Un cousin d`Amérique... hypothétique par Laurent Delenne

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Un cousin d`Amérique... hypothétique par Laurent Delenne
Un cousin d'Amérique... hypothétique
par Laurent Delenne
Le 7 mai 1881, une note émanant du ministère de l'Intérieur et des Cultes, conçue en ces termes, est
adressée à toutes les préfectures de France :
« Un sieur Giraud (Jean Jacques), docteur en médecine, dont le lieu de naissance est inconnu, a
quitté la France, en 1797, pour aller s'établir à Baltimore (États-Unis) où il serait décédé en 1839,
laissant une succession de 3 ou 400,000 francs.
Recueillie par son fils, Augustus C. Giraud, mort également il y a 4 ans, cette succession paraîtrait
être tombée, à l'insu des héritiers de France, entre les mains d'une branche de la famille établie à
Baltimore.
Aux termes de la loi américaine, les délais en revendication des droits à cette succession
expireraient dans un délai de trois mois.
Prière à Monsieur le Préfet de faire insérer un avis, à ce sujet, dans le Journal de la Préfecture et
dans le Bulletin des actes administratifs ».
Le jour de la réception de cette note, le 11 mai, le cabinet du préfet des Deux-Sèvres l'envoie au
journal le Mémorial des Deux-Sèvres, qui en donne avis le 14 mai, tout comme le Recueil des Actes
Administratifs de la préfecture, le 28.
Dès le 24 mai, un sabotier nommé Joseph Girault (ou Giraud), demeurant à Sainte-Colombe (canton
de Mansle, en Charente), mais né à Lamairé le 7 avril 1856, qui a appris cette affaire « dans les
actes administratifs », se manifeste et se pose en héritier potentiel. Orphelin depuis l'âge de onze ans
et ayant quitté son pays à quinze, il n'a pu connaître les ascendants de sa famille. Néanmoins, il
demande au préfet des Deux-Sèvres, « ayant égard à ma position d'indigence, d'ordonner des
recherches dans les registres de l'état civil du département, pouvant justifier la naissance de Jean
Jacques Giraud, que je crois être un allié à ma famille ». Il joint sa « feuille d'impôt » pour prouver
sa « pauvreté ».
Le 4 juin, le maire de Saint-Loup indique au sous-préfet de Parthenay, qu'il connaît parfaitement
l'auteur de la pétition. « Son père et son aïeul que j'ai connus habitaient la commune de Lamairé où
ils exerçaient la profession de maréchal ». Il conclue : « Je ne doute nullement qu'il y ait rien de
commun entre le sieur Joseph Girault et feu le docteur Giraud décédé à Baltimore ». Pour le souspréfet, le 8 juin, il semble résulter des renseignements qu'il a pu recueillir, qu'il ne doit y avoir
aucune parenté entre le pétitionnaire et le docteur Giraud. En effet, on suppose ce dernier originaire
de l'arrondissement de Fontenay-le-Comte (Vendée), et « l'orthographe des noms n'est du reste pas
la même »... C'est le sens de la réponse faite le 16 juin par le préfet au sieur Girault.
Mais, entre-temps, le 14 juin, François Giraud, cultivateur au village du Luc, à Saint-Martin-de
Sanzay, également informé de l'ouverture de la succession du docteur, expose au préfet que
« maintes fois, mon père, Giraud François, avait eu un oncle, ayant étudié la médecine, et même je
crois été ordonné prêtre, avait quitté la France ou du moins le pays à cette époque, que son lieu de
naissance, comme celui de mon père et de ses ancêtres était Sainte-Verge, ancien Saint-Verger,
canton de Thouars (Deux-Sèvres), où je vais m'informer sur les registres ; si il y a lieu à en trouver
l'origine, afin de pouvoir en établir la généalogie. Puis de me porter héritier conjointement avec qui
de droit... ».
Il prie donc le préfet de lui « donner les renseignements nécessaires constatant les pièces, que je
dois produire, et lui adresser ; afin de pouvoir être admis à me porter héritier en la dite succession,
par son intermédiaire comme il est annoncé dans les journaux, afin de ne produire que le moins de
retard possible, vu que la loi américaine n'accorde plus qu'un délai de deux mois, pour la
consta[ta]tion d'héritiers et envoi en possession, ou peut-être seulement en revendication, car je ne
me le suis pas bien fait expliquer ».
Le 17 juin, le préfet enjoint donc le maire de Sainte-Verge, de compulser les plus anciens registres
de l'état civil de sa commune jusqu'en 1820. Le 27 juin, le maire indique au sous-préfet de Bressuire
que ses recherches ne lui ont pas fait découvrir d'acte de naissance aux nom et prénoms de Giraud
Jean Jacques, mais qu'il a trouvé seulement celui d'un nommé Girault Jean, né en 1756. Il joint
également copie de l'acte de naissance d'un dénommé François Girault, né en 1800. Le maire
précise : « Interrogé pour savoir s'il voulait retirer un extrait de cet acte de naissance pour
revendiquer la succession à laquelle il croit avoir droit, le sieur Giraud François a répondu qu'il
verrait plus tard »... Le préfet indique à François Giraud le 20 juillet l'existence de cet acte de
naissance de 1800, et le renvoie pour le reste aux journaux du département...
En effet, l'affaire de la succession en déshérence rebondit à Paris le 7 juillet, avec une nouvelle note
du ministère de l'Intérieur aux préfets, signalée cette fois « très urgente » - car le temps presse,
désormais... Le ministre des Affaires étrangères communique l'identité de deux frères et d'une sœur
du défunt docteur Giraud, localisés à Paris, Marseille et Saint-Maximin (Var), … et précise que « la
succession ne paraît être que de 150.000 francs environ »... « Les personnes qui pourraient justifier
de leur parenté avec le défunt, devraient être invitées, en même temps, à faire parvenir au Ministère
des Affaires Étrangères les pièces justificatives de cette parenté, ainsi qu'un pouvoir en blanc,
légalisé en dernier lieu par un agent diplomatique ou consulaire des États-Unis en France. Ces
documents seraient ultérieurement transmis à notre agent à Baltimore, et remis à un avocat chargé
de revendiquer leurs droits à la succession du sieur Giraud ». Un avis de ces informations est inséré
dans le Mémorial des Deux-Sèvres du 12 juillet, et dans le Recueil des Actes Administratifs de la
préfecture, le 22.
Probablement suite à cette relance de l'affaire, le conseiller général du canton de La Mothe-SaintHéray et maire de la commune, sollicite le préfet le 22 juillet suivant, pour un de ses voisins, Paul
Giraud, dont l'oncle prénommé Jean, né en 1777, a quitté sa famille à l'âge de 20 ans et qui depuis
lors n'a jamais donné de ses nouvelles. Il désirerait savoir le nom des père et mère du docteur. « S'il
les connaissait, il pourrait continuer ses recherches ou les abandonner, car il connaît exactement les
noms de ses ancêtres ». Mais dès le 25 juillet, le préfet lui répond qu'il n'est pas en mesure de lui
fournir des renseignements qu'il n'a pas.
Enfin, le maire de la commune de Saint-Mesmin (Vendée), écrit au préfet des Deux-Sèvres le 28
août 1881, pour son adjoint, un nommé Giraud, qui « a un de ses oncles qui a quitté le pays
autrefois à l'âge de dix-huit ans, sans qu'on ait eu de ses nouvelles depuis ». Il pense lui aussi avoir
des droits à la succession et demande tous les renseignements disponibles sur le docteur Giraud. Le
1er septembre, le préfet, lassé peut-être des demandes de prétendus héritiers, renvoie l'administré à la
préfecture de son département.
Le délai de trois mois est désormais écoulé, et le mystère autour de ce Jean Jacques Giraud peut-être
parti autrefois de la Vendée ou des Deux-Sèvres pour l'Amérique, demeure entier... Mais cet
héritage assez considérable n'a en tout cas pas laissé indifférents les homonymes du sieur Giraud de
Baltimore.
Sources : Archives départementales des Deux-Sèvres : série K, R. A. A., année 1881 ; 4 M 138 ; F
PER 26/40.

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