembre
mille neuf cent soixante dix-huit, le jour du décès de Golda
Meir, mais sans aucun rapport, je suis libéré de mes obligations militaires. Le vingt-huit décembre de la même année,
jour du mariage de ma sœur Patricia, encore là, sans lien
de causalité, je m’envole pour Montréal avec, en poche, un
contrat de deux ans pour diriger le département jeunesse au
centre communautaire juif. Cette fois, les parents me font
franchement la gueule.
Les chocs thermique et culturel ont été mes premiers
souvenirs en sol québécois. Je ne vous bassinerai pas avec
l’hiver qui n’en finit pas de s’éterniser ; vous vivez ça comme
moi. Pas plus qu’avec ces expressions insolites telles que
booster son char, breuvages alcooliques et autres chiens chauds ;
vous connaissez ça aussi, vous qui souriez. Non, mon effarement fut de découvrir une communauté juive qui me définissait en creux, par la négative en quelque sorte. N’étant
ni Ashkénaze, ni anglophone, j’étais ipso facto Séfarade et
donc Marocain. Avec ce je-ne-sais-quoi de dédaigneux,
voire d’infériorisant dans cette façon de m’étiqueter qui
n’était pas sans rappeler cette condescendance de l’Establishment ashkénaze envers les orientaux en Israël. Simpliste, limite ridicule, comme identité prescrite, imposée,
mais on n’échappe pas à la classification, la hiérarchisation
et la catégorisation. Ça m’a fait penser à « petites boites »,
une chanson de Greame Allwrigt. C’est si rassurant de pouvoir caser les gens. Mais bon, j’étais habitué aux simplifications, approximations et autres quiproquos. Juif en France
et Français en Israël ; pourquoi pas Marocain à Montréal, si
ça peut rassurer… Et puis, étant de passage, j’avais autre
chose à faire que de m’expliquer sur mon identité. Acquérir de l’expérience et rentrer à Jérusalem faire mon Master.
C’était ça, l’idée.
Oui, c’était ça l’idée, le projet. Sauf que ça ne s’est
pas passé comme prévu. Ça commence de façon anodine,
mine de rien. Un collègue de fac me parle des frais de scolarité peu élevés, de l’excellence et de la bonne réputation des universités montréalaises, ainsi que des ententes
avec leurs homologues israéliennes. Je me dis « pourquoi
pas ». Je dépose une demande d’admission et suis accepté. Aussi simple que ça. Et puis, c’est tout bénef. Avec en
poche, un diplôme de deuxième cycle et une expérience
nord américaine, la réinsertion au Pays n’en sera que plus
aisée. Je retarde donc de deux ans le projet du retour. C’est
rien, deux ans. Une fois dans l’engrenage, je me suis pris
au jeu. Pourquoi s’arrêter à la maitrise ? Avec un doctorat,
ce sera mieux encore. J’en reprends donc pour cinq autres
années, le temps d’obtenir l’ultime sésame : le titre de
Philosophiae Doctor. Après dix ans de ce régime ; ce qui n’était
que stratégie est devenu état. Il est vrai que c’est ici que j’ai
fondé famille, ici que je fais carrière, enseigne, m’implique
et participe, comme dit la publicité. Mais sans affect, avec
détachement et dérision. Le rire à ma bouche. Je vis mon
quotidien en touriste, tourné vers Sion. La vie est une drôle
de coquine. Ce que j’ai rêvé réaliser au Pays, c’est ici que je
l’ai accompli. Certains appellent cela la double allégeance.
Pas moi, ne me sentant nullement obligé à aucune fidélité,
ni obéissance envers une quelconque autorité. Je ne suis le
vassal de personne, ni soumis à quiconque et ne dois allégeance à aucune tête couronnée, quelle soit chérifienne ou
ibérique.
À l’allégeance, je préfère l’ambiguïté, en ce qu’elle a de
difficile à appréhender et pour ce qu’elle est : la mère de la
liberté. Je choisis l’ambiguïté, elle qui ouvre sur l’inachevé
et tous les possibles. Difficile, en effet, de comprendre cet
attachement viscéral, cette identification quasi charnelle
avec cette « terre retrouvée », alors que je n’y ai vécu que
peu d’années, bien moins qu’en France, pays de ma naissance et bien moins encore qu’en ce pays d’accueil. Je ne
sais l’expliquer, mais ne peux concevoir de ne pas y poursuivre ma vie. À un jet de pierre de la retraite, l’inachevé
devient possible. Naomi Shemer, auteur–compositeur-interprète israélienne a écrit un chant poignant : Al kol ele. Ce
chant, sous la forme d’une supplication, d’une prière adressée à Dieu, exhorte à la protection de tout ce qui est simple
et beau dans la vie, et pour toujours revenir chez soi, sur
cette terre « … Al hadvash ve’al ha’okets al hamar vehamatok
shmor nah Eli hatov al tishkakh et hatikva. Hashiveni vé-ashouva el ha’arets hatova ». Oui, le rêve inachevé est possible. Maurice Chalom, Ph.D
(https://www.youtube.com/watch?v=EwoE9KdK8YM)
Magazine LVS | Décembre 2015 41
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
En touriste
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
Comment les Sefarades
sont devenus Ashkénazes et
le restent au sein du courant
ultra-orthodoxe en Israël
Entretien avec Dr Yaacov Loupo par Dr Sonia Sarah Lipsyc
Yaacov Loupo, est sociologue et historien, il travaille actuellement
en tant que directeur du département francophone de la
Fondation de Jérusalem. En 2006, il a écrit un ouvrage remarqué :
Métamorphose ultra-orthodoxe chez les Juifs du Maroc. Comment
des séfarades sont devenus ashkénazes, préfacé d’ailleurs par
Shmuel Trigano, Ed. de l’Harmattan, Paris. Nous l’interrogeons
ci-dessous sur son livre ainsi que sur l’actualisation de son sujet
de recherche.
Dr Yaacov Loupo
Dans votre ouvrage, à partir de recherches et d’entretiens1, vous
expliquez le processus d’ashkénisation des séfarades notamment des Juifs du Maroc qui ont rejoint le monde ultra-orthodoxe
(haredi) avant et après la Shoah. Pouvez-vous nous rappeler en
quelques lignes comment tout ça s’est passé ?
D’après mes recherches historiques, le processus a
commencé au début du 20e siècle, au moment de l’affrontement entre les différents courants composant le peuple
juif. Ces courants ne partageaient pas la même vision quant
au devenir du peuple juif à la veille de la nouvelle ère. D’un
côté, il y avait les nouveaux courants comme la Hashkala –
courant des lumières, ayant recherché la voie de l’émancipation à travers la modernisation du peuple juif et le mouvement national du peuple juif, c’est-à-dire le sionisme. Et
de l’autre, face à eux, le courant orthodoxe et ultra-orthodoxe (non sioniste ndr) qui souhaitait conserver la vie juive
telle quelle, jusqu’à l’arrivée du Messie pour sauver le destin
du peuple juif.
1
42
Le processus d’ashkénisation des Séfarades s’est effectué alors en trois étapes.
Au cours de la première étape, les ultra-orthodoxes se
sont mobilisés au niveau politique et organisationnel afin
de stopper ce qu’ils considéraient comme un phénomène
« d’érosion », en organisant leur première Convention en
1912 à Katowice, en Pologne, et en créant leur parti Agoudat
Israël. Ils mirent à l’ordre du jour, entre autres, le devenir
des Juifs en Afrique du Nord. Selon eux, ces derniers étaient
entre « les griffes » de l’Alliance israélite universelle
(A.I.U), causant par conséquent leur perte.
L’A.I.U implantée au Maroc depuis 1862, c’est-à-dire
plus de 50 ans avant la Convention de Katowice, avait adapté
le judaïsme à la culture française et au protectorat français
en 1912, permettant ainsi une vie moderne dans ce pays.
Les ultra-orthodoxes, ralliant à leur cause des rabbins,
avaient décidé d’agir sur le terrain au Maroc en envoyant
Pour ses travaux de recherche, Dr Yaakov Loupo a consulté les archives en Israël, les archives du Comité de sauvetage des rabbins américains à New York, les
archives du Joint ainsi que les archives nationales de Paris. Il a réalisé un bon nombre d’entretiens auprès des personnes affiliées au milieu orthodoxe.
Magazine LVS | Décembre 2015
Dans une seconde étape, après la Shoah, le monde de
la Torah avait été totalement anéanti ainsi que les communautés juives d’Europe et il a fallu y reconstruire la vie
juive. Les yéchivot (écoles talmudiques) ont été remises sur
pied, grâce au soutien du Comité de sauvetage des rabbins
d’Amérique, branche exécutive de l’Agoudat Israël. Ce comité a pris les meilleurs élèves d’Afrique du Nord et tout particulièrement du Maroc, façonnant leur personnalité selon
leur vision (hachkafa), pour remplir leurs yéchivot.
La création de l’État d’Israël a eu pour conséquence
l’émigration massive des Juifs d’Afrique du Nord essentiellement du Maroc. Dans une troisième étape, la Agoudat
Israël, qui bénéficiait d’un réseau éducatif indépendant, a
recruté des élèves séfarades dans les villes israéliennes en
voie de développement et dans les villes de la périphérie,
pour les éduquer selon leur vision et leur idéologie.
Comment s’est exprimée cette ashkénisation des séfarades ?
Abandon des coutumes séfarades ? Du rite de prière ? Méthode
d’étude différente ? Changement vestimentaire ? Rapport différent
à la loi juive (halakha) ? Idéologie différente au sujet du rapport à
l’État d’Israël ou d’autres thématiques ?
Il est impossible de décrire ce changement de façon
précise, car il existe différentes sensibilités du harédisme
(ultra-orthodoxisation) séfarade.
La « transformation ashkénaze » s’exprime dans le
vaste domaine de la vie : tenue vestimentaire, rites et chants
liturgiques, pratiques rigoureuses de la loi juive. Il s’agit
d’un état psychologique où les individus et groupes nient
leur propre identité pour en adopter une autre, la croyante
avantageuse et supérieure à la leur.
J’ai consulté les courriers des élèves marocains ayant
étudié dans les yéchivot lituaniennes en Europe après la
Shoah. Ils étaient persuadés que la Torah avait été donnée
aux ashkénazes et que l’enseignement était par conséquent
d’un niveau supérieur à celui des séfarades, abandonnant
ainsi leur vision pour celle enseignée dans ces yéchivot.
Les séfarades à travers le monde, ont laissé aux mains
des ashkénazes, le monde des yéchivot : contenu, méthodes
d’enseignement, etc., selon la vision fondée en Europe
orientale, avant la Shoah. À partir de ce moment-là, ils se
sont retournés contre la modernité et le sionisme. Il faut
savoir que bon nombre d’entre eux dans ces milieux n’acceptent pas l’idée que l’État d’Israël, soit un État juif et démocratique.
Comment s’est poursuivi et se poursuit ce processus en Israël ?
Considérez-vous que la création en 1984 du parti orthodoxe séfarade Shass, fondé par le rabbin Ovadia Yossef (1920-2013) est
une alternative à cette ashkénisation des séfarades ?
Il faut tout d’abord rectifier une erreur historique. Le
parti Shass a été fondé par le rabbin Eleazar Shakh (18992001), chef de file de l’ultra-orthodoxie (non hassidique
ndr) et non par le rabbin Ovadia Yossef. En effet, le rabbin
Shakh a initié la création de deux partis, un parti de mouvance lituanienne (parti ashkénaze ultra-orthodoxe non
hassidique ndr) et le parti séfarade Shass en 1984 et ce dernier pour plusieurs raisons.
En premier lieu, il a voulu élargir son influence religieuse et politique, à partir de réseaux sociaux externes à la
communauté orthodoxe. Il visait ainsi des milliers de Juifs
séfarades traditionnels croyant en Dieu et respectant les
lois juives, les maîtres et rabbins et menant une vie familiale juive et moderne à la fois.
Deuxièmement, il a fondé le parti lituanien – Deguel
HaTorah (le drapeau de la Torah) pour se venger de la Agoudat Israël, dans lequel il comptait des adversaires et le parti
Shass pour attirer l’électorat séfarade.
Enfin, son objectif était de se « délester » des élèves
d’origine séfarade, étudiant également en grand nombre
dans les yéchivot ashkénazes.
Le rabbin Ovadia Yossef a été appelé en tant que leader
spirituel pour le parti Shass tout en obéissant au grand rabbin Shakh.
Le parti Shass a pris de l’ampleur grâce à l’adhésion
de nombreux Juifs d’origine séfarade et a connu un succès
sans précédent au parlement et au sein du gouvernement
israélien. Il a alors mené une guerre d’indépendance contre
le rabbin Shak jusqu’à sa disparition de la vie publique en
1996.
Le parti Shass s’est associé à un moment donné, au
gouvernement de gauche d’Itshak Rabin à la veille des
accords d’Oslo (dans les années 1990 ndr). En échange,
il a obtenu un réseau scolaire indépendant – Maayan HaHinoukh HaTorani (service éducation jusqu’à l’âge de 13 ans)
Magazine LVS | Décembre 2015 43
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
leur émissaire d’origine
lituanienne, le rabbin Zeev Halperin. Ce
dernier créa un réseau
scolaire Em Habanim,
modifiant les méthodes
traditionnelles
d’enseignement locales, et
déclarant une guerre
de culture à l’encontre
de l’A.I.U. (…). Il a été
expulsé par les autorités
françaises, après 10 années passées au Maroc.
Cette manœuvre de la
part de l’Agoudat Israël
mondiale fut l’une des
premières de ce parti
ultra-orthodoxe au sein
des Juifs du Maroc.
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
reconnu et financé entièrement par le gouvernement. Toutefois, le parti Shass n’a toujours pas réussi à se séparer de
l’influence ashkénaze puisque le monde des yéchivot, dès
l’âge de 13 ans jusqu’à l’âge de 19 ans, est toujours dirigé par
la mouvance lituanienne.
Diriez-vous qu’il existe toujours une discrimination à l’encontre
des séfarades dans le monde ultra-orthodoxe ? Quotas de séfarades dans des yeshivot de prestige ? On se souvient aussi de cette
affaire malheureuse en 2010, dans l’implantation d’Emmanuel où
d’une école ultra-orthodoxe refusait même que des jeunes filles
ashkénazes jouent avec des jeunes filles séfarades. Est-ce que le
Shass avait alors protesté ?
Il existe toujours dans ce monde ultra-orthodoxe une
discrimination entre les séfarades et les ashkénazes et ce,
depuis leur première rencontre. Un quota est toujours en
vigueur pour intégrer des élèves d’origine séfarade dans les
yéchivot ashkénazes. Il faut savoir qu’une yéchiva avec peu
d’élèves séfarades, est considérée comme une yéchiva prestigieuse; les séfarades eux-mêmes, ne désirant pas étudier
dans leurs propres structures.
Les mariages mixtes (séfarades/ashkénazes ndr) ne
sont pas tolérés, exception faite si la personne d’origine
ashkénaze a une tare. Il en est de même pour les établissements scolaires. On peut, en effet, citer l’exemple de
l’école Emmanuel en 2007, affaire portée à la connaissance
des médias, où les élèves d’origine séfarade et ashkénaze
étaient séparés par un mur. Les heures de récréation étaient
aménagées de telle sorte que les élèves ne pouvaient pas se
fréquenter et le code vestimentaire était spécifique pour
chaque groupe afin de les différencier. Cette affaire a provoqué des manifestations de la part des ultra-orthodoxes,
ne tolérant pas l’intervention de la Cour Suprême à ce sujet
qui avait condamné ces discriminations.
De nombreux faits identiques se produisent chaque
jour et ne sont pas relatés dans les médias, à tel point que
des familles séfarades changent leurs noms de famille pour
un nom ashkénaze, en vue d’intégrer des établissements à
caractère ashkénaze.
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Magazine LVS | Décembre 2015
Le parti Shass ne lutte pas contre cette discrimination,
ses adhérents souhaitant également, généralement que
leur progéniture intègre des structures ashkénazes.
Pensez-vous que ce phénomène de discrimination se retrouve
dans les autres sensibilités du monde orthodoxe comme par
exemple les orthodoxes sionistes ?
Catégoriquement oui. J’ai réalisé plusieurs entretiens
auprès de personnes ayant étudié dans les établissements
du parti national religieux (PNR ou mafdal aujourd’hui
connu sous le nom de « Maison Juive », ndr), les vingt premières années suivant la création de l’État d’Israël. La discrimination envers les personnes d’origine séfarade a toujours existé et existe aujourd’hui de façon moins prononcée,
même si certaines préfèrent le cacher.
J’appelle d’ailleurs les chercheurs à étudier ce phénomène dans ce milieu.
Dans certaines villes d’Israël, il existe une prédominance ashkénaze même si celle-ci n’est pas aussi élevée
que chez les harédim (ultra-orthodoxes). Il s’agit de l’élite
politique et spirituelle parmi ceux que l’on nomme les « calottes tricotées » (kipot srougot) c’est-à-dire les religieux
sionistes comme, par exemple, au sein du mouvement de
jeunesse Bné Akiva.
Mon sentiment est que malheureusement, le phénomène n’a toujours pas disparu et notamment au niveau des
mariages.
Il faut toutefois constater que les mariages « mixtes »,
séfarades/ashkénazes sont en plus grand nombre parmi les
laïcs que chez les personnes religieuses.
Il est vrai cependant qu’au sein des différents courants
religieux, ces mariages sont plus fréquents chez les personnes affiliées aux mouvances, PNR, ou Bné Akiva, « calottes tricotées » alors qu’ils sont quasiment inexistants
chez les ultra-orthodoxes. ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
Être séfarade et quitter
le monde ultra-orthodoxe
Entretien avec Dr Florence Heymann par Dr Sonia Sarah Lipsyc
Dr. Florence Heymann
Dr Florence Heymann est anthropologue, chercheure au CNRS,
en poste au Centre de recherche français à Jérusalem. Dans son
dernier ouvrage qui vient de paraître, « Les déserteurs de Dieu.
Ces ultra-orthodoxes qui sortent du ghetto », édition Grasset,
2015, elle s’est penchée sur un phénomène encore peu étudié :
ces jeunes femmes et jeunes hommes israéliens, parmi lesquels
des séfarades, qui quittent le milieu ultra-orthodoxe dans lequel ils
ont grandi. On appelle ces personnes, toutes origines confondues,
les « sortants ».
Magazine LVS | Décembre 2015 45
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
Est-ce que nous avons des chiffres pour mesurer Quelles sont les associations ou aides dont ils peuvent
bénéficier ? Vous-même d’ailleurs êtes volontaire dans
ce phénomène ?
l’une d’entre elles à Jérusalem, l’association Hillel ?
Les ultra-orthodoxes ou haredim représentent aujourd’hui presque 12 % de la population juive, soit environ 1 000 000 de personnes (ils n’étaient que 7 % lorsque
j’ai commencé le travail de terrain pour mon livre, il y a
quelques années). Près de la moitié sont nés au 21e siècle.
Leur rythme de croissance est le triple de celui de la société
israélienne en général. Ils doublent ainsi leur nombre tous
les 15 ans.
D’après des statistiques valables il y a deux ans,
1 300 ultra-orthodoxes quitteraient leur milieu chaque année. Il est logique de penser que deux années plus tard, ce
nombre s’est élevé à 1 500 ou même 2 000. Sur ce nombre,
moins de 20 % adhèrent à des associations d’aide aux « sortants ». Les 80 % restants se débrouillent, plus ou moins
bien, pour s’intégrer sans aide dans la société israélienne
générale.
Quels sont les difficultés principales auxquelles
sont confrontés ces « sortants » pour la plupart
des jeunes ?
Il n’est pas facile d’abandonner l’univers ultra-orthodoxe. Cela demande la traversée de beaucoup d’épreuves et
d’expériences douloureuses. Il faut changer de lieu, passer
du religieux à la laïcité, souvent d’une langue à une autre
et surtout rompre avec ses parents et sa fratrie. Dans un
monde où la famille est le pilier central de la société, l’éloignement des enfants de la voie tracée ne peut être vécu que
comme un drame, un opprobre. Ceux qui décident malgré tout de poursuivre la démarche, les « sortants », font
preuve d’un grand courage et d’une force de caractère peu
commune, car la décision de rompre avec leur monde est
presque toujours ponctuée de drames et de déchirures.
De fait, les « sortants » ont pour eux l’impétuosité de la
jeunesse, la majorité d’entre eux ont moins de trente ans.
Presque tous également sortent seuls, car ils prennent, la
plupart du temps, leur décision avant de se marier.
Quand un ultra-orthodoxe quitte son groupe religieux,
sa situation est comparable au mieux à celle d’un migrant,
souvent à celle d’un orphelin : il ne connaît aucun des codes
de la société, il n’a pas d’habits « normaux », pas de cursus
scolaire, et donc, pas de diplôme. Il n’a pas fait l’armée, qui
reste la voie royale de l’intégration sociale en Israël. Last but
not least, il a vécu une séparation complète des sexes depuis l’âge le plus tendre. Mais, dans ce monde, on convole
très tôt et, dès vingt, vingt-et-un ans, on peut avoir déjà un
conjoint, une épouse, et pourquoi pas des enfants. Ce qui
n’était déjà pas simple se complique encore, oh combien!
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Magazine LVS | Décembre 2015
À la différence des dizaines d’institutions de retour à
la religion en Israël, il n’existe que trois associations d’aide
pour ceux qui sortent du monde religieux et Hillel est la première d’entre elles, fondée en 1991 par Tami et Miki Cohen,
de l’organisation Tehila, mouvement laïc israélien pour le
judaïsme humaniste. Shai Horovitz, le troisième fondateur
a fait, ironie de l’histoire, un retour à la religion et a même
créé une association antagonique, Manof. Celle-ci est un
centre de connaissance du judaïsme, qui tente de combattre
la présentation négative du monde ultra-orthodoxe dans
les médias. Hillel est l’acronyme de Ha-agouda le-iotzim
le-sheela, « l’association de ceux qui sortent vers la question ». Son directeur général dit ne pas trop aimer l’expression « sortie vers la question » (ietzia le-sheela) et lui
préférer celle de « retour à la question » (hazara bi-sheela),
sans doute parce qu’elle est la locution miroir de « retour
à la réponse » (hazara bi-teshouva), c’est-à-dire le retour
vers la religion, et que cela reflète mieux les liens nombreux entre les deux phénomènes. Mais pour l’acronyme,
le premier terme sonne mieux, car Hillel, c’est aussi le nom
d’un des plus célèbres rabbins des débuts du 1er siècle de
l’ère chrétienne, qui, avec Shammaï, a formé la dernière
des « paires » ayant eu pour fonction de préserver la tradition juive. N’était-ce pas un peu paradoxal d’avoir ainsi
nommé un organisme chargé d’aider précisément ceux qui
ont décidé de rompre plus ou moins radicalement avec cette
même tradition ?
La deuxième institution d’aide aux sortants est l’association Dror. En 2012, un sortant, Moshe Shenfeld, a fondé
sa propre organisation, « Sortants pour le changement »
(iotzim le shinoui), en commençant comme groupe Facebook.
Enfin, en 2014, Meir Naor a fondé l’association Ouvaharta.
Les ultra-orthodoxes séfarades représentent un phénomène relativement récent, qui a pris toute son ampleur,
depuis trente ans, avec la création et l’extraordinaire développement du parti Shass. Dans les premières décennies de
l’État, les ultra-orthodoxes orientaux ne possédaient pas
d’institutions religieuses propres. Pour maintenir un caractère ultra-orthodoxe ou haredi chez ceux qui avaient choisi
cette voie, ils s’étaient donc transformés en Ashkénazes,
notamment en envoyant leurs enfants dans l’enseignement
« lituanien » (sensibilité ultra-orthodoxe non hassidique
ndr). Dans les années 1980, avec le développement d’une
direction spirituelle charismatique – celle du rabbin Ovadia
Yosef (1920-2013) – et d’un leadership politique influent, ils
ont parfait leur indépendance avec la création d’un système
d’enseignement faisant contrepoids avec ceux des communautés ashkénazes : « La source de l’éducation toranique »
(Maayan hahinoukh hatorani). Cependant, jusqu’à ce jour, les
haredim orientaux restent dispersés entre yeshivot (écoles
académiques) lituaniennes et yeshivot séfarades.
À la différence de l’insularité et du séparatisme
ashkénazes, la tradition orientale est celle d’une société plus
ouverte, qui accepte de rassembler également des segments
moins orthodoxes de la communauté. La parentèle joue
également un rôle central et les ultra-orthodoxes ne se
coupent généralement pas de la famille élargie, qui, la
plupart du temps, n’est pas ultra-orthodoxe (haredit), mais
traditionaliste (masoratit) ou laïque.
Les différences importantes entre Ashkénazes et Séfarades, y compris dans le phénomène des sortants, sont
vraisemblablement liées à l’héritage historique des pays
musulmans et chrétiens et à leur relation au monde environnant. Le mouvement de sécularisation des Juifs orientaux n’a été ni violent ni véritablement antireligieux. Même
si un éloignement de l’orthopraxie ou de la pratique religieuse stricte a pu se produire, les traditions religieuses et
rabbiniques ont continué à être respectées. Cette orthodoxie « douce » n’a donc exigé ni enfermement ni construction de hautes murailles.
Lors de la sortie, là où les Ashkénazes sont généralement confrontés à des ruptures brutales, les Séfarades ont
tendance à exercer une force mesurée, de manière à éviter
un clash avec la famille. Cette dernière, par ailleurs, souvent
plus modérée que chez les Ashkénazes, sera beaucoup plus
encline à réagir avec tolérance et à accepter les apostats.
Moshe Shoked et Shlomo Deshen, chercheur et journaliste,
expliquent cela par le fait que, chez les Séfarades, la famille
possède un statut central et positif, même plus que la loi
juive elle-même. Si, malgré tout, coupure il y a, elle sera
temporaire, puis des relations seront reprises par étapes,
commençant quelquefois avec la fratrie pour se poursuivre
avec les parents.
Une autre question que l’on peut poser est celle de la
différence entre judaïsme ultra-orthodoxe ashkénaze et
séfarade concernant la délégitimisation ou non de l’acquis
de la culture générale. Là où les premiers voient un risque
de brouillage des frontières, les seconds restent attentifs
aux besoins de l’individu et ne veulent pas de hiatus entre la
confiance de celui-ci envers la communauté et la confiance
en soi.
Lorsque les jeunes ultra-orthodoxes quittent leur milieu,
abandonnent-t-ils pour autant tout lien avec la religion ?
Est-ce que là aussi vous avez vu des différences entre
Séfarades et Ashkénazes ?
Les sortants séfarades seront plus enclins que les
Ashkénazes à garder des liens avec la tradition et un nombre
non négligeable rejoindront le milieu traditionnaliste dont,
trois générations en amont, leur famille avait été issue. Magazine LVS | Décembre 2015 47
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
Au cours de votre enquête et de vos entretiens, vous
avez rencontré également des jeunes séfarades ultraorthodoxes qui quittaient leur milieu y compris les
structures parrainées par le parti orthodoxe et séfarade
Shass. Avez-vous relevé des différences entre eux et
les autres dans leur rapport à la famille, à l’intégration
dans le monde environnant, etc. ?
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
L’aventure des
« maisons chaleureuses »,
Beit Ham, depuis quarante
ans en France et en Israël
de 1976-2016
Henri Cohen-Solal
Henri Cohen-Solal est psychanalyste, médiateur et enseignant.
En 1980 il cofonde en Israël, et préside, jusqu’à aujourd’hui « Beit
Ham », la « maison chaleureuse », spécialisée dans l’accompagnement des adolescents en difficulté dans des quartiers défavorisés, où se mettent en pratique les principes de la médiation
sociale et de la psychothérapie institutionnelle. Il est l’auteur avec
Dominique Rividi du livre « Les maisons chaleureuses », Éditions
IES Genève Mai 2015.
Il nous livre ci-dessous le parcours de ces « maisons chaleureuses » — dont nous publions des extraits — en particulier en
Israël au sein des quartiers à prédominance sépharade.
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Magazine LVS | Décembre 2015
Comment accompagner le jeune dans ses projets de
vie, l’aider à accueillir en lui le désir d’un devenir face au
sentiment qu’il développe souvent : la crainte du futur et
des échecs qui le persécutent. « Je suis nul, je n’y arriverai pas, je ne sais pas où je vais, no future », ponctuent ses
angoisses dont nous devons le soulager.
À cette intention, nous avons rédigé quelques principes fondamentaux :
Ne pas laisser un jeune à l’abandon dans la rue.
Lui offrir un lieu d’accueil sur son quartier, en particulier
dans les cités les plus défavorisées.
Permettre à ce jeune de reconstruire sa vie sociale dans une
maison qui constitue une communauté de jeunes, alternative à
la bande de la rue fondée sur les rapports de force et la violence.
Proposer dans cette maison des activités sportives et culturelles en lien avec son désir de progresser, de créer, de s’affirmer,
que l’âge adolescent réveille et sollicite.
de la France de ces territoires, ou à cause des réactions hostiles de la part de certaines populations musulmanes après
la création de l’État d’Israël.
En 1976, la première « maison chaleureuse » voit le
jour en France dans le terreau des difficultés sociales chez les
adolescents originaires de l’immigration des Juifs d’Afrique
du Nord. Dominique Rividi et moi-même engageons alors
avec l’association de l’OPEJ un lieu d’accueil pour ces jeunes
en errance.
Une étude de Claude Sitbon sur les Juifs
d’Afrique du Nord immigrés en France nous sert de
point d’appui. Un autre livre paru en 1971 de Doris
Bensimon Donath sur l’intégration des Juifs nord-africains
en France nous fournit aussi un riche matériel sociologique 1.
Mais c’est surtout un rapport des assistantes sociales
de la région d’Île-de-France qui met en évidence leur difficulté de rentrer en contact avec ces familles et leurs jeunes.
Elles décrivent le comportement de ces familles
dont elles ressentent le malaise, et l’aide sociale qu’elles
cherchent à leur apporter qui est souvent mal perçue.
Mettre à sa disposition une équipe psycho-éducative de
quatre éducateurs formés à la médiation sociale et culturelle pour
l’aider à élaborer son lien social et sa prise de confiance en luimême et dans les autres.
Le shabbat, elles sentent qu’elles dérangent les familles quand elles leur rendent visite, pourtant elles ont
repéré que ce jour de la semaine rassemble toute la famille.
Voici résumé en quelques mots le credo du dispositif d’accueil des adolescents dans nos « maisons chaleureuses ».
Elles proposent des colonies de vacances aux enfants
que les parents refusent parce qu’elles réunissent garçons
et filles, les paniers repas qu’elles offrent ne sont pas cachers et ne sont pas consommés.
En 40 ans nous avons ouvert une cinquantaine de maisons de Paris à Jérusalem, accueilli quelques milliers de
jeunes en difficultés et formé quelques centaines d’éducateurs et d’animateurs à nos méthodes de travail de la médiation psycho-sociale et interculturelle.
Dans certaines de ces maisons, nous avons développé
une approche inspirée de la psychothérapie institutionnelle, fondée sur l’analyse institutionnelle, la cogestion
participative et l’écoute du sujet inconscient (…)
Naissance des « maisons chaleureuses » en France
L’histoire de ces 40 ans prend racine dans la banlieue
parisienne, à Garges-les-Gonesse, au sein de l’association
de l’OPEJ. Cette association est née après la seconde guerre
mondiale pour accueillir les enfants orphelins sortis des
camps ou encore ceux dont les parents étaient morts dans
les camps. (…). L’association a rempli sa mission, celle
d’offrir à ces enfants une nouvelle famille affective dans
des maisons d’enfants construites pour les aider à grandir
et à reprendre confiance dans la vie.
En 1960, l’OPEJ se consacre désormais à de nouvelles
taches de protection de l’enfance : l’accueil des Juifs originaires du Maghreb, qui ont quitté leur pays d’origine, ce
dernier étant devenu insécurisant pour eux après le retrait
Elles font alors appel aux institutions juives pour
que des travailleurs sociaux instruits des coutumes juives
puissent intervenir auprès de ces familles.
Le caractère chaleureux du lieu d’accueil que nous ouvrons en direction des jeunes correspond profondément au
climat social qui réside dans les familles juives immigrées
d’Afrique du Nord. (…)
La révolte des Sépharades défavorisés en Israël
Le modèle du club qui nous servait à recevoir les jeunes
en dérive dans la banlieue française, va trouver rapidement
un écho au sein de la société israélienne.
En Israël, un mouvement de revendication sépharade
gronde dans les faubourgs de la ville de Jérusalem en 1971,
les Panthères Noires, qui s’identifient aux Black Panthers
afro-américaines et revendiquent une reconnaissance .
« Le mouvement débuta en 1971 à Mousrara, dans
le voisinage de Jérusalem, en réaction à la discrimination
conduite par les autorités israéliennes contre les Juifs Mizrahi (d’Orient et d’Afrique du Nord ndr), et cela malgré le
fait qu’ils fussent présents dès la création de l’État. Cette
discrimination était perceptible au travers de l’attitude différente de l’Establishment ashkénaze vis-à-vis des nouveaux
Magazine LVS | Décembre 2015 49
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
Quels sont les principes pédagogiques d’une
« Maison chaleureuse » ?
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
immigrants originaires d’Union soviétique. Les fondateurs
du mouvement protestaient contre « l’ignorance des problèmes sociaux profonds de la part de l’establishment », et
se proposaient de lutter pour un futur différent.
Les services sociaux israéliens étaient profondément
ébranlés par cette secousse identitaire et culturelle dans la
société civile et politique.
Ils réagirent en essayant d’améliorer la qualité de vie
des populations orientales issues des pays arabes et en répondant, avec de nouveaux moyens, à leur colère et à leur
désarroi.
La mairie de Jérusalem monta un département d’action sociale auprès de la jeunesse « Kidoum Noar » pour
essayer d’apporter des solutions concrètes dans les quartiers où sont apparues les révoltes les plus soutenues.
En 1980, le Maire de Jérusalem, Teddy Kollek prend
connaissance de notre intention de venir nous implanter en Israël, avec le projet des « maisons chaleureuses »
que nous avions élaboré à travers notre rencontre avec les
populations sépharades de Sarcelles et de Garges-les-Gonesse immigrées d’Afrique du Nord.
Le maire pense que notre expérience en France peut
être profitable en Israël et apporter dans le travail social un
souffle nouveau une alternative aux méthodes classiques
des professionnels anglo-saxons (…).
Il donne du crédit à trois éléments que nous véhiculons
dans le projet de nos « maisons chaleureuses » :
- (…) l’attitude ouverte et tolérante des institutions
sociales françaises et la dimension pluridisciplinaire lui
paraissent un apport précieux pour la vie sociale dans Jérusalem qui se décline avec la pluralité de ses communautés
et de ses cultures .
- L’équipe des professionnels que nous constituons,
médecin, psychologues cliniciens et éducateurs sociaux,
tous originaires du bassin méditerranéen, représente à ses
yeux des passerelles interculturelles entre l’Orient de nos
origines et l’Occident où nous avons fait nos études.
- Enfin, nous sommes des citoyens « tout neufs, tout
beaux » remplis d’idéal sioniste et sans engagement préalable dans des partis politiques israéliens.
Teddy Kollek avait une véritable admiration pour l’esprit français et se plaisait à parler la langue de Voltaire.
1
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L’ouverture de la première « maison chaleureuse » à
Jérusalem
Nous avons donc ouvert notre premier club dans le
quartier d’Ir Ganim au sud-ouest de Jérusalem. Les familles
qui y vivaient étaient toutes originaires d’Irak, de Syrie, en
majorité du Maroc, exceptionnellement de Roumanie ou de
Georgie.
Les bonnes âmes du quartier évaluaient que les immigrants « Français » que nous étions à leurs yeux, auraient
du mal à tenir dans la cité, face à la violence qui régnait
entre les bandes de rue et la main mise d’une certaine maffia sur les institutions.
Et, nous avons tenu.
Nous nous sommes multipliés à travers des dizaines de
« maisons chaleureuses », en Israël, en France puis plus
récemment en Afrique, dans l’Océan Indien.
Nous avons créé une « fondation des maisons chaleureuses -Jérusalem-Paris-Tananarive » sous l’auspice de la
Fondation de France pour faire connaître et renforcer notre
action sur tous les terrains où ces maisons font du sens.
Et pourtant, en arrivant en Israël avec notre bagage
professionnel de France, nous n’avions aucune intention
d’ouvrir plusieurs maisons.
Nous construisions un modèle d’action éducative et
psycho-sociale auprès des jeunes. Celui qui désirait s’en
inspirer pouvait venir faire un stage dans notre maison.
Nous nous référions à la psychanalyste Françoise Dolto
avec laquelle j’ai eu le bonheur de travailler. Fondatrice des
maisons vertes pour l’accueil de la petite enfance, elle affirmait l’impossibilité de « cloner » un projet fondé sur une
approche analytique. Chacune des maisons devait rester
singulière, souvent attachée à la personnalité de ceux qui
la créaient.
(…) Nous avions une vocation sociale, nous avons donc
construit en Israël un dispositif de gestion fondé sur la participation financière des municipalités à hauteur de 50 %
des budgets et 50% à charge des fondations Cette démarche
économique élaborait un espace mixte où la responsabilité
de l’impôt public et la générosité de la donation privée se
conjuguaient pour protéger un jeune en difficulté.
Nous pouvions alors tenir une parole éducative réparatrice auprès du jeune qui se sentait abandonné : sa maison chaleureuse existait grâce à l’implication de l’État et
Voir Claude Sitbon, « Les juifs de Sarcelles, intégration et identité », dans Dispersion et Unité, n°11, 1971, pages 82-96 et Doris Bensimon Donath, L’intégration des
Juifs nord-africains en France. Éditions Mouton, Paris,1971.
Magazine LVS | Décembre 2015
Nous ne pouvions pas cloner mais nous pouvions former. Nous avons ouvert successivement plusieurs centres de formation qui diffusaient nos méthodes socio-éducatives inspirées de la psychothérapie
institutionnelle et de la médiation psycho-sociale et
interculturelle.
Nous avons monté ou soutenu de nombreuses associations qui voulaient ouvrir des « maisons chaleureuses » :
Beit Ham-Nord, Beit Ham Kiah, Beit Esther-Beit Ham à
Jérusalem.
Nous avons formé des centaines d’éducateurs sur tous
les continents qui bordent la méditerranée.
De la méditerranée, il en est justement question.
La voix sépharade : la voie du passeur
L’invitation faite par le maire de Jérusalem, Teddy Kollek, prendra du sens au fur et à mesure que les « maisons
chaleureuses » s’installeront au sein de toutes les communautés présentes en Israël du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest
du pays auprès des jeunes en difficultés.
Le maire nous invitait à Jérusalem, car il nous regardait
culturellement et professionnellement comme des passeurs entre l’Orient et l’Occident.
Notre identité reflétait pour lui ce qu’il espérait pour
la gestion de la ville de Jérusalem; une ouverture, une pluralité, et pouvoir retrouver ce temps de l’histoire à Cordoue
décrit comme paisible où se côtoyaient Maimonide et Avicenne sous les auspices d’Aristote et d’Hippocrate.
Notre identité se renforcera au contact des immigrants
Éthiopiens, Russes et des Juifs des pays arabes qui fréquenteront ces maisons. Nous avions aussi une forte demande
de la part des milieux arabes israéliens, bédouins, caucasiens, chrétiens et musulmans.
Il s’agissait donc de faire entendre la voix sépharade
au sein de la culture israélienne, non par la violence ou la
revendication mais par la voie de la médiation.
Elle œuvrait pour protéger leur dignité et mettre à
contribution leur apport culturel à la société israélienne.
La voie sépharade imprégnée de l’âge d’or du peuple
juif en Espagne constitue un carrefour très élaboré de la
rencontre des cultures, elle naît sur le continent européen
face à un catholicisme militant et à la civilisation musulmane conquérante. Elle se situe au point de rencontre de
leur entente, à travers l’esprit de Cordoue et de leur violente rivalité à travers les guerres entre les Maures et les
hispaniques catholiques. Les sépharades payeront le lourd
tribut de cette identité de passeur par l’expulsion des Juifs
d’Espagne en 1492. Ils se répartiront alors en majorité sur
tous les pays du bassin méditerranéen.
La décision du peuple juif de retourner vivre en Israël
au bord de la Méditerranée, entre la culture des orientaux
issus des pays arabes et celles des ashkénazes issus de l’Occident, peut prendre de nouveau appui sur la riche expérience méditerranéenne de la culture sépharade.
Nos « maisons chaleureuses » reflètent cet espace
interculturel et social du souci et de la reconnaissance de
l’autre.
Elles constituent une pièce précieuse pour le soutien
de la jeunesse et la construction du savoir-vivre ensemble
des différentes communautés en Israël.
Nous cherchons toujours à les multiplier et étendre
leur force de vie aux quatre coins du pays à travers notre
Fondation des maisons chaleureuses 2.
Beaucoup de chemin a été parcouru pour développer
l’enrichissement et le respect mutuel des peuples originaires d’Orient et d’Occident dont Israël est l’un des passeurs.
Mais la route est encore longue.
Nous aurons certainement encore besoin de beaucoup
de « maisons chaleureuses » pour protéger les jeunes que
nous accueillons et les conduire vers un avenir où ils reprennent confiance en eux mêmes et dans les autres. Henri Cohen-Solal
La « maison chaleureuse », héritière de la culture de
l’hospitalité inconditionnelle, de l’écoute de l’autre et de la
chaleur dans l’accueil, reflétait l’expérience du peuple juif
sépharade.
2
Fondation des maisons chaleureuses. Arielle Schwab et Henri Cohen Solal .61 Rue Crozatier Paris 75012 France. [email protected]
Magazine LVS | Décembre 2015 51
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
au cœur ouvert et humaniste de ce donateur qui, sans le
connaître, voulait protéger sa jeunesse et le devenir de son
pays.
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
Le personnage du
Juif séfarade dans le
cinéma israélien
1RE PARTIE
Nous publions ici, la première partie de ce passionnant article, la deuxième paraîtra dans le numéro de Pessah.
Serge Ankri, cinéaste israélien, d’origine française né en Tunisie a réalisé notamment deux longs métrages, « Terre
brûlante », 1984 sélection au Festival de Berlin et primé à Turin et « Strangers in the night », 1993. Il réalise « Le couscous de ma mère », 1994, document de long métrage primé à Marseille. Parallèlement, il a dirigé l’école de cinéma
« Camera Obscura » et a enseigné à l’Université de Tel Aviv.
S’il est indéniable qu’un noyau de Juifs a toujours vécu à Jérusalem et à
Safed et que ce noyau était essentiellement sépharade, il est convenu de penser que les fondateurs de l’Israël moderne sont venus au début du 19e siècle de
Russie, de Pologne et plus tard d’Allemagne et qu’ils ont déterminé l’aspect
culturel du pays à ses débuts.
En 1948, l’année de son indépendance, Israël comptait 600 000 Juifs, en
majorité ashkénazes, qui se sont servis du cinéma, entre autres, comme les
Américains de leurs westerns, pour imposer au monde et à Israël leur idéologie
socialiste et la vision de leur culture européenne.
Dans les années 1940, le cinéma israélien est institutionnel.
Il produit des films de propagande qui mettent en valeur les réalisations
sionistes : le kibboutz, l’assèchement des marais, l’édification de routes et de
nouvelles cités.
Puis, dans les années 1950, le cinéma israélien se libère peu à peu des institutions sionistes et de l’idéal socialiste en s’ouvrant à l’économie de marché et
aux États-Unis qui deviennent l’allié militaire privilégié, le modèle économique
et culturel à copier. C’est la naissance du cinéma commercial et d’une infrastructure cinématographique formée sur le tas dans les grosses coproductions du
genre « Exodus » d’Otto Preminger, tourné en Israël en 1960.
Au cours des années 1960, les vagues d’émigrations venues d’Afrique du
Nord et du Moyen-Orient firent que le pourcentage de Juifs orientaux égala celui
des Occidentaux pour le dépasser au début des années 2000 grâce à un taux de
natalité plus important. Ces phénomènes sociaux et culturels vont influencer le
développement du cinéma israélien et changer l’image du Juif oriental tel qu’il
est traité dans ses films et qui est le sujet de cette étude.
52
Magazine LVS | Décembre 2015
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
Les personnages de Sallah Shabati
et du policier Azoulay
personnage humain, pour qui les qualités de cœur sont plus
importantes que la réussite professionnelle.
Le premier personnage de Juif sépharade du cinéma
israélien est celui, devenu désormais mythique, de « Sallah
Shabati. »
Ces deux films ont connu une réussite phénoménale :
« Sallah Shabati » a été vu par 1 200 000 spectateurs dans
un pays qui comptait alors 2 000 000 d’habitants.
Pour ses débuts au cinéma comme réalisateur, le fameux humoriste israélien Ephraim Kishon a créé un personnage de nouvel émigrant tout juste arrivé de son Maroc
natal, « épargné » par le progrès et l’alphabétisation. Ce
personnage, magistralement habité par l’acteur d’origine
ashkénaze Chaim Topol, n’a pas de métier, mais une ribambelle d’enfants. Il est malin, roublard, fainéant et surtout
très primitif. À la fin du film, il obtient ce qu’il convoitait
depuis son arrivée : un appartement flambant neuf grâce à
une fraude électorale. En contrepartie, il doit accepter l’assimilation à la culture européenne de ses deux aînés, sa fille
et son fils, qui vont adopter le statut d’Israéliens modernes
en se mariant avec deux jeunes camarades du kibboutz.
Trente ans après, « Sallah Shabati » a été repris au
théâtre avec un énorme succès, par le grand acteur comique
israélien, mais cette fois sépharade : Zeev Revah.
Ephraim Kishon peut se vanter d’avoir été un visionnaire, puisque c’est grâce à la dynamique du jeu électoral que les Sépharades vont éloigner du pouvoir la gauche
israélienne, coupable essentielle, à leurs yeux, du racisme
anti-sépharade qui sévit en Israël depuis sa création.
Quelques années plus tard, en 1971, Kishon crée un
autre personnage mythique du cinéma israélien, lui aussi
sépharade : « Le policier Azoulay » dans le film éponyme.
Cette fois, c’est le regretté Shaike Ophir qui interprète le
rôle d’un policier au grand cœur, mais un peu simplet, que
ses supérieurs ashkénazes exploitent et méprisent tout au
long du film. Par chance, la qualité du jeu de Shaike Ophir et
l’humanité qu’il sait insuffler à son personnage sauvent le
film d’un racisme méprisant, pour devenir la peinture d’un
Les films borekas
Le succès des films de Kishon a encouragé d’autres réalisateurs, malheureusement beaucoup moins talentueux, à
mettre en scène des personnages de Juifs sépharades qui
ne dépassaient jamais le stade de la caricature grossière. Ce
phénomène a aidé à détériorer l’image du Sépharade et de
sa culture dans la société israélienne. Ce genre de film a été
surnommé film borekas, dans la même logique que pour le
western spaghetti, le borekas étant une pâtisserie typiquement orientale et huileuse à souhait.
Les plus marquants de ces films ont été réalisés par
Menahem Golan, qui devait par la suite faire carrière aux
É.-U. comme producteur de films de série B et devenir dans
les années 1980, à la tête de Cannon, le plus gros producteur américain de films indépendants. Ses réussites les
plus marquantes ont été « Katz et Carasso » « Lupo »
« Fortuna » et surtout « Kazablan » sorte de « West Side
Story » à la sauce orientale, avec des Juifs sépharades dans
le rôle des Portoricains, et les rues et le port de Jaffa, en lieu
et place des quartiers chauds de New York.
« Kazablan » interprété par le chanteur populaire et
sépharade Yoram Gaon est un jeune voyou d’origine marocaine qui tombe amoureux d’une jeune fille tout aussi
Magazine LVS | Décembre 2015 53
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
pauvre que lui, mais ashkénaze, conflit assuré et happy end
garanti. Le film a été un énorme succès. Il est devenu un
film culte pour une nouvelle génération de Sépharades qui
se sont plus facilement identifiés à Kazablan qu’à Sallah
Shabati. Kazablan est beau, charismatique. Il chante, il est
gai, il n’a pas honte des origines que son nom dévoile et s’il
est un peu voyou, on répète plusieurs fois dans le film qu’il
s’est conduit en héros pendant la guerre.
Il est évident maintenant, avec le recul, que le point
commun de tous ces films est qu’ils ont été produits et réalisés par des Ashkénazes dans le but de gagner les faveurs
du public sépharade.
À l’époque où ils ont été tournés, l’ensemble de la
critique ashkénaze a décrit ce genre de film comme étant
un signe inquiétant et précurseur de levantinisation de la
culture israélienne. Les intellectuels sépharades ont, pour
leur part, très vite compris la condescendance des réalisateurs ashkénazes et le racisme de leurs critiques et les ont
dénoncés, sans être suivis par le public oriental qui a fait à
ces films un véritable triomphe. Il faut savoir qu’à l’époque,
les files d’attente devant les cinémas projetant un film israélien pouvaient atteindre 100 m de long, et que les places
se négociaient au marché noir.
Fait encore plus significatif et pour le moins troublant,
dans les années 2000, les enfants et même les petits-enfants de ce public vont perpétuer cette tradition, au point
de faire de films borekas comme « Charlie et demi » et
« La fête au billard », tous deux réalisés en 1970 par Boaz
Davidson, des films cultes dont ces jeunes Israéliens, qui
n’étaient pas nés à l’époque, déclament des passages complets de dialogues.
Sociologiquement, on peut expliquer ce phénomène
par l’évolution de l’image personnelle que le Juif sépharade
a de lui-même et de sa communauté au sein de la société
israélienne.
En effet, ces films suivent presque toujours la même
dynamique narrative propre au cinéma hollywoodien : le
personnage du Sépharade est présenté comme un outsider
primitif ou pauvre. Il est, tout au long du film, ridiculisé ou
méprisé par des Ashkénazes pour, à la fin, suivant la logique
du happy-end, triompher de ses difficultés, en se mariant
avec la fille du voisin
ashkénaze dans « Kazablan » ou en obtenant son HLM dans
« Salah Shabati ».
À l’époque, le public
sépharade voyait cela
comme une revanche
cinématographique
qui adoucissait l’impression
d’injustice
sociale qu’il vivait
dans la vie de tous les
jours, confirmant ain-
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Magazine LVS | Décembre 2015
si, s’il en était besoin, que le cinéma
est le nouvel opium
du peuple.
Leurs
enfants et petits-enfants, nés dans un
monde où il est normal d’être Sépharade et très rare
d’être Ashkénaze,
n’ont plus ce complexe d’infériorité
qu’avaient leurs parents. Ils ne voient
dans ces films que
le triomphe du personnage qui atteint
son but en surmontant de nombreuses
difficultés. Le traditionnel looser de ces films est devenu
avec le temps et l’évolution démographique et culturelle du
pays un parfait winner que les jeunes générations admirent.
Ceci explique le triomphe de « Salah Shabati » au théâtre,
30 ans après son triomphe au cinéma. Alors qu’à l’époque,
le public ashkénaze largement majoritaire s’était délecté du
primitivisme du personnage, 30 ans après les jeunes Sépharades ont adoré voir triompher l’un des leurs dans sa lutte
contre l’établissement israélien. À ce niveau, on peut se
demander pourquoi les réalisateurs sépharades n’ont pas,
eux-mêmes, réalisé ces films borekas puisqu’il était question de leur communauté; la réponse est très simple : il n’y
avait pas alors de réalisateurs sépharades !
C’est pour cela que la réalisation du film « La Statue
de sel », d’après le roman éponyme d’Albert Memmi, par
Haim Shiran en 1968 peut être considéré comme un fait
historique ; mais il a été produit par la télévision éducative
et non pour le cinéma. Il va falloir attendre les années 70
pour que des réalisateurs sépharades commencent à produire des films.
Émergence des réalisateurs sépharades
dans les années soixante-dix
1973, c’est l’année de la guerre de Kippour, et c’est
aussi l’année du succès du film « Sarit » de Georges Obadiah, qui réalise en Israël des films orientaux simplistes,
comme il en réalisait en Irak, se permettant même, dans ce
film, de plagier « City light » de Chaplin en le mettant à la
sauce orientale. La critique cinématographique israélienne
se déchaîne littéralement contre les films et les méthodes
de ce réalisateur : « Ce film est le produit superficiel de la mentalité orientale arriérée. Il tourne ostensiblement vers la couche
la plus inférieure des sentiments et apporte des conclusions inquiétantes quant à notre identité culturelle » (Aharon Dolev,
journal Maariv 14/8/74).
Le réalisateur sépharade qui réussira, mais avec beaucoup plus de talent, à faire un cinéma sépharade populaire
est Zeev Revah, acteur culte des films borekas dans lequel il
a créé, avec un réel talent comique, une série de personnages
truculents devenus avec le temps de véritables icones :
Haham Hanouka dans « La fête au billard » ou Sasson
dans « Charlie et demi »; il passe à la réalisation en 1976
et réalise 13 films comiques, dont « Mr Léon », « Coiffeur
pour dames », ou « Betito le chômeur » dans lesquels il
interprète le rôle principal, et qui seront tous des succès populaires et commerciaux. Tous ces films respectent malheureusement les critères du cinéma borekas. Cependant deux
films se détachent du lot dans sa filmographie : « Un brin
de chance » en 1994, avec la chanteuse Zehava Ben dans le
rôle principal, qui raconte la vie difficile des émigrants marocains à leur arrivée en Israël dans les années 1950. Le film,
mélodrame oriental typique, entrecoupé de chansons dans
la pure tradition des films égyptiens, est un témoignage
sincère et chaleureux sur cette période traumatique pour la
communauté marocaine. Et, en 1987, Zeev Revah réalise un
petit chef-d’œuvre avec « Bouba » héros de guerre, vétéran de la guerre de Kippour. Bouba est un Sépharade excentrique et démuni qui vit dans un ancien autobus désaffecté.
Il est interprété par Zeev Revah lui-même, qui réalise ici un
film bouleversant sur le traumatisme qu’a laissé la guerre
de Kippour sur les Israéliens d’origine sépharade ; car si les
films qui parlent du trauma de la guerre de Kippour sur les
Israéliens d’origine ashkénaze sont légion, « Kippour »
d’Amos Gitaï en étant l’exemple le plus célèbre, « Bouba »
est le seul à traiter de ce problème chez les Sépharades.
Le message de Zeev Revah est que, bien qu’étant héros de
guerre, son personnage n’arrive pas à être intégré dans la
vie israélienne et doit se contenter de vivre dans un autobus
abandonné dans le désert, parabole des villes de « développement » où ont été regroupés les Sépharades à leur arrivée
en Israël. « Bouba » a déplu au public israélien ashkénaze
qui n’en a pas accepté le message, ni le fait qu’avec ce film,
Zeev Revah passait du stade de caricature à celui de véritable auteur. Quant au public sépharade, il s’est senti trahi
par Zeev Revah à qui il demandait de le faire rire et non de
réfléchir.
peines du monde, de s’intégrer à la vie israélienne. Moshé
Mizrahi, non seulement dépeint avec justesse et tendresse
un univers et des personnages qui lui sont proches, mais il
décrit aussi un pays où les Ashkénazes sont inexistants et
n’aident en aucune façon cette famille à s’intégrer.
Nissim Dayan, né d’une famille d’origine syrienne,
préfère la critique politique des années 1970 à la peinture
forcément nostalgique d’un passé proche. Il décrit des
Israéliens orientaux qui vivent dans la rue sans espoir de
réussite sociale dans un beau film néoréaliste « La lumière
du néant » qu’il réalise en 1973.
Ces films, peut-être parce qu’ils demandaient au spectateur de réfléchir à son sort ou qu’ils avaient une forme
différente des films borekas auxquels on les avait habitués,
sont boudés par le public sépharade. Moshe Mizrahi s’exilera longtemps en France où il réalisera « La vie devant soi »
d’après un roman d’Émile Ajar et avec lequel il obtiendra
un Oscar à Hollywood.
Quant à Nissim Dayan, il réalise en 1982 « Michel
Safra », une saga télévisée très populaire sur l’histoire de
la famille Safra (l’équivalent des Rothschild pour les Juifs
Syriens). À l’époque où la télévision israélienne ne possédait
qu’une seule chaîne, cette série sera suivie par les Israéliens
avec un rating de 100 %. Malgré ce succès (ou à cause de ce
succès), Nissim Dayan devra attendre l’année 2014, soit
plus de trente ans après, pour refaire un film « Farewell
Bagdad », adapté du livre de l’écrivain israélien d’origine
irakienne Élie Amir « Tarnegol Caparot ». Ce film de qualité, adapté d’un bon livre sur un sujet sépharade, sera enfin
un succès commercial, mais il aura fallu attendre 2014 ! Cette même mésaventure, se retrouver en porte-àfaux avec son public, avait déjà été vécue par deux cinéastes
sépharades, qu’on peut considérer comme des pionniers
du cinéma sépharade de qualité : les réalisateurs Nissim
Dayan et Moshé Mizrahi, qui ont réalisé dans les années
1970, des films de qualité représentant des héros orientaux,
mais traités de l’intérieur, avec respect et amour, mais qui
n’ont pas connu de succès commercial.
En 1972, Moshé Mizrahi réalise avec « Rosa je
t’aime » et « La maison de la rue Shlouch » deux films,
sans doute autobiographiques, décrivant la vie d’une famille d’émigrants égyptiens, qui essaie, avec toutes les
Magazine LVS | Décembre 2015 55
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
Cette campagne féroce aura pour résultat de stopper
définitivement la carrière de ce cinéaste qui mourra dans le
plus grand dénuement.
ARCHIVES
2011
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
L’orientalisme malgré tout
Le passage suivant, sur quelques aspects de la littérature sépharade israélienne, est extrait de l’article de Cyril Aslanov,
« La séduction de la renonciation au passé », mis en ligne sur le site La vie des idées1, 31.05.2011. Vous y retrouverez
l’ensemble de l’article ainsi que l’intégralité des notes et références. Merci à l’auteur de nous avoir autorisé à le reproduire pour le LVS avec quelques notes de la rédaction sous le sigle ndr.
Si la littérature israélienne réussit à être perçue comme
l’expression de l’identité orientale du pays, c’est en partie grâce aux grandes sagas sépharades2. (…) Conscient de
l’attrait exercé par les thèmes orientalistes, Abraham B.
Yehoshua semble avoir infléchi sa création dans ce sens.
Cette évolution qui témoigne de l’impact de la réception des
œuvres sur l’écriture des romans ultérieurs est très sensible
à partir de L’Amant, paru en 1977 et plus encore avec Molcho
dans L’Année des cinq saisons publiée dix ans plus tard. Dans
ces deux romans, on voit un personnage sépharade évoluer dans le mainstream de la société israélienne. L’identité
sépharade fut encore plus affirmée dans la saga Monsieur
Mani (1990) (…). Sept ans plus tard, le Voyage au bout du millénaire réaffirmait l’intérêt de Yehoshua pour le contraste
entre l’identité sépharade et l’ashkénazité. La remontée
dans le temps jusqu’à l’an 997 lui permit de renverser la
perception de la séphardité : cessant d’être une marque de
particularisme minoritaire par rapport à la majorité ashkénaze du monde juif ou de la société israélienne, la séphardité des alentours de l’an mil y apparaît comme la norme
par rapport à laquelle les Ashkénazes ne constituent qu’une
minorité aberrante à l’avenir incertain.
Ce recentrement sur la séphardité peut s’interpréter
de deux façons.
Du point de vue israélien, il équivaut à l’affirmation
identitaire d’un écrivain sépharade intégré au mainstream
de la littérature israélienne, essentiellement composé
d’écrivains d’origine ashkénaze. Certes la question de la
séphardité d’A.B. Yehoshua est complexe et donne parfois
lieu à des affirmations contradictoires. Aux yeux de Gila
Ramras-Rauch, A.B Yehoshua ne se serait jamais identifié
avec les Sépharades d’Israël, même si son origine effectivement sépharade a sans doute influencé sa perception de la
réalité arabe.
Même lorsque les auteurs sont ashkénazes, le fait
même qu’ils évoquent des réalités levantines les nimbe
d’une aura d’orientalisme. Ainsi les descriptions de Jérusalem à l’époque du Mandat britannique dans les œuvres
d’Amos Oz et de David Shahar plongent le lecteur dans une
atmosphère d’autant plus fascinante que le recul chronologique se double d’une distance géographique. Il se produit
donc une étrange démultiplication de l’onde de choc orientaliste. Que l’auteur soit un ashkénaze bon teint comme
Amos Oz, un Ashkénaze levantinisé provenant d’une famille installée en Palestine depuis des générations comme
David Shahar ou un Sépharade occidentalisé comme A.B.
Yehoshua, leur intérêt pour la spécificité orientale d’Israël révèle l’essence profonde de la littérature hébraïque
moderne et, plus généralement, de la culture israélienne.
56
Magazine LVS | Décembre 2015
Bien que les origines de cette littérature et de cette culture
soient est-européennes (la Haskalah3 d’Europe orientale),
elle s’est réinventé une identité orientale d’emprunt en
tentant de se recentrer vers les mythes de l’Orient antique4
et plus généralement de se redéfinir par rapport à l’héritage
ancestral de la civilisation biblique.
En somme, la littérature israélienne est partagée entre
une réceptivité à son environnement immédiat moyenoriental et l’attrait pour un ailleurs constitué paradoxalement par l’Europe, le berceau originel de la plupart des gens
de lettres israéliens. Or les auteurs israéliens fascinés par
l’Europe intéressent moins le public occidental que les
écrivains qui laissent transparaître la réalité orientale
dans leurs écrits. Certes cette affirmation souffre quelques
exceptions. Ainsi, David Grossman situe une grande partie de son roman Voir ci-dessus : amour à Danzig lorsqu’il se
lance dans une affabulation autour de la vie et de la mort
de Bruno Schulz5 en Pologne occupée. Mais cet intérêt pour
l’Europe est largement dû à l’évocation de la Shoah. Et les
digressions de David Shahar sur le voyage de Gabriel Shoshan en Bretagne dans Un été rue des prophètes, ou sur la
maison natale de Jean Calvin à Noyon sont surtout la manifestation d’une volonté d’imiter le modèle proustien en le
transposant dans l’atmosphère orientale de Jérusalem. De
même que le narrateur de la Recherche (Proust, ndr) est parfois hanté par des rêveries orientalistes (la normandisation
de Baalbek en Balbec en est un fameux exemple), le narrateur orientalisé du Palais des vases brisés (de David Shahar ndr) semble animé d’une fascination occidentaliste qui
l’amène, à partir d’un personnage de sa fresque hiérosolymitaine vers les paysages bruineux de la Bretagne ou de la
Picardie. On perçoit ici un jeu de miroir entre Orient et Occident, perçu comme un conteur oriental épris d’Occident et
l’esthète fin de siècle, Proust, sensible à la poésie du nom
arabe d’Héliopolis, au point d’en faire le nom d’emprunt
d’une cathédrale normande. Cyril Aslanov, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure (ULM), enseigne la
linguistique à l’Université hébraïque de Jérusalem. Il y dirige l’International Center
for the University Teaching of Jewish Civilization et le Chais Centre for Jewish
Studies in Russian.
1
http://www.laviedesidees.fr/La-seduction-israelienne-de-la.html
2
Sur la place des Sépharades et des Orientaux dans la littérature israélienne, voir Nancy E. Berg, « Sephardi Writing : From the Margins to the
Mainstream », dans : Alan L, Mintz (éd.), The Boom in Contemporary Israeli
Fiction, Hanover, NH, Brandeis University Press, 1997, p. 114-142.
3
Mouvement juif des Lumières qui débuta vers la fin du 18ème siècle (ndr).
4
Voir David Biale (éd.), Cultures of the Jews : A New History, New York,
Schocken, 2002, p. 1011-1060.
5
Bruno Shulz (1892-1942), écrivain, critique littéraire et dessinateur juif
polonais.
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
Être à la fois sépharade et
hassid Breslav à Montréal
Entretien avec Saadia Sidney Elhadad par Dr Sonia Sarah Lipsyc
Saadia Sidney Elhadad
Depuis quand existe-t-il des sépharades se reconnaissant dans
le courant hassidique Breslev à Montréal ? Combien de familles
ou d’individus composent ici ce courant ? Quelles sont vos principales structures (synagogue, centre étude, école) ?
Le courant hassidique Breslev est présent à Montréal
depuis plus d’une vingtaine d’années. Il y a 75 familles affiliées au centre Breslev qui regroupe un noyau de 300 à 500
individus. La structure qui les accueille : synagogue, centre
communautaire et centre d’études ainsi qu’un mikvé (bain
rituel) pour hommes est située sur la rue Westminster à
Côte-Saint-Luc (Montréal).
Comment définiriez-vous en quelques lignes le courant et la pensée hassidiques Breslev ?
Rabbi Nahman de Breslev (1772-1810), arrière-petit-fils du Baal Shemtov (1698-1760), le fondateur du hassidisme, est l’auteur de l’ouvrage, le Likoutei Moharan et
d’autres œuvres sacrées. À une époque qui fut aussi agitée
que désastreuse pour l’histoire juive, il s’efforça de raviver
la flamme d’un peuple tourmenté et fit briller la lumière
de l’espoir. Fidèle aux fondements du hassidisme (mouvement piétiste ndr), il sut répandre des sources vivifiantes,
et ainsi les Juifs reprirent goût à la vie. Il fut et demeure
un moteur dynamique et révolutionnaire du judaïsme. Son
appel à l’accomplissement de la Torah par la joie et la fer-
veur continue de stimuler encore les jeunes, les résignés,
et à éveiller les désespérés. Il répond à un véritable besoin
pour chaque génération. En réaction à une certaine étude de
la Torah jugée trop académique et réservée généralement à
une élite, Rabbi Nahman vient enseigner une nouvelle approche pour servir Dieu en privilégiant la prière, la hitbodedout (moment de retraite)1 en tant que commandement
exemplaire au regard de la pensée hassidique Breslev. Le
courage, le renouveau, le bonheur et la joie sont les piliers
des enseignements Breslev.
En fait, Rabbi Nahman n’a fait que restaurer les anciens
chemins que nos pères avaient empruntés depuis toujours.
C’est pour cela que beaucoup de sépharades se sentent très
à l’aise et proche de ses enseignements.
Justement, comment est il compatible d’être un hassid Breslev et
d’assumer son héritage sépharade ?
Rechercher toujours le point positif chez soi et même
chez le mécréant est essentiel pour la téchouva, le repentir
et le progrès spirituel. Rabbi Nahman nous fait retrouver
les sourires, les visages lumineux et affectueux qu’étaient
ceux de nos ancêtres du Mellah et qui vivaient dans la plus
grande sainteté, simplicité et confiance en D.ieu. Le lien est
très fort car il nous reconnecte avec nos racines ancestrales.
La beauté de la Hassidout, de la pensée hassidique Breslev,
Magazine LVS | Décembre 2015 57
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
c’est que chacun maintient ses coutumes, son habit, ses
halachot (lois), son rite de prières.
Donc en fait, on demeure fidèle à cent pour cent à
notre patrimoine sépharade tout en se laissant inspirer par
les enseignements et les conseils du Tsadik (juste ici Rabbi
Nahman ndr) qui nous permettent de surmonter nos difficultés.
Rabbi Nahman a enjoint avec beaucoup d’insistance,
de son vivant et même après son départ prématuré à l’âge
de 38 ans seulement, à tous ses disciples et tous les Juifs de
venir se recueillir sur sa tombe la veille de la fête du Nouvel
an, Roch Hachana.
Il a expliqué que D.ieu lui a fait ce cadeau et qu’il pouvait alors opérer les réparations (tikounim) sur la nechama,
l’âme de chacun et chacune d’entre nous. Il était formel
dans cette promesse de réparation générale et aujourd’hui
à Roch Hachana, plus de 55 000 hommes et enfants se réunissent dans ce kibboutz grandiose à Ouman en Ukraine (là
où Rabbi Nahman est enterré ndr). Ce qui constitue pratiquement le plus grand rassemblement de Juifs à l’extérieur
d’Israël. Il a promis que son feu brillera jusqu’à la venue du
Machiah, du messie, et c’est bien vrai.
Vous sentez-vous intégré au sein de la communauté sépharade de
Montréal ou en rupture avec elle ?
En parfaite symbiose et harmonie avec tous les
membres de la communauté sépharade, et ses différents
organismes communautaires : Fédération, écoles, centres
communautaires…
Que répondez-vous à celles ou ceux qui s’étonnent que des sépharades au moment de Rosh Hashana quittent leurs familles pour
se rendre au pèlerinage à Ouman sur la tombe de Rabbi Nahman
de Breslev? Est-ce que cela ne crée pas des frictions au sein des
familles « at large » (parents, grands parents, etc.) ?
Roch Hachana est le jour du jugement et il faut donc accroître autant que possible ses mérites personnels et multiplier les prières pour obtenir la clémence divine.
Or il n’est pas de meilleur plaidoyer que celui d’un
juste, et c’est pourquoi Rabbi Nahman exhorte tous ses
disciples et même tous les Juifs à venir se recueillir sur sa
tombe à cette période. Le Shoulkhan Aroukh, le code de la loi
juive recommande d’ailleurs de se recueillir sur la tombe
des saints, la veille de Rosh Hashana (voir Lois sur Rosh
Hahana alinéa 581 dans le tome de Orah Hayim du Shoulkhan
Aroukh) Plus encore, Rabbi Nahman a promis à quiconque
récite sincèrement et ardemment le Tikoun Haklali 2, près de
sa sépulture, une foule de bénédictions matérielles et spirituelles.
Si autrefois, l’idée de quitter son foyer pour célébrer le
jour de l’An à Ouman semblait quelque peu étrange, c’est
aujourd’hui une pratique communément admise, qui réunit plus de 55 000 fidèles sur la tombe du grand maître. Qui
plus est avec l’approbation et la bénédiction de toutes les
épouses juives vertueuses.
Durant toute l’année des centaines de visiteurs débarquent au quotidien à Ouman. C’est un phénomène qui
dépasse la logique, mais force est d’admettre que le peuple
d’Israël a toujours transcendé la logique humaine surtout
lorsque l’on constate les bienfaits de ces pèlerinages.
Il y a à Montréal depuis des dizaines d’années une communauté
Breslev ashkénaze et yiddishisante. Êtes-vous en contact avec
elle ?
En effet, elle existe et nous formons un pont très intéressant entre les communautés hassidiques et séfarades
et qui n’existait pas auparavant. « Am Israël EHAD », le
peuple d’Israël est un.
Existe-t-il une autre communauté Breslev et sépharade organisée comme la vôtre dans le monde ou Montréal est-il un exemple
unique ?
Il en existe plusieurs en Israël, une à Miami, à Paris et
peut-être ailleurs j’imagine.
Rabbi Nahman a déclaré : « mon feu brillera jusqu’à
la venue du Machiah (messie) » et donc heureuse est notre
génération d’avoir un guide si précieux qui a crié du fond de
l’Ukraine :
« le désespoir n’existe pas ». 1
La hitbodedout est un moment de retraite régulier voire quotidien que prend l’être humain pour dialoguer avec Dieu. Il s’agit d’une pratique antique dans le judaïsme
qui est au cœur de la pensée hassidique breslev (ndr).
2
Littéralement « la réparation générale », il s’agit d’un choix de 10 psaumes établi par Rabbin Nahman, ndr
58
Magazine LVS | Décembre 2015
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
La fracture sociale :
naissance d’un
féminisme
d’origine orientale
Nous remercions Nelly Las d’avoir actualisé pour le LVS une partie de son texte initialement paru sous le titre « Le Féminisme en Israël »
dans Femmes et Judaïsme aujourd’hui sous la direction de Sonia Sarah Lipsyc, éd. In Press, Paris, 2008 pp 311-333
La question de l’hégémonie culturelle et économique des ashkenazes originaires d’Europe sur les Juifs d’origine orientale est un sujet toujours d’actualité
en Israël. La prise de conscience s’était exprimée dès le début des années 1970
avec l’apparition du mouvement des Panthères noires1, et s’était traduite politiquement en 1977 par la montée du Likoud et le rejet des travaillistes, accusés de
ségrégation ethnique à l’égard des Juifs orientaux (mizrahim). Vers la fin des années 1980, la montée fulgurante du parti ultra-orthodoxe séfarade Shas marque
un tournant dans la politique israélienne et le développement d’une nouvelle
affirmation identitaire2.
La sectorisation ethnique de la société israélienne va se refléter dans le
mouvement féministe qui organise périodiquement des congrès de militantes
de divers courants dans le but de forger un programme d’action et de décider de
projets de solidarité féminine.
Nelly Las
Lors du 10e congrès féministe de 1994 à Guivat Haviva, un groupe de femmes
d’origine orientale (parmi elles, Henriette Dahan-Kalev, Vicky Shiran, Semadar
Lavie) expriment, avec véhémence, leur frustration et leur colère pour les
humiliations subies par leurs parents à leur arrivée en Israël dans les années
1950. Elles se tournent vers leurs camarades féministes ashkenazes stupéfaites,
qu’elles accusent de « racisme », leur reprochant de les ignorer, et de ne pas
tenir compte de l’oppression particulière dont elles sont victimes. Elles exigent
que soit reconnue l’intersection entre les identités ethniques, celles de genre et
des classes sociales. Il faut à leurs yeux que leurs luttes contre cette ségrégation
soient reconnues et inclues dans l’ensemble du projet féministe israélien.
Elles reprochent ainsi aux femmes ashkenazes de s’être rangées du côté des
« oppresseurs » (hommes ashkenazes), ainsi que l’écrivait Vicky Shiran : « Si
j’ai choisi de me joindre à la lutte des orientaux, c’est qu’ en tant qu’orientale, je considère l’élément de classe et notamment mon appartenance à la classe sociale défavorisée,
comme très importante pour moi […] »3. Les féministes ashkenazes rétorqueront
que ces revendications identitaires, empruntées au féminisme afro-américain,
n’ont rien à voir avec la réalité israélienne et que ces femmes privilégient ellesmêmes une politique de l’identité au détriment des questions sociales.
Magazine LVS | Décembre 2015 59
ÊTRE SÉPHARADE EN ISRAËL | DOSSIER SPÉCIAL
Naissance de Ah’oti (ma sœur), un groupe de
féministes d’origine orientale
Mais progressivement, la méfiance réciproque de ces
débuts va être remplacée par une plus grande compréhension et même une estime mutuelle. Après plusieurs forums
de réflexion sur la question de la place des orientaux en
Israël, sera créé officiellement en 1999, un mouvement de
femmes d’origine orientale qui prendra le nom de Ah’oti
(ma soeur)4. Il fera partie intégrale des diverses branches
du mouvement féministe israélien. Parmi ses priorités, il
prône une plus grande justice sociale pour les femmes de
couches défavorisée : femmes originaires d’Orient, femmes
éthiopiennes, femmes arabes, ou femmes migrantes de pays
africains. Leur local, «Beth Ah’oti», situé à Neve Sha’anan,
dans un quartier pauvre du sud de Tel Aviv, a pour vocation
de devenir un centre culturel et social féministe. On y organise des ventes à bas prix, des aides juridiques, des activités
d’enpowerment pour les femmes, ainsi que des expositions,
des films, des festivals de musique, de poésie et de récits, à
caractère oriental5.
Le mouvement Ah’oti qui a aujourd’hui de nombreuses
jeunes adhérentes dans les universités israéliennes, et une
visibilité dans les médias, participe à tous les débats de la
société israélienne.
Parallèlement au mouvement féministe religieux
Kolekh (qui lutte en faveur de l’évolution du statut des
femmes juives dans le judaïsme)6, Aho’ti a contribué à donner de nouvelles orientations et à diversifier les objectifs du
mouvement féministe israélien qui se préoccupait presque
exclusivement du conflit israélo-palestinien.
Ce qui caractérisait, en effet, les mouvements de
femmes pour la paix, c’était leur composition majoritairement ashkenaze. Les féministes orientales allaient donc leur
reprocher d’ignorer les problèmes sociaux d’Israël et de se
mobiliser uniquement contre l’occupation des Territoires,
qui semblait être devenu un combat élitiste et plus prestigieux.
Certaines militantes pour la paix ont finalement compris ces dernières années l’importance du rapprochement
avec les femmes orientales des quartiers défavorisés et
des villes de développement. Celles-ci avaient continué à
voter à droite par ressentiment envers la gauche qui avait
brimé leur identité. Comme le reconnaissait la féministe
Erella Shadmi7 : « Cette dissociation entre la justice sociale et
la guerre, le fait de lutter contre une seule forme d’oppression,
cet élitisme, reflète un certain racisme des groupes féministes et
gauchistes »8. Une telle affirmation de la part d’une militante « ashkenaze », témoigne de l’impact des femmes du
mouvement Ah’oti qui ont, d’une part orienté l’action féministe dans un sens plus social, mais se sont d’autre part impliquées dans un dialogue avec des Palestiniennes d’Israël
avec lesquelles elles partagent le sentiment de ségrégation
et d’injustice sociale.
En plus des actions de la maison d’ Ah’oti à Tel Aviv,
il convient de noter également celles du centre féministe
Kol Ha- Isha de Jérusalem, qui est un exemple de rapprochement entre les divers secteurs de la population : femmes
juives ashkenazes et séfarades, femmes palestiniennes,
laïques ou religieuses, de diverses tendances idéologiques.
Dans le même esprit à Haïfa, Isha l’Isha9 centralise les
activités féministes de la région nord, y compris celles de
Kayan, l’association féministe palestinienne. Les sujets
politiques susceptibles de diviser sont évités, cependant
tout en affirmant leur pluralisme, ces centres sont orientés très à gauche notamment dans la question du conflit
israélo-arabe.
Le dialogue et la coexistence judéo-arabe par le biais
de la solidarité sociale et de la culture, sous l’initiation
des mouvements de femmes, sont plus que nécessaires en
ces temps où les espoirs de paix deviennent de plus en plus
fragiles. Nelly Las
Historienne, spécialiste du judaïsme contemporain et du féminisme, elle est
attachée au Centre international de recherche sur l’antisémitisme de l’Université
hébraïque de Jérusalem.
Son dernier livre Voix juives dans le féminisme – Résonances françaises et
anglo-américaines (Honoré Champion, Paris), vient de paraître en anglais :
Jewish Voices in feminism — Transnational Perpectives: Nebraska University
Press, 2015.
1
Groupe de Juifs orientaux issus des quartiers pauvres qui se révoltèrent contre l’ordre établi (1970-73)
2
De nombreux Juifs orientaux, traditionnellement modérés dans leurs pratiques religieuses, vont se joindre au mouvement ultra-orthodoxe Shas inspiré d’un
certain extrémisme religieux de tradition plutôt ashkenaze. Shas avait fait son apparition pour contrebalancer l’hégémonie des ultra-orthodoxes ashkenazes
qui avaient refusé au Grand rabbin Ovadia Yossef (1920-2013) la possibilité de siéger au Conseil des Grands de la Thora parce qu’il ne parlait pas le yiddish.
3
Shiran, Vicky, “Feminist Identity vs Oriental Identity”, in Calling Equality Bluff (Swirsky and Safir ed.) pp. 303-31
4
Voir http://www.achoti.org.il/english.html et Shiran, Vicky, “Feminist Identity vs Oriental Identity”, in Calling Equality Bluff (Swirsky and Safir ed.) pp. 303-31 et
Dahan-Kalev Henriette, “The Oppression of Women by Other Women: Relations and Struggle Between Mizrahi and Ashkenazi Women in Israel”, Israel Social
Science Research 12 (1), 1997, pp. 31-44
5
Site de Ah’oti: www.achoti.org.il
6
Site de Kolech : http://www.kolech.org.il/
7
Erella Shadmi, professeur au Collège universitaire de Bet Berl est féministe radicale (c’est ainsi qu’elle s’affirme), d’origine ashkenaze. Cela ne l’empêche pas
d’émettre une critique sévère de “l’élitisme” de ses camarades militantes.
8
Voir Shadmi, Erella, “Gendering and Racializing Israeli Jewish Ashkenazi Whiteness” in Women’s Studies International Forum, 26(3), 2003, pp. 205-219
9
Isha l’Isha, Haifa Feminist Center, centre d’activités féministes et une des plus anciennes maisons de femmes israéliennes, localisée à Haifa.
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Magazine LVS | Décembre 2015

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