IAA 931 Maîtrise — Traduction I

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IAA 931 Maîtrise — Traduction I
UNIVERSITÉ DE PROVENCE
Centre d’Aix -
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Session de Juin 2004
Durée 3 heures
IAA 931 Maîtrise — Traduction
Sans dictionnaire
I — Thème
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Dès les origines, toute nouvelle traduction des textes bibliques éveille le scandale et la suspicion. Le destin même des
textes sacrés, Bible ou Coran, est d’être confrontés à l’histoire des femmes et des hommes qui les lisent, de passer par
l’épreuve de la chair et de la langue. Et souvent l’intelligence sensible des Saintes Ecritures dans l’expérience humaine a
paru entrer en contradiction avec leur autorité religieuse, leur statut de textes inspirés. Mais l’accusation d’une lecture trop
humaine est aussi vieille que les textes eux-mêmes. Elle accompagne chaque tentative de nouvelle traduction de la Bible
depuis l’Antiquité. Souvenons-nous de la correspondance vigoureuse que saint Jérôme échangea au début du Ve siècle
avec saint Augustin, l’évêque d’Hippone, qui lui reprochait son inconscience de toucher ainsi au texte sacré et de
prétendre traduire les Ecritures. Saint Augustin, dans une lettre, mettra en doute l’autorité de la traduction latine de
Jérôme. […] On sait pourtant ce qu’il advint de la traduction latine de saint Jérôme, reconnue à son tour vulgate, version
commune, de tout l’Occident chrétien, et officialisée comme telle par les catholiques lors du concile de Trente. Il faudra
attendre le milieu du XXe siècle pour que l’Eglise catholique reconnaisse la nécessité et l’utilité de traductions de la Bible
en français.
Dans le Talmud, on évoque presque dans les mêmes termes [que saint Jérôme] l’impossible dilemme de la traduction des
textes sacrés: «Celui qui traduit littéralement est un faussaire, celui qui ajoute quelque chose est un blasphémateur.» Le chemin est
alors très étroit et risque de se transformer en impasse. L’erreur est toujours la même de croire que ce que nous lisons
s’est déjà, et une fois pour toutes, fixé dans la langue. Et de croire, comme Cratyle dans le célèbre dialogue le Platon, que
la relation entre les mots et les choses est une relation d’immédiateté. [308]
Frédéric Boyer (Coordinateur d’une nouvelle traduction de la Bible) Le Nouvel Observateur 25.12.2003 – 07.01.2004
II – Commentaire de traduction
Comparez ces trois traductions des premiers paragraphes du célèbre White Fang de Jack London (1903), en tentant de dégager les
stratégies qui ont pu présider à leur élaboration.
THE WILD
The Trail of the Meat
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DARK spruce forest frowned on either side the frozen water-way. The trees had been stripped by a recent wind of their
white covering of frost, and they seemed to lean toward each other, black and ominous, in the fading light. A vast silence
reigned over the land. The land itself was a desolation, lifeless, without movement, so lone and cold that the spirit of it
was not even that of sadness. There was a hint in it of laughter, but of a laughter more terrible than any sadness—a
laughter that was mirthless as the smile of the Sphinx, a laughter cold as the frost and partaking of the grimness of
infallibility. It was the masterful and incommunicable wisdom of eternity laughing at the futility of life and the effort of
life. It was the Wild, the savage, frozen-hearted Northland Wild.
But there was life, abroad in the land and defiant. Down the frozen waterway toiled a string of wolfish dogs. Their bristly
fur was rimed with frost. Their breath froze in the air as it left their mouths, spouting forth in spumes of vapor that
settled upon the hair of their bodies and formed into crystals of frost. Leather harness was on the dogs, and leather traces
attached them to a sled which dragged along behind. The sled was without runners. It was made of stout birch-bark, and
its full surface rested on the snow. The front end of the sled was turned up, like a scroll, in order to force down and
under the bore of soft snow that surged like a wave before it. On the sled, securely lashed, was a long and narrow oblong
box. There were other things on the sled—blankets, an axe, and a coffee-pot and frying-pan; but prominent, occupying
most of the space, was the long and narrow oblong box.
In advance of the dogs, on wide snowshoes, toiled a man. At the rear of the sled toiled a second man. On the sled, in the
box, lay a third man whose toil was over,—a man whom the Wild had conquered and beaten down until he would never
move nor, struggle again. It is not the way of the Wild to like movement. Life is an offence to it, for life is movement;
and the Wild aims always to destroy movement. It freezes the water to prevent it running to the sea; it drives the sap out
of the trees till they are frozen to their mighty hearts; and most ferociously and terribly of all does the Wild harry and
crush into submission man—man, who is the most restless of life, ever in revolt against the dictum that all movement
must in the end come to the cessation of movement.
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Session de Juin 2004
Durée 3 heures
IAA 931 Maîtrise — Traduction
Sans dictionnaire
Traduction N° 1. Daniel Albert-Kouraguine, 1983
La Piste de la viande
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La sombre forêt de résineux se resserrait de chaque côté du fleuve gelé. Les arbres, qu’une récente bourrasque avait
dépouillés de leur blanche couverture de givre, semblaient se pencher les uns vers les autres, ténébreux et inquiétants
dans le jour blafard. C’était le règne du silence et de la solitude, un monde figé, si froid et si désolé qu’il se situait au-delà
même de toute tristesse. En fait, on y percevait plutôt comme l’ébauche d’un rire, un rire amer pareil à celui du Sphinx,
un rire sinistre et angoissant participant de l’inéluctable. C’était l’impérieuse et indicible sagesse de l’éternité qui
manifestait sa dérision à l’égard de la vie et de ses vaines entreprises. C’était l’immensité sauvage et glacée du Grand
Nord.
Pourtant, la vie était bien là, présente tel un défi. Des chiens-loups progressaient péniblement sur le fleuve gelé. Leur
épaisse fourrure était raidie par le givre et leur souffle formait des nuages vaporeux qui se condensaient rapidement en de
minuscules cristaux de glace. Harnachés de cuir, ils étaient attelés à un traîneau qu’ils tiraient derrière eux. C’était un
traîneau sans patins, un robuste assemblage d’écorce de bouleau qui reposait sur le sol de toute sa surface. L’avant en était
recourbé, ébauchant un rouleau, ce qui lui permettait de franchir plus aisément les vagues de neige molle qui se dressaient
devant lui en un incessant mascaret. Sur le traîneau était solidement arrimée une caisse longue et étroite. On y trouvait
également des couvertures, une hache, une cafetière, une poêle à frire et d’autres choses encore... Mais c’était la masse
oblongue de la caisse qui occupait presque toute la place.
En avant des chiens progressait un homme chaussé de larges raquettes de neige. Derrière l’attelage, un autre fermait la
marche. Et sur le traîneau, dans la caisse, il y en avait un troisième dont le Grand Nord avait fini par venir à bout et qui
ne se relèverait jamais plus pour reprendre la lutte. Car le Grand Nord est hostile à toute forme de vie, le moindre
mouvement lui fait injure: il lui faut donc l’éliminer. II gèle les eaux pour les empêcher d’atteindre la mer. Il fige la sève
des arbres jusqu’à ce qu’ils en crèvent. Mais c’est à l’homme qu’il s’en prend avec le plus d’acharnement et de férocité afin
de le réduire à sa merci. Parce que l’homme est un être infatigable, en perpétuelle révolte à la seule idée que tout
mouvement puisse être inexorablement condamné.
Traduction N° 2. Francis Kerline, 1990
LE BORÉAGE
La piste de la viande
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Une sombre forêt de sapins se hérissait de chaque côté du cours d’eau gelé. Un vent récent avait arraché aux arbres leur
blanche couverture de givre et ils semblaient se pencher les uns vers les autres, noirs et inquiétants, dans le jour déclinant.
Un vaste silence régnait sur la contrée, une contrée désolée, sans vie, sans mouvement, si solitaire et si froide qu’on n’eût
même pas pu la dire triste. Car on y sentait peser une sorte de rire plus terrible que toute tristesse – un rire aussi
implacable que le sourire du Sphinx, froid comme le gel, austère comme l’infaillibilité. C’était l’incommunicable et
magistrale sagesse de l’éternité se moquant de la futilité de la vie et de l’effort vital. C’était le «Boréage », la terre sauvage,
au cœur glacé, du Grand Nord.
Mais la vie était là, disséminée sur le pays comme un défi. Un attelage de chiens à tête de loup s’échinait sur le cours d’eau
gelé. Leur fourrure rêche était pailletée par le givre. Leur souffle, qui sortait de leur gueule en nuages vaporeux, se figeait
dans l’air avant de retomber sur leur pelage pour former des cristaux de glace. Ils étaient attachés par un harnais et des
traits de cuir à un traîneau qu’ils tiraient derrière eux. C’était un traîneau sans patins, fait d’une robuste écorce de bouleau,
qui reposait à même le sol par toute sa surface. A l’avant, il était recourbé en forme de rouleau pour pouvoir forcer la
masse de neige molle qui déferlait comme une vague sur son passage. Une longue caisse étroite était solidement arrimée
dessus. Il y avait d’autres choses aussi – des couvertures, une hache, une cafetière, une poêle à frire – mais c’était cette
caisse oblongue proéminente qui occupait l’essentiel de la place.
Devant les chiens, un homme cheminait sur de larges raquettes; un second marchait derrière, tandis qu’un troisième
voyageait sur le traîneau, dans la caisse – celui-là avait fini de trimer, vaincu par le Boréage, qui l’avait harassé jusqu’à le
rendre incapable de se mouvoir pour lutter. C’est que le Boréage n’aime pas le mouvement. La vie lui est une offense, car
la vie est mouvement. Il gèle les eaux pour les empêcher de s’écouler vers la mer; il prive les arbres de sève pour leur
glacer le cœur; et, avec une férocité plus terrible encore, il s’acharne sur l’homme pour le réduire à sa merci – l’homme,
c’est-à-dire la vie dans ce qu’elle a de plus tenace, à jamais révolté contre la loi condamnant tout mouvement à une fin
irrémédiable.
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Durée 3 heures
IAA 931 Maîtrise — Traduction
Sans dictionnaire
Traduction N° 3. Philippe Sabathe, 1999
La Piste de la nourriture
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Une haute forêt de sapins, sombre et oppressante, disputait son lit au fleuve gelé. Dépouillés de leur linceul de neige par
une récente tempête, les arbres se pressaient les uns contre les autres, noirs et menaçants dans la lumière blafarde du
crépuscule. Le silence était total. Le paysage morne, infiniment désolé, qui s’étendait jusqu’à l’horizon était au-delà de la
tristesse humaine. Mais du fond de son effrayante solitude montait un grand rire silencieux, plus terrifiant que le
désespoir – le rire tragique du Sphinx, le rictus glacial de l’hiver, la joie mauvaise, féroce d’une puissance sans limites. Là,
l’éternité, dans son immense et insaisissable sagesse, se moquait de la vie et de ses vains efforts. Là s’étendait le Wild1, le
Wild sauvage, gelé jusqu’aux entrailles, des terres du Grand Nord.
Or, la vie défait le Wild. Sur le fleuve immobile, des chiens-loups tiraient un traîneau. Une croûte de neige glacée
alourdissait leur épaisse fourrure. À peine sorti de leur gueule, leur souffle se condensait, formant une buée opaque qui
gelait aussitôt et retombait en cristaux sur leur pelage. Leur dos portait un harnais de cuir, des longes les reliaient au
traîneau, qui cahotait loin derrière eux. Dépourvu de patins, formé d’un solide assemblage d’écorces de bouleau, il glissait
à plat sur le sol, sa proue recourbée écrasant l’une après l’autre, sans s’y enfoncer, les crêtes friables que la neige dressait
devant lui. Il portait une longue caisse étroite, amarrée avec soin, qui occupait presque toute la place disponible. D’autres
objets étaient entassés à côté d’elle, des couvertures, une hache, une cafetière, une poêle, mais ils n’attiraient guère
l’attention, comme s’ils n’avaient été que des accessoires de la caisse oblongue.
Devant les chiens, monté sur de larges raquettes, un homme se battait. Un second homme se battait derrière le traîneau.
Dans la caisse de bois en reposait un troisième qui avait fini de se battre – un homme que le Wild avait vaincu, qu’il avait
harcelé jusqu’à ce que son corps ait cessé pour toujours de se mouvoir. Car le Wild exècre le mouvement. Il abomine la
vie, qui est la source de tout mouvement, et malmène sans pitié tout ce qui tente de s’opposer à sa loi. Il arrête l’eau qui
court vers la mer. Il fige la sève des arbres pour que le froid puisse se glisser dans leur cœur. Et son acharnement, sa
férocité ne connaissent plus de limites lorsqu’il doit relever le défi que lui lance l’homme – la plus turbulente des
créatures, la plus irrespectueuse aussi, la seule qui refuse d’admettre, dans le secret de son âme, que le mouvement qui
naît d’elle doit aussi mourir un jour.
1 L’adjectif wild a le sens de sauvage. Substantivé, on le trouve d’abord au puriel: The Wilds, ce sont «les terres sauvages». Au
singulier, The Wild, il double le substantif The Wilderness (littéralement «la sauvagerie»), et s’applique aux terres du Grand
Nord américain ou canadien, qui s’étendent au-dessus du 55e degré de latitude, entre le sommet du Labrador et la Baie de
Hudson à l’est, et le détroit de Béring qui termine à l’ouest l’Alaska et le sépare de l’extrême-Nord soviétique. Le Wild est
sauvage, mais il n’est pas désertique. Couvert de neige en hiver, il connaît un été chaud et luxuriant, et nourrit de très
nombreux animaux à fourrure. (NduT)